BERTRAND CHICHOLET

ou

MANOSQUE en MCCCLVII (1357)

 

PAR CAMILLE ARNAUD


Mon cher Neveu,

J'ai conçu le projet de cet ouvrage pendant les divers séjours que j'ai faits chez vous ; il était donc juste que vous en eussiez la dédicace, à laquelle vous donnaient droit et notre parenté et votre qualité de Manosquin. J'espère qu'elle vous sera agréable. J'espère que vous, ainsi que tous mes amis de Manosque, lirez avec quelque intérêt les aventures d'un de vos concitoyens, qui a réellement vécu, et qui n'a pas pris naissance dans le pays des chimères, c'est-à-dire dans le cerveau d'un romancier.

Je mets sous votre protection, et sous celle de tous les habi­tants de votre beau pays, cet ouvrage dont la forme peut paraître légère, mais dont le fond est réellement sérieux. Il a la préten­tion, bien innocente, d'avoir remis au jour et, pour ainsi dire, ressuscité des usages dont il ne reste plus de traces aujourd'hui, si ce n'est dans quelques vieilles paperasses que presque personne ne lit. C'est vous dire que, si l'imagination y joue un mince rôle, il n'en a pas été de même de l'exécution qui était hérissée de difficultés. Enfin, j'en suis venu à bout. Aurai-je été assez heu­reux pour réussir dans mon entreprise? Serai-je parvenu à faire lire avec intérêt, sinon avec plaisir, les aventures de mon héros ? Je l'ignore car nul auteur ne peut juger sainement ses œuvres : toujours l'amour-propre en dissimule les imperfections et en magnifie les mérites.

Peut-être trouverez-vous - et j'imagine que vous ne serez pas seul à penser ainsi - que, au lieu de prendre mon héros dans la plus basse classe de la société, j'aurais dû le choisir parmi l'élite de la nation provençale. Cela m'eût été très facile. Il ne me manquait pas de vieilles et illustres familles dont les noms au­raient pu marcher de pair avec ceux des plus nobles gentilshommes de notre temps. En agissant ainsi, mon ouvrage aurait très certainement gagné en intérêt, car les actes d'un de Baux, d'un Sabran, d'un Pontevès ou d'un Barras — sans parler d'une foule d'autres - auraient intéressé le lecteur bien plus que les faits et gestes de Bertrand Chicholet. Mais, si j'avais obéi à cette idée, qui s'est plus d'une fois présentée à mon esprit, j'aurais été obligé d'altérer la vérité historique, car, à moins de mensonge, il m'eût été impossible de transporter mon action à Manosque. D'ailleurs, dois-je le dire? Il me semble qu'on a suffisamment usé et abusé de la noblesse dans les œuvres d'ima­gination. Je respecte beaucoup cette institution qui a joué et qui jouera toujours un rôle très considérable dans la société, mais elle ne doit pas avoir le monopole des héros de roman. Pour ma part, je suis fatigué des comte Jules et des comte Octave que je vois figurer partout, lesquels , soit dit en passant, sont mis en œuvre par des gens qui, de leur vie, n'ont causé avec un véritable comte.

J'ai donc fait mon principal personnage d'un homme du peu­ple, parce que lui seul convenait à mon sujet, et parce que, sous son nom, je pouvais décrire des usages, des mœurs, des institutions qui n'existent plus et que, par cette raison, on me saura peut-être gré d'avoir rappelés à la vie. J'espère que vous, ainsi que tous vos concitoyens, serez de mon avis et que, par votre approbation, vous soutiendrez une œuvre particulièrement difficile et délicate pour moi, à raison de ma position et de mes antécédents. Je m'explique.

Vous savez, mon cher neveu, et personne dans notre pays n'ignore, que, depuis des siècles, — je dirais presque depuis le commencement du monde — il existe, entre Manosque et Forcalquier, une rivalité semblable à celle qui séparait jadis la France et l'Angleterre. Il est vrai que, entre ces deux villes, il n'y eut jamais de journées de Crécy, de Poitiers ou de Waterloo; mais, bien que le sang n'eût pas coulé, leur animosité réciproque n'en était pas moins invétérée, profonde et flagrante. Aujourd'hui, grâces à Dieu, ces sentiments d'hostilité commencent à s'effacer. Cependant, ce n'était pas une petite entreprise, pour un habitant de Forcalquier, d'écrire un ouvrage dont Manosque fût le sujet. Il y a cinquante ans qu'on aurait lapidé le téméraire qui aurait osé la concevoir et l'exécuter. Aujourd'hui même je ne suis pas très sûr que quelque vieil encroûté ne vienne casser mes vitres à coups de pierre.

Voilà, mon cher neveu, le danger que j'ai bravé pour vous plaire, pour plaire à votre pays, et dans le but éminemment louable, à mon avis, d'amener une réconciliation entré Manos­que et Forcalquier. C'est dans cet espoir surtout que je désire ardemment voir réussir mon œuvre. Je me flatte que, si elle obtient les suffrages du public, vos concitoyens en sauront gré à l'auteur, qu'en considération de l'ouvrage, ils consentiront à oublier leurs vieilles rancunes, et qu'ils tendront une main fraternelle aux habitants de Forcalquier. J'ai fait tout ce qu'il était humainement possible de faire pour arriver à cet heureux résultat. J'ai fouillé dans les archives, j'ai compulsé d'antiques parchemins, j'en ai extrait le suc qui se trouve condensé dans la volume que je vous dédie : puissiez-vous le trouver doux ! Que pouvais-je faire de plus? Je me trompe : il me reste encore quelque chose à faire pour couronner mon œuvre : le voici. Vous avez à Manosque une foule de demoiselles jeunes, jolies et riches. Eh bien ! J'offre d'en épouser une afin de sceller définiti­vement la paix i Neveu ! Amis ! Soyez-moi propices !

Camille ARNAUD.

 

BERTRAND CHICHOLET

CHAPITRE PREMIER

Il y avait environ treize ou quatorze ans que le roi Robert, d'heureuse et sage mémoire, était mort, lais­sant sa couronne et ses états à Jeanne , l'aînée de ses petites-filles, issue du mariage de Charles, duc de Calabre, avec Marie de Valois, sa cousine germaine.

Mais il ne lui transmit pas en entier le royaume de ses ancêtres. Déjà et depuis longtemps, la Sicile s'était soustraite aux princes de la maison d'Anjou, pour se donner aux rois d'Aragon. Cette révolte, qui commença par les fameuses Vêpres siciliennes , aboutit à l'expul­sion définitive des Provençaux du sol de l'antique Trinacrie. Ainsi, de son vivant, Charles I vit se démembrer le royaume qu'il avait fondé dans le sang et cimenté par le crime. L'orgueilleux souverain apprit qu'un empire basé sur la violence est rarement de longue durée.

Cependant, Charles II et Robert, ses descendants, avaient régné d'une manière, sinon paisible, au moins incontestée sur le royaume de Naples. Aidés par la France, soutenus parle Pape dont ils étaient les vassaux, ils s'étaient jusqu'alors maintenus, non sans peine, il est vrai, dans la possession de cette importante partie de leurs domaines.

L'expédition de Naples, entreprise par Charles I, considérée sous le point de vue des intérêts proven­çaux, fut une entreprise funeste, au plus haut point, pour notre pays, et s'il est vrai qu'on la dut à l'ambition désordonnée de Béatrix, dernière comtesse de la maison d'Aragon et femme de Charles I er , nos ancêtres n'eu­rent pas de remercîments à lui faire. A partir de la conquête, le séjour de la Provence, dont leurs prédéces­seurs avaient été satisfaits, ne suffit plus à nos comtes ; ils désertèrent notre pays pour un climat plus favorisé du ciel, transportèrent leur cour à Naples, et ne séjournèrent que fort rarement à Aix, leur ancienne capitale.

L'absence de nos souverains nuisait à la Provence sous plus d'un rapport. Elle froissait l'amour-propre du peu­ple en même temps qu'elle lésait ses intérêts. En effet, ce n'était pas sans peine que les Provençaux avaient vu Charles I er et ses successeurs établir leur résidence en pays étranger ; d'un autre côté, leurs intérêts maté­riels souffraient de ce changement. Non seulement le pays ne participait plus aux bénéfices que la présence du souverain entraîne toujours après elle, mais le meilleur et le plus net de ses ressources était dépensé au loin, les produits des terres domaniales, les revenus fiscaux, les impôts établis sous diverses formes, détournés de leur véritable destination, appauvrissaient doublement le pays puisqu'ils en sortaient sans retour.

Sous un autre rapport, l'absence du souverain n'était pas moins nuisible aux sujets. On était alors en pleine féodalité, c'est-à-dire, au moment où ce régime, de création relativement récente, s'était définitivement organisé. Produit de la violence et de l'usurpation, résul­tat inévitable de l'affaiblissement du pouvoir royal, il avait transporté sur les propriétaires de fiefs des droits et des prérogatives qui ne doivent appartenir qu'à l'auto­rité royale. Le baron qui possédait la juridiction haute, mixte et basse, qui administrait son domaine, qui nom­mait les officiers de justice de son fief, et dont les vas­saux ne possédaient pas même de libertés municipales, ce baron, disons-nous, presque indépendant de l'auto­rité du comte, régnait en maître alors que le suzerain était absent. Si aujourd'hui il faut une main puissante pour gouverner la démocratie, celui qui tenait le sceptre dans ces temps reculés devait être vigoureusement orga­nisé. Nous n'oserions pas dire qu'elle est la plus rude de ces deux tâches.

Malheureusement pour les Provençaux, les princes de la maison d'Anjou étaient loin de posséder la force de caractère, la vigueur d'organisation nécessaire au gou­vernement de la société turbulente qu'ils avaient mission de diriger. Au premier abord, cette mission paraît facile. En réalité, sauf pour les villes relevant directement du comte, ils n'avaient guère de relations qu'avec les pro­priétaires de fiefs, car, en ce temps, les vassaux ne comptaient pas. Eh bien! C'est précisément à cette cir­constance, favorable en apparence, qu'était due la dif­ficulté de leur position. Ils avaient affaire seulement à quelques personnages, mais ces personnages étaient no­bles, riches et puissants. Unis par l'esprit de corps, ayant tous le même intérêt, et possédant le grand avan­tage d'être en petit nombre, ils opposaient à leur souverain une phalange compacte, difficile à entamer. Peu maniables de près, ils devenaient ingouvernables de loin. En cet état, le joug de la féodalité se resserrait de plus en plus et les abus en étaient intolérables.

Telles furent pour la Provence les conséquences les plus directes de la conquête du royaume de Naples faite par Charles I er . Affaiblissement dans le pays de l'autorité du comte ; redoublement de rigueur du régime féodal et amoindrissement de la fortune publique par un emploi peu judicieux des ressources de la nation ; il s'ensuivit la dilapidation du domaine public, que des donations malhabiles et impolitiques diminuaient constamment, les ventes scandaleuses des offices, les concussions commises par les officiers que nul frein ne retenait. Si à toutes ces causes de ruine et de misère on ajoute les dépenses occasionnées par la guerre incessante que les princes de la maison d'Aragon firent à ceux de la maison d'Anjou pour la possession du royaume de Naples, guerre qui ne finit que plus tard et qui eut pour ceux-ci un résultat désastreux, on sera en droit de qualifier de funeste la pensée ambitieuse qui suggéra à Charles-1 er l'idée de cette expédition lointaine. Peuple et souverain y perdirent repos et fortune.

Il est difficile, en effet, à moins d'avoir pénétré dans les mystères des temps passés, de se faire une idée, même approximative, de la condition de la Provence à cette époque. Qu'on se représente une population clairsemée, décimée fréquemment par la guerre, la famine et la peste. Presque pas de commerce, car les rares transac­tions que l'on faisait méritaient à peine ce nom ; encore étaient-elles entravées par des obstacles de toutes sortes. Droits, privilèges, péages, s'opposaient à la libre circu­lation des marchandises : il fallait que le négociant qui les faisait transporter à dos de mulet, payât un impôt à tel endroit, passât par tel lieu plutôt que par un autre. On le pressurait de toutes parts, de telle sorte que, abs­traction faite des accidents imprévus sur lesquels il de­vait pourtant compter, le prix de ses marchandises avait à peu près doublé de valeur lorsqu'elles arrivaient à des­tination.

L'agriculture était dans l'enfance. Privée de bras, manquant d'instruments de culture et n'employant que des procédés imparfaits, elle suffisait à grand'peine à nourrir la population. On jugera de sa détresse en appre­nant qu'une faux, cet instrument si utile au cultivateur, coûtait de vingt à trente sous provençaux , somme très considérable et dont nous ne pouvons indiquer la valeur que par comparaison. On saura, en effet, que, pendant le règne de Jeanne, un bœuf ordinaire coûtait de soixante à soixante et dix sous. Le plus bel animal de l'espèce ne devait pas dépasser cent sous provençaux.

La situation morale n'était pas meilleure, car il n'y avait plus guère de notions de justice et de droit, et les mœurs y étaient devenues d'une férocité prodigieuse. Cependant, malgré tous les maux que la conquête de Naples attira sur la Provence, bien que le plus pur de son sang fût inutilement versé sur un sol étranger bien que le meilleur de sa fortune émigrât pour ne plus revenir, elle n'en accueillit pas moins avec joie et amour l'avènement de Jeanne. Il est étonnant combien cette princesse, criminelle si l'on veut, mais étrangement calomniée, s'était attiré l'amour de ses sujets. Il faut, pour cela, consulter les monuments de l'époque. On y verra que, même après la mort d'André de Hongrie, son premier mari, si lâchement et si cruellement assassiné, elle régnait sans partage sur le cœur des Provençaux. On y rencontre, chose banale, les assurances de respect, de fidélité et de dévouement qui ne font jamais défaut aux souverains mais, ce qui est plus rare, on y trouve des protestations sincères indiquant une affection presque filiale.

C'est que, il faut bien le dire, malgré ses défauts, malgré son crime, qu'elle expia cruellement, la reine Jeanne avait su conquérir l'amour de ses sujets, qui s'in­quiétaient fort peu des intrigues du palais. Bonne jus­qu'à la faiblesse, populaire à cause de ce défaut, elle fut véritablement et sincèrement aimée par le peuple, qui ne l'a pas encore oubliée. Singulier phénomène ! Il ignore son crime et ne se souvient que de ses vertus ! Chez lui, sa mémoire est pure de toute tache.

Il est un rapprochement qu'on ne peut s'empêcher de faire en lisant l'histoire de cette princesse si malheureuse. Involontairement on la compare à Marie Stuart, autre reine dont le nom est plus connu, mais dont l'origine fut moins illustre. Dieu les affligea toutes les deux d'une couronne ; fardeau pesant pour de pauvres femmes qui n'avaient au cœur qu'une passion, et qui eussent été bien plus heureuses si elles avaient été reines seulement par droit de beauté ! Comme à la Magdeleine, il leur au­rait été beaucoup pardonné.

Toutes les deux furent criminelles, c'est vrai ; mais Jeanne ne fut-elle pas excusable, elle à qui les exigences de la politique donnèrent pour mari un déplaisant per­sonnage, apportant à la cour la plus polie de l'Europe la rudesse des Huns dont il descendait par sa mère ? Mariée dès l'âge de sept ou huit ans (1333) avec son cousin germain, André, second fils du roi de Hongrie, elle vécut pendant treize ans avec lui, sans pouvoir réformer ce caractère farouche et sensible seulement aux plaisirs de la table. Poussée à bout et excitée par de malfaisantes influences, elle le fit tuer presque sous ses yeux ; mais elle eut soin de lui faire donner un genre de mort presque royal. L'im­portun André fut étranglé avec un cordon de soie tressé, disait-on, par les belles mains de la reine. C'était un luxe inutile. Une corde de chanvre suffisait pour l'homme qui faisait de la royauté un moyen de satisfaire sa goin­frerie.

A la distance où nous sommes de l'événement, il est impossible de savoir quel effet il produisit sur la classe élevée en Provence, c'est-à-dire sur la noblesse. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que le peuple y demeura indifférent. La mort d'André n'altéra en rien les senti­ments qu'il portait à la reine. Son amour pour elle dura tant qu'elle vécut, et son souvenir subsiste encore. D'ail­leurs, s'il avait eu quelques scrupules, ils auraient été levés par la sentence d'absolution que le pape Clément VI rendit peu après. En effet, dans le courant de l'année 1348, Jeanne, s'étant rendue à Avignon, devant le pape, en présence des cardinaux et des ambassadeurs du roi de Hongrie, plaida si bien sa cause, s'exprima en si bons termes, et montra une si grande douleur de la mort d'André, que Sa Sainteté la déclara innocente du crime qu'on lui imputait. Le chef de la chrétienté ayant parlé, le vulgaire n'avait qu'à s'incliner, croire et se taire.

Il fallait que l'amour des Provençaux pour la reine Jeanne fût bien robuste pour résister à l'impression dé­favorable que dut causer l'un des actes les plus impoliti­ques de son règne ; car le pire de tout c'est d'être mala­droit. Nous voulons parler de la vente de la ville d'Avignon qu'elle fit au pape Clément VI.

En ce moment, la reine était à bout de ressources pé­cuniaires. L'assassinat de son mari .l'avait jetée dans des embarras inextricables ; car il peut s'estimer trois fois heureux celui qui n'est pas puni en ce monde de la violation des lois divines ou humaines. Louis, roi de Hon­grie, frère d'André, fut naturellement chagrin et cour­roucé de la mort de son frère. Ayant levé une puissante armée, il envahit le royaume de Naples et en expulsa Jeanne. Celle-ci, suivie de Louis de Tarente, son second mari, qu'elle avait épousé peu de temps après la mort d'André, se réfugia en Provence, où elle pouvait braver la colère de son beau-frère. Mais la perte de ce superbe joyau de sa couronne lui tenait à cœur. Elle s'occupa des moyens de le recouvrer.

Son premier soin, après s'être justifiée auprès du pape, fut de se procurer de l'argent. Mais les ressources ordi­naires étant sinon épuisées, au moins grandement dimi­nuées, elle dut recourir aux expédients. Ce fut alors qu'elle imagina de vendre Avignon au pape. Clément VI, qui occupait alors la chaire pontificale, n'eut garde de laisser échapper une si belle occasion, et, le 19 juin 1348, la capitale du Comtat Venaissin fut à jamais distraite du domaine des comtes de Provence. Cette aliénation eut lieu moyennant le prix de 80,000 florins d'or de Florence, somme que Bouche estime à 48,000 livres de France, mais qui valait bien davantage.

Sur ces entrefaites, le roi de Hongrie, maître du royaume de Naples, sévissait avec la plus grande rigueur contre les auteurs réels ou présumés de la mort de son frère. Plusieurs périrent par la main du bourreau ; d'au­tres furent saisis et conduits en Hongrie où ils subirent une longue captivité. Charles de Duras, proche parent du roi, qui passait pour l'un des auteurs principaux de l'assassinat d'André, étant venu le trouver à Averse, accompagné de Louis et de Robert, ses frères, dans l'in­tention de se justifier, fut conduit dans l'appartement où André avait été assassiné, et là, le roi, après lui avoir vivement reproché son crime, le fit égorger sous ses yeux par un Hongrois de sa suite. Son corps fut ensuite jeté par la même fenêtre d'où l'on avait précipité le cadavre d'André. Quant à Louis et à Robert de Duras, ils en furent quittes pour un emprisonnement de quatre ans dans une forte­resse de Hongrie.

Après ces sanglantes exécutions, le roi de Hongrie retourna dans son pays, laissant le gouvernement du royaume de Naples à un de ses lieutenants du nom de Conrad Loup. Ce gouverneur, qui était loup de nom et de fait, dit Bouche, traita si mal les Napolitains, qu'il leur fit regretter vivement l'administration débonnaire de la reine Jeanne et leur donna sujet de la rappeler. C'est à cette occasion que celle-ci vendit Avignon au pape. Elle passa ensuite à Naples, suivie de Louis de Tarente, son mari. Elle y guerroya pendant deux ans contre le roi de Hongrie, avec diverses vicissitudes, et finit par faire la paix avec lui par l'entremise de Clément VI. Ce traité eut lieu dans le courant de l'année 1350. Dès ce moment, Jeanne rentra en possession de ses domaines, et le mal­heureux, mais peu intéressant André, fut oublié.

Tel était l'état de la Provence vers le milieu du XIV e siècle. Pouvoir défaillant, finances ruinées, misère générale, population clairsemée, que l'affreuse peste noire vint décimer encore ; ces quelques mots disent tout. Elle était loin d'être heureuse ; mais la France était plus misérable encore, et, par malheur pour nous, une partie des maux qu'elle endurait devait se déverser sur notre pays. Il était impossible, en effet, que le midi ne res­sentît pas le contre-coup des événements qui se passaient dans le nord.

Peu après la pacification entre Jeanne et Louis de Hon­grie, c'est-à-dire dès le commencement de l'année 1351, les hostilités recommencèrent entre la France et l'Angle­terre; car, pour ces deux nations, la paix ne fut jamais qu'une trêve. Il semble que les Anglais aient voulu nous faire expier le crime de les avoir une fois conquis. Ces hostilités, qui ne finirent qu'à la paix de Brétigny, ou­vrirent pour la France une ère de désastres tels qu'ils ne furent surpassés que par les malheurs du règne de Charles VI. Le roi Jean, de chevaleresque mais d'im­prudente mémoire, se fit battre près de Poitiers parle fameux prince Noir. Fait prisonnier le 2 septembre 1356, il fut conduit en Angleterre où il subit une captivité de plusieurs années.

Quoiqu'il n'y eût pas de solidarité entre les deux pays, la défaite de Poitiers fut aussi funeste à la Provence. L'An­glais n'y mit jamais le pied, il est vrai ; mais son triomphe y amena des gens qui ne valaient guère mieux que lui.

Le résultat le plus direct et le plus immédiat de cette désastreuse journée fut la dispersion complète de l'armée française. Les divers éléments qui la formaient, violem­ment désunis, retournèrent à leur premier état. Ceux que le service féodal avait arrachés à leurs demeures y revinrent à la hâte, attendant un temps plus pros­père, et persuadés que l'astre de la France n'était pas complètement éteint. Mais les mercenaires, les hommes pour lesquels la guerre était un métier et une nécessité, privés d'une paie régulière et incapables de subsister autrement, se liguèrent pour vivre aux dépens du pays, ne respectant personne et pillant indistinctement amis et ennemis. A ceux-là se joignirent tous ceux que la guerre avait irrévocablement ruinés et qui, n'ayant ni feu ni lieu, étaient obligés de subsister aux dépens d'autrui. La Jacquerie qui éclata en 1358 vint encore les renforcer.

Ce fut ainsi que se formèrent ces bandes pillardes con­nues sous le nom de grandes compagnies, de Malan­drins, des Tard-Venus qui, pendant plusieurs années, ravagèrent le midi de la France, pillant le peuple, ran­çonnant le pape, et répandant partout la terreur, jusqu'à ce que les uns eussent été conduits en Italie par le mar­quis de Montferrat, et les autres en Espagne par l'illus­tre Duguesclin. !

Les Grandes Compagnies n'épargnèrent pas la Provence. Elles y arrivèrent dès l'année 1357, et il paraît, d'après les récits de nos historiens, que, pendant les an nées suivantes, elles la parcoururent presque tout entière. Ainsi, Marseille avait eu peine à s'en défendre; Draguignan et plusieurs autres villes furent pillées et mises à contribution ; et une de leurs bandes, comman­dée par un capitaine nommé Durand Arnaud, prit Cucurron par ruse, échoua devant Ansouis, et ravagea tout le territoire de Manosque. Plus tard, Forcalquier, ainsi que le restant de sa viguerie, eurent leur tour. Cependant la dévastation s'arrêta à la rive droite de la Durance. Les habitants de la rive opposée furent assez heureux pour y échapper.

L'entrée des grandes compagnies en Provence avait été spontanée de leur part : l'attrait du pillage suffisait pour les y attirer. Mais elles y trouvèrent d'utiles auxi­liaires dans la puissante famille de Baux qui avait des in­jures cruelles à venger contre Louis de Tarente, roi de Naples, mari de Jeanne. Voici à quelle occasion.

En 1356, Raynaud de Baux, comte d'Avelin, grand amiral de Sicile, conçut le projet de faire épouser à l'un de ses fils la princesse Marie, sœur de Jeanne, laquelle se maria ensuite avec Philippe, prince de Tarente, em­pereur titulaire de Constantinople, et frère de Louis, roi de Naples et de Sicile.

Quelque puissante que fût la maison de Baux, le comte d'Avelin avait peu d'espoir de faire agréer sa demande qui, peut-être, avait été déjà repoussée. Les moyens or­dinaires lui faisant défaut, il résolut d'y suppléer parla ruse et par la violence.

Revenant de Provence avec dix galères, il s'arrêta à Naples pour voir la reine, et apprenant que la princesse Marie était seule au château, il s'y rendit escorté de ses deux fils et bien accompagné. Il fut introduit sans diffi­culté auprès de la princesse dont il était le compère, et là, dit l'historien, sans employer beaucoup de persuasion, il la contraignit à épouser son fils Robert ; c'est-à-dire, qu'au moyen de la force et à l'aide d'un rapt, le mariage prétendu fut instantanément consommé.

Cet acte brutal irrita au plus haut point la reine Jeanne et son mari qui habitaient pour lors Gaète. Le roi Louis en partit sur le champ, se rendit à Naples, ordonna l'ar­restation du comte d'Avelin et le fit tuer, sans forme de procès. Robert de Baux et son frère furent jetés en pri­son. Quelque temps après, Robert, toujours détenu au château de Naples, fut tué par les ordres de la princesse Marie qui fit jeter son corps à la mer. La princesse as­sista à l'exécution qu'elle ordonna après avoir fait de vifs reproches à son ravisseur.

Assurément, la punition de Raynaud de Baux était juste, elle ne péchait que par la violation des formes. Cependant elle tourna contre la reine, puisque la colère de la famille de Baux facilita l'invasion de la Provence par les grandes compagnies.

En ce temps-là elles étaient commandées par Arnaud de Servole, dit l'archiprêtre, seigneur de Castelnau, gen­tilhomme gascon, qui campait devant Avignon, s'occupant à mettre à contribution le pape Innocent VI. Ray­mond de Baux, comte d'Avelin, et Amiel de Baux se joignirent à lui et l'aidèrent à ravager la Provence. Ils vengeaient sur les sujets de Jeanne, qui n'en pouvaient mais, la mort de Raynaud de Baux.

Il est difficile de savoir combien d'incursions les gran­des compagnies firent en Provence. Il paraît toutefois certain qu'elles y revinrent à diverses reprises. Ainsi, en 1357, l'archiprêtre se retira d'Avignon, après avoir arra­ché au pape la somme de 40,000 écus, soit 522,400 li­vres, plus l'absolution de tous les péchés commis par lui et ses adhérents, ce qui devait faire un chiffre assez rond. Mais il y revint l'année suivante. Cette fois, il fut reçu ainsi qu'il convenait de recevoir un pareil person­nage, c'est-à-dire très mal. Au lieu de lui donner de l'argent, on lui opposa une armée, levée probablement par les soins de Fouque d'Agout, alors sénéchal de Provence. La formation d'une armée destinée à combattre les brigands conduis par l'archiprêtre était chose naturelle; mais ce qu'il y a d'extraordinaire dans le fait, c'est le choix qu'on fit pour la commander. Le général de l'armée provençale chargée de repousser une troupe de bandits aguerris et conduite par un homme qui avait fait ses preuves dans l'art de la guerre, ce général, disons-nous, fut Jean Siméonis, jurisconsulte de Saint-Paul, surnommé de Vence. L'événement justifia ce choix bi­zarre. Nous constatons ici avec orgueil, en l'honneur de la robe, que le belliqueux docteur battit son redoutable adversaire, le contraignit à se retirer, et reprit toutes les places dont il s'était emparé. On le récompensa en le nommant président de la Chambre rigoureuse d'Aix, c'est-à-dire de la Cour des comptes. Mais les exploits de l'avocat Jean Siméonis ne suffirent pas pour écarter définitivement les bandes de l'archiprê­tre. Elles reparurent bientôt et recommencèrent leurs dé­prédations, malgré l'assistance que Jean, comte d'Arma­gnac, prêta aux Provençaux. Moyennant 35,000 florins, équivalant à 338,100 livres, ce capitaine avait promis d'en délivrer la Provence. Ses services, si chèrement achetés, n'eurent pas le résultat qu'on en attendait, puis­que les grandes compagnies ne disparurent que plusieurs années après. C'est pendant cette période si féconde en batailles, en désordres et en calamités de toute nature, qu'eurent lieu les événements que nous nous proposons de raconter. L'invasion de la Provence par les grandes compagnies apportâmes changements nombreux et importants clans les localités qu'elles prirent ou ravagèrent. Les populations, surprises et effrayées, abandonnant les lieux ouverts, se réfugièrent dans les villes murées, laissant leurs demeu­res à la discrétion de l'ennemi. Elles ne les retrouvèrent plus à leur retour. La dévastation et le feu avaient fait leur office. C'est en partie aux grandes compagnies qu'on doit la disparition d'une foule de hameaux ou villages indiqués dans les anciens actes. Aujourd'hui, on ne trouve plus ces hameaux ; les ruines même ont disparu, et leur nom seul existe encore. Cependant, avec un peu d'attention, on retrouve les traces de cette invasion dans certains pays ; mais nulle part elles ne sont plus évidentes qu'à Manosque. Les ruines faites par la bande de Durand Arnaud, l'un des lieutenants de l'archiprêtre, ont été effacées du sol, et pourtant on pourrait presque dire que l'incendie qu'il alluma fume encore.

CHAPITRE II

Par une belle journée du mois d'octobre 1357, à cinq heures du soir environ, deux individus, venant de dif­férentes directions, s'approchaient du pont jeté sur le ruisseau de Drouilhe, qui limite au couchant le plateau sur lequel est bâtie la ville de Manosque. C'est sur ce pont que passaient nécessairement les voyageurs allant de Ma­nosque à Pierrevert ou à Sainte-Tulle. Les eaux du ruis­seau, ravivées alors par les pluies d'automne, coulaient limpides et fraîches sur un fin gravier, ajoutant un nouvel agrément au paysage qui se déroulait aux yeux du spectateur.

La vallée que le ruisseau de Drouilhe traverse est une des plus belles parties du magnifique terroir de Manosque. Le Mont-d'Or, avec sa forêt d'oliviers, est grandiose, mais sec. La plaine qui s'étend du Tor à la Durance est fertile, bien plantée, bien cultivée, mais elle a un aspect uniforme que nul accident de terrain ne vient relever. Quant à cette lisière qui part du Tor et aboutit aux col­lines limitant vers le couchant et vers le nord le bassin de Manosque, elle a l'avantage d'un point de vue plus vaste, bien qu'elle soit loin d'avoir la fertilité de la plaine ou la grâce d'une vallée.

Le paysage dont nous nous efforçons de donner une idée au lecteur, a un tout autre aspect. Qu'on se repré­sente une profonde vallée arrosée par un ruisseau dont les bords sont ombragés de peupliers, de chênes, d'ormeaux, parmi lesquels croissent des touffes d'églantiers, des ronces aux fruits écarlates, et des chèvre-feuilles, aux fleurs alors flétries. De chaque côté sont des prés, des champs cultivés, des vergers, des maisons de campagne, en un mot, tout ce qui annonce l'approche d'une impor­tante cité. Plus haut, en remontant, la vue s'étend, le paysage s'agrandit, et la montagne, se creusant en un vaste amphithéâtre, présente de nouvelles beautés. A droite, à gauche, vis à vis, la vigne et l'olivier tapissent le flanc des collines ou surgissent au milieu des rochers. Au dessus de cette zone, là où le froid s'oppose à la cul­ture de l'olivier et rend celle de la vigne incertaine et peu productive, croissent de superbes forêts de chênes, revêtant les pentes abruptes de la montagne et en couronnant les sommets. Au milieu de cette contrée, tantôt gracieuse, tantôt sévère, et presque toujours imposante, serpente la route conduisant à Montfuron. Ce village, situé au point culminant du Luberon, est dans une situation alpestre. Il domine les deux versants de la montagne sur laquelle il est bâti. Des sommités qui l'entourent, on aperçoit à la fois le cours de la Durance et la vallée de Reillanne, dont les eaux se jettent dans le Calavon.

Le pont construit sur le ruisseau de Drouilhe ou de Saint-Auban, - car ce mince filet d'eau était connu sous ces deux noms, - ce pont, disons-nous, était placé à la partie la plus étroite de la vallée, au dessous du point où l'amphithéâtre dont nous avons parlé se resserre, en se convertissant en une gorge étroite, profonde, qui est domi­née, d'un côté, par Manosque, et de l'autre, par la colline de Toutes-Aures. Sur cette colline se trouvait un ancien bourg, contenant alors une population assez nombreuse, et possédant deux églises dédiées, l'une à la sainte Vierge, et l'autre à saint Jacques. Depuis longtemps le bourg a disparu. Sur ses ruines s'élève la chapelle de Saint-Pan­crace, le bruyant patron de Manosque.

Les deux personnes qui s'approchaient du pont de Drouilhe, et qui se dirigeaient sur Manosque, s'avan­çaient avec des allures différentes, car l'une était à pied et l'autre à cheval. Un simple coup-d'œil suffisait pour faire deviner quel était le genre d'occupation ou d'amu­sement auquel venait de se livrer le premier arrivant. Son équipement l'indiquait à ne pas s'y méprendre. Il revenait de la chasse et regagnait le logis. Sa démarche et ses mouvements annonçaient qu'il était dans toute la fleur de la jeunesse. Age heureux, où l'on peut réaliser pres­que tout ce que l'on désire!

Il était descendu des hauteurs de Saint-Auban sans suivre de chemin tracé, passant à travers champ, franchis­sant les vignes et sautant lestement par dessus les murs qui lui barraient le passage. Ses vêtements de cuir, son capuchon en drap grossier, indiquaient un homme de la basse classe, tandis que ses gros souliers ferrés, sa gi­becière, et, par dessus tout, l'arbalète qu'il portait sur l'épaule, le désignaient comme chasseur de profession. Cette arbalète était une arme de luxe qu'on était surpris de trouver en pareilles mains. Le bois, orné d'incrusta­tions, avait à peu près la forme d'un bois de fusil, et la platine avait été faite à double détente, précaution as­surant une plus grande justesse de tir. L'arme avait un autre mérite qui consistait en sa grande légèreté, cepen­dant l'arc d'acier qui en constituait la partie essentielle, était assez fort pour ne pouvoir être bandé que par un poignet vigoureux. On sait que parmi ce genre d'armes il s'en trouvait qu'on tendait à l'aide d'un levier. Celles-là, dont l'usage était embarrassant, ne servaient guère qu'à la défense des places. Elles avaient une telle force que l'on fabriquait peu d'armures assez solides pour résister aux projectiles qu'elles lançaient.

Une ceinture de cuir, retenue au moyen d'une grosse boucle de fer, ceignait les reins du chasseur. A cette ceinture pendaient, d'un côté , une espèce de sac conte­nant des viretons ou traits d'arbalète, projectiles courts, armés d'une pointe d'acier, et de l'autre, était attaché un couteau de chasse, à manche de corne, sans garde, dont la lame avait au moins quarante centimètres de longueur. Le chasseur, ainsi armé, se trouvait en contravention sous un double rapport. D'abord, le port de l'arbalète était défendu en vertu d'anciennes ordonnances rendues par le commandeur de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, seigneur de Manosque, lesquelles ordonnances punis­saient ce fait d'une amende de cinquante sous et de con­fiscation de l'arbalète, à moins qu'on ne s'en servît pour s'exercer au tir, ou que le porteur fût en voyage. Quant au couteau, la lame en excédait de beaucoup la lon­gueur tolérée par les règlements, qui ne permettaient que le port de couteaux à gaine ayant une longueur et une largeur déterminées, c'est-à-dire, dont la lame avait un pan de long sur deux doigts de large. Le port d'un couteau excédant la mesure convenue, d'une épée, sabre, lance, ou de toute autre arme prohibée par les règle­ments de police, soit dans la ville, soit dans son terroir, emportait une peine de vingt-cinq livres d'amende quand le délit était commis pendant le jour, et de cinquante livres pour la nuit, plus la confiscation des armes. Il va sans dire que les voyageurs n'étaient pas compris dans la prohibition, car les routes n'étaient pas trop sûres en ce moment pour qu'on osât s'y hasarder sans avoir avec soi les moyens de se faire respecter et de se défendre en cas d'injures ou d'attaques.

Mais le chasseur dont nous parlons, qui descendait de la montagne avec la légèreté du cerf qu'il venait de pour­suivre, se souciait fort peu des ordonnances de police qu'il aimait à braver. D'ailleurs, la Provence se trouvait alors dans un état de trouble et de désordre tel que l'offi­cier de justice le plus sévère se serait difficilement déter­miné à les faire observer rigoureusement. Tout ce que le chasseur avait à craindre, c'était de rencontrer quelque officier subalterne du bailli, quelque nonce, servant ou curseur, ainsi qu'on les appelait, qui, pour gagner la prime à laquelle lui donnait droit la constatation d'un délit, aurait pu lui déclarer procès-verbal, et ensuite le saisir-gager. Mais ce danger ne le préoccupait guère, sauf son arbalète, il n'avait rien, partant il ne craignait pas la saisie. Quant à le désarmer, pas un des agents de police du bailliage n'y aurait même songé, tant le caractère peu endurant et déterminé du chasseur était connu. Il ap­prochait donc sans la moindre crainte.

Nous avons dit qu'il était dans la fleur de la jeunesse, à ce moment d'expansion et d'exubérance où l'homme ne doute de rien. Sa figure et sa tournure accusaient environ vingt-cinq ans ; de taille un peu au-dessus de la moyenne, il était bien constitué. Ses membres régulièrement pro­portionnés promettaient une grande vigueur, et celui qui l'aurait vu descendant de la montagne en bondissant, en aurait conclu qu'il unissait la légèreté à la force. Ses traits étaient réguliers, les cheveux courts, noirs et soi­gneusement peignés, le front un peu bas, les yeux, ca­chés sous l'arcade sourcilière étaient vifs, ardents, et leur expression annonçait le courage reposant dans sa force ; la couleur en était indécise ; la pupille, au fond glauque, s'irradiait de tons jaunâtres ou violacés. Il avait le nez aquilin, la bouche large, ornée de dents d'une blancheur éclatante, le menton fortement accusé. Il portait une barbe noire, courte, proprement entretenue, qui tranchait fortement sur son teint pâle, quoique légère­ment basané, c'était, en un mot, un assez beau spéci­men du mélange de la race celtique avec la race latine.

Les vêtements de ce personnage, en rapport avec sa condition et son apparence, étaient communs, usés; mais on voyait que celui qui les portait en avait un soin particulier. Ils étaient propres, et s'ils annonçaient la pauvreté, ils n'indiquaient pas la misère. Ils étaient ajustés avec une certaine coquetterie qui ne manquait pas de grâce. Il était facile de se convaincre qu'ils ne couvraient pas un corps dirigé par un esprit vulgaire.

Notre héros, car ce personnage, tout infime qu'il paraissait être, est destiné à jouer le principal rôle dans notre récit, notre héros , disons-nous, se nommait Ber­trand Chicholet (1). Il appartenait à la basse classe de Ma­nosque, dans laquelle étaient nés son père et sa mère, morts depuis plusieurs années. Ses ancêtres avaient vécu dans le même milieu, et, soit que la fortune n'eût pas secondé leurs efforts, soit que la paresse et les vices qu'elle entraîne après elle se fût opposée à leur élévation, ils étaient demeurés dans le même état, vivant misérablement du jour à la journée, et gagnant tout juste, d'une manière ou d'autre, de quoi ne pas mourir de faim.

Cette famille, toute pauvre qu'elle était, et, peut-être, par cette raison, était une des plus anciennes de Manos­que ; car il n'y a rien de comparable aux gens du peuple

(1) Prononcez, tchi-tchoulet. En provençal, l'o qui n'est pas final sonne presque toujours comme «  ou ».

pour jeter des racines profondes. Prenez une localité, quelle qu'elle soit, pour un gentilhomme, vous trouverez dix paysans plus anciens que lui. Elle était fort ancienne, mais Bertrand en fut le dernier. Après lui elle disparut. Il est présumable qu'elle finit en sa personne ; ou bien s'il la perpétua dans des enfants issus de lui, ils portèrent un autre nom et vécurent dans un autre pays. Quoi qu'il en soit, il est positif, qu'après le XIV e siècle, on ne ren­contre plus de Chicholet à Manosque.

On eût été fort embarrassé pour indiquer sa profes­sion. Il travaillait quelquefois comme portefaix. Il donnait par-ci, par-là, un coup de main aux divers industriels qui avaient besoin d'un aide momentané; mais, le plus souvent, il ne faisait rien. Il avait un goût très prononcé pour le braconnage, goût qui le jetait incessamment dans des démêlés avec la justice du bailliage, et dont il ne se tirait qu'en payant l'amende. Il était surtout passionné pour la chasse au furet ; c'est au point qu'un jour il eut jusqu'à vingt-quatre de ces animaux. La police de Manos­que s'émut de ce fait extraordinaire, et maître Bertrand Chicholet fut cité devant le juge pour avoir à s'expliquer sur ce nombre exorbitant. Il s'engagea envers ce ma­gistrat à ne vendre, échanger ou donner ses furets, qu'autant qu'il en aurait obtenu son consentement. On ne put pas le mettre à l'amende, parce que la possession d'un furet n'était répréhensible qu'autant qu'on le sai­sissait sur le chasseur en action de chasse.

Un autre goût, également très vif, était pour lui une source de profits ainsi que de dangers : il était fraudeur par instinct et par passion. Ainsi, un particulier vou­lait-il vendre du vin en fraude, il avait recours à Chi­cholet, qui s'estimait heureux quand il avait trompé les agents du seigneur. Il faut savoir que toutes les an­nées, à une certaine époque, le commandeur de Manos­que, assisté de son bailli, faisait publier, à son de trompe, la défense aux habitants de vendre leur vin pendant un temps déterminé. Il était alors le seul qui pût débiter cette denrée tout le temps que durait la pro­hibition qu'on appelait gabelle ou banvin. Ce droit, qui existait dans d'autres villes au profit du seigneur, était de sa nature passablement exorbitant ; il dégénérait en injustice criante quand on en abusait. Par exemple, si le commandeur avait en cave du vin aigre ou tourné, il le gardait jusqu'à la publication du banvin. Alors malheur à ceux qui ne possédaient pas de vignobles : il fallait se mettre à l'eau, ou se résoudre à boire le vin gâté du commandeur. L'abus fut porté à un tel point que, par convention en date du 4 janvier 1315, passée entre l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem représenté par son commandeur, et la communauté de Manosque, il fut dit, entre autres choses, que, pendant la durée du banvin, les hospitaliers (1) vendraient ou feraient vendre du vin bon et franc, et s'abstiendraient de vendre du vin aigre ou gâté. Mais cette convention était fréquem­ment violée par le seigneur ou par ses fermiers, et, comme il était puissant, il ne lui arrivait guère de perdre sa récolte. Ajoutons, pour en finir à ce sujet, que la fraude au banvin était punie de vingt sous d'amende.

(1) Les membres de l'ordre de Saint-Jean, devenu ordre dû Malte.

Il en était de même lorsqu'il s'agissait de frauder les droits de lesde et de cosse , sorte d'impôts mis par le seigneur sur la sortie et la vente des denrées. Un des plus vifs plaisirs de Chicholet consistait à tromper les fer­miers de ces droits, qu'on nommait lesdier ou cossier, selon l'objet sur lequel portait la ferme. On le surprenait quelquefois et on le mettait en prison ; mais le fraudeur payait l'amende pour lui, et, dès qu'il était libre, Chicholet recommençait. En un mot, on était sûr de le trouver mêlé dans toutes les affaires de ce genre, ainsi que dans bien d'autres. Son activité, sa ruse, faisaient le déses­poir des agents du bailli, en même temps que sa promp­titude à dégainer le couteau leur inspirait un salutaire respect. Plus d'une fois cette facilité à mettre le couteau à la main, lui avait attiré de méchantes affaires, mais il s'en était tiré jusqu'alors à l'aide d'un protecteur puis­sant qui composait avec la justice et payait pour lui le montant de la composition.

Bertrand Chicholet était joueur, non pas comme les cartes, car on ne les connaissait pas alors ; mais il eût été difficile de le trouver dépourvu de dés. Il en avait toujours une couple dans ses poches, et ses ennemis prétendaient qu'il n'ignorait pas l'art de les piper. Nous n'avons pas la preuve de ce fait, mais nous savons que sa passion pour le jeu n'avait pas de bornes, et que celui qui, le soir, aurait fait le tour des tavernes de Manosque, et n'y eût pas rencontré Chicholet, jouant aux dés, aurait pu se flatter d'avoir constaté un fait extraor- dinaire.

Parmi ses bonnes qualités, sur lesquelles nous pas­serons rapidement, on doit compter la sobriété. Nul ne l'avait jamais vu pris de vin. Nous devons mentionner ce fait, bien qu'en Provence ce soit un petit mérite. En revanche, il était l'un des clients les plus assidus d'une certaine femme, nommée Truffa Pagan, laquelle tenait une certaine maison dans la rue des Puyadetas, près le rempart et la tour carrée, et non loin de la porte d'Aubette. Il partageait son temps entre ses visites à Ruffa, le jeu, la chasse et la contrebande. Quant à la pêche, il n'en faisait nul cas, il prétendait que cet amusement exigeait trop de patience ; or, disait-il, la patience n'est bonne que pour les sots ou pour les maris malheureux.

Nous ne dirons pas que Chicholet jouissait d'une im­mense notoriété à Manosque; mais il est certain qu'il la possédait sans partage. Hommes et femmes, jeunes ou vieux, il était connu de tout le monde. Ses vices, son originalité et les bons tours qu'il jouait de temps en temps, soit aux fermiers des droits seigneuriaux, soit à ceux de ses concitoyens qui avaient le malheur de lui déplaire, suffisaient amplement à fixer sur lui les yeux du public. Il était le héros des basses classes, les fem­mes surtout raffolaient de lui. Sa jolie figure, son air ouvert, son attitude gracieuse et insouciante, et, par dessus tout, sa réputation de mauvais sujet, tout con­courait à lui donner un attrait irrésistible pour elles. Il y avait cependant des esprits mal faits, des caractères moroses, car il s'en trouve partout, qui appréciaient fort peu les dons que mère nature avait répandus à pro­fusion sur Bertrand Chicholet. Pour ceux-là, notre héros n'était qu'un garnement de la pire espèce, d'autant plus dangereuse que ses vices étaient recouverts et relevés par une bravoure incontestable, qualité fort rare chez les gens de sa sorte. Ces détracteurs de Chicholet, n'o­sant pas le prendre à partie ouvertement, avaient inventé une manière indirecte mais cruelle de lui témoigner leur mépris. Quand un événement insignifiant arrivait, lorsque quelqu'un était affligé d'une perte facilement ré­parable, on disait : Ce n'est pas la mort de Chicholet (1), parodiant ainsi un dicton beaucoup plus ancien relatif à Roland ; car l'existence réelle ou supposée du paladin, neveu de Charlemagne, a laissé dans l'esprit du peuple des traces qui durent encore. Nous ne savons quel effet ce dicton produisait sur Chicholet, dont l'épiderme n'é­tait pas fort chatouilleux, mais nous avons pu nous convaincre que beaucoup de gens le prenaient en mau­vaise part. Par exemple, une femme en tombant de son âne se trouvait-elle dans une position plus ou moins équivoque, gare au mauvais plaisant qui disait : Ce n'est pas la mort de Chicholet ! Vite un procès en dif­famation dont il ne se tirait qu'en finançant entre les mains du bailli.

Bertrand Chicholet avait une affinité remarquable, on pourrait même dire une ressemblance parfaite avec cet être original connu aujourd'hui sous le nom de nervi. Il appartenait évidemment à cette variété malfaisante de l'espèce humaine, qu'on ne s'est avisé que beaucoup plus tard de dénommer et de classer.

(1) Les textes portent non est mors chicholeti.

Autant que le nervi, il était vicieux, outrecuidant, enclin à mal faire, et se réjouissant des peines d'autrui. Nous pouvons donc, malgré l'espèce d'anachronisme qui en résulte, lui in­fliger une dénomination qui semble avoir été inventée pour lui, tant elle lui sied à merveille.

A ce sujet il faut bien se garder de tomber dans une double erreur, qui consisterait à s'imaginer que la créa­tion du nervi est nouvelle, et quelle est particulière à Marseille. Loin de là : le nervi a existé en tout temps et par toute la Provence. Il fleurit à Marseille, il est vrai, parce qu'il s'y trouve dans un milieu qui favorise son développement; mais on le rencontre partout où l'on parle notre idiome. Le nervi est un véritable aborigène, c'est un produit du sol provençal que les autres provinces de la France peuvent nous envier, mais quelles sont im­puissantes à porter.

Beaucoup de gens croient, ou affectent de croire, que le nervi n'existe plus, grâce à Chichois et la police cor­rectionnelle aidant: C'est une erreur, mais une erreur profonde; non seulement le nervi vit, mais encore il se reproduit par un mode qui lui est particulier au moyen des orients (1 ). Il s'est seulement modifié, à cause d'une crainte plus que révérencielle de la prison. Il n'assomme plus les gens inoffensifs, ne jette personne dans le port et ne bat que très rarement les femmes. Tout au plus, la nuit, se permet-il de faire la chasse aux matous, ou se livre-t-il à quelque autre gentillesse aussi peu dangereuse , en ayant grand soin de se garer des sergents de ville.

(1) On appelle ainsi les garçons de 14 a 15 ans apprentis nervis.

  Mais il est vivant, bien vivant, grâce à Dieu ! Promenez-vous sur les quais, et vous le verrez, la casquette sur l'oreille, le cigare à la bouche, le maintien débraillé, regardant les femmes sous le nez, et lançant des quolibets à celles qui font les précieuses ou qui ne lui plaisent pas. Le nervi serait mort ? Dieu nous en garde! Que deviendrait la Provence? C'est le seul trait original et caractéristique qui nous reste pour nous faire distinguer dans cette époque de nivellement général. Déjà, nous sommes menacés de perdre notre langue si riche et si harmonieuse, l'idiome barbare du nord, qui a mis dix siècles à se polir, nous poursuit et nous talonne : sauvons le nervi, en compensation !

Terminons ce portrait, déjà trop long, en disant que Bertrand Chicholet était clerc, c'est-à-dire que, par une exception remarquable, il savait lire et écrire, et que jadis il avait porté la tonsure et l'habit ecclésias­tique. Il était, redevable de son éducation à une famille puissante et justement considérée, avec laquelle il avait d'étroits rapports. Ses parents le destinaient à l'état ecclésiastique mais, après leur mort, Chicholet n'eut rien de plus pressé que de quitter la soutane. Ce costume, pour lequel il n'était pas fait, le gênait, bien qu'il fût pour lui la plus sûre des garanties. En ce temps, en effet, le port de la tonsure et de la soutane rendait le clerc justiciable des tribunaux ecclésiastiques, en l'affranchissant complètement de toute juridiction laïque. Néanmoins, cela ne l'empêchait pas toujours de se marier, car on rencontre fréquemment des textes tels que celui-ci : Guillaume, clerc, marié avec une seule femme vierge. Nous croyons cependant que, même à cette époque, le célibat était la règle et le mariage l'exception.

Sans doute, le lecteur curieux voudra savoir comment nous avons pu connaître cette particularité de l'exis­tence de Bertrand Chicholet, à l'énorme distance qui nous sépare du temps où il vivait. Nous sommes en mesure de le satisfaire ; car ce personnage a réellement vécu, et notre imagination ne l'a pas créé. Sous ce rap­port, la fantaisie n'y est pour rien.

Un jour, c'était le 14 mai 1350, Raymond Descauce, boucher à Manosque, ayant été cité à comparaître, en qualité de témoin, devant maître Isnard Garelli, notaire et greffier du tribunal du bailliage, refusa de déposer; il fit plus, il injuria Garelli, qui le menaça de lui infli­ger une amende. Pour y échapper, Raymond Descauce imagina un singulier expédient. Soit qu'il fût clerc, soit qu'il usurpât cette qualité, il excipa du privilège clérical, et, séance tenante, se dépouillant de son habit laïc, il pria Bertrand Chicholet, qui était présent, de lui prêter sa soutane, et s'en revêtit. Muni de ce palladium, il nargua le greffier. Mais celui-ci, l'entreprenant à nou­veau pour le fait d'avoir voulu transporter la juridiction de l'Hôpital, autrement dit de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, à un tribunal ecclésiastique, dirigea contre lui des poursuites. Nous ignorons comment elles abou­tirent : tout ce que nous pouvons dire, c'est que, préliminairement, le greffier nomma une commission compo­sée de trois probes hommes de Manosque, à l'effet de visiter Raymond Descauce, constater s'il portait la ton­sure, et faire rapport de leur mission. Le rapport fut négatif.

Nous sommes convaincu que le lecteur donnera de nouvelles marques d'incrédulité. Comment pouvait-il se faire, nous dira-t-il, qu'un boucher fût clerc, et quel besoin avait-on de savoir s'il portait ou non la tonsure, pour être convaincu du contraire?

On se tromperait beaucoup en parlant ainsi. Cette erreur proviendrait de l'habitude où nous sommes de juger du temps passé par le temps présent, c'est-à-dire d'admettre, avec difficulté, des usages, qui ne sont plus dans nos mœurs. Nous comprenons cette défiance, mais elle doit avoir des bornes, sous peine de tomber dans un scepticisme déraisonnable.

On admettra sans peine, comme un fait certain et in­contestable, que la société dont nous parlons et dont nous avons l'intention de reproduire les habitudes, était cons­tituée sur des bases tout-à-fait différentes de celles dans laquelle nous vivons : c'est au point, qu'en fait d'usa­ges, tout est nouveau. Le changement ne s'est pas fait brusquement ; car un revirement soudain serait con­traire aux lois qui régissent l'espèce humaine. Il s'est opéré peu à peu, de telle sorte que la transition ayant été insensible n'a pas été aperçue, et que, arrivée où elle en est, la société a complètement perdu de vue le point de départ. Mais cette ignorance presque invinci­ble, qui peut être une cause raisonnable de doute, doit se dissiper devant des preuves authentiques.

Depuis le XIV e siècle, la société a subi une prodi­gieuse transformation. La richesse publique a augmenté le bien-être des masses, et la civilisation faisant son effet a adouci l'âpreté des mœurs. La féodalité a disparu, les rapports entre le peuple et le souverain ont changé, en même temps que le pouvoir se constituait sur de nou­velles bases. L'ordre ecclésiastique devait se modifier à son tour en ce qui touchait à sa manière de vivre. Il a pris, depuis lors, une dignité de conduite, une régula­rité de mœurs qu'on ne rencontrait pas toujours chez ses devanciers.

En tout temps, le clergé a formé une classe à part ; cependant il fallait qu'il subît l'ascendant du milieu dans lequel il vivait, car nul ne peut se soustraire à l'influence de l'esprit de son siècle. Vivant à une époque d'abrutis­sement générai, alors qu'il n'existait parmi le peuple et, trop souvent, chez les grands, nul sentiment de dignité personnelle, il n'est pas surprenant que quelqu'un des siens eût embrassé, pour vivre, ou pour toute autre cause, une profession manuelle. Cette espèce de dérogeance n'était pas la règle, tant s'en faut, ce n'était qu'une exception ; mais elle se montrait assez souvent pour que l'autorité crût devoir y remédier.

Ainsi, une ordonnance de l'archevêque d'Arles, auto­risé à cet effet par le roi, comte de Provence, rendue en Conseil, le 12 novembre 1304, déclare déchu du bénéfice du privilège clérical, et, par conséquent, justiciable des tribunaux ordinaires, le prêtre qui se loue pour servir clans les tavernes, ou qui exerce manifestement l'usure, ou qui fait le métier de boucher ou de corroyeur ; il en est de même pour ceux qui embrassent la carrière mili­taire, ou qui ne portent pas la tonsure et l'habit de prêtre.

Notre intention n'est pas de nous appesantir sur ce point; mais il fallait que le mal eût poussé de profondes racines pour que le pouvoir législatif s'occupât de l'ex­tirper, car l'ordonnance du 12 novembre 1304 compte parmi les statuts provençaux. Nous citerons seulement un exemple de l'application de cette ordonnance. En 1338, c'est-à-dire à une époque presque contemporaine de celle sur laquelle nous écrivons, Raymond Romei, dit du Buis, clerc, exerçant la profession de boucher à Manosque, ayant volontairement blessé un individu, perdit le privilège clérical à cause de sa profession, et fut traduit devant le tribunal ordinaire. Ces citations suffi­ront pour faire croire à la vérité du récit de l'espèce de mascarade dont nous avons parlé, et nous espérons qu'on ne doutera plus quand nous affirmerons que les clercs portaient le couteau et s'en servaient à l'occasion. A cette époque, on ne connaissait pas de profession absolument pacifique; tout le monde se battait ; les femmes même s'en mêlaient.

Revenons à Bertrand Chicholet qui s'approchait à grands pas du pont de Drouilhe. Il se disposait à le tra­verser; mais il s'arrêta subitement à la vue du nouvel arrivant. Il le reconnut, car son œil brilla d'un éclair de plaisir, et sa figure prit un air de vive satisfaction mé­langée de surprise. Evidemment cette rencontre était imprévue.

Le personnage qui avait ainsi le privilège de fixer l'at­tention, toujours un peu dédaigneuse de Chicholet, était à cheval et arrivait lentement, car il descendait une pente assez raide. Parvenu près du pont, il mit lestement pied à terre et serra vivement la main que Chicholet lui tendait. Il manifesta aussi une grande joie à cette ren­contre inespérée.

Ce cavalier était un beau jeune homme, âgé de vingt-trois à vingt-quatre ans , grand, bien fait, vigoureusement constitué. Ses manières et sa tournure indiquaient un homme appartenant à la classe élevée, supposition que ses traits ne démentaient pas. Tout chez lui annonçait une origine normande. Sa haute taille, ses cheveux blonds, sa barbe tirant un peu sur le rouge, attestaient qu'il descen­dait des dominateurs qui, venus jadis du Nord, avaient renversé l'empire romain. Il avait les yeux bleus et à fleur de tête, le nez droit, la bouche bien formée, les joues pleines et vermeilles. Malgré sa jeunesse, sa tournure aristocra­tique, ses manières pleines de distinction, inspiraient un respect que tempérait un air gracieux et affable. Il était courtois naturellement, de même que d'autres sont gros­siers par instinct. Sa figure respirait le contentement que donnent la santé et la jeunesse; on y lisait aussi la satis­faction de l'homme riche et puissant, pour lequel le pri­vilège de la naissance ouvre toutes les portes et aplanit tous les obstacles. Il s'y peignait une insouciance natu­relle prenant sa source, non dans la paresse d'esprit ni dans le défaut d'intelligence, mais bien dans la bonne opinion qu'il avait de lui-même. Cependant, à travers cette insouciance réelle ou affectée, sous ce contentement apparent, perçait une secrète préoccupation. Quel en était le motif ? La suite nous l'apprendra.

Ce jeune homme portait un costume de cavalier, c'est-à-dire qu'il était en pantalon collant sur lequel montaient de grandes bottes. Un jacque de cuir, espèce d'armure défensive, moins lourde que la cuirasse et la remplaçant, recouvrait la tunique bleue dont il était vêtu, et il était coiffé d'une casquette de drap garnie à l'intérieur d'une calotte d'acier. A gauche, il portait une longue épée à double tranchant, et à droite l'arme de miséricorde, la dague avec laquelle on donnait le coup de grâce à l'ennemi vaincu et terrassé. L'insécurité des routes justifiait assez cette espèce de panoplie, qui était cependant loin d'être complète.

Celui dont nous venons d'esquisser ainsi le portrait était le descendant d'une noble et grande race. Il se nom­mait Boniface de Forcalquier. Il habitait Pierrevert, village à peu de distance de Manosque. Ses ancêtres s'y étaient établis il y avait plus de cent ans.

Cette famille descendait en ligne directe des comtes sou­verains de Forcalquier, ainsi qu'il est attesté par un acte de foi et hommage que l'un de ses membres prêta au comte de Provence, et par lettres de la reine Yolande, datées de Pertuis, le 28 août 1420. Elle était depuis fort longtemps détachée du tronc principal, puisqu'elle exis­tait contemporainement aux comtes de Forcalquier. Guil­laume Auger de Forcalquier, seigneur de Céreste et de Viens, chef de la branche aînée, exerça, en 1361, la charge de capitaine, pour le roi, du comté de Forcalquier, et le 5 mai 1363, Foulque d'Agout, alors sénéchal de Provence, le nomma son lieutenant.

Elle était donc illustre sous tous les rapports, bien qu'elle eût perdu les privilèges de la souveraineté, et peu de gentilshommes pouvaient se vanter d'une aussi haute origine. Cependant, comme si une fatalité s'était attachée à elle, elle ne fit que déchoir, à partir du XV e siècle. Les fiefs de la branche aînée passèrent, par un ma­riage, dans la maison de Brancas, et les mâles de cette branche vécurent obscurément jusques vers le milieu du XVII e siècle. Le dernier qui soit parvenu à notre con­naissance, mourut à Apt où il exerçait la profession d'avocat.

Ainsi s'éteignit une noble et antique race. Le fils des conquérants de la France, le descendant d'une famille princière, est réduit, pour vivre, à plaider devant le tribunal d'une petite ville. Quel revers de fortune et quel exemple de la fragilité des grandeurs humaines ! Encore, Louis de Forcalquier, le dernier de cette race, dut-il s'es­timer heureux de n'être pas tombé plus bas. Il exerça une profession qui fut toujours réputée honorable. Mais il en est qui, presque aussi illustres que lui, n'eurent pas une semblable consolation, et qui durent se résoudre à em­brasser un état manuel. Ceux-là vidèrent le calice jusqu'à la lie. Nous savons qu'il existe un maréchal-ferrant dont les ancêtres étaient vicomtes au XIV e siècle.

La descendance de Boniface de Forcalquier ne fut guère plus heureuse. Elle s'établit à Manosque, où elle avait plusieurs propriétés, entre autres tout le quartier d'Espel, qui, de ses mains, passa ensuite dans celles de la ville, et après avoir végété pendant deux siècles, elle s'y étei­gnit en la personne de Gaucher de Forcalquier, son der­nier représentant.

Mais le noble jeune homme, auquel Bertrand Chicho­let serrait si vivement et si affectueusement la main, était loin de prévoir la déchéance de sa race. Jeune, riche, bien portant, il ne s'inquiétait guère de l'avenir de sa famille, et s'il avait quelques préoccupations, elles lui étaient entièrement personnelles. Tout entier au plaisir de revoir Bertrand Chicholet, sa main répondit avec cordialité à l'étreinte de la main de son ami, en même temps qu'il lui témoignait de vive voix l'affection qu'il avait pour lui.

Les rapports que la parité d'âge crée ordinairement entre les jeunes gens que le hasard ou les exigences so­ciales rapprochent, ne suffiraient pas à rendre vraisem­blable l'amitié qui unissait deux êtres si diversement placés dans la société. Ils étaient si éloignés l'un de l'au­tre, qu'on ne pouvait supposer qu'un pareil sentiment parvînt à se placer entre eux. Mais il existait un lien intime entre Boniface de Forcalquier et Bertrand Chicho­let, qui explique leur amitié mutuelle. La mère de celui-ci, vigoureuse et avenante femme, avait allaité le gentil­homme, et naturellement les deux frères de lait, ayant sucé la vie à la même source, étaient demeurés intime­ment unis. Malgré la différence des conditions, des habitudes et des penchants, en dépit des fredaines de toute nature de Bertrand Chicholet, l'amitié des deux jeunes gens s'était maintenue, elle s'était même accrue en raison des services que Boniface de Forcalquier avait rendus à son frère de lait, car c'était lui qui l'avait protégé jusques alors, qui avait payé les amendes auxquelles Chicholet avait été plus d'une fois condamné, et qui le rapatriait avec la justice quand il lui arrivait de se brouiller avec elle. On sait qu'il est dans la nature de l'homme de s'attacher à celui qu'on protège, bien que souvent le bienfaiteur soit payé d'ingratitude. De son côté, Chicho­let, dont le cœur était bon malgré tous ses défauts, éprou­vait une affection profonde pour Boniface de Forcalquier, qui était pour lui un ami, un frère et un protecteur. C'était en outre à Bertrand de Forcalquier, père de Boniface, qu'il devait l'inappréciable avantage d'avoir reçu une éducation libérale, telle que l'époque le comportait. Il avait été élevé à Pierrevert, dans la maison même de Bertrand de Forcalquier, et avait été, par conséquent, pendant plusieurs années, le compagnon assidu des jeux et des études du jeune Boniface. La séparation qui inter­vint par la suite n'altéra en rien leur affection récipro­que. Telle fut la source d'une amitié dont l'existence eut été invraisemblable dans toute autre circonstance.

Après des protestations d'amitié, d'une part, et de dévouement, de l'autre, car le rang ne perd jamais ses droits, Boniface de Forcalquier interrogea Bertrand :

-Il paraît, frère, lui dit-il, que tu reviens de la chasse. As-tu été heureux ?

- Pas trop, monsen (1) Boniface, répondit Chicho­let, j'ai mis mon furet dans plusieurs terriers, mais je n'ai pu attraper que deux lapins ; encore un maudit renard a-t-il emporté un de mes filets autour de son cou. Il doit se trouver joliment empêtré à l'heure qu'il est. Les grives n'ont pas donné, car je n'ai rien trouvé sous les pièges que j'avais dressés.

(1) Monsieur ou Monseigneur.

- Peut-être, dit Boniface, auras-tu été prévenu par quelqu'un. Il arrive maintefois que celui qui tend un piège ne touche pas le gibier qui s'y prend,

-  C'est vrai, répliqua Chicholet mais dans ce cas je conseille au voleur de ne pas se laisser prendre sur le fait. La belle volée de coups de bâton que je lui adminis­trerais ! Cependant, je ne crois pas qu'on ait volé mes grives s'il s'en était pris, j'aurais trouvé des plumes sous les pièges.

-  Tant mieux ! fit Boniface ; il est toujours fâcheux d'être volé, et encore plus fâcheux de ruminer des projets de vengeance qui, mis à exécution, peuvent nous conduire plus loin que nous ne voudrions.

-  Cela m'est bien égal, répondit Bertrand ; jamais je ne souffrirai qu'on visite mes pièges. Est-ce que celui qui sème ne doit pas moissonner?

-  Sans doute, lui fut-il répondu ; mais toi qui parles si bien, n'as-tu jamais visité les pièges tendus par les autres ?

Cet argument ad hominem embarrassa un peu Chi­cholet, car il s'était rendu coupable plus d'une fois d'un pareil méfait. Ce n'était pas qu'il l'eût sur la conscience, de bien s'en faut ; mais on n'aime pas à être mis en con­tradiction avec soi-même. Aussi, laissant là grives et piéges, il s'écria : Ah ! J'ai failli faire une bien belle chasse aujourd'hui, monsen Boniface ! Pendant une heure, j'ai poursuivi un cerf et sa biche là haut sur la montagne. Malheureusement je n'ai pu les approcher à portée d'ar­balète. Un moment je me suis cru sur le point de tirer le cerf; mais un imbécile de berger sonnant de la trompe l'a fait fuir. Que le diable l'emporte ! Je me suis dédom­magé en lui infligeant une petite correction : il se taira désormais quand il saura que Bertrand Chicholet chasse.

-  Tu seras toujours le même ! répondit en riant Boniface de Forcalquier ; toujours prompt à frapper sans trop l'inquiéter si tu as raison. Savais-tu si le pauvre berger t'avait vu poursuivant le cerf ?

-  Certainement il m'avait vu. Il était perché sur une hauteur d'où il pouvait m'apercevoir. Au reste, s'il ne m'a pas vu, il devait me voir.

-Bravo ! fit Boniface; et, sur ce beau raisonnement, tu l'as rossé. Eh bien ! Moi je crois qu'il t'a rendu service, sans le vouloir toutefois. Si tu avais tiré le cerf, tu l'au­rais tué, car nul, dans ces quartiers, ne se sert de l'ar­balète mieux que toi. Sais-tu ce qui serait arrivé ? Cette espèce de gibier devient fort rare dans nos contrées. On aurait su à la ville que tu avais tué un cerf. Le fait n'au­rait pas manqué d'arriver aux oreilles du bailli, et tu t'en serais mal trouvé.

-  Comment cela, frère? demanda Chicholet. La chasse n'est-elle pas permise en ce moment ?

-Je sais bien qu'elle est permise, répliqua Boniface, mais je sais aussi qu'il n'y a pas de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Tu n'ignores pas que le bailli, en sa qualité de représentant du seigneur de Manosque, ou le commandeur, lui-même, ont droit à un quartier de toute grosse bête qu'on tue sur leurs terres. Or, je te connais assez pour être sûr que, si tu avais abattu le cerf que tu poursuivais, commandeur et bailli n'en auraient pas goûté. On leur aurait dénoncé la contravention, et il en serait résulté, pour maître Bertrand Chicholet un bon petit procès, la saisie, l'amende, la prison, et tout ce qui s'en suit. Comprends-tu maintenant comment tu es l'obligé du berger que tu as battu sur un simple soupçon ?

— C'est ma foi vrai ! répondit Chicholet. A coup sûr, si j'avais tué ce cerf, que je regrette bien cependant de ne pas avoir sur mon dos, monsens le commandeur et le bailli n'en auraient tâté que d'une dent : il ne leur aurait pas donné d'indigestion. Et ce pauvre berger que j'ai rossé pour m'avoir rendu service ! Je lui en demanderai pardon à notre première rencontre.

A ces marques de repentir, exprimées d'une façon co­mique, Boniface de Forcalquier, partit d'un éclat de rire. | Il connaissait trop bien Bertrand Chicholet pour essayer de le sermonner davantage. Ils cheminèrent côte à côte et en silence pendant quelques instants, Chicholet tirant le cheval de Boniface par la bride ; quand l'animal, vif comme toute bête de race, effrayé à la vue d'un chien qui se présenta subitement devant lui, fit un écart et manqua jeter son conducteur dans le fossé.

—Le loup puisse-t-il te manger, et que le grand diable d'enfer emporte ton maître ! s'écria Bertrand qui, après avoir maîtrisé le cheval, se baissa pour ramasser une pierre. Je le reconnais. C'est le chien du sous-viguier, ce malvays (1), ce t rachour (2), dont l'unique plaisir consiste à tourmenter les pauvres gens, tandis qu'il rampe devant les riches. Si jamais je le rencontre dans la mon­tagne, il passera un mauvais quart d'heure. Mais parlez du loup, vous en verrez la queue !

(1) Méchant.

(2) Traître.

En effet, l'individu dont on parlait d'une manière si peu flatteuse apparut environ à une cinquantaine de pas en avant de nos jeunes gens. Il se dirigeait vers eux. Il siffla son chien, grand lévrier croisé de chien courant, que l'on emploie spécialement à la chasse du lapin, et que l'on connaît en Provence sous le nom de charnigue. Cette espèce de chien réunit la subtilité de l'odorat à la légèreté, tandis que le lévrier ne possède que le dernier de ces avantages. L'intelligent animal, entendant le coup de sifflet, et devinant les intentions peu amicales de Chicholet, se hâta de rejoindre son maître.

Celui-ci était un homme d'une cinquantaine d'années, porteur d'une mine peu avenante. Il était grand, maigre, efflanqué, le nez busqué, le menton pointu et très saillant, conformation qui, jointe à l'absence des dents de la mâchoire supérieure, avait singulièrement rappro­ché ces deux organes. Ainsi qu'on le dit en Provence, son nez et son menton se mariaient, c'est-à-dire, qu'ils se louchaient presque, et devaient infailliblement se réunir quelques années plus tard, si Dieu lui prêtait vie. Ce défaut, que l'on rencontre assez souvent, produit un singulier effet sur la physionomie de l'homme. Ses yeux étaient petits, vifs et toujours en mouvement, cherchant constamment une proie. A cette figure peu gracieuse, s'adjoignait un appendice plus disgracieux encore, sous la forme d'une barbe rouge, longue, touffue et inculte. Sa mise n'avait rien de particulier. Il était vêtu comme les gens du commun, mais il portait l'indispensable cou­teau dont le manche sortait à moitié de la poche de sa culotte.

Les fonctions du sous-viguier étaient purement des fonctions de police. Il faisait le guet la nuit à la tête des nonces ou des curseurs, noms sous lesquels étaient connus les huissiers de la justice seigneuriale, et les agents de police du bailli ; il dénonçait les délits et arrêtait les délinquants, qu'il n'oubliait jamais de saisir-gager. Ainsi, dès que le sous-viguier avait constaté une contravention, il se transportait dans le domicile du contrevenant, et y saisissait un chaudron, une marmite, ou tout autre meuble, qu'il déposait en main tierce, et qui devait répondre du paiement des condamnations. On comprend que de pareilles fonctions faisaient peu d'amis à ceux qui les exerçaient. Aussi prenait-on toujours les sous-viguiers au-dehors. Au reste, l'extranéité des officiers de justice et de police, en Provence, était une règle que l'on enfreignait rarement. Les statuts voulaient aussi qu'ils fussent annuels. :

En général, les sous-viguiers étaient gagés. Mais leurs salaires étant minimes, on les avait autorisés à percevoir une certaine rétribution pour les exécutions qu'ils fai­saient. Cette rétribution les dédommageait de l'achat de leurs offices ; car, à cette époque, tout se vendait. Le trésor, ainsi que les possesseurs de fiefs, trouvaient un grand avantage à payer ainsi les honoraires de leurs officiers ; mais le mode employé était fécond en abus pour les administrés. Il en résultait que les fonctionnaires, pressurés par ceux qui les instituaient, pressuraient à leur tour les populations, et que ceux-là même qui auraient dû les protéger, devenaient pour elles un véri­table fléau.

Les annales de la Provence sont pleines de doléances sur la manière dont les sous-viguiers exerçaient leurs offices. Celles qui émanaient des communes soumises à la puissance des seigneurs étaient rarement écoutées ; mais quelquefois on faisait droit aux plaintes des villes relevant directement du comte. Ainsi, à Seyne et à Guilhaume, les officiers du bailliage ne pouvaient avoir de sous-viguier ; à Barjol, on avait fixé leurs honoraires ; à Draguignan, on avait tracé les limites de leurs fonctions ; enfin, à St. Maximin, ils ne pouvaient faire de ronde pen­dant la nuit, sans être accompagnés par deux conseillers de la commune. En d'autres villes, par exemple à Forcal­quier, il leur était défendu de se donner des associés sans avoir obtenu pour eux l'approbation de la communauté.

Il fallait que les exactions des sous-viguiers fussent devenues insupportables, puisque un statut du roi Ro­bert, en date du 20 avril 1324, les supprima. Ce prince les révoqua tous, sauf ceux de Marseille et d'Avignon. Malheureusement on rétablit l'office sous le règne suivant.

Si l'institution des sous-viguiers pesait lourdement sur les villes royales, elle était insupportable pour les com­munes appartenant aux seigneurs à titre de fiefs. La rapacité des agents subalternes s'y exerçait sans obstacles, et le fait le plus insignifiant était par eux déféré aux offi­ciers de justice, lesquels, à leur tour, s'en emparaient avec avidité. Un seul exemple suffira pour démontrer jus­qu'à quel point l'abus des poursuites judiciaires avait été poussé. Ainsi, à Manosque, un homme faisait-il la figue à un autre, ce qui s'opérait en mettant le pouce au bout du nez et en remuant les autres doigts, malheur ! Si le sous-viguier venait à passer ! Il y avait dénonciation, saisie, citation et condamnation à l'amende, sans que celui dont on s'était moqué se fût plaint, à moins que le délinquant n'eût le bon esprit de couper court à toutes ces tracasseries en composant avec la justice, en d'autres termes, en transigeant avec elle. Il faut voir ces choses-là, il faut avoir tenu entre les mains les cahiers d'information, pour y croire.

On comprend sans peine que Manosque n'échappait pas aux tribulations dont était affligée la Provence tout entière. Elle en avait, au contraire, sa bonne part. Chaque soir, on sonnait la cloche du guet. Le dernier coup avait à peine retenti, que sous-viguier, nonces et cur­seurs se mettaient en marche et parcouraient la ville, donnant la chasse aux gens qui se hasardaient hors de chez eux sans porter de lumière, et attrapant et gageant ceux qui sortaient à la sourdine pour une cause quel­conque. Quelquefois le bailli, lui-même, commandait le guet. Il se faisait alors de grandes razzias dans lesquelles tout était confondu, hommes et femmes, innocents et coupables, passants attardés et mauvais garnements courant par la ville avec l'épée, la lance et le bouclier.

L'abus des arrestations et des saisies-gageries arriva à un tel point que, le 4 janvier 1315, une transaction fut passée entre la communauté de Manosque et le comman­deur de l'ordre de Saint-Jean, laquelle convention por­tait, entre autres choses, que , dorénavant, la sonnerie du guet serait assez longue pour donner à tout particulier le temps d'aller d'une porte de la ville à l'autre et en revenir, et que toute personne honnête, trouvée marchant la nuit sans lumière, ou satisfaisant un besoin, n'en­courrait pas de peine, et ne serait plus saisie-gagée pour la somme de cinq sous, ainsi que les nonces en avaient l'habitude.

Mais cette convention, aussitôt éludée que passée, n'apporta pas grand remède au mal, parce que l'applica­tion en appartenait aux agents de l'autorité, et que ceux-ci avaient un intérêt contraire ; elle eut le sort de tous les palliatifs, c'est-à-dire que, peu après, on recommença à dénoncer et à saisir-gager de plus belle toute personne rencontrée pendant la nuit au coin d'une rue, lorsqu'elle oubliait de se munir d'une lumière.

Il va sans dire que cet état de choses satisfaisait médio­crement Bertrand Chicholet. La prohibition de sortir sans lumière l'inquiétait peu : il la violait tout à son aise, sauf à éreinter le nonce assez hardi pour le dénoncer. Mais, ce qui l'intéressait particulièrement, c'était l'obligation, pour lui et ses pareils, de quitter le cabaret aussitôt après la sonnerie du guet. Une ordonnance de police fort an­cienne, rendue peut-être par les comtes de Forcalquier, et que le commandeur de Manosque faisait publier chaque année, défendait, sous peine de cinq sous d'amende, de boire et déjouer dans les tavernes après que la cloche du guet avait sonné !

Cette ordonnance était pour Chicholet une cause de vexations journalières. Empocher ses dés et sortir du cabaret demi-heure après le coucher du soleil l'accommo­dait fort peu. Il bravait souvent la prohibition, mais il s'en trouvait mal ; car, les nonces affamés, le trouvant au cabaret, en induisaient qu'il jouait et le lendemain le déférait à la justice pour un double délit. Il avait beau réclamer, crier à l'injustice en disant qu'on ne l'avait pas trouvé en flagrant délit, on ne l'écoutait pas. Son caractère bien connu empêchait qu'on crût à sa protes­tation , et faisait une vérité de la supposition du nonce. N'en pouvant mais , il payait l'amende et rongeait son frein.

Quand un homme est dans de pareilles dispositions d'esprit, il est rare que la haine qui fermente dans son âme ne remonte pas des agents au chef, pour s'y concen­trer entièrement. C'est ce qui arriva à Chicholet. Laissant de côté les pauvres diables que la faim contraignait à faire un métier nécessaire mais déplaisant, il s'en prit au sous-viguier, qui devint ainsi le bouc-émissaire sur lequel Chicholet, avec tous les mauvais sujets de sa sorte, déversa sa colère.

Malheureusement ce sous-viguier, qu'on nommait Giraud Avon, et qui arrivait de l'une des extrémités de la Provence, s'était comporté de manière à justifier la pré­férence que lui donnèrent Chicholet et consorts. Un sous-viguier était nécessairement rapace de sa nature , mais Giraud Avon avait trouvé le moyen d'exagérer cette qua­lité inhérente à la fonction. Semblable au lion de l'Écri­ture, il était toujours en quête d'une proie pour la dévo­rer. Son appétit n'avait pas de bornes.

Ces dispositions peu conciliantes lui' valurent la haine de presque toute la population de Manosque, principale­ment des basses classes, toujours prêtes à prendre parti contre la police et à se ruer sur elle. Naturellement, Chi­cholet ne resta pas en arrière dans le concert de malédic­tions qui s'éleva contre Giraud Avon. Un mois après, l'arrivée de ce fonctionnaire, il avait vingt griefs à venger envers lui, et ce nombre était allé croissant. Ajoutez à cela que le sous-viguier était chasseur, qu'il avait un excellent chien, et que Bertrand Chicholet, ce digne per­sonnage , était férocement jaloux à l'endroit de la chasse. Nous ne connaissons pas de gens plus exclusifs qu'un gaillard de cette trempe; il rapporte tout à lui, veut dominer partout, en un mot, c'est l'aristocrate de la pire espèce.

La mesure s'emplit encore quand Giraud Avon s'avisa, sous un prétexte ou sous un autre, de molester Ruffa Pagan. Un soir, il voulut pénétrer dans le domicile de cette femme. Celle-ci, peu flattée d'une pareille visite, s'y opposa. Insistance de la part du sous-viguier, résis­tance du côté de la femme. Bref, le débat se termina comme il devait finir, c'est-à-dire, que Ruffa injuria Giraud Avon , et lui laboura même un peu la face avec les ongles. Le crime était irrémissible, elle fut saisie, conduite devant le juge, et ne se tira d'affaire qu'au moyen d'une bonne composition.

Ce fait acheva de mettre Giraud Avon au plus mal dans l'esprit de Chicholet. Il ruminait contre lui mille projets de vengeance, aboutissant tous à lui donner une bonne volée de coups de bâton , et à le rendre la risée du public. Il se flattait qu'une pareille correction assouplirait l'hu­meur revêche du sous-viguier et le rendrait plus traitable. Il ne savait pas que le désir de se venger entraîne toujours l'homme au-delà des bornes de la justice et de l'honnêteté, et que l'arme que la vengeance lui met entre les mains blesse souvent celui qui la manie.

Giraud Avon ne manquait ni de courage ni de perspi­cacité , il avait deviné quelle sorte de sentiment il inspi­rait à Bertrand Chicholet, et il se tenait sur ses gardes.

Ces dispositions peu bienveillantes de part et d'autre faisaient que, à chaque rencontre, les deux ennemis se mesuraient du regard et semblaient prêts à en venir aux mains. C'est ce qui eut lieu quand le sous-viguier arriva près de Boniface de Forcalquier. Il salua très civilement et même humblement le gentilhomme, puis, se redres­sant, il passa à côté de Chicholet en le toisant. Celui-ci le fixa à son tour d'un œil colère, tandis que sa main droite caressait le manche de son couteau.

-  Qui nous débarrassera de ce drôle-là dit Chicholet, se souciant fort peu que Giraud Avon l'entendît. De mémoire d'homme, on n'a vu un sous-viguier plus méchant et plus avide. Avec lui, il n'y a pas d'action qui ne fasse matière à poursuite, et si je n'étais pas en votre compagnie, je suis sûr que mon équipement de chasse lui fournirait quelque prétexte pour me tourmenter. Mais qu'il s'en avise ! Ne trouvez-vous pas , frère, qu'il ressemble à Caïn ?

-  Pour sûr, il n'est pas beau, répondit Boniface de Forcalquier; mais ce qui est pire que la laideur, c'est qu'il a quelque chose de repoussant dans la physionomie. Il y a des hommes plus laids que lui que l'on voit, sinon avec plaisir, au moins sans dégoût.

-  Celui-là fait mal aux yeux, répliqua Chicholet ; mais l aissons Giraud Avon, qu'un jour le diable ne peut man­quer d'emporter, et parlons un peu de vous. Vous avez été bien longtemps absent, monsen Boniface, et je lan­guissais grandement de vous revoir.

-  Une affaire importante m'a retenu loin de Pierrevert pendant plus d'un mois, dit Boniface; je n'y suis retourné que depuis avant hier.

-  N'est-ce pas que vous venez à Manosque pour assis­ter à l'exécution qui se fera demain ? demanda Chicholet.

-  Non certes ! se hâta de répondre le jeune homme : le spectacle des souffrances humaines n'a rien d'agréable pour moi. Je viens passer l'hiver à Manosque, ainsi que c'est mon habitude, et, en arrivant, je te demanderai un service, car j'ai besoin de toi, frère Bertrand.

Hé! parlez donc s'écria Chicholet; que faut-il faire ? Q uelqu'un vous a-t-il injurié ? Q uelque damoiseau de récente origine aurait-il osé manquer de respect au plus noble chevalier de la Provence ? Je jure qu'il s'en repentira !

— Ce n'est pas cela, répondit Boniface. Nul ne m'a injurié et si un de mes pareils avait eu cette audace, mon épée aurait su l'en punir. Il s'agit d'une affaire beau­coup plus délicate, de laquelle dépend le bonheur ou le malheur de ma vie.

-  Vous me faites trembler, fit Chicholet; mais n'im­porte, dites ! D ites ! Q uoi qu'il faille faire, je suis prêt. Vous savez que je suis tout à votre service, ma tête et mon bras vous appartiennent.

-  Je te raconterai cela ce soir, dit Boniface. Ici le lieu serait mal choisi pour te faire une confidence , d'ailleurs mon récit sera un peu long. Viens à la maison, tu sou­peras avec moi, et nous pourrons causer tout à notre aise.

— Ça va, répondit Chicholet, rien que le temps de quitter mon arbalète et de me débarbouiller; puis, je suis à vous. A propos, j'apporterai un de mes lapins pour le souper, ce sera notre rôti.

-Accepté, répliqua Boniface, je vais l'attendre ! D épêche-toi.

A ce moment, les deux jeunes gens étaient arrivés devant la porte GuilhenPierre, ainsi nommée d'après un citoyen qui avait demeuré dans le voisinage, et qui vivait plus de cent ans auparavant. En effet, un acte notarié, à la date du six novembre 1220, nous apprend que Wilhen-Pierrre possédait, à cette époque, une ferraye (1) tout près delà porte qui avait reçu son nom. On était alors dans l'habitude de désigner chacune des portes de la ville par le nom de l'habitant le plus voisin et le plus considérable du quartier. Ainsi, la porte dan (2) Gaud, aujourd'hui détruite; celle de la Saunerie ou dan Garnier,  celle d'Aubète ou dan Chabassut, étaient nommées d'après les familles Gaud, Garnier et Chabassut. Il n'y a que la porte du Soubeyran à laquelle une pareille appel­lation n'ait pas été appliquée. Encore n'en sommes-nous pas bien sûr.

Boniface de Forcalquier et Chicholet cheminèrent ensemble jusque sur la place, ensuite, ils se séparèrent. Le premier, qui demeurait près de la porte Soubeyran, prit à gauche pour gagner son logis

(1)  Terre à blé de première qualité.

(2)  Seigneur. Corruption du mot dominus.

. Bertrand, dont la maison était dans le quartier des Pagans, au voisinage de la porte d'Aubète, eut à traverser toute la ville. Il le fit d'un pas allègre, donnant et recevant sur son passage des saints francs et joyeux.

CHAPITRE III

Le lendemain était un grand jour pour Manosque, car il devait s'y passer des événements de nature à impres­sionner vivement la population. Environ deux mois au­paravant , Guillaume Blanchi, crieur public, avait publié à son de trompe, par la ville, une ordonnance rendue par Pierre Fouquier, juge ordinaire de Manosque, aux noms de Hugues de Villemus, commandeur, et de Jean Luppi, son bailli, enjoignant à tous ceux qui étaient accusés devant lui de crimes ou de délits, et qui voulaient se défendre, de présenter leurs défenses dans les dix jours suivants, sous peine de forclusion. Un mois après, nouvelle proclamation de la part du juge, agis­sant toujours au nom du commandeur de Manosque et de son bailli, par laquelle il était donné avis à tous les accusés, qui désiraient entendre leur condamnation ou leur acquittement, de se présenter devant le tribunal, à l'heure de tierces, pour y ouïr leur sentence. Cette dernière ordonnance annonçait ainsi la tenue du deuxième parlement du juge ordinaire de Manosque pour l'année 1357. Il faut savoir qu'ordinairement, dans les villes royales, il y avait quatre sessions ou parlements par année, et que le jour de l'ouverture en était fixé par le sénéchal, qui pouvait, à son gré, en prolonger la durée au-delà de quinze jours, terme habituellement adopté. Il avait aussi la faculté d'ordonner des parlements extra­ordinaires , selon que le besoin du service l'exigeait. Mais Manosque étant sous la seigneurie de l'ordre de Saint-Jean, c'était au commandeur ou au bailli à fixer le nom­bre, l'époque et la durée des sessions.

Au jour dit, une vingtaine d'individus, dont les affaires avaient été instruites précédemment et mises en état, se présentèrent devant le magistrat, assisté du clavaire, sorte de procureur fiscal du seigneur, remplis­sant à peu près les fonctions du ministère public. Il y avait à juger des injures, des diffamations, des délits de chasse, de port d'armes prohibées; des vols et surtout des coups de couteau , car on ne les ménageait pas à cette époque, et sur vingt affaires, il y en avait presque la moitié où le couteau avait joué le rôle principal.

Parmi ces affaires, il en était deux qui avaient ex­cité la curiosité au plus haut point. L'une surtout, con­cernant un délit d'adultère, promettait une ample mois­son de scandale, circonstance qui a toujours singulière­ment alléché le public. Quant à la seconde, elle était re­lative à un délit de blasphème. Toutes deux étaient remarquables, tant par la sévérité de la peine infligée aux délinquants qu'à cause du mode d'exécution.

La veille des ides de mars de l'année 1234, une com­mission composée d'Aldebert Ricavis et de Jean Pierre, agissant pour l'ordre de Saint-Jean, de Bertrand Pierre et de Pierre de Mota, institués par la Communauté de Manosque, rédigea, en trente-sept articles, une espèce de code pénal spécifiant les délits desquels le juge pou­vait informer d'office.

L'article 31 de ce statut ne punissait le délit d'adultère que sur la personne qui était engagée dans les liens du mariage ; le complice, homme ou femme, libre de sa personne, ne tombait pas sous son application. La peine attachée à ce délit était une amende de soixante sous, somme alors considérable. Si le délinquant ne pouvait payer, on le faisait courir tout nu par la ville, d'une porte à l'autre, en le frappant de verges.

Le délit de blasphème était puni beaucoup plus sévè­rement. Ainsi que nous l'apprend un statut de la reine Jeanne, du 5 novembre 1352, il existait en Provence un statut général édictant des peines contre les blasphéma­teurs , gens qui ne sont que trop communs et que l'on déteste justement, mais nous n'avons pu le trouver en­core. Il fallait que les peines qu'il portait fussent exces­sives, puisque le juge qui rendit la sentence dont nous allons parler, déclare qu'il en mitige la rigueur. Proba­blement la peine était la mort ou le retranchement du membre qui avait failli. Quoi qu'il en soit, le jugement qu'on devait exécuter le jour même portait que le con­damné après avoir eu la langue percée avec un fer aigu, de telle sorte qu'il n'en mourût pas, serait promené par la ville, fustigé sur les places où l'on avait l'habitude de faire ces sortes d'exécutions, et, chemin faisant, frappé avec un boyau plein de il nous est impossible d'écrire ce mot : nous préférons qu'on le devine et qu'on remplisse la lacune.

Nous demandons pardon au lecteur de l'entretenir de pareilles vilenies ; mais si nous ne représentions la société que sous son beau côté, nous n'en donnerions qu'une idée très inexacte et fausse, par conséquent. Pour qu'on puisse la connaître à fond, il faut entrer dans des détails qui répugnent quelquefois, surtout aujourd'hui où nos yeux et nos oreilles sont devenus plus raffinés. En est-il de même de nos pensées, et sont-elles plus saines ? Ceci est une autre question que nous n'avons pas à examiner.

Il nous semble entendre crier au réalisme. Sans doute, nous en faisons, parce que, en fait de mœurs, d'usages, de préjugés, il faut s'en tenir à la réalité, sous peine de dépeindre une société de convention. Tout ce qui n'est pas rigoureusement vrai doit être banni d'une pareille étude, qui n'est bonne qu'autant que les faits qu'elle constate sont exacts. Ainsi, l'histoire veut du réalisme, et l'on se méfie à bon droit de l'écrivain qui s'avise de farder la vérité. Ce n'est pas à dire cependant qu'il faille mettre du réalisme partout. Loin de là, nous croyons que dans les œuvres d'imagination, dans les beaux-arts sur­tout, on ne doit en user que sobrement. Par exemple, si nous avions à faire le portrait d'une paysanne en cos­tume national, nous ne la peindrions pas en loques, nous la revêtirions de ses habits de fête.

Nos ancêtres, moins délicats que nous, ne mettaient pas de fausse pruderie dans leurs paroles : ils nommaient les choses par leur nom, et ne croyaient pas blesser le moins du monde la morale publique. Leurs descendants sont plus circonspects : ils repoussent avec juste raison les détails orduriers, mais ils sont plus accommodants pour les obscénités ; elles passent à condition qu'elles soient légèrement gazées ; il importe peu qu'elles salissent l'ima­gination pourvu qu'elles n'offensent pas la vue. Tel lec­teur nous blâmera, qui se pâmera d'aise au récit des aventures d'une héroïne dont le vaste cœur, semblable à celui de la fiancée du roi de Garbe, peut contenir toute la portion virile de l'humanité et il y a tel roman, circu­lant librement, qui est mille fois plus dangereux que la page la plus sale de Rabelais. Ceux-là ignorent que l'es­prit humain est semblable à une glace : une image ordurière le trouble momentanément, un propos obscène en altère à tout jamais la pureté.

Si nos ancêtres ne perdaient pas de temps à choisir leurs expressions, et s'ils ne connaissaient guère l'arti­fice des circonlocutions, ils n'étaient pas non plus très délicats dans le choix de leurs amusements. Dès lors, le spectacle qui se préparait devait avoir un grand attrait pour eux. La vue d'un malheureux patient, traîné par les rues et fouetté jusqu'au sang, avait le privilège de les intéresser. Eh ! P ourquoi pas ? on court bien aujourd'hui à une exécution capitale. L'échafaud qui se dresse est de suite entouré de spectateurs, et, chose incroyable nous avons vu des êtres, ayant perdu le sens moral, passer la nuit couchés à côté de la fatale estrade.

Dans l'occasion dont nous parlons, une circonstance particulière rendait plus vive encore la curiosité popu­laire. L'une des malheureuses victimes offertes en spec­tacle était une jeune femme, destinée à subir le supplice ignominieux du fouet, et celui, plus ignominieux encore, d'étaler sa nudité aux yeux du public. C'était plus qu'il n'en fallait pour mettre en émoi tous les habitants de Manosque, et pour attirer dans la ville la population en­tière des environs. Personne n'avait manqué au rendez-vous. Dès le matin, les rues regorgeaient de gens atten­dant impatiemment l'heure de l'exécution.

Pourquoi chacun courait-il repaître ses yeux d'un spectacle odieux que tout honnête homme devait fuir ? Pourquoi la violation des lois de la pudeur et de la dé­cence attirait-elle une foule cruelle et inconsidérée ? Pourquoi ? C'est que l'esprit humain a un penchant se­cret, mais invincible, pour le scandale ; c'est que le vice a une saveur que la vertu ne possédera jamais ; c'est que les délassements honnêtes deviennent aisément insi­pides et qu'ils affadissent le cœur s'ils ne sont relevés par un condiment immoral.

Voyez ce qui se passe à l'entour de nous : l'homme de bien obtient un succès d'estime, mais il ne rencontre que des indifférents, la courtisane est entourée d'hom­mages qui ne devraient appartenir qu'aux femmes hon­nêtes, les détails de l'existence du demi-monde allèchent le public et, le plus sûr moyen d'arriver à une fortune littéraire, c'est de traiter des sujets scabreux, plus ou moins immoraux. Voilà la seule et la meilleure manière d'expliquer l'empressement inusité dont Manosque don­nait le spectacle en ce jour mémorable.

Mais avant de faire assister le lecteur à l'exécution, il faut lui parler de la sentence qui l'avait ordonnée. De­puis quelque temps, une jeune femme, âgée de vingt-cinq ans environ , nommée Béatrix Pachière, native de Bezaudun, où elle était mariée, avait quitté son mari et était venue habiter Manosque. Au commencement, sa conduite avait été régulière, mais elle avait fini par nouer des relations coupables avec Antoine Maupoil, garçon à peu près du même âge et célibataire.

Ces relations ne pouvaient demeurer inaperçues ; on les découvrit, et les langues des commères voisines com­mencèrent à se donner carrière. Il était impossible que le fait, ainsi divulgué, ne parvînt pas à la connaissance de la police. Cela ne manqua pas d'arriver. Maître Giraud Avon, le sous-viguier, en fut instruit, et, sans perdre de temps, il le déféra au juge de Manosque. Celui-ci s'em­pressa d'informer. On saisit Béatrix Pachière et on l'emprisonna, parce qu'elle ne put trouver de caution, soit qu'Antoine Maupoil, aussi pauvre qu'elle, ne pût la fournir, soit que, le pouvant, il fût assez lâche pour l'abandonner. Dans ses premiers interrogatoires , la femme nia tout d'abord le fait qui lui était imputé mais, pressée de questions par le juge, trahie par son complice qui avoua tout, et effrayée à la vue des instru­ments de torture, elle se rendit. Son aveu clôtura natu­rellement l'information, à la suite de laquelle elle fut condamnée aux peines portées par le statut de Manosque.

Une instruction semblable amena devant le même parlement Giraudin Anfossis, de Manosque, accusé et convaincu du crime de blasphème. On le condamna, et son exécution fut renvoyée au jour fixé pour exécuter le jugement rendu contre Béatrix Pachière. Afin de réunir un plus grand nombre de spectateurs, et pour qu'il y eût plus de solennité, les exécutions devaient être faites successivement à deux heures après midi, par le ministère de Raymond Martin , maréchal-ferrant et exécuteur des hautes-œuvres du bailliage.

On commença par Giraudin Anfossis; il fut amené devant le palais, sur les terreaux, par les soins de Giraud Avon et de ses alguazils. Maître Raymond Martin lui perça la langue avec un fer aigu, en présence du bailli et de nombreux assistants, et ensuite on le conduisit sur di­verses places de la ville pour y être battu de verges. C ela fait, on le .relâcha, lui permettant d'aller se faire panser, et le laissant exposé à la vindicte du bras régulier; car le jugement réservait le droit de l'inquisition.

Cette première exécution se fit assez paisiblement ; c'é­tait, en quelque sorte, le prologue de la pièce. Mais il n'en fut pas de même de la seconde. A la vue de la malheureuse femme, conduite toute nue par Jean Gaubert, maître de la tour du palais, c'est-à-dire concierge de la prison, il s'éleva de la foule une immense clameur, suivie de propos de toutes sortes, tels qu'on peut les attendre d'une populace grossière, assistant à un pareil spectacle. Béatrix Pachière était jeune, et sa figure, sans être belle, n'était pas désagréable avoir. Elle donnait les marques du plus profond désespoir. Cette femme n'étant point complètement pervertie, ressentait vivement toute l'horreur de sa position. Cependant peu de gens la plaignaient ; car il n'y a rien de plus impitoyable que le peuple à un moment donné ; comme aussi, quelquefois, personne ne montre plus de sensibilité que lui.

On conduisit d'abord Béatrix Pachière à la porte Sou­beyran , nom qui signifie porte supérieure, et qui est justifié par la position qu'elle occupe. Il s'agissait de lui faire traverser la ville dans toute sa longueur, c'est-à-dire, de la faire aboutir à la porte de la Saunerie , en suivant un itinéraire que tout Manosquin tracera sans peine. Le cortège devait passer devant les églises de Notre-Dame et de Saint-Sauveur ; car, depuis cette époque, Manosque a subi peu de changements dans sa constitution intérieure. Les plus remarquables consistèrent en la suppression des nombreux jardins existants dans son enceinte. Il y avait même des vignes tout entières. Ce fait conste d'un acte notarié, à la date du 12 des kalendes de mars 1277. Il paraît extraordinaire mais il n'y a pas à se méprendre sur le sens et la portée des expressions que l'acte emploie, puisque, à une vigne qu'il dit positivement être située dans la ville de Manosque, il donne des maisons pour confronts des deux côtés. Nous croyons, avec le père Columbi, l'historien de Manosque, que la suppression de ces terrains vacants eut pour cause l'invasion des grandes compagnies qui, en ruinant les hameaux voi­sins, refoulèrent dans la ville une population considérable. Les guerres de Raymond Roger, dit de Turenne, s'y aidèrent aussi. Cependant, il pourrait se faire que l'en­ceinte de Manosque fût plus étendue qu'elle n'est de nos jours. Cette supposition acquiert un certain degré de créance par le fait suivant : Nous avons trouvé un acte du 15 des kalendes d'avril 1275, qui parle de la pre­mière porte de la Saunerie. Ce fait, unique il est vrai, rapproché de l'acte de 1277, tendrait à établir que l'an­cienne enceinte s'est rétrécie.

Avant de se mettre en marche, maître Raymond Martin commença par fouetter Béatrix Pachière mais il s'y comportait mollement. Le même individu qui avait, sans sourciller, percé la langue au malheureux Giraudin An­fossis, cédant malgré lui à l'influence des larmes d'une femme, ne frappait que d'une main mal assurée. Il fallait, en effet, avoir le cœur revêtu d'un triple chêne , doublé d'un triple airain pour torturer sans scrupule une femme jeune et jolie. Grâce à l'heureuse disposition dans laquelle se trouvait le bourreau , la victime n'aurait pas trop souffert de son supplice, si maître Giraud Avon n'avait été présent, et n'en avait surveillé l'exécution. Affectant une grande rigidité de mœurs, peut-être parce que, à cause de sa laideur, il n'avait jamais eu de succès auprès du beau sexe, il témoignait un profond dégoût pour la coupable. Il exhorta Raymond Martin à frapper fortement, le menaçant de la peine du fouet s'il mollissait.

Nous renonçons à décrire les larmes, les cris, les contorsions de la pauvre Béatrix. Honteuse de son état, désespérée d'être en butte aux propos malséants de la populace, presque folle de douleur, elle échappa à ses bourreaux et s'élança vers le puits de la porte Soubeyran Pour s'y précipiter. On la retint à temps. Deux nonces la saisirent chacun par un bras, et l'odieux cortège com­mença sa marche.

Il passa tout d'abord devant la maison habitée par Boniface de Forcalquier. Cette maison , qui existe encore aujourd'hui, forme l'angle à droite de la rue des Mar­chands, tout près d'une fontaine de construction plus récente. A cette occasion, Boniface de Forcalquier avait reçu chez lui nombreuse compagnie composée de ce qu'il y avait de plus distingué à Manosque. Chevaliers , da­moiseaux , nobles et belles dames s'empressaient aux fenêtres pour assister au supplice de Béatrix Pachière. On n'avait pas le cœur fort tendre en 1357 ; d'ailleurs, pareil spectacle était assez rare pour qu'on y accourût avec empressement. Quant au maître de la maison , loin d'y prendre du plaisir, il ne lui inspirait que le dégoût. Le cœur du noble jeune homme était trop bien placé pour qu'il pût s'amuser du supplice de son semblable, surtout à raison d'une faute quel homme tiendra toujours pour vénielle, tant qu'il n'en souffrira pas et la violation des lois de la décence et de la pudeur, n'avait rien d'agréa­ble pour lui. En cela, il devançait son siècle. Le cœur et la raison lui disaient à la fois que la sauvagerie de la répression, la barbarie des peines, la fréquence des mutilations, car pour un larcin on coupait le poing ou le pied au criminel, au lieu d'éclairer le peuple et de l'améliorer, le plongeaient plus avant dans les ténèbres et l'endurcissaient au crime. Quelle moralité, en effet, peut-on tirer de la vue d'un supplice disproportionné au délit et violant les règles de la décence la plus commune ? Cependant le barbare usage de fouetter en public les femmes légères, ne disparut pas de sitôt. Nous avons trouvé un jugement rendu plus de quatre cents ans après qui prononçait une peine semblable, avec les accessoires du bannissement et de la hart, en cas de violation du ban. Que Dieu pardonne à celui qui le rendit !

Mais, parmi les nombreux spectateurs, il en était qui s'apitoyaient sur le sort de la malheureuse Béatrix Pachière. Bertrand Chicholet était un de ceux que la vue de ce déshonnête supplice irritait le plus vivement. Di­sons-le à sa louange, malgré ses travers, ses défauts, ses vices même, il n'avait pas mauvais cœur, et il lui était impossible de se plaire à la vue des souffrances de son semblable, à moins toutefois que le patient appartînt à la police, ou fût fermier des droits seigneuriaux. Alors il devenait implacable, au point de le faire brûler vif, s'il l'avait pu. Mais la vue d'une malheureuse jeune femme fouettée pour une faute qu'il n'estimait pas bien lourde, soulevait son indignation et faisait bouillonner son sang. Le supplice lui répugnait et l'attirait à la fois. Il aurait dû quitter le cortège mais une force invincible le retenait et le poussait à sa suite. Il ne parlait pas, car il sentait que, s'il ouvrait la bouche, il ne serait pas maî­tre de lui et se ferait quelque méchante affaire.

Il y eut une halte devant l'église Notre-Dame. Là, sur les ordres de Giraud Avon, maître Raymond Martin, se remit à fustiger Béatrix Pachière. Il fallait que le sang coulât, car le statut, et, après lui, la sentence, portaient que la fustigation aurait lieu jusqu'à effusion de sang .

On approchait du terme, et le cruel sous-viguier n'en­tendait pas que la loi fût éludée ou violée. Il enjoignit au bourreau de frapper plus fort. Celui-ci obéit, bien qu'à contre cœur. On vit le nerf de bœuf se lever, descendre en sifflant, et tomber sur le dos nu de la pauvre Béatrix. Le coup fut si rudement appliqué , que le sang jaillit, et que, poussant un cri terrible, la malheureuse femme s'affaissa sur elle-même. Elle serait tombée si ses bour­reaux ne l'avaient soutenue.

A ce coup, Bertrand Chicholet tressaillit. Il porta la main à son couteau, en regardant Giraud Avon d'un air farouche. Sa colère était sur le point d'éclater, quand, heureusement pour lui, un propos prononcé par l'un des spectateurs vint lui donner un autre cours.

— Oh ! Q uel coup ! D it un individu placé derrière lui : Voyez comme le sang coule!

Chicholet se retourna brusquement. - Tu le trouves beau, le coup, fit-il, mange saoumo (1)? Eh bien ! J e voudrais que tu en eusses reçu vingt semblables !

L'individu ainsi interpellé sous cette dénomination bizarre, était un homme d'une trentaine d'années, dé­guenillé, au teint hâve, à l'air famélique, dénotant une profonde misère. Il était bien connu à Manosque par sa gloutonnerie et son appétit insatiable. Il en avait donné une preuve récente, en volant une ânesse qu'il tua et man­gea. Depuis lors, les Manosquins, grands donneurs de surnoms, comme tous les Provençaux, ne l'appelèrent plus que mange saoumo.

(1) Anesse.

On le poursuivit d'abord pour ce fait, mais on finit par le laisser tranquille, attendu que, là où il n'y a rien, le roi perd ses droits. Nous ignorons si ce dicton existait alors mais, connu ou in­connu, on le mettait en pratique. Le mangeur d'ânesse, que l'on nommait Guillaume Maurel, s'en tira sain et sauf. On ne lui coupa ni main, ni pied, genre de peine que l'ont infligeait ordinairement aux malfaiteurs insol­vables. Peut-être la justice crut-elle que l'homme qui avait mangé une bourrique volée, était assez puni par l'obligation de la digérer. Nous sommes un peu de cet avis.

-  Ce ne sera pas toi qui me les donnera , répondit le mange saoumo , auquel Bertrand Chicholet en imposait fort peu ; de quoi te mêles-tu? et depuis quand veux-tu m'empêcher de parler?

-  Je t'en donnerai mille , traître que tu es ! répliqua Bertrand , en le saisissant à la gorge ; prends-tu un chré­tien pour un âne , que l'on puisse le battre de cette ma­nière ?

-  Lâche-moi, cria son adversaire, ou je te ferai sentir la pointe de mon couteau  ! Qui t'a dit que j'approuvais le supplice de Béatrix Pachière?

-  Je le croyais, répondit Chicholet, subitement apaisé : il m'a semblé que tu as applaudi au coup qu'elle vient de recevoir.

-Tu ne t'es jamais mieux trompé, dit Guillaume Maurel : je la plains au contraire de tout mon cœur. C'est une honte de voir traiter ainsi une femme, parce qu'elle n'a pas d'argent pour se racheter. Pareille chose n'arri­verait pas à une belle dame! Mais nous sommes de pau­vres gens, et nous devons subir notre sort, sans mur­murer trop fort, de crainte de l'aggraver.

-  C'est vrai! Dit Chicolet ; peut-être, quelque jour, cela changera-t-il. Mais touche là, je suis fâché de t'avoir colleté.

-  Entendez-vous ces deux drôles? F it une voix derrière eux : ils voudraient réformer le monde. Ils nous feraient une jolie société s'ils gouvernaient !

Celui qui parlait ainsi, et qui se trouvait là en ama­teur, se nommait Arnaud Agrena. Il était avocat, exerçant près la justice seigneuriale de Manosque. En sa qualité, il n'était pas ami des réformes, car elles l'auraient privé de la partie la plus claire de son revenu. Maître Agrena ai­mait à pêcher en eau trouble. Cependant la postulation ne l'avait pas engraissé , bien qu'il mît une ardeur loua­ble et peu commune à se faire payer de ses honoraires, et qu'il sût enfler son rôle au besoin; quelque cause se­crète l'avait empêché de prospérer.

-  Nous ne voulons rien réformer, répondit Chicholet bien qu'il me semble que, si l'on corrigeait quelques abus, le monde ne s'en porterait pas plus mal. Nous voudrions seulement qu'on traitât les pauvres gens avec plus d'hu­manité, et qu'on ne battît pas comme une bête une créa­ture qui a reçu le baptême. Ce n'est pas être fort exigeant.

-  Cela ne vous regarde pas, riposta l'avocat ; la loi le veut ainsi, et vous devez vous y soumettre. Dura lex, sed lex.

- Il le faut bien, dit Chicholet ; au reste, ce que nous en disons n'est que manière de parler. Je crois cependant que si nous avions le bonheur de vous avoir pour juge, dépareilles scènes ne se représenteraient plus. A pro­pos , ne pourriez-vous pas, maître Agrena , me prêter le digeste nouveau? Je voudrais le consulter sur un certain point. Vous savez que je suis quelque peu clerc.

A ces derniers mots, maître Agrena rougit légèrement, habitude dont un avocat besogneux doit soigneusement se corriger, fit une brusque pirouette sur ses talons , et partit sans mot dire. Bertrand Chicholet le regarda quel­que temps d'un air narquois, puis il partit d'un grand éclat de rire, auquel le mange saoumo fit chorus.

C'est que ces deux dignes personnages, ainsi que tout Manosque, savaient que maître Arnaud Agrena faisait bassement la cour au commandeur et au bailli afin d'en obtenir une charge de judicature. C'était l'objet de tous ses désirs. Fort heureusement pour les justiciables, il ne put y parvenir, nous avons constaté avec plaisir qu'il n'at­teignit jamais son but. Malgré tous ses efforts, il n'arriva qu'à la fonction de vice-juge. Ils savaient encore, car les cancans ne font jamais défaut, que, quelque temps au­paravant, maître Agrena, pressé par le besoin d'argent, avait engagé partie de sa bibliothèque à un juif. Il remit le digeste nouveau en nantissement à son créancier mo­yennant la somme de trois cents sous tournois (1). Le sarcasme de Bertrand Chicholet le renvoya chez lui en grommelant. Il en prit bonne note, se promettant d'avoir sa revanche plus t ard

(1) La somme parait exorbitante. Néanmoins, elle est écrite en toutes lettres dans la procédure où nous avons pris ces détails.

C'était ainsi que l'imprudent Chi­cholet allait, grossissant le nombre de ses ennemis.

Cela lui importait fort peu. Cependant, son altercation avec le mange saoumo , et son colloque avec maître Ar­naud Agrena, avaient produit une utile diversion, en apaisant sa colère et en donnant un autre cours à ses idées. Maître de lui, désormais, il suivit le cortège , as­sista à la troisième flagellation de Béatrix Pachière, qui eut lieu devant l'église de Saint-Sauveur puis à la qua­trième et dernière qu'on lui administra devant la porte de la Saunerie, ensuite on la relâcha. Il était temps que le supplice finît, car la pauvre créature , épuisée de fati­gue, rouée de coups ne pouvait plus se soutenir. Elle avait vidé le calice. Quelques femmes compatissantes , aidées de Chicholet et du mange saoumo , la portèrent chez Raymond Gaud, pharmacien du voisinage. Elle y reçut des secours et un pansement dont elle avait le plus pressant besoin.

On est porté à croire, au premier abord, que de pa­reilles scènes devaient produire une impression durable sur le peuple, et que l'intimidation qui en résultait ten­dait à diminuer considérablement le nombre des délits. Il n'en était rien. Les délinquants pullulaient, en dépit de la torture et des fréquentes mutilations infligées judi­ciairement aux malfaiteurs. Sans doute, l'intimidation doit être la base d'un système pénal mais elle est impuis­sante si les exemples qu'elle donne ne sont pas précédés et confirmés par les enseignements d'une éducation fon­dée sur des principes moraux et religieux. La connais­sance des devoirs sociaux, la pratique des obligations qu'ils nous imposent, le respect de nos semblables, in­culqués de bonne heure aux jeunes gens, feront plus pour la moralisation du peuple, que le système pénal et pénitencier le plus parfait. Nous avons pu nous con­vaincre, en compulsant les monuments judiciaires de l'antiquité, que la sévérité des peines manquait complè­tement le but. La civilisation , en répandant les lumières, a mieux fait : elle a adouci les mœurs, et elle a rendu un grand service aux classes populaires en leur appre­nant que le port d'armes était inutile dans un pays où l'homme n'a pas à craindre d'ennemi. Depuis que le cou­teau à gaine a cessé d'être en usage, les rixes que nos misérables rivalités engendrent sont devenues inoffensi­ves. Maintenant, le peuple vide ses querelles à coups de poing.

Tel était le traitement que la sévérité de nos ancêtres réservait aux femmes infidèles. Mais ce n'était pas seule­ment contre les femmes qu'ils sévissaient : l'homme convaincu d'avoir violé les lois du mariage, subissait un traitement semblable. Ils étaient complètement impar­tiaux , et les femmes ne pouvaient leur reprocher d'avoir abusé de la force en faisant la loi. Cet argument qu'elles ont toujours à la bouche leur échappait.

La promenade du coupable par les rues, avec accompa­gnement de fustigation, n'était pas particulière aux chré­tiens. Les juifs, alors fort nombreux à Manosque, ainsi que dans toute la Provence, avaient aussi adopté cette peine bizarre et malhonnête. En fait d'outrage aux mœurs, ils se comportaient à peu près de même que les chrétiens, à cette différence près qu'ils ne recouraient pas aux tri­bunaux pour avoir justice et qu'ils se la faisaient eux-mêmes. Voici le fait singulier que nous avons pu cons­tater, il est antérieur de cinquante ans à l'époque dont nous parlons, mais il est tellement original que nous avons dû le rapporter. On ne pouvait le négliger dans une étude de mœurs.

Le 5 avril 1 306, plusieurs juifs de Manosque, alors que leurs coreligionnaires célébraient une de leurs fêtes religieuses nommée purim, mirent le nommé Bendich tout nu, le conduisirent parla ville, et le fustigèrent pendant le trajet, en criant : Voyez la peine qu'on in­flige à celui qui a été trouvé avec une telle femme ! En même temps, à côté du coupable marchait la complice représentée par un jeune garçon habillé en femme. Pour rendre le spectacle plus saisissant, on aurait dû fouetter, par procuration, le complice sur le dos du jeune juif mais il paraît que celui-ci ne voulut pas se charger de cette partie du rôle.

Cette parade, beaucoup moins indécente cependant que celle dont les chrétiens donnaient l'exemple, déplut à l'autorité. Elle fut déférée au juge, qui fit comparaître les acteurs devant lui. Nous n'avons pu savoir à quoi aboutirent les poursuites mais il est pro­bable que les délinquants furent condamnés à l'amende. Cela engraissait la caisse du commandeur.

Il y a cependant une circonstance que nous nous croyons obligé de relever, en faveur des juifs , et qui doit faire excuser l'acte dont nous ve nons de parler; c'est que, probablement, ceux qui le commirent, ne possédaient pas, en ce moment, toute leur raison. En effet, la t radition voulait que, lors de la fête purim , chaque juif fût tenu de préparer, selon ses moyens, un beau festin, où se trouvait de la viande, et pendant lequel on devait boire jusqu'à s'enivrer. Il fallait que les convives en vinssent au point de ne plus savoir discerner entre la malédiction d'Aman et la bénédiction de Mardochée.

CHAPITRE IV

Il faut maintenant revenir sur nos pas, et raconter ce qui se passa dans l'entrevue que Boniface de Forcalquier et Bertrand Chicholet eurent la veille au soir. Mais aupa­ravant nous croyons utile de donner au lecteur quelques renseignements sur la position de famille, la fortune et l'éducation de Boniface de Forcalquier, qui occupera une place importante dans le récit des événements qui vont suivre.

Il était fils de Bertrand, fils aîné d'Isnard et de dame Villane, dont l'histoire ne nous a pas conservé le nom patronymique. Sa mère était morte depuis quelques années, emportant avec elle la consolation d'avoir pu diriger et surveiller l'éducation d'un fils qu'elle chérissait par dessus tout. Les enseignements maternels avaient porté leurs fruits. Guidé par la main d'une femme, dès les premiers pas qu'il fit dans la vie, soutenu et encouragé par elle jusqu'aux confins de l'adolescence, il prit dans ce com­merce journalier une aménité de mœurs et une douceur de caractère qu'on ne rencontrait pas toujours chez les gentilshommes de cette époque. A ces qualités s'unis­saient la fermeté d'âme, l'intelligence et un courage à toute épreuve.

Mais l'excellente femme, que nous ne connaissons que sous le nom d'Alaëte , ne s'était pas bornée à cultiver le moral de son fils. Connaissant l'incertitude du temps où elle vivait, sachant que la force seule inspirait le respect, et que la faiblesse était constamment opprimée, elle lui fit donner une éducation toute virile. Sur ce point, elle fut puissamment secondée par Bertrand de Forcalquier, son mari, et par Guillaume, frère de celui-ci.

Guillaume de Forcalquier touchait alors à sa cinquan­tième année. En sa qualité de cadet de famille, il avait abandonné de bonne heure le toit paternel pour prendre du service. Il avait pris part aux guerres soutenues par le roi Robert, et s'était distingué dans les événements qui avaient eu lieu à Naples, lorsque à la suite de la mort violente d'André, Louis, roi d'Hongrie, son frère, en­vahit le royaume de Sicile. Après la paix, faite en 1 350, entre le roi Louis et la reine Jeanne, Guillaume de Forcal­quier retourna à Pierrevert, où il se fixa définitivement. Il y arriva juste à point pour mettre la dernière main à l'éducation militaire de son neveu, car si Bertrand de Forcalquier avait plus d'une fois pris les armes et n'était point novice dans leur usage, il était loin d'avoir l'expé­rience de son frère , vieux soldat passé maître dans la pratique du métier. Il s'en suivit que le jeune Boniface de Forcalquier, à dix-huit ans, montait à cheval en ca­valier accompli, qu'il savait manier l'épée et se servir de la lance aussi bien que personne. Il avait également pra­tiqué le tir de l'arc et de l'arbalète, de manière à y être devenu fort habile. Sur ce point, il ne reconnaissait pour maître que Bertrand Chicholet qui, élevé à la même école, et merveilleusement doué pour tous les exercices du corps exigeant de la force ou de l'adresse, avait singulièrement profité des leçons du maître.

Boniface de Forcalquier avait donc eu la bonne fortune d'avoir reçu une éducation aussi complète qu'on pouvait le désirer pour un gentilhomme vivant au milieu du XIV e siècle. Il était lettré et soldat en même temps, chose rare à une époque où, si nous en croyons les chroni­queurs, la noblesse était presque toute illettrée. Sous ce rapport, elle était bien inférieure au tiers-état. En effet, la bourgeoisie qui, sans exception , se composait de gens de métier, savait ordinairement lire et écrire. Ce fait est mis hors de doute par l'existence contemporaine des éco­les publiques. Toute ville de Provence, ayant quelque importance, en avait une ou plusieurs, selon sa popula­tion , et les fonds nécessaires à leur entretien étaient pris sur le budget municipal. Nous avons rencontré dans nos recherches un fait venant à l'appui de notre assertion, et qui prouve combien la bourgeoisie tenait à répandre l'ins­truction. Cette pauvre bourgeoisie, si dénigrée, si ca­lomniée maintenant, et que de prétendus malins ont voulu personnifier dans le type un peu trop naïf de M. Prudhomme, cette bourgeoisie, disons-nous, a été la première et même la seule à travailler à l'éducation et, par conséquent, à l'émancipation du peuple. La noblesse n'en avait cure, et le clergé aurait bien désiré accaparer pour lui seul les lumières afin d'en avoir le monopole. Qu'a gagné à tout cela la bourgeoisie? Rien. Elle y a perdu au contraire. Elle a été bafouée, vilipendée, mise à l'index, et peu s'en est fallu que la populace, soulevée par ses détracteurs, mettant en pratique les leçons qu'elle avait reçues, ne l'ait spoliée et massacrée. Parmi les lois qui régissent le monde, il en est une voulant que tout bienfait tourne contre le bienfaiteur.

Nous constatons avec plaisir, pour l'honneur de la bourgeoisie de Manosque, qu'en l'année 1298, c'est-à-dire, il y a presque six siècles, le conseil de la commu­nauté vota les fonds nécessaires pour la création de deux chaires, l'une de droit canonique et l'autre de droit civil; qu'il nomma les deux professeurs, et leur adjoignit un appariteur ou bedeau pour le service de l'école. Il établit en même temps un impôt spécial destiné à l'entretien de cette fondation si éminemment utile.

L'entreprise fut sérieuse, puisqu'elle eut un commen­cement d'exécution. Mais il paraît qu'elle ne put se sou­tenir, car il n'en est plus fait mention dans les nombreux documents que nous avons compulsés, tous relatifs au XIV e siècle. Peut-être n'était-elle pas née viable, soit a raison de l'état mal assuré de la Provence, soit par toute autre cause que nous ignorons. Quoi qu'il en soit, Ma­nosque a eu l'honneur d'une tentative qui aurait pu ren­dre de grands services à toute la haute Provence. Nous avons la preuve que, plus de cent cinquante ans après, des jeunes gens de la viguerie de Forcalquier, qui se des­tinaient à l'état ecclésiastique allaient faire leurs études à Turin.

Mais revenons à Boniface de Forcalquier. Son éduca­tion était terminée quand il perdit sa mère. Ce fut le pre­mier malheur qui le frappa. Cette perte irréparable laissa chez lui des traces profondes. Il tenait à sa mère par le triple lien de l'amour, du respect et de la reconnaissance. Il en fut affecté, au point que le séjour de Pierrevert lui devint insupportable, et que, pour le distraire, son père le conduisit chez Guillaume Auger de Forcalquier, sei­gneur de Céreste, leur parent, et le lui confia pour quel­que temps. Guillaume Auger s'attacha le jeune Boniface en qualité d'écuyer, le garda pendant plusieurs années, et l'emmena, à sa suite dans toutes les excursions qu'il fit en Provence. Il lui en fit connaître les principales villes, l'introduisit dans les maisons de la plus haute noblesse, où sa naissance lui donnait droit d'être admis, et le pré­senta même à la reine Jeanne dans un voyage que cette princesse fit à Aix. Ces diverses excursions, la fréquenta­tion d'hommes haut placés, le commerce de nobles châ­telaines et de jeunes et belles demoiselles donnèrent le dernier trait à l'éducation de Boniface de Forcalquier. Ses manières aimables se polirent encore, en même temps qu'il rapporta de ses voyages cette assurance qu'on ne rencontre jamais chez le jouvenceau inexpérimenté. La bonne opinion qu'il avait de lui-même s'en accrut, au point de lui donner une légère teinte de fatuité. Heureux défaut, qui est l'apanage exclusif de la jeunesse !

A partir de ce moment, il devint indépendant. Se li­vrant avec vivacité, mais sans emportement, aux plaisirs de son âge; il partageait son temps entre Pierrevert, résidence de sa famille, et Manosque, où il possédait une maison que sa grand'mère Villane lui avait léguée. Naturellement, il préférait le séjour de la ville à celui du village, et cependant, malgré tout l'attrait que Manosque avait pour lui, il n'y avait pas paru depuis plus de deux mois. C'est sur cette absence, qui avait éveillé la curiosité de ses amis, qu'il voulait s'expliquer avec Bertrand Chicholet. Il se proposait de lui en faire connaître les motifs, en l'initiant à ses secrets les plus chers. Voici ce qu'il lui apprit.

Dans le courant de l'été qui venait de s'écouler, Boniface de Forcalquier avait fait une visite au seigneur de Céreste, le même qu'auparavant il servit en qualité d'écuyer et qui l'introduisit dans le monde. Il y rencontra une de ses connaissances en la personne de Raymond de Reillanne, chevalier de Saint-Jean, homme beaucoup plus âgé que lui. Ce gentilhomme résidait habituellement à Manosque, où il avait maintes fois exercé la charge de vice-bailli, en absence du titulaire. Il était frère de Bertrand de Reil­lanne, co-seigneur de ce lieu, lequel avait été, de son vivant, le chef d'une famille qui, pour l'ancienneté et la noblesse , ne le cédait à aucune maison de Provence. A chaque génération elle fournissait des chevaliers à l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, puisque, indépendamment de Raymond, dont nous parlons en ce moment même, Guillaume de Reillanne, l'un de ses membres, habitant Montpellier, prenait la qualité de prieur de Saint-Gilles, l'une des dignités les plus élevées de l'Ordre. Cette famille s'est éteinte après des vicissitudes sans exemple. La branche aînée recouvra la seigneurie de Reillanne qu'elle avait perdue, et la transmit, par une femme, dans la maison de Valbelle. Mais la branche cadette fut toujours en s'amoindrissant, jusque vers le milieu du XVII e siè­cle, époque à laquelle son chef exerçait la profession de menuisier à Mane. La lecture de son testament nous a mis à même de constater ce fait qui n'est pas unique dans les annales de la Provence.

Mais en 1357, la famille de Reillanne brillait encore de tout son éclat, et sa fortune était en rapport avec sa haute position. Quoiqu'elle n'eût conservé que quelques-uns des droits utiles et honorifiques appartenant à son ancienne seigneurie, et que la vicomté de Reillanne reposât sur une autre tête, elle possédait pourtant une partie du château et y avait établi sa résidence. Ce bâtiment, encore assez bien conservé dans certaines de ses parties, cou­ronne la colline au pied de laquelle la ville de Reillanne est placée. Il domine l'une des plus fraîches et des plus jolies vallées de la Provence. Il est, en effet, peu de pay­sage plus agréable à l'œil que celui qui s'étend de Reillanne à Céreste.

La ville de Reillanne a beaucoup perdu de son impor­tance. Siège de la vicomté de ce nom, elle était le chef ­lieu autour duquel gravitaient les quatre ou cinq com­munes qui en faisaient partie. Mais sa prospérité diminua quand la vicomté fut démembrée, événement qui arriva dans le siècle suivant. Elle décrut alors peu à peu, pour arriver au point où elle en est aujourd'hui.

Raymond de Reillanne se trouvait en ce moment dans son pays natal. Ayant rencontré à Céreste le jeune Boniface de Forcalquier, il l'invita à lui rendre visite à Reil­lanne, voulant, lui dit-il, le présenter à sa famille, et lui faire faire connaissance avec son neveu Raybaud de Reillanne, jeune homme âgé d'environ vingt ans et fils aîné de son frère Bertrand. Boniface accepta cette invita­tion faite avec toute la cordialité désirable.

A quelques jours de là, c'était à peu près vers le milieu de septembre, le plus beau mois de l'année en Provence, une heure après le lever du soleil, Boniface de Forcal­quier partit de Céreste, sans être accompagné. Il était monté sur son bon cheval, noble bête qui lui avait servi dans tous ses voyages. Suivant l'usage du temps, il por­tait l'épée et la dague, mais il n'avait pas d'autres armes.

Il prit par le chemin Seynès, l'ancienne voie romaine, passant sous Reillanne même. La matinée était superbe. La terre, rafraîchie par une pluie d'orage tombée quelques jours auparavant, reprenait la robe de verdure que les chaleurs de l'été avaient flétrie. Les champs étaient dé­pouillés des moissons, mais les arbres pliaient sous le poids du fruit, et la vigne étalait au soleil ses grappes dont quelques-unes commençaient à noircir. Le paysage était calme et presque désert. On rencontrait de loin en loin quelque paysan transportant sur l'aire les dernières gerbes, ou quelque berger chassant devant lui son trou­peau et le poussant vers l' étable, afin de le soustraire aux ardeurs du soleil.

Boniface de Forcalquier cheminait lentement au pas de son cheval. Il admira d'abord le paysage qu'il avait sous les yeux. Nous avons dit qu'il en est peu de plus gracieux. Le chemin qu'il suivait serpentait à travers les ondulations du terrain , au milieu des prairies, des vi­gnes et des arbres fruitiers. I l côtoyait sur sa gauche des collines complantées en chênes-verts, et au loin, sur sa droite, au delà des prés arrosés par le ruisseau de Lencrème, par dessus les peupliers qui ombragent ses bords, s'élevait la montagne sur laquelle est bâtie Montjustin. Les flancs en étaient couverts de bois de pin sombres et serrés.

Mais l'homme, insatiable dans ses désirs, se lasse bientôt de ce qu'il possède. Il en fut ainsi du voyageur. Après le premier moment d'admiration, il cessa de faire attention aux beautés de la contrée qu'il parcourait, et, laissant aller la bride sur le cou de son cheval, il tomba dans une profonde rêverie. A quoi pensait-il? Nous l'ignorons. Il était probablement dans cet état de quasi somnolence d'esprit que l'on remarque souvent chez l'homme inoccupé, alors que le passé ne lui inspire pas de regrets, qu'il est satisfait du présent, et qu'il laisse l'avenir aux mains de la Providence. Or, Boniface de Forcalquier était dans la disposition d'esprit que nous venons de dépeindre ; sauf la mémoire de sa mère, il ne songeait guère au passé : il jouissait du présent et s'in­quiétait peu de l'avenir. Mais cette quiétude parfaite devait bientôt être troublée.

Il avait fait ainsi, sans s'en apercevoir, la moitié du che­min, et ne se trouvait qu'aune centaine de pas du couvent de Carluec , lorsque des cris perçants firent évanouir les images fantastiques qui se succédaient dans son cerveau, et le rappelèrent à la réalité. Il piqua des deux , et, arrivé près du couvent, il vit trois hommes cherchant à entraî­ner vers le bâtiment, alors désert, deux femmes qui résistaient de toutes leurs forces.

La disproportion du nombre n'effraya pas Boniface de Forcalquier. Il mit l'épée à la main, et, en deux bonds de son cheval, il fut sur les ravisseurs. Ceux-ci lâchèrent leur proie , saisirent leurs armes et se mirent en mesure de se défendre. Fort heureusement pour le courageux jeune homme, ils avaient, dans la lutte avec les deux femmes, jeté leurs arbalètes, afin d'être plus libres de leurs mouvements. Cette circonstance rendit moins iné­gales les chances du combat. Plein de confiance en lui-même, Boniface s'élança sur les bandits et para lestement un coup de lance qui lui était adressé en pleine poitrine puis, d'un revers, il fendit la tête à celui qui l'attaquait. L'homme tomba sur le coup, sans pousser un cri. Ses compagnons effrayés battirent en retraite. Profitant d'un accident de terrain qui rendait le passage difficile pour un cavalier, ils purent s'enfuir dans le cloître, où ils se réfugièrent. Les y poursuivre eût été inutile et fort dan­gereux.

Le monastère de Carluec, dont les ruines subsistent encore, mais disparaîtront bientôt, a depuis longtemps exercé la sagacité des archéologues qui ne sont pas d'ac­cord sur l'origine de son nom. On a bâti là-dessus plu­sieurs systèmes. Le plus accrédité dans le pays fait remonter cette origine à Charlemagne qui s'y serait arrêté dans un de ses voyages. On l'aurait nommé Caroli Locus (1) ; de là, en provençal, Carl luec, synonyme du latin. Cette explication en vaut un autre. A tout prendre, il serait possible que le grand empereur eût passé sur l'ancienne voie romaine dans quelqu'une de ses nom­breuses pérégrinations, bien que l'histoire n'en ait pas conservé le souvenir. Quoiqu'il soit difficile de croire qu'un souverain ait voyagé dans les montagnes de la haute Provence, où jamais ne se sont passés des événements importants, il pourrait se faire que quelque autre monar­que du nom de Charles ait fait une station à Carluec. Cependant nous n'admettons pas cette étymologie. Nous avons trouvé une explication beaucoup plus naturelle à laquelle Charlemagne et ses successeurs n'ont rien à voir.

Il faut que l'on sache que , dans le courant du XIV e siècle , il existait à Céreste une famille du nom de Carluec, maintenant éteinte. Il est probable qu'elle pos­sédait auparavant le terrain sur lequel le monastère fut construit, et que, bien antérieurement, elle avait imposé son nom à ce quartier, fait très commun dans nos con­trées. C'est pour l'avoir négligé que les archéologues, égarés par une étymologie trompeuse parce qu'elle est vraisemblable, sont tombés dans une erreur dont le bon sens seul aurait dû les garder. Nous pourrions, si la chose en valait la peine , appuyer notre opinion d'exemples pris sur le lieu même.

(1) Lieu ou station de Charles.

Quoi qu'il en soit de l'origine du nom de Carluec, nous dirons que ce couvent avait appartenu à l'ordre des Templiers supprimé, depuis cinquante ans, par le roi Philippe-le-Bel et par le pape Clément V. Le bâtiment n'était pas encore atteint de décrépitude mais il com­mençait à se ressentir de l'abandon dans lequel on l'avait laissé depuis lors. Sauf l'église que l'on avait entretenue parce qu'elle servait à l'exercice du culte, le restant de l'édifice témoignait de la négligence des hommes et des injures du temps. Les toits effondrés en plusieurs endroits, les murs intérieurs qui se disjoignaient, imploraient une main réparatrice ; semblable à l'homme qui, dans la force de l'âge, est atteint d'une maladie aiguë et se meurt, si les secours de la médecine lui font défaut.

Les deux bandits, échappés à l'épée de Boniface de Forcalquier, se réfugièrent dans ce bâtiment, où il eût été dangereux de les poursuivre. Il était, au contraire, prudent de s'éloigner sans tarder. On ne pouvait savoir s'ils n'appartenaient pas à quelque troupe nombreuse à laquelle ils auraient servi d'éclaireurs. En effet, les ban­des d'aventuriers, que l'attrait du pillage avait réunis, et qui avaient déjà dévasté une partie du midi de la France , menaçaient Avignon. Leur chef, le célèbre Arnaud de Servole, de funeste mémoire, se disposait à demander au pape Innocent VI, ses trésors et ses indulgences. Mais les brigands auxquels venait d'avoir affaire Boniface de Forcalquier n'appartenaient pas à la grande compa­gnie. C'étaient des pillards isolés que les troubles qui désolaient la Provence avaient suscités.

Ils n'en étaient pas moins dangereux pour cela. Peut-être n'étaient-ils que plus à craindre car la grande compagnie devait, dans l'intérêt de sa sécurité même, avoir une sorte de discipline nécessairement inconnue à des gens agissant isolément. L'arrivée du jeune chevalier, et son intervention généreuse , sauvèrent d'un immense danger les deux femmes qu'il avait secourues si à propos. Il mit pied à terre, en ayant néanmoins l'œil au guet, et s'approcha d'elles pour les rassurer. Toutes les deux se jetèrent, pour ainsi dire, dans ses bras, tant elles étaient effrayées. Il les engagea à s'éloigner au plus vite, en leur promettant qu'il les accompagnerait jusque chez elles. Elles obéirent, car ce n'était pas le lieu des crises nerveuses et des défaillances subites, choses que les femmes ne se permettent guère qu'autant qu'elles se trouvent en bonne compagnie, et qu'elles sont sûres, en s'évanouissant, de tomber sur un sofa.

En courtois chevalier, Boniface de Forcalquier donna le bras à celle qui, à sa tournure et à ses vêtements, lui parut la plus qualifiée, et qu'il jugea appartenir à la classe élevée. Son extérieur n'annonçait guère plus de seize ans ; âge d'innocence et d'éclat radieux, où la femme semble arriver en droite ligne du ciel. Elle était blonde , rose et fraîche, à la taille élancée, au maintien noble et digne : c'était la maîtresse. L'autre était une petite brune, rieuse, accorte, rondelette, à l'œil vif, aux cheveux noirs , à l'air délibéré. Son âge ne dépassait pas dix-huit ans. Elle avait le nez retroussé, le pied mignon, la taille un peu courte, mais bien prise : c'était la servante; alerte paysanne, née sous le ciel fortuné de la Provence, où s'épanouissent de si belles fleurs.

Ils marchèrent d'abord très vite et sans parler, le mo­ment n'étant pas propice à la conversation , Boniface de Forcalquier conduisant la demoiselle, car elle avait un droit incontestable à cette qualification, et la suivante venant immédiatement après eux. Ils ne ralentirent le pas que lorsqu'ils eurent mis un certain intervalle entre eux et Carluec , et qu'ils eurent vu arriver à leur secours cinq ou six paysans armés de lances et d'épées. Ces braves gens avaient été prévenus par un jeune garçon qui accom­pagnait les deux femmes dans leur promenade matinale. Complètement rassurés sur leur sort, ils se dirigèrent vers Carluec, dans l'espoir d'y surprendre les bandits. Mais ceux-ci, mettant le temps à profit, avaient dé­guerpi. On ne les trouva plus.

Chemin faisant, Boniface de Forcalquier eut occasion d'apprendre quelle était la personne à laquelle il venait de rendre un service aussi signalé. Il avait sauvé l'hon­neur et, peut-être , la vie d'une noble demoiselle, nom­mée Ayssalène de Reillanne, fille de Bertrand de Reillanne, et nièce de Raymond, le chevalier de Saint-Jean, à l'invitation duquel il se rendait. La fortune ne pouvait mieux le servir, car elle l'introduisait dans cette famille sous le titre de libérateur d'un enfant chéri.

Il apprit encore, mais cette fois ce fût par l'intermé­diaire de Sancie, la suivante, qu'Ayssalène était destinée par sa mère à prendre le voile, et qu'elle devait entrer bientôt en qualité de novice dans le couvent de Sainte-Claire, de Manosque.

La soubrette donna libre carrière à sa langue au sujet de la profession qu'une mère cruelle imposait à Ayssalène de Reillanne. Elle prétendait, non sans raison , que c'était grand dommage de voir entrer en religion une jeune demoiselle aussi jolie et aussi aimable que sa maîtresse. Elle serait allée plus loin, et n'aurait pas craint de faire remonter son blâme jusqu'aux parents d'Ayssalène, si celle-ci ne lui avait imposé silence. Elle dit au chevalier que le zèle de sa suivante l'entraînait trop loin , et que, pour elle, sa résolution était prise. Elle ajouta qu'elle faisait sans regret le sacrifice de sa liberté et des plaisirs de ce monde.

Ayssalène de Reillanne était sincère en ce moment. Elevée loin du tumulte des grandes villes, accoutumée au calme de la campagne, ne connaissant de la vie que ce qu'elle avait pu en apprendre dans le cercle intime de la famille, elle avait accepté sans peine la position que le zèle peu réfléchi de sa mère lui destinait. La vie paisible du cloître lui souriait, ainsi qu'il arrive à toutes les jeu­nes imaginations , elle y voyait une existence dégagée de tout souci, couronnée dans le lointain par une sainte et heureuse fin. Les légitimes aspirations de la femme sommeillaient chez elle mais l'arrivée de Boniface de Forcalquier devait leur donner l'éveil. Il était impossible que cette âme naïve restât insensible au mérite du jeune chevalier, à sa figure, à ses manières courtoises, et que l'immensité du service rendu ne provoquât pas sa recon­naissance.

De son côté, Boniface de Forcalquier était obligé de s'avouer que jamais dans le cours de ses voyages, à la ville, comme dans les châteaux, il n'avait vu figure plus attrayante, maintien plus modeste et grâce aussi parfaite. L'inexpérience d'Ayssalène de Reillanne et sa naïve candeur avaient pour lui un attrait irrésistible, et il sentait son cœur bondir dans sa poitrine, quand le grand œil bleu de la jeune fille lui adressait des remercîments que sa bouche n'osait proférer, crainte de ne pouvoir en tempérer la vivacité.

Bref, ce qui ne pouvait manquer, arriva. L'amour se mit en tiers, il était impossible qu'il en fût autrement, tout concourait fatalement à développer un sentiment que le premier coup-d'œil avait fait naître , et dont on n'aurait pu triompher qu'en l'écrasant dans le berceau. Mais personne n'y pensa ; personne ne pressentit le dan­ger qui menaçait la naïve Ayssalène, et ses parents, tout entiers à leur reconnaissance envers son libérateur, n'eurent pas un instant l'idée qu'elle pût concevoir pour lui un sentiment plus tendre. Il en est toujours ainsi. Nous ne croyons possible que ce que nous pouvons réa­liser nous-mêmes, et si notre maison est incombustible, nous ne concevons pas que celle de notre voisin puisse brûler.

Boniface de Forcalquier lutta vaillamment contre le sentiment nouveau qui s'emparait de lui, car il compre­nait que ce serait fort mal reconnaître l'hospitalité qu'on lui donnait, ainsi que les égards qu'on lui témoignait, en détournant Ayssalène de la vocation que sa mère lui avait imposée. Mais comment résistera une séduction de tous les instants ? Que faire contre la jeunesse, la beauté, la grâce, la décence ? Comment se soustraire à cette influence irrésistible alors qu'elle est secondée par les ardeurs et les emportements du jeune âge ? De pareils triomphes sont rares. Pour s'en vanter, il faut que le temps ait blanchi la tête, flétri le cœur, desséché les veines. Mais alors on ne vit plus : on végète encore quel­que temps, et l'on meurt.

Boniface de Forcalquier fut vaincu. Il succomba, et fit bien. A quoi bon tant résister, quand le plaisir de la défaite vaut mieux que l'honneur de la plus haute vic­toire ! Quoique nous n'ayons pas l'honneur d'être un noble chevalier, nous en aurions fait autant à sa place. Mais il succomba en honnête homme. Il se promit à lui-même, et pour un homme de cœur ce serment en vaut bien un autre, il promit , disons-nous, qu'il aurait pour femme Ayssalène de Reillanne, et que, quelle que fût la fortune que le destin lui réservât, il ne donne­rait jamais ce nom à une autre. Ayant appris à connaî­tre le caractère absolu et opiniâtre de dame Catherine de Reillanne, mère de sa bien-aimée, il prévoyait des obstacles sérieux, de grandes difficultés, des luttes même ; mais il espérait que , Dieu aidant, et en met­tant Ayssalène de son côté, il surmonterait tout et vien­drait à bout de son dessein.

Tout jeune qu'était Boniface de Forcalquier, on ne pouvait lui faire le reproche d'être un amoureux spécu­latif. Il comptait parmi ces hommes qui traduisent bien vite leurs sentiments en action. Dès qu'il fut tombé d'ac­cord avec lui-même , il résolut d'avoir une explication avec Ayssalène de Reillanne, afin d'apprendre de sa bouche si elle approuvait son projet et encourageait ses espérances.

Il lui fut facile de savoir à quoi s'en tenir. Indépendamment du secret penchant qui attirait Ayssalène vers lui, il avait auprès d'elle un chaleureux protecteur. L'af­fabilité de Boniface de Forcalquier, sa bonne mine , sa libéralité, le service rendu, car sans lui servante et maî­tresse auraient eu même sort, l'avaient mis très avant dans les bonnes grâces de Sancie, Certainement, si sa condition l'avait permis, elle l'aurait gardé pour elle. Mais ne pouvant réaliser une pareille espérance sans faire une brèche notable à sa vertu , et en l'absence de toute tentation venant de la part de la personne ainsi favorisée, elle résolut d'appuyer auprès de sa maîtresse l'amour du chevalier. Douée d'un tact féminin très sûr, et d'un talent d'observation assez développé, qualité que les domestiques possèdent à un fort haut point en ce qui concerne les affaires de leurs maîtres, elle avait vu cette passion naître, grandir, et enfin atteindre le degré d'in­tensité qui précède l'explosion. Elle avait, en même temps, deviné les secrets sentiments d'Ayssalène. Quand l'obligeante Sancie s'en fut définitivement assurée, elle se mit sérieusement et sans le moindre scrupule de conscience, à faire l'office du démon tentateur présen­tant la pomme fatale à notre mère Eve. Elle commença par dire qu'une aussi belle fille que sa maîtresse n'était pas faite pour rester dans un cloître; que c'était péché de l'y enterrer, et que les parents qui sacrifiaient ainsi leurs enfants étaient bien coupables. Ensuite, en regard du couvent, elle mit le beau damoiseau Boniface de For­calquier, jeune, brave, bien né et riche ; après quoi, elle ne manquait jamais de s'écrier que, si elle était demoiselle, son plus grand bonheur serait de l'avoir pour mari, et qu'elle aimerait mieux vivre un mois avec lui que pourrir pendant cent ans dans un cloître.

Le diable a souvent tort mais il peut avoir quelque­fois raison : alors il devient irrésistible. La pauvre Ays­salène, sollicitée d'un côté par son propre penchant, tentée de l'autre par le diablotin femelle qui ne lui lais­sait pas un instant de répit, obligée de convenir que sa suivante disait vrai, et se sentant maintenant beaucoup plus de dispositions pour l'honorable existence de la mère de famille que pour la vie paresseuse du couvent, la pau­vre Ayssalène, disons-nous, sentait son cœur se ramollir et se fondre ses précédentes résolutions. Boniface de For­calquier n'avait qu'à se présenter, il était sûr d'être bien accueilli.

Il vint, en effet, non point en triomphateur, mais en amant soumis , suppliant, délicat. La trouvant seule au salon , un beau matin , pendant que Sancie, au de­hors, faisait le guet, l'oreille clouée au trou de la ser­rure, il lui dépeignit la vivacité de la passion qu'il res­sentait pour elle, lui dit que son plus grand bonheur serait d'obtenir sa main, et protesta qu'il n'attendait que son assentiment pour en faire la demande. Tout cela fut exprimé avec des gestes, des regards prouvant que le suppliant était aussi passionné qu'une femme, même très exigeante sur pareil chapitre, pouvait rai­sonnablement le désirer.

Que devait faire Ayssalène de Reillanne? Refuser, sans doute? Hélas ! E lle n'en eut pas la force. Des larmes de bonheur jaillirent de ses yeux, coulèrent sur ses joues, et sa main tremblante tomba d'elle-même dans la main de l'heureux Boniface de Forcalquier. C'est ainsi que se firent leurs fiançailles. Sancie seule en fut le témoin ignoré. La curieuse jeune fille assista à cette scène d'a­mour. L'œil et l'oreille alternativement occupés, lui per­mirent d'en saisir tous les détails. Elle admira, avec un sentiment d'envie instinctive, le spectacle le plus gra­cieux qu'il soit donné à l'homme d'apercevoir : la vue de l'amant qui supplie et de la beauté qui capitule.

Jusque là, tout allait pour le mieux, et nos jeunes gens, ravis et passionnés , croyaient n'avoir plus qu'à entonner l'épithalame : Oh ! A mour ! O h hyménée! Mais le plus difficile restait à faire. Il s'agissait d'obtenir le consentement de dame Catherine de Reillanne qui, toute sa vie, avait eu la haute main dans sa maison. Poussée par des sentiments de piété exagérés, elle avait elle-même choisi l'état auquel elle destinait sa fille, et avait dirigé son éducation vers ce but. Tant que Bertrand de Reillanne avait vécu , il s'était opposé de tout son pou­voir à l'entrée de sa fille en noviciat. Son frère Raymond l'avait chaleureusement secondé mais sa mort, sur­venue depuis peu , avait laissé Ayssalène sans défense, en la réduisant à la protection peu efficace de son oncle Raymond. La résistance de Bertrand avait eu néan­moins le bon effet de retarder l'entrée de sa fille au cou­vent. Maintenant que la dame de Reillanne était devenue la souveraine maîtresse , elle avait résolu qu'Ayssalène commencerait son noviciat après les vendanges. Son beau-frère eut beau protesté, il fallut s'y soumettre.

Boniface de Forcalquier, avons-nous dit, était instruit du projet bien arrêté que dame Catherine de Reillanne mûrissait depuis longtemps. Cependant, comme le pro­pre des amoureux est de ne jamais désespérer, il se flat­tait de triompher de sa résistance. Il résolut de faire part de son projet à Raymond de Reillanne. Celui-ci lui répondit que, en ce qui le concernait, il serait bien aise de voir se former cette alliance ; qu'il croyait pouvoir répondre de l'assentiment de son neveu, Raybaud de Reillanne, lequel était en âge de discernement mais qu'il craignait que sa belle-sœur ne s'y opposât d'une manière absolue. Il lui promit de sonder le terrain , en exigeant toutefois qu'auparavant Boniface prît congé de la famille, et fût attendre à Céreste le résultat de sa mé­diation. Dame Catherine éclaterait, à coup sûr, disait-il, quand il l'informerait des prétentions du chevalier, et, sous tous les rapports, il valait mieux pour celui-ci que l'orage ne pût l'atteindre.

Raymond de Reillanne avait deviné juste. Au pre­mier mot qu'il lui toucha de la demande de Boniface de Forcalquier, et de l'inclination réciproque des jeunes gens, la dame de Reillanne entra dans une terrible co­lère. Elle signifia tout net à son beau-frère qu'elle s'op­posait absolument à ce projet, et, le laissant là , elle courut à l'appartement de sa fille, la fureur dans les yeux et la menace à la bouche. La charmante Ayssalène fut largement souffletée, après que sa mère lui eut fait de vifs reproches sur la liberté grande qu'elle avait prise en se rendant amoureuse de Boniface de Forcalquier ; comme si jamais les enfants avaient demandé pareille permission à leurs parents ! La bonne dame oubliait que, dans sa jeunesse, elle avait aussi adoré le veau d'or.

Mais beaucoup de gens sont ainsi faits : ils se marièrent par procuration.

L'opposition de dame de Reillanne fut un crève-coeur pour les amoureux. Il va sans dire qu'on mit Ayssalène sous clef dans, sa chambre, et qu'il fut défendu à Sancie, sous peine d'être chassée, de favoriser les relations que Boniface de Forcalquier pourrait chercher à établir. Elle fut battue, à son tour, pour avoir osé faire la moue en recevant cet ordre, et pour s'être permis quelques ob­servations. En agissant ainsi, dame Catherine de Reillanne commit une grande erreur et montra qu'elle con­naissait peu le cœur humain, car Sancie, outrée du châtiment qu'elle avait subi, lui en garda rancune. A l'affection qu'elle ressentait pour sa maîtresse vint se joindre le désir de se venger des soufflets qu'on lui avait administrés. Elle atteignit sûrement ce résultat en se li­guant avec Boniface de Forcalquier.

Celui-ci, instruit du refus de la dame de Reillanne et de la séquestration d'Ayssalène, s'en vint tout naturellement rôder à l'entour de sa prison. La mère eut beau faire mais sa surveillance ne put jamais être assez exacte pour empêcher que les jeunes gens ne se vissent quelquefois, de loin, il est vrai, et ne pussent s'entretenir. A cela , Sancie s'employait de toutes ses forces, au risque d'at­traper quelque soufflet. Le reste de la famille paraissait indifférent. Il y avait même une connivence secrète en faveur de l'amoureux. Tout le monde fermait les yeux sur ses démarches, assez ostensibles pourtant, et l'on faisait semblant de ne pas le voir. Ce manège impatientait en­core plus la dame de Reillanne, qui se sentait seule con­tre tous. Mais elle n'en persista que plus fort dans son refus. Enfin, les choses en vinrent au point que Ray­mond de Reillanne, désespérant de faire entendre raison à sa belle-sœur, prit congé d'elle et retourna à Manosque, abandonnant ainsi Ayssalène à son sort, et privant Bo­niface de Forcalquier d'un précieux auxiliaire.

Quelque temps s'écoula au milieu de cette guerre d'embuscades et de surprises. Quelquefois victorieux , encore plus souvent vaincu par l'infatigable surveillance de la dame de Reillanne, Boniface de Forcalquier voyait avec chagrin et avec dépit que ses affaires n'avançaient pas et que le moment de la catastrophe approchait. Déjà , dame Catherine de Reillanne était parvenue à jeter une certaine froideur entre lui et son parent, le seigneur de Céreste. Guillaume Augier de Forcalquier, en homme sensé , lui fit des remontrances sur sa conduite. Il s'ef­força de lui faire comprendre qu'il lui serait difficile, sinon impossible, d'entrer dans la famille de Reillanne sans avoir, au préalable , obtenu le consentement de la mère qui en était le chef. Il lui dit que, s'il persistait dans sa poursuite , il se préparait un fâcheux désappoin­tement, sans parler des mauvais traitements auxquels, à cause de lui, était soumise Ayssalène. Mais ces repré­sentations furent faites en pure perte. C'est toujours un temps mal employé que celui que l'on met à raisonner un amoureux, car constamment le vent emporte les paroles du Mentor.

Comme, en résumé, Boniface de Forcalquier n'était pas plus sage que les autres jeunes gens de son âge, et que , eût-il été privilégié au point d'écouter les conseils de l'expérience, l'amour lui eussent fermé les oreilles, il ne tint nul compte des paroles de son cousin. Il en résulta seulement qu'il prit congé de lui. Les deux parents se séparèrent civilement, mais avec quelque froideur. Bo­niface était peu satisfait de la mercuriale qu'il avait reçue, et Guillaume Auger haussait les épaules de pitié en voyant ce jeune homme persister dans un projet qu'il lui était impossible de réaliser.

Mais la dame de Reillanne ne gagna rien à avoir ainsi semé la désunion entre des parents. Boniface de Forcal­quier se garda bien de retourner à Pierrevert. Il changea seulement de résidence, pour établir son nouveau quar­tier général à Saint-Michel, village distant de Reillanne d'environ une lieue. Il s'installa chez un des amis de son père, nommé Pierre Arnaud , lequel avait plusieurs fils à peu près de son âge. De là, il faisait ses courses quotidiennes à Reillanne, tantôt seul, tantôt accompagné de George Arnaud , l'un des fils de son hôte, avec lequel il était plus particulièrement lié. Ce jeune homme , des­tiné d'abord à l'état ecclésiastique, avait, dans un mo­ment d'effervescence juvénile, jeté le froc aux orties. Depuis lors, pour se dédommager sans doute de la con­trainte que son ancien habit lui avait imposée, il vivait en homme mondain, affectant une grande désinvolture soit d'esprit, soit de corps, et prenant les manières et la tournure d'un cavalier. Il se faisait surtout remarquer par une longue épée, qu'il portait néanmoins avec grâce, et dont il savait se servir au besoin.

Mais les allées et venues de Boniface de Forcalquier n'aboutirent à rien, et bientôt arriva le moment fatal, c'est-à-dire le jour où Ayssalène de Reillanne devait être conduite par sa mère chez les religieuses de Sainte-Claire, à Manosque. Dire combien la malheureuse victime, que l'on sacrifiait ainsi, versa de pleurs, serait inutile , car tout le monde sait qu'en général le couvent a peu d'attrait pour les jeunes filles, et qu'il est particulièrement odieux à celles que l'amour du monde et de la créature tient au cœur. Ayssalène pleura donc beaucoup en quittant ses frères et ses sœurs, et Reillanne qu'elle n'espérait plus revoir. Mais ce fut avec un véritable désespoir qu'elle se sépara de Sancie, sa suivante, devenue sa confidente , par le fait même de dame Catherine de Reillanne. C'est le résultat ordinaire de la sévérité outrée des parents, et de leur refus de satisfaire les désirs légitimes et convena­bles de leurs enfants : non seulement ils provoquent la révolte, mais ils les contraignent à donner leur confiance à des mercenaires qui en sont rarement dignes.

Enfin, le sacrifice s'accomplit. Un matin du mois d'oc­tobre, deux jours seulement avant celui qui fut témoin de la rencontre de Bertrand Chicholet avec Boniface de Forcalquier auprès du pont de Drouilhe, une caravane partit de Reillanne. Elle se composait de dame Catherine de Reillanne , d'Ayssalène sa fille, et d'un domestique, tous les trois à cheval. A quelques pas en arrière, un homme à pied chassait un mulet chargé de bagages. C'é­tait le trousseau de l'infortunée novice.

Le trajet fut long, car la route, qui est très accidentée, était alors fort mauvaise. C'était un simple sentier prati­cable, tout au plus, pour des piétons et pour des cavaliers. A cette époque, le transport des marchandises se faisait en­tièrement à dos de mulet. C'était ainsi que l'on voiturait, d'une extrémité de la Provence à l'autre, les denrées pro­venant du sol, les produits exotiques, et ceux des rares industries qu'un commerce borné permettait d'exploiter.

En toute autre circonstance, le voyage entrepris par la dame de Reillanne aurait offert peu d'agrément; mais il était particulièrement ennuyeux à cause de la disposi­tion d'esprit des voyageuses. La mère, dépitée de voir le peu de cas que l'on faisait de ses conseils et de son auto­rité, gardait rancune à sa fille et celle-ci, outrée de la violence dont elle était l'objet, se renfermait dans un mu­tisme absolu. Pendant quatre heures que dura le voyage, il ne fut pas échangé entre la mère et la fille une parole amicale.

Ces dispositions, réciproquement peu bienveillantes, abrégèrent la longueur ordinaire des adieux. La dame de Reillanne arriva directement au couvent de Sainte-Claire, remit sa fille à une religieuse, et s'enferma avec la supé­rieure, qu'elle ne quitta qu'après un long entretien. Elle l'instruisit de la poursuite obstinée de Boniface de For­calquier, des craintes qu'elle avait qu'il ne fît quelque esclandre compromettant pour sa fille, et l'engagea à la faire surveiller rigoureusement.

Dame Catherine de Reillanne n'avait pas tort de se méfier, car, pendant tout le cours de son voyage, à chaque détour du chemin, elle avait pu voir deux cavaliers la suivant à distance, et paraissant régler leur marche sur la sienne. L'éloignement ne lui permettait pas de les reconnaître, mais sa conscience lui disait que Boniface de Forcalquier était l'un de ces cavaliers. Quant à Ayssalène, elle était sûre que son amant la suivait. Elle se retournait de temps en temps en cachette pour tâcher de l'aperce­voir, ce qui lui valait une verte semonce de la part de sa vigilante mère, toutes les fois qu'elle était surprise en flagrant délit.

La mère et la fille ne se trompaient pas dans leurs pres­sentiments. La colère et l'amour les servaient à mer­veille. C'était, en effet, Boniface de Forcalquier qui avait levé subitement le camp en apprenant le départ d'Ayssa­lène pour Manosque. Il s'en réjouissait presque, car il comprenait qu'il aurait meilleur marché des religieuses, que de la dame de Reillanne. Il ne savait au juste ce qu'il résoudrait, à quoi il aboutirait mais il espérait pouvoir se procurer quelque entrevue avec Ayssalène, apprendre de sa bouche si elle persévérait dans ses sen­timents, et, enfin , en arriver aux grands moyens, c'est-à-dire lui proposer un enlèvement. L'expédient est ancien mais il n'en est pas plus mauvais pour cela. C'est la dernière raison des amoureux contrariés, de même que le canon est la dernière raison des rois. Il y a néanmoins cette différence essentielle, c'est que les amou­reux vident leur querelle eux-mêmes et non par pro­curation.

Tel était le projet que Boniface de Forcalquier, dans l'emportement de son amour, exposait, pour la centième fois, à son ami George Arnaud, chevauchant à côté de lui. Celui-ci, qui n'était guère plus sage, approuvait hautement et offrait son concours pour l'exécution. Je tiendrai l'échelle, disait-il, pour que tu puisses escalader le mur, et si quelque nonce vient à passer, je me charge de l'assommer.

Nous verrons cela plus tard, répondit Boniface ; je compte sur toi, et je sais que tu ne failliras pas quand le moment de m'aider sera venu. Mais auparavant il me faut le consentement d'Ayssalène. Dès que je l'aurai obtenu, nous agirons. Je veux aussi faire part de mon projet à mon frère , Bertrand Chicholet ; il .pourra nous être d'un grand secours.

-  Tu as raison , reprit George ; Bertrand est un gar­çon plein de ressources. Mais que diront ton père et ton oncle? peut-être te blâmeront-ils d'employer le moyen extrême de l'enlèvement.

-  Je n'ai rien à craindre de ce côté, répliqua Boniface ; mon père, dont je suis l'unique enfant, consent à tout ce que je veux. Mon oncle est aussi indulgent que lui. Tous deux verraient avec plaisir que j'épousasse Ayssa­lène. Depuis longtemps ils désirent que je me marie ; or, comme le parti est convenable sous tous les rapports, ils ne s'inquiéteront pas outre mesure de la manière dont j'aurai obtenu ma femme. D'ailleurs, je me garderai bien de leur faire la confidence de mon projet. Une fois l'évé­nement accompli, il faudra qu'ils le ratifient. Ils m'ai­ment trop pour me refuser quelque chose.

Cela étant, dit George Arnaud, allons de l'avant. Des deux côtés, les parents sont pour nous, sauf la dame de Reillanne, qui pestera joliment quand on lui aura soufflé sa fille. Mais peu m'importe, je n'aime pas les mères qui violentent l'inclination de leurs enfants, et je me range toujours du côté de ceux-ci. Je suis persuadé que Raymond de Reillanne, ainsi que son neveu Raybaud, ne seront pas fâchés que tu les contraignes à te donner Ayssalène. Ils sero nt sans peine à la nécessité, car il leur serait difficile de trouver mieux pour elle. Quant à moi, si j'étais à leur place, j'aimerais mieux la jeter aux bras du premier bourgeois venu que de l'en­terrer ainsi toute vive. Ne serait-ce pas grand dommage qu'une aussi belle fille fût enfermée à jamais dans un couvent? C'est une mort anticipée.

-Je suis bien de ton avis, répondit Boniface. Je suis déterminé à tout faire pour l'y soustraire. J'y perdrai plutôt la vie, car maintenant il me faut Ayssalène. Je l'aurai ; malheur à qui s'y opposera !

— Et je l'y aiderai de tout mon cœur, s'écria George Arnaud ; que le diable emporte les couvents. Si on y en­fermait ma maîtresse, j'y mettrais le feu pour l'en faire sortir !

George Arnaud était un peu ce qu'on appelle mainte­nant un esprit fort ; non pas qu'il fût irréligieux, car ce n'était guère le défaut du temps où il vivait mais quoi­qu'il fût jeune, ardent et inconsidéré, il lui arrivait quel­quefois de réfléchir. Dans ces occasions, sans manquer en rien au respect et à la fidélité qu'il avait pour le culte de ses pères, il s'était souvent demandé, dans une de ces éclaircies où la raison dissipe les préjugés et nous permet d'apercevoir la lumière, de quelle utilité étaient les couvents et à quelle nécessité sociale ils répondaient. La question ainsi posée était d'une solution facile. Ils sont inoffensifs aujourd'hui que le flot de la population monte, monte toujours, et menace d'étouffer dans l'é­troite limite qui lui est assignée, — au point qu'on en est à se demander comment feront nos arrières neveux, — et que la doctrine malthusienne a pu se produire sans sus­citer trop de réprobation. Mais ils étaient éminemment nuisibles au XIV e siècle, alors que la population était tellement clairsemée que la moitié des terres restaient en friche, et en présence de la terrible peste noire qui rava­geait l'Europe. Ils en tarissaient la source, en même temps qu'ils mettaient hors du commerce une fort grande partie de la fortune immobilière, principale richesse des nations. Il était donc impossible qu'un esprit clairvoyant, quoique réfléchi par boutades, ne fût pas frappé quelque­fois des inconvénients résultant des établissements trop multipliés des fondations religieuses, et que, sans man­quer en rien à ses croyances, il désirât voir s'amender une situation évidemment mauvaise. Celui qui raisonnait ainsi n'était pas en avant de son siècle, car le bon sens est de tous les pays, de toutes les époques et de toutes les conditions. Nous ne reconnaissons comme avant-cou­reurs du progrès que ceux qui, soutenus par la puissance de leur génie, encouragés par une foi ardente, ont re­cherché, aperçu et proclamé une de ces vérités destinées à modifier le sort du genre humain. On peut dire avec raison de ces esprits créateurs, qu'ils ont devancé leur siècle ; on est en droit de les appeler des esprits forts, car ils ne se sont pas laissés offusquer par les préjugés. Quel­ques-uns même ont abusé de leur puissance pour saper des institutions protectrices et sacrées, se .mettant ainsi en opposition avec toutes les lois divines et humaines.

Les deux amis en étaient à ce point de leur conversa­tion , quand ils furent joints par un cavalier, monté comme eux sur un excellent cheval, et armé en homme qui s'attend à faire quelque mauvaise rencontre. Nous n'avons pas besoin de répéter que si, en général le port d'armes offensives était défendu dans l'intérieur des villes, on le tolérait en voyage, attendu l'insécurité habi­tuelle des chemins. L'individu dont nous parlons portait l'épée et la dague. A son bras droit était attachée une longue lance reposant sur l'un des étriers. Il était coiffé d'un casque sans visière, et toute la partie supérieure de son corps était protégé par un jacque de cuir, muni de lames d'acier sur les épaules; devant sa poitrine était suspendu un bouclier, dont le centre s'arrondissait en se terminant en pointe.

Le nouvel arrivant pouvait avoir environ vingt-deux ans. Il était grand , fortement constitué ; il avait la tête petite, le front haut, l'œil vif, les cheveux et la barbe noirs, et un grand nez aquilin donnait à sa physionomie, fort agréable d'ailleurs, un air de sévérité qui s'accordait mal avec son âge. Mais cette apparence calme et réfléchie était trompeuse : le feu couvait sous la cendre, car sous cette enveloppe d'austérité se cachait un caractère fou­gueux et un tempérament ardent. Il en donna plus d'une fois des preuves.

Boniface de Forcalquier et George Arnaud n'étaient pas fort éloignés du chemin de Pierrevert, quand ce cava­lier, qui paraissait les connaître, piqua son cheval pour les atteindre plus vite. Au bruit qu'il fit, ils se retour­nèrent et reconnurent un de leurs amis, qu'ils accueilli­rent avec des témoignages de grande satisfaction, car, ils ne s'étaient pas rencontrés depuis quelque temps. Ce jeune homme était d'Apt : il se nommait Elzéar Raspaud,

-  Eh! bonjour! fit George Arnaud, en lui donnant une cordiale poignée de main. Bonjour, Auzias ! D'où sors-tu ? Voilà deux ou trois mois que l'on ne t'a vu !

-  Je viens d'Apt, tout simplement, répondit l'autre, et je vais à Manosque pour régler une affaire intéressant mon père. Je vous aurais rendu plus tôt visite, si le brave homme avait jugé à propos de délier les cordons de sa bourse. Mais, il tient à ses écus, ce qui fait qu'il n'est pas toujours facile de lui en arracher quelques-uns.

-  Tant pis ! reprit George ; car tu sais comment les employer. Malheureusement, les parents oublient trop volontiers qu'ils ont été jeunes.

-  Ce n'est que trop vrai, dit Elzéar; j'en ai plus d'une fois fait la triste expérience. Cependant, pour ce coup, mon père a été généreux. Ce qu'il m'a donné, joint à un peu de blé de lune (1) que je lui ai fait, me permettra de passer une joyeuse quinzaine à Manosque. Il a beau fermer la porte : qu a fa la sarrayo a fa l'enganno (2).

-  Parfait! répliqua George Arnaud, en éclatant de rire ; car, faire du blé de lune à son père a toujours passé pour une peccadille ; ainsi, nous t'aurons à Manosque pendant quelque temps. Tant mieux ! Mais, dis-moi, tu es armé comme saint George, mon patron ; pourquoi cela?

(1)  Le fis de famille qui vole du blé à son père pendant la nuit, fait du blé de lune.

(2)  Celui qui a fait la serrure a fait le moyen de l'ouvrir. Il existe un dicton semblable en italien.

-  Ce n'est pas sans raison, répondit Eizéar Raspaud ; ne sais-tu pas que la grande compagnie est devant Avi­gnon ?

-  J'en ai ouï parler, dit George; mais nous sommes trop loin et dans un pays d'accès trop difficile pour avoir quelque chose à craindre.

-  C'est bon à dire pour vous, répliqua Eizéar; mais à Apt nous devons nous tenir sur nos gardes à cause du voisinage d'Avignon. On peut rencontrer quelqu'un de ces bandits ; alors, malheur à celui qui ne serait pas en mesure de se défendre. - Eh bien ! Boniface, comment vont les amours?

Eizéar Raspaud connaissait de point en point les récentes aventures de Boniface de Forcalquier. La déli­vrance d'Ayssalène, la mort de l'un des bandits, avaient fait assez de bruit dans le pays, et Reillanne et Apt sont trop voisins, leurs relations sont trop multipliées, pour que ces événements eussent été ignorés dans cette der­nière ville. Il avait appris aussi le rejet des prétentions de son ami, ainsi que son obstination à ne pas abandonner ses poursuites. Ce n'est pas trop de dire qu'il désirait vivement voir soulever l'obstacle qui s'opposait à son bonheur.

-  Mal, répondit Boniface ; la mère s'obstine toujours dans son refus. Que lui ai-je fait, ô mon Dieu ! pour me traiter ainsi?

-  Tu abandonnes donc la partie, dit Eizéar, puisque tu quittes Reillanne?

-  Point du tout, répliqua son ami. Je tiens, au con­traire, plus que jamais, à mon projet. Je sens que je ne puis vivre sans Ayssalène. Je vais à Manosque, où George a bien voulu m'accompagner, parce que, aujourd'hui même, la dame de Reillanne y conduit sa fille. Elle la fait entrer au couvent des Clairistes pour y commencer son noviciat. Mais les vœux ne sont pas encore pronon­cés ! ajouta Boniface, en agitant la main avec colère ; il y a loin de la coupe à la bouche.

-  Et comment feras-tu pour t'y opposer ? demanda Eizéar.

-  Comment je ferai? s'écria Boniface : eh ! pardieu  ! J e l'enlèverai. Qu'Ayssalène y consente, je t'assure que ce sera bientôt fait.

-  Caspi ! répliqua Eizéar Raspaud ; comme tu y vas! prends garde ! Tu vaste mettre l'inquisition aux trousses. Tu sais qu'il ne fait pas bon s'y frotter.

-  Je m'en soucie fort peu. On n'est pas hérétique parce qu'on aura enlevé une fille mise de force dans un couvent. Je suis décidé à tout braver. L'inquisition ni la justice ne m'arrêteront pas.

-  Au fait, dit George Arnaud, il faut savoir oser. Que Boniface commence par arracher sa belle du couvent, c'est là l'essentiel ; après, il verra venir; il aura toujours le temps de se rapatrier avec tout le monde. Quant à moi, je suis résolu à lui donner un coup de main au besoin ; et toi, Auzias, que feras-tu?

-  Moi, répondit Raspaud, je lui en donnerai deux, s'il le faut. Je n'ai parlé que pour prévenir Boniface du danger qu'il courait. Cela fait, je suis prêt à le braver. Je connais la demoiselle de Reillanne, c'est un morceau trop délicat pour un couvent et je trouve fort naturel que notre ami Boniface veuille le prendre pour lui. Mais, à présent que j'y songe, j'ai affaire avec le révérend père Pierre, abbé de Valsainte, qui habite en ce moment sa campagne de Corbière. C'est un grand ami de mon père. Qui sait s'il ne pourrait pas nous servir?

-  Et en quoi? reprit Boniface de Forcalquier. En supposant qu'il voulût intervenir, je ne vois pas comment il me viendrait en aide.

-  Plus que tu ne penses, fit Raspaud. Il est certain qu'il ne t'aidera pas enlever ta belle mais il peut agir auprès de la dame de Reillanne. Tu le connais peu, ou, peut-être même, pas du tout. Moi, je vis avec lui dans une certaine intimité, car je suis un de ses compagnons de chasse les plus assidus. Je sais pertinemment qu'il n'aime pas qu'on fasse violence aux consciences. Il pré­tend que, cloîtrer une fille par force, c'est rendre une créature malheureuse, et faire une offrande peu agréable à Dieu. Or, il faut que tu saches qu'il a des relations fort étroites avec la famille de Reillanne dont il est le voisin.

-  Cela étant, dit George Arnaud, il me semble qu'on ne risque rien d'avoir recours à lui. S'il échoue, nous emploierons le grand moyen. Qu'en penses-tu, Boniface? Qui ne dit rien, consent.

-  Eh bien ! reprit Eizéar Raspaud, je lui en parlerai, pas plus tard que demain. Mais , à présent que je connais votre projet, quels moyens avez-vous pour l'exécuter? Car il faut prévoir le cas où l'intervention de l'abbé de­meurerait sans résultat.

-  J'avoue que nous sommes fort embarrassés, répli­qua Boniface de Forcalquier. Nous avons déjà discuté plusieurs plans. Mais, avant tout, il me faut le consen­tement d'Ayssalène ; et, pour cela, il est nécessaire de la voir.

-  Nous la verrons , répondit Raspaud. Ecoute ! Avant d'entreprendre le siège d'une place, on en fait la recon­naissance. Nous agirons ainsi pour le couvent. Ce soir, sans plus tarder, il faut commencer par étudier la posi­tion. Nous tâcherons ensuite d'en connaître la disposition intérieure, et j'ai pour cela un moyen infaillible. Ces préliminaires indispensables accomplis , nous serons en mesure d'agir, s'il est nécessaire d'en venir là.

-  Il m'est impossible de commencer ce soir, dit Boniface. Je suis obligé d'aller à Pierrevert me présenter à mon père et à mon oncle, que je n'ai pas vus depuis plus d'un mois. Mais dans deux jours, sans faute , je vous rejoins à Manosque.

-  C'est bon , fit Raspaud , d'ici là les voies seront aplanies. J'aurai dépêché l'abbé de Valsainte à la dame de Reillanne, et j'aurai gagné à notre cause une domes­tique du couvent. Il y a chez les Clairistes une fille d'Apt que je connais beaucoup.

-  Bravo ! s'écria George Arnaud ; c'est un coup de partie. Une place dans laquelle on a des intelligences est bientôt prise. Maintenant, ami Boniface, au revoir ! Nous sommes sur la croisière du chemin de Pierrevert, il faut nous séparer. Tu sais qu'il est convenu que je ne t'ac­compagne pas chez ton père ; je ne veux pas me faire sermonner en ta compagnie ; j'ai assez des mercuriales que je reçois à la maison.

Adieu! E t à bientôt! dit Raspaud. A ton arrivée, tu trouveras la besogne avancée.

Sur ce, ils se séparèrent. Boniface de Forcalquier pre­nant le chemin delà maison paternelle, et Eizéar Ras­paud, accompagné de George Arnaud, se dirigeant vers Manosque, où ils ne tardèrent pas à arriver.

Les événements que nous venons de raconter, furent dits encore plus longuement à Bertrand Chicholet par Boniface de Forcalquier. On sait que les amants sont prolixes quand ils s'entretiennent de leurs affaires de cœur. Au reste, ils ne sont pas les seuls à avoir ce dé­faut. Nous ne savons pas tarir, quand nous abordons un sujet qui nous est personnel, quelque futile qu'il soit.

Chicholet fut surpris et même scandalisé que la dame de Reillanne eût osé refuser sa fille à un homme qui, selon lui, par sa naissance et par ses qualités, aurait pu aspirer à la fille d'un prince. Il pesta à satiété contre l'outrecuidance de dame Catherine, et trouva fort simple que Boniface de Forcalquier, ne pouvant obtenir Ayssa­lène du gré de sa mère, se proposât de l'enlever. La chose lui paraissait tellement naturelle, qu'elle ne supportait pas la moindre objection. On comprend qu'avec une pa­reille disposition d'esprit, il ne se fit pas demander deux fois son concours. Il l'offrit au premier mot, en disant à son frère de lait, qu'en cela, comme en toute autre chose, il était à sa disposition et qu'il n'avait qu'à parler.

On sera peut-être surpris de cette facilité de mœurs, qui faisait proposer sans honte et accueillir sans réserve un projet dont la loi punit aujourd'hui l'exécution avec sévérité. Mais il faut qu'on sache qu'en Provence, le rapt qui se fait du consentement de la personne enlevée n'a rien d'odieux. C'est un moyen extrême d'obtenir le consentement de parents récalcitrants. Les amoureux con­naissent la puissance du fait accompli aussi bien que les plus fins diplomates. Ils procèdent même à l'enlèvement avec une sorte de solennité : ils y appellent des témoins, et, avant de partir, la demoiselle déclare, en leur pré­sence, que c'est elle qui enlève le jeune homme. Celui-ci, dès lors, se croit à l'abri de toutes poursuites, parce qu'on ne peut l'accuser d'avoir usé de violence. Cette croyance est erronée quand la demoiselle est mineure, cependant elle est universellement répandue. Il nous est arrivé plus d'une fois, bien à contre-cœur, nous l'avouons, de convaincre de son erreur, quelque Léandre peu senti­mental, qui se flattait de braver la vindicte publique, sur le motif que son Ariane avait prononcé les paroles sacra­mentelles.

Malgré cela, les enlèvements sont encore assez com­muns en Provence. Quand un couple amoureux, dont les parents n'entendent pas raison, a disparu, on entend répéter par les rues, se sount raoubat (1) ; puis tout est dit. On peut être sûr que c'est la fille qui a enlevé le gar­çon, car elle l'a déclaré ainsi à ses témoins. Cet usage baroque, ce renversement apparent des lois delà nature, a son bon côté, si on l'envisage au point de vue du sexe masculin. Celui-ci n'a pas le droit de s'en plaindre. Nous ne savons ce qu'il en est, n'ayant jamais eu l'avantage d'avoir été enlevé mais nous soupçonnons que ce ne doit pas être fort désagréable. Semblable au navigateur voguant sur une mer tranquille, l'amant ravi peut, sans crainte, se confier à sa destinée, à moins, toutefois, que la personne ravissante ne fût un peu trop majeure.

(l) Ils se sont enlevés.

Mais il ne faut jamais raisonner d'une manière absolue. On doit toujours sous entendre les réserves convenables : exceptis excipiendis (1), ainsi que nous disions à l'école.

(1) Excepté ce qui doit être excepté.

CHAPITRE V

Au dire du père Columbi, le couvent de Sainte-Claire de Manosque, était situé hors de la ville, sous la porte de la Saunerie, et à l'extrémité du faubourg de ce nom. Sa fondation remontait à l'année 1323. Par acte ou bulle du 25 septembre de la même année, Hélion de Ville­neuve, grand maître de l'ordre de Saint-Jean, autorisa les religieuses de Sainte-Claire à acquérir un terrain à Manosque, pour y construire un couvent et y établir un jardin, à condition qu'elles ne seraient qu'au nombre de dix ou douze, au plus, et que, si ce terrain était ensuite abandonné par elles, il retournerait à l'ordre. Il fut dit en outre dans la bulle que les religieuses ne pourraient acquérir des terrains, maisons ou redevances au delà de leurs besoins, le tout à l'appréciation du commandeur résidant à Manosque.

Ce couvent, ayant duré très peu sur cet emplace­ment, il est impossible d'en faire la description avec quelque exactitude. Moins de cinquante ans après, l'éta­blissement fut transféré au quartier des Pagans. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que, selon toutes les appa­rences, la porte principale s'ouvrait vis-à-vis la ville, sur cette partie qui est devenue plus tard une promenade publique, appelée les Lices. Le jardin était par derrière ; une enceinte continue l'entourait à l'est, au midi et au couchant. D'après certains confronts que nous avons re­cueillis, nous conjecturons que le couvent de Sainte-Claire ne devait pas être fort éloigné de l'établissement du même genre existant aujourd'hui sur les lieux. Mais, nous le répétons, les documents nous manquent pour remplacer exactement.

Les communications de la ville au monastère se fai­saient librement, soit par la porte de la Saunerie, soit par celle dan Gaud ; car, chose extraordinaire, la ville de Manosque n'était pas protégée par un fossé, bien que le terrain sur lequel elle était assise permît d'ajouter cette défense au rempart qui l'entourait. Le père Columbi, qui écrivait au milieu du XVII 0 siècle, avoue que, de son temps, il n'en restait pas de traces, et si quelques-uns des documents qu'il rapporte prouvent qu'il exista des fossés sur une partie du périmètre de la ville, il en résulte en même temps qu'ils furent creusés à une épo­que postérieure de près de dix ans. Quant à nous, nous pouvons affirmer que, bien que nous ayons compulsé un grand nombre d'actes des XIII e , XIV e et XV e siècles, nous n'y avons jamais rencontré la mention d'un fossé. Lorsque les héritages, et principalement ceux qui s'étendaient de la porte de la Saunerie à celle du Soubeyran, et qu'on nom­mait les Ferrayes, touchaient la ville, on leur donnait in­variablement le rempart, autrement dit le barri , pour confront. Preuve évidente qu'il n'existait pas de fossé, car c'est un confront trop saillant pour être omis. Cependant, l'article 11 de la sentence arbitrale du 3 des ides de no­vembre 1234, défend d'élever des constructions dans les fossés communs de la ville, joignant les remparts. Mais ces fossés n'existaient plus en 1357, et nous croyons qu'ils se trouvaient sur une autre partie de la ville. Par consé­quent, nous pouvons établir en fait que Manosque n'a­vait ni fossé, ni chemin de ronde extérieur, et que toute sa défense consistait dans une enceinte continue de rem­parts, ainsi qu'au fait de n'être dominée de nulle part, si ce n'était du côté du mont d'Or. Mais cette circonstance était insignifiante à une époque où l'artillerie n'était pas encore en usage.

Dans l'après-midi du jour qui suivit l'exécution de Béa­trix Pachière, un conciliabule fut tenu chez Boniface de Forcalquier. Eizéar Raspaud, George Arnaud et Ber­trand Chicholet étaient présents. Eizéar Raspaud rendit compte de la mission dont il s'était chargé. Il apprit à ses amis que l'abbé de Valsainte lui avait paru fort bien disposé envers Boniface de Forcalquier, et qu'il avait promis d'intervenir en faveur d'Ayssalène. Ce dignitaire ecclésiastique devait agir d'autant plus chaudement, qu'il s'intéressait beaucoup à cette jeune fille dont il était le parrain, circonstance que nos amis ignoraient. Cepen­dant, il ne dissimula pas à Eizéar Raspaud qu'il aurait fort à faire pour ramener à la raison la dame de Reillanne, parce que, lui dit-il, elle avait depuis longtemps arrêté de faire entrer sa fille en religion dans le monastère de Sainte-Claire de Manosque, et, qu'étant d'un caractère passablement opiniâtre, il était à craindre qu'elle persé­vérât dans ce projet.

Du côté du couvent, Raspaud avait été plus heureux. Quelques paroles bienveillantes dites à Ermessende Bésenèche, cuisinière de l'établissement, quelques sous pro­vençaux glissés à propos dans la main, l'avaient disposée à faire parvenir un message à Ayssalène. La compatis­sante cuisinière, qui avait la tête chaude et le cœur ten­dre, se laissa gagner par le récit pathétique que lui fit Raspaud de l'amour des deux amants, et des chagrins que leur causait l'obstination irréfléchie de la dame de Reil­lanne. Elle se décida à leur venir en aide, en apprenant que Boniface de Forcalquier recherchait Ayssalène en mariage. Pour sa conscience peu timorée, le but légiti­mait les moyens.

Une lettre pour Ayssalène fut donc préparée. Point n'est besoin de dire si Boniface de Forcalquier y fut élo­quent. On l'est toujours, soit que l'on parle, soit que l'on écrive, quand le cœur est plein de son sujet. En atten­dant l'occasion de la faire parvenir, et pour mettre le temps à profit, il fut convenu qu'on irait explorer le cou­vent de Sainte-Claire, et qu'on en étudierait les alentours afin de pouvoir y pénétrer plus aisément quand il s'agi­rait de mettre l'enlèvement projeté à exécution. Ce fut Bertrand Chicholet qui proposa cette expédition, attendu qu'il se fiait médiocrement à l'intervention du révérend abbé de Valsainte.

On peut concevoir un projet insensé et l'exécuter avec sagesse. Nos jeunes gens étaient dans ce cas. Enlever du couvent Ayssalène de Reillanne était un acte de haute folie mais du moment qu'ils prenaient cette détermina­tion, il était prudent d'aviser aux moyens d'assurer la réussite du projet. Pour que personne ne pût se douter de leur intention, ils sortirent séparément de la ville pendant que la cloche du guet sonnait, c'est-à-dire, demi-heure environ avant la nuit close. Les uns passèrent par la porte GuilhenPierre, les autres par celles dan Gaud et de la Saunerie, et, quelques instants après, ils se trouvèrent réunis devant le monastère.

Il va sans dire que Boniface de Forcalquier et Bertrand Chicholet arrivèrent les premiers au rendez-vous. George Arnaud et Eizéar Raspaud les suivirent de près. Tous ensemble, à la faveur de la nuit, examinèrent avec beau­coup de soin les murs d'enceinte du jardin. Ils reconnu­rent, avec satisfaction, que, du côté du couchant, il était aisé de les franchir au moyen d'une échelle de lon­gueur médiocre. Ils n'étaient pourvus d'aucune défense, car on en avait arrondi la crête en la revêtant de tuiles enchâssées les unes dans les autres. La sortie ne présen­tait pas plus de difficultés que l'entrée.

- Voilà qui est vu suffisamment, dit Bertrand Chicholet ; maintenant retournons en ville. Quand le moment sera venu, je me fais fort de pénétrer dans le couvent et d'en sortir presque aussi aisément que si je marchais de plain-pied. Que Dieu bénisse le maçon qui a eu l'idée de construire un mur si bas!

-Le constructeur prévoyait peut-être qu'un jour un amoureux aurait besoin de l'enjamber pour délivrer sa maîtresse, répliqua George Arnaud mais prévoyant ou non, nous lui devons des actions de grâce.

-  C'est bon, c'est bon ! dit Eizéar Raspaud ; nous le remercierons plus tard. A présent il faut rentrer bien vite, crainte que les gardiens des portes de la ville ne s'aillent coucher et nous laissent passer la nuit à la belle étoile.

L'avis était prudent. Aussi bien nos jeunes gens se hâtèrent-ils d'en profiter. Ils se dirigèrent vers la porte GuilhenPierre qui s'ouvrit pour eux, moyennant une légère rétribution. Le portier, maître Merlin Ponssillon, les admit sans faire la moindre observation. Il se contenta de leur souhaiter le bonsoir.

Quand ils eurent fait quelques pas dans la rue, Ber­trand Chicholet dit à Boniface de Forcalquier qu'il était obligé de le quitter. Il se disposait à partir, après les avoir salués mais Eizéar Raspaud le retint en disant : Où vas-tu ainsi, Bertrand? Je croyais que nous passe­rions la soirée ensemble. Viens à mon logis, nous y joue­rons aux dés en buvant une bouteille de vin blanc.

-  Merci, monsen Auzias, répondit Chicholet; j'ai af­faire quelque part. On m'attend, et je ne veux pas manquer à ma promesse.

_ Quelque femme, probablement, dit à son tour George Arnaud, l'aura donné rendez-vous : alors nous te laissons aller.

-  Vous devinez juste en disant qu'une femme m'at­tend répliqua Chicholet mais vous vous trompez si vous croyez que ce soit pour un rendez-vous amoureux. Il s'a­git de bien autre chose, ma foi !

- Eh! de quoi diable peut-il s'agir à propos d'une femme? s'écria Eizéar Raspaud; à moins qu'elle soit vieille ! Vas-tu prendre une leçon de couture?

-  La belle figure que ferait Bertrand, une aiguille à la main ! dit en riant Boniface de Forcalquier, que la saillie de Raspaud avait arraché à sa préoccupation ; je m'attendrais autant à voir le diable tenant un goupillon!

-Vous brûlez, monsen Boniface, fit Chicholet; le diable est pour quelque chose dans ce que je vais faire ; tout au moins, on le prétend.

-  Raconte-nous donc cela, si c'est possible, dit George Arnaud ; que peux-tu avoir à faire avec Belzébuth ?

-  Je vais consulter une sorcière, répondit Chicholet : voulez-vous en être?

-  Bien obligé ! répondirent en se signant Boniface de Forcalquier et Eizéar Raspaud : nous ne voulons rien avoir à démêler avec ces gens-là.

-  Moi, je vais avec toi, si tu me le permets, dit George Arnaud ; j'assisterai au mystère sans y prendre part. Il ne peut y avoir du mal à cela. Venez, donc vous autres, fit-il en s'adressant à Boniface et à Eizéar; ce n'est pas la peur qui. vous retient, je pense ?

— Je crains plus l'inquisition que le diable, fit Ras­paud ; et si je savais n'en avoir rien à redouter, j'irais. Qu'en dis-tu, Boniface?

-  Ma foi, répondit celui-ci, je serais curieux d'assister aux opérations d'un sorcier pourvu toutefois que je ne m'en mêle pas.

-  Eh bien ! allons, dit George Arnaud ; conduis-nous, Bertrand; mais fais en sorte que la sorcière soit jolie.

-  Elle n'est pas trop mal, répondit Chicholet ; s'es vendumia eme déplus marris insarris (1).

Sur ce, nos quatre étourdis partirent, se dirigeant vers le quartier des Pagans. Ils s'arrêtèrent devant une maison de la rue de la Cougourdello, frappèrent à la porte, et furent admis, après que la sorcière eût reconnu Chicholet. Mais avant de faire assister le lecteur aux mystères qui vont se dérouler, il est bon de lui apprendre pourquoi Chicholet, déjà peu favorablement noté dans l'opinion publique, se hasardait à nouer des relations avec une sorcière et à avoir recours à son art, au risque de se brouiller avec l'inquisition.

Peu de jours auparavant, il était arrivé dans son quar­tier un événement, fort insignifiant par lui-même, qui influa néanmoins assez fâcheusement sur son avenir. Une de ses voisines, ménagère laborieuse et économe, avait eu le malheur de voir presque toutes ses poules, atta­quées de la fatale maladie qu'on nomme la pépie, mourir les unes après les autres. En vain elle les avait opérées, en leur enlevant le corps dur qui se forme au bout de la langue en vain elle leur avait fait manger, en abondance, du pain trempé dans du vin.

(1) On a vendangé avec de plus mauvais paniers.

Tout était inutile soit que la maladie fût incurable, soit qu'elle exigeât un traitement antiphlogistique, le remède échouait et chaque jour la contagion faisait de nouvelles victimes.

Or, advint qu'un beau malin Mengarde Adzami, la ménagère en question, visitant les deux dernières poules qui lui restaient, trouva le perchoir vide de l'une d'elles, et ramassa sur le carreau son corps inanimé. C'en était trop pour Mengarde, car cette poule était sa favorite. Bien qu'elle fût accoutumée à souffrir et à lutter contre le besoin, ce dernier coup mit sa patience en défaut. D'une main tremblante elle releva le cadavre encore chaud de la pauvre créature, et, la larme à l'œil, elle sortit dans la rue en poussant des cris de détresse.

— 0 ma poule ! Faisait-elle ; qui me rendra ma belle poule? Une si bonne bête qui, pendant la moitié de l'année, pondait un œuf tous les deux jours ! S i brave ! Si gentille ! S i privée ! Elle mangeait dans ma main ; elle se laissait prendre et caresser ; si intelligente ! Il ne lui manquait que la parole ! La voilà morte maintenant ! 0 ma poule! Ma belle poule ! E t dire que je n'en peux plus rien faire !

Cette dernière exclamation prouvait que Mengarde Adzami aurait trouvé une atténuation à sa douleur si elle avait pu se donner la satisfaction de manger sa poule. Mais cette dernière et suprême consolation lui était re­fusée car il faut que l'on sache que les poules atteintes de la pépie meurent dans un état d'émaciation tel, qu'il faudrait être mort de faim pour les manger.

Aux cris de Mengarde, toutes les commères du voisi­nage accoururent pour lui prodiguer leurs consolations ; les unes la plaignaient, les autres l'exhortaient à prendre courage, car elle était fort aimée dans le quartier. Parmi ces dernières, se trouvait Fizas Aymérique (1), femme de Jean Ayméric, pharmacien, l'un des probes hommes de Manosque. Celle-ci, après avoir gémi avec Mengarde sur le malheur qui la frappait, l'engagea à la résignation, et finit par lui dire : Après tout, la perte d'une poule n'est pas irréparable : ce n'est pas la mort de C hicholet. L e hasard, ou plutôt l'esprit du mal, toujours aux aguets d'une proie, voulut que maître Bertrand Chicholet survînt au moment où Fizas Aymérique proférait ces pa­roles consolatrices. Le groupe de femmes stationnant dans la rue avait attiré son attention, et, naturellement cu­rieux, il s'approcha pour savoir ce dont il s'agissait. Il arriva à point nommé pour entendre le propos sacramentel et banal au moyen duquel les Manosquins se con­solaient de leurs petites misères.

Nous avons dit qu'il n'était pas fort chatouilleux à cet endroit ; cependant il n'aimait pas qu'on vînt lui jeter ce dicton à la face : c'était le narguer d'une manière trop ; directe. Or, celui qui narguait Bertrand Chicholet était sûr de s'en repentir tôt ou tard.

Il se fâcha donc contre Fizas Aymérique.

- Qu'avez- vous à dire de Bertrand Chicholet ? Lui dit-il: sa mort serait un aussi grand malheur que la vôtre !

Nous n'avons pu savoir si Fizas Aymérique avait parlé de propos délibéré, ou si elle ne s'était pas aperçue de l'arrivée de Chicholet

(l) En provençal, le nom de la femme prend le féminin.

. Quoi qu'il en soit, en sa qualité de femme, elle ne voulut pas avoir la dernière et elle releva le gant. D'un caractère passablement acariâtre et hargneux, et douée d'une volubilité de langue remar­quable, elle était de force à tenir tête à dix Bertrand Chicholet, et, par conséquent, infiniment supérieure à son adversaire, plus enclin à agir qu'à parler; elle était en outre gonflée d'orgueil à cause de la position qu'occu­pait son mari.

En effet, par la nature même de leurs fonctions, les probes hommes de Manosque étaient à la tête de la bour­geoisie de la ville ; en vertu des privilèges accordés à cette ville par Guillaume, comte de Forcalquier, aux nones de février de l'année 1206, les probes hommes devaient participer aux jugements rendus en matière criminelle par le juge ordinaire de Manosque ; on les appelait alors justificateurs. Ils jugeaient les difficultés qui naissaient à l'occasion de la possession des biens délaissés par les citoyens mourant intestat, et n'ayant ni femme, ni en­fants, et ils étaient gardiens des biens des étrangers décédés sans parents ; ils pouvaient même, en certains cas, en disposer. La concession ci-dessus rapportée les qualifie de Proceres , c'est-à-dire principaux. Nous soupçonnons même qu'on devait qualifier exclusivement probes hommes les soixante des meilleurs et des plus sages parmi lesquels on choisissait les douze consuls qui avaient charge d'administrer la commune. Nous devons dire, cependant, qu'un document, ayant pour nous une grande autorité, restreint positivement aux douze consuls la qualification de probes hommes . Au reste, il est question des probes hommes dans presque tous les privilèges concédés par nos comtes à diverses villes de Provence. On les retrouve à Arles, Fréjus, Saint-Maximin, et autres villes. A Marseille, leur rôle était d'une extrême importance.

Fizas Aymérique était infatuée de la position brillante de son mari. Elle considérait, par conséquent, comme tout-à-fait au-dessous d'elle, Bertrand Chicholet, né dans la lie du peuple, et dont la réputation ne flairait pas pré­cisément comme baume. A l'interpellation qu'il se permit, elle se redressa, le regarda du haut en bas, et dit : Voyez donc cet animal qui se met au niveau d'une honnête femme ! Si je mourais, je ferais faute à ma famille et âmes amies, au lieu que la mort d'un mauvais sujet tel que toi réjouirait tout Manosque. Si tu veux que l'on pleure à ton décès, je te conseille de mourir quand on taillera la vigne (1).

— Je mourrai quand il plaira à Dieu, répondit Ber­trand, et je me soucie fort peu que l'on pleure ou que l'on rie à mon enterrement. Si ce que l'on dit dans le quartier est vrai, il y a quelqu'un qui devrait chanter de grand cœur au vôtre.

Cette réponse piqua au vif Fizas Aymérique, car on savait qu'elle ne vivait pas toujours de bonne intelligence avec son mari. Son humeur acariâtre et son caractère entêté amenaient de temps en temps des discussions fort vives entre les deux époux.

(l) On sait que la vigne, perd une certaine quantité de sève quand on la taille: on dit alors qu'elle pleure.

Maître Jean Aymeric était un homme bon, aux mœurs régulières et légèrement facétieuses. Mais, les criailleries de sa femme, jointes à son obstination, avaient en quelques circonstances triomphés de son équanimité. Le quartier avait été témoin de ces querelles. Jean Ayméric était fort endurant, il est vrai ; mais, précisément à cause de cette qualité, sa colère n'en devenait que plus violente et plus dangereuse quand on le faisait sortir des gonds. Poussé à bout et rendu fu­rieux, il saisissait le pilon et battait sa femme; procédé détestable et qui n'aboutit à rien. Les Provençaux le savent bien, eux qui disent que frapper sa femme c'est battre la fausse monnaie ! Mais la colère ne raisonne pas.

— Tu n'es qu'un mauvais drôle, répliqua Fizas Aymérique, sentant où le bât la blessait; tu n'es qu'un marrias (1) que nous verrons un jour se promener par la ville suivi de maître Raymond Martin. Va ! Va ! P ilier de taverne, joueur de dés, entreteneur de femmes perdues ! Si l'on t'avait rendu justice, on t'aurait déjà coupé une main ou un pied !

— Oh! laido masquo (2)! vieillo escarcelo (3)! pregue diou de restouble (4) ! Fit Bertrand Chicholet: plût à Dieu qu'on vous eût coupé la langue depuis dix ans ; vous ne tourmenteriez plus personne !

Jamais homme n'avait osé traiter ainsi Fizas Aymé­rique. Les injures proférées contre elle la piquèrent d' autant plus qu'elles frappaient juste.

(1)  Méchant, mauvais.

(2)  Vilain masque.

(3)  Vieille desséchée.

(4) Mante religieuse, insecte. On la nomme «  pregue diou de restouble  » parce qu'on la trouve surtout dans les chaumes .

En effet, elle n'était plus jeune, elle n'avait jamais été jolie, et elle était maigre et sèche, ainsi qu'il convient à toute per­sonne méchante. — Parlez-moi des ventrus, ceux-là sont la meilleure pâte du monde. - Elle s'aperçut, en outre, que ses excellentes commères commençaient à rire à ses dépens. Tout cela la rendit tellement furieuse que, se trouvant, par extraordinaire, à bout de raisons, fai­blesse qu'elle n'avait jamais eu à se reprocher, elle s'élança sur Chicholet, les mains en avant, dans l'intention de lui arracher les yeux. Les voisines intervinrent, et, un peu par persuasion, beaucoup par force, parvinrent à la ramener chez elle. Là, pour se dédommager, elle fit une scène à son pauvre mari, qui n'en pouvait mais. L'acca­blant d'un flux de paroles méprisantes, elle lui repro­cha de la faire respecter si peu qu'un garnement tel que Chicholet osât l'injurier. Jean Ayméric, stupéfait à cette explosion de colère inattendue et inexplicable pour lui, déguerpit en toute hâte de la maison, laissant là dro­gues, mortier et pilon, et s'en remettant au temps du soin de calmer son irritable moitié.

Une heure après, Fizas Aymérique, qui n'était pas rancunière, et dont le principal tort était de céder trop facilement à l'ardeur de son tempérament, avait oublié sa querelle avec Bertrand Chicholet; mais celui-ci lui garda rancune. Outré d'avoir été provoqué et injurié sans motifs par une femme qu'il avait toujours traitée conve­nablement, il jura de se venger. Mais comment s'y pren­dre ? Il ne voulait pas l'injurier de nouveau ; ce châtiment ne lui paraissant pas suffisant. Il n'entrait pas dans sa pensée de la battre, car il n'était pas homme à frapper une femme. Il pouvait tout au plus lui faire quelque bonne espièglerie qui fît rire les voisins et la ville au dépends de son ennemie. Il rumina longtemps cette idée. Enfin, son cerveau, si fécond d'ordinaire en fait de méchancetés, ne trouvant rien, il résolut de consulter une sorcière. Il y avait à Manosque une veuve nommée Alasace Rascasse, âgée d'une trentaine d'années, qui se mêlait de sorcellerie et de divination. Elle jouait à peu près le rôle que les somnambules remplissent aujourd'hui, à l'excep­tion du sommeil magnétique qui n'avait pas été encore inventé. Elle avait divers procédés, dont l'un consistait à se servir de paroles auxquelles elle attribuait une vertu cabalistique, bien que, par elles-mêmes, elles dussent ex­clure l'intervention de tout agent surnaturel. Ainsi, un jour des inconnus ayant volé une pièce de toile à Jean Enseric, celui-ci, accompagné de sa femme Sisteronne, s'en vint consulter Alasace Rascasse. La procédure dont nous tirons ces détails ne nous dit pas si la sorcière fit précéder sa réponse de quelques cérémonies magiques, telles que nous sommes habitués à les voir figurer dans les romans. Elle se contenta de répondre aux époux En­seric les paroles suivantes : Allez ! Dieu, la vraie croix et la sainte Vierge vous la rendront . Le procédé était d'une extrême simplicité, beaucoup trop simple même ; ce qui nous fait croire que les témoins durent passer quel­que chose sous silence; s'il en était autrement on aurait été sorcier à trop bon marché. Quoi qu'il en soit, les époux Enseric jasèrent, et le fait venant à la connaissance de la justice, on dirigea des poursuites, tant contre la sorcière, que contre ceux qui avaient eu recours à son art. Le procès-verbal porte que ceux-ci avaient agi au mépris de leur salut, contraire­ment aux préceptes du droit, et que leur conduite était d'un mauvais exemple. Si maintenant on poursuivait ceux qui vont consulter les somnambules, on parviendrait peut-être à faire tomber ce honteux charlatanisme. Mais il faut laisser les choses telles qu'elles sont, faute d'une loi qui punisse les dupes ; d'ailleurs, il y aurait trop à faire.

L'information que l'on prit à ce sujet nous apprend qu'Enseric et sa femme furent acquittés mais elle se tait sur le point de savoir s'ils retrouvèrent leur toile, de sorte que nous n'avons jamais pu constater l'efficacité du sortilège. Quant à Alasace Rascasse, le juge la condamna à l'amende de quarante sous, ce qui faisait une somme considérable ; de plus, il la déféra à l'inquisition. Cette femme fut en effet mandée devant les inquisiteurs. Elle se tira d'affaire en leur promettant de ne plus se livrer à de semblables pratiques.

Avant l'affaire des époux Enseric, elle avait subi d'au­tres poursuites à propos de la composition de certain philtre amoureux. Voici à quelle occasion.

Astringe Bannilone, fille d'Esmengarde, avait, à ce qu'il paraît, jeté son dévolu sur Guillaume Roche, fils de maître Jean, notaire à Manosque. Il est probable que le jeune homme avait courtisé la demoiselle mais comme il ne se pressait pas de se déclarer, et qu'il semblait même reculer devant le mariage, Astringe et Esmengarde Bannilone jugèrent à propos d'accélérer sa détermination. Elles s'adressèrent à Alasace Rascasse, qui leur remit un philtre destiné à aiguillonner le nonchalant amoureux. Le breuvage fut dûment administré à Guillaume Roche. Nous ignorons quel effet il produisit, si ce n'est que le fait étant arrivé aux oreilles de dame Justice, elle manda devant elle la sorcière, ainsi que ses complices, et les condamna à l'amende. Quant à la composition du phil­tre, nous avouons, avec chagrin, n'avoir pu parvenir à la découvrir. Nous y tenions pourtant beaucoup, car il est maintes occasions où la recette aurait pu servir.

Ce sont les seuls antécédents d'Alasace Rascasse qui soient parvenus à notre connaissance. Il est probable qu'un plus grand nombre de faits de sorcellerie par elle commis sont restés et resteront toujours ignorés. Quoi qu'il en soit, il fallait que la profession exercée par cette femme fût très fructueuse pour lui permettre de payer les amendes auxquelles elle avait été condamnée. Les bé­néfices qu'elle en retirait l'engagèrent à la continuer, au mépris des promesses qu'elle avait faites aux inquisiteurs. Elle y mit seulement plus de mystère.

Bertrand Chicholet conduisit ses compagnons chez cette sorcière. A leur grand étonnement, ils entrèrent dans une maison proprement tenue, et au lieu d'y ren­contrer une vieille aux cheveux blancs et ébouriffés, à la figure ridée, aux yeux fauves et au nez à bec à corbin, signalement obligé des écuyères du manche à balai, ils se trouvèrent en présence d'une femme encore jeune, assez jolie et vêtue avec une certaine recherche. Peut-être devait-elle une partie de ses succès à ses avantages phy­siques. En effet, il est fort naturel que ceux qui désirent connaître l'avenir, préfèrent s'adresser à une jolie femme plutôt qu'à une vieille ratatinée. En supposant que nous soyons trompés dans notre attente, la déception sera moins amère quand elle aura passé par une jolie bouche. Peut-être encore était-elle redevable à sa beauté de ne pas avoir été trop chagrinée dans l'exercice de sa dange­reuse profession.

Bertrand Chicholet, dont l'habitude était d'aller droit au fait, expliqua en peu de mots à Alasace Rascasse l'ob­jet de sa visite, dont il n'avait fait que lui toucher un mot dans la matinée. Il lui dit que ses amis avaient dé­siré de l'accompagner, afin d'être témoins de la .manière dont elle agissait, et de pouvoir la consulter en cas de nécessité. Il affirma qu'ils étaient gens d'honneur, incapa­bles de la compromettre, et finit par l'assurer du secret le plus absolu.

La sorcière fit d'abord de grandes difficultés. Elle se retrancha sur la promesse qu'elle avait faite aux inquisi­teurs, sur le danger qu'elle courait en cas qu'elle fût dé­couverte, et protesta qu'elle avait depuis longtemps re­noncé à prédire l'avenir et à composer des charmes. Mais ces excuses n'étaient qu'une feinte. Elle voulait seulement se faire presser. En un mot, elle reculait pour mieux sauter. Nos jeunes gens employèrent deux argu­ments également décisifs auprès d'une femme de son espèce. Chacun d'eux lui donna un sou d'argent, et George Arnaud, pour lequel une jolie sorcière n'était qu'une femme, la cajola, lui prit la taille, et finit par l'embrasser, aux grands applaudissements de ses camarades. Dès ce moment, la glace fut rompue, la confiance s'établit de toutes parts, et sorcière et grimoire n'inspi­rèrent plus de craintes. Il est difficile, en effet, d'asso­cier le diable à la figure d'une jolie femme, bien qu'il n'en soit pas toujours aussi éloigné qu'on pourrait le croire. Nous soupçonnons même que, plus elle est jolie, plus il est voisin.

-  Eh bien! voyons! que veux-tu? demanda Alasace Rascasse à Bertrand Chicholet; dis-moi ce dont il s'agit, et je verrai ce qu'il y a à faire.

-  Voici, répondit Bertrand. Fizas Aymérique, que tu connais, m'a injurié, il y a quelques jours. Je vou­drais me venger d'elle, sans lui faire de mal, pourtant. Est-ce qu'il n'y aurait pas moyen de lui jouer quelque tour, d'imaginer quelque chose qui la rendît pendant un mois la risée du quartier ?

-  Cela n'est pas facile, dite la sorcière. Je connais des moyens de la faire souffrir personnellement ; par exem­ple, en faisant bouillir une poignée de clous que l'on met sans les compter dans la marmite mais il n'en est pas pour la rendre le jouet du public. C'est affaire à d'au­tres qu'à moi. Tu pourrais, ce me semble, t'acquitter de cette besogne mieux que personne.

-  J'y ai bien pensé, répliqua Bertrand, mais j'y ai perdu mon temps et ma peine. Il m'est impossible de trouver le moyen de me venger d'une femme. Si c'était d'un homme, ce serait plus facile.

-  Je t'aurais cru plus d'esprit, mon pauvre Bertrand, fit Alasace en haussant les épaules ; est-il possible qu'un garçon tel que toi ne sache comment s'y prendre pour se venger d'un ennemi? Tu me fais presque pitié. N'im­porte, je veux venir à ton secours. Mais jeté préviens que le charme que je vais t'apprendre à composer pourra exposer Fizas Aymérique à quelques désagréments qui la toucheront personnellement. Elle verra son existence troublée pendant quelque temps ; peut-être recevra-t-elle quelque correction manuelle. Seulement, ce sera un autre que toi qui l'administreras. Es-tu content?

-  Voilà mon affaire ! s'écria Bertrand Chicholet. Qu'on la batte, qu'on l'assomme même, cela m'est égal, pourvu que ce ne soit pas moi !

-  Bon ! reprit Alasace. Maintenant écoute bien. Ce soir, ou demain , quand tu voudras, tu prendras le chat de Fizas Aymérique; tu te procureras le chien d'un juif puis, à minuit, tu laveras la tête à tous les deux, et en­suite tu jetteras entre Jean Ayméric et sa femme l'eau qui aura servi à ces ablutions. Tu peux être certain que la discorde se mettra immédiatement dans leur ménage ; qu'ils se brouilleront au point de ne pas s'adresser une parole pendant un an entier, et que, très probablement, maître Ayméric battra sa femme.

-  Parfait! dit Bertrand Chicholet, battant un entre­chat et exécutant une gigue ; excellent ! C'est ce qu'il me faut ! Fizas Aymérique a un magnifique catoun (1) noir que j'attraperai dès ce soir. Je prendrai le chien du juif Abraham Fossoni, mon voisin, et je leur laverai la tête, deux fois plutôt qu'une, afin que le charme fasse tout son effet. Merci, Alasace! Si jamais tu as besoin de moi, je suis à ton service. - Eh bien ! Monsens, voulez-vous venir? Notre affaire est faite.

(1) Jeune chat.

 - Allons ! répondit Boniface de Forcalquier. Bonsoir, Alasace!

-  Bonsoir, ma belle ! dit George Arnaud ; garde-toi bien de l'inquisition, et sois toujours aussi jolie. Puis, la saisissant par la taille, il l'embrassa une seconde fois ; hommage auquel Alasace ne fut pas insensible, attendu qu'elle s'y prêta de bonne grâce.

-  Voilà une sorcière qui me plaît, dit George Arnaud, quand ils eurent dépassé le seuil de la porte ; elle a le goût du revenez-y. J'ai envie de faire plus ample con­naissance avec elle. Mais il faut avouer qu'elle compose de drôles de philtres et qu'ils produisent un singulier effet. Si, par ce moyen, Bertrand brouille Jean Aymé­ric avec sa femme, il sera bien heureux. J'y croirai quand je l'aurai vu.

-  Attendez demain, monsen George, fit Chicholet ; demain nous verrons qui aura raison de la sorcière ou de vous.

-  Je ne sais trop qu'en dire, ajouta Boniface de For­calquier ; ma raison refuse de croire à l'efficacité du sortilège. Cependant, si j'étais marié, je n'aimerai pas qu'on jetât entre ma femme et moi l'eau que va composer Bertrand.

-  Ni moi non plus, dit Eizéar Raspaud. Je soutiens que ce sont pratiques dangereuses et blâmables. Que Dieu nous assiste ! Et il se signa.

-  Elles sont blâmables, sans doute, reprit George Arnaud, car elles ont pour but de nous soutirer de l'ar­gent et de nous faire croire à un pouvoir surnaturel qui ne peut exister chez l'espèce humaine. Mais quant à être dangereuses, je le nie. Le danger de la sorcellerie n'est que pour ceux qui l'exercent. Je vous prédis que Bertrand en sera pour sa peine.

— Chut ! fit celui-ci ; enfoncez vos capuchons sur les yeux et couvrez-vous la figure de vos garde-corps (l). Voici les nonces qui arrivent. Nous n'avons pas de lan­ternes, et, s'ils nous reconnaissent, nous sommes sûrs d'être dénoncés au juge demain matin. Ne dites pas un mot ; imitez-moi seulement.

En effet, deux hommes s'approchaient à pas de loup, dans l'espoir de les surprendre et de les faire condamner à une amende dont ils prenaient leur part. Quand ils furent à quelques pas d'eux, ils leur dirent : Qui va là ? Pourquoi n'avez-vous pas de lumière ?

Au même instant, deux bras se levèrent : c'étaient ceux de Chicholet et de Raspaud, qui se trouvaient à l'avant-garde. Deux poings tombèrent en même temps sur la tête des nonces. L'un d'eux, frappé par Chicholet, fut, en chancelant, s'appuyer contre la muraille mais celui que le bras gigantesque de Raspaud atteignit roula par terre comme une quille.

Aux cris : au secours ! Poussés par les nonces, les voi­sins apparurent aux croisées et descendirent ensuite dans la rue avec de la lumière; mais les quatre compa­gnons ne les attendirent pas ; ils déguerpirent, en riant comme des fous, attendu que, battre des nonces, était une gentillesse du bon genre. Ils se séparèrent néan­moins dans leur fuite, et chacun rentra chez soi.

(1} Espèce de surtout ainsi nommé.

Quant aux battus, on les engagea en ricanant, à aller faire panser leurs contusions, car ils n'étaient guère aimés du peuple. Ils ne cherchaient que plaies et bosses, et l'on n'était pas fâché qu'ils en reçussent quelques-unes.

-  Mettez-y de l'eau de sel, maître Alaria, cria un gamin, c'est excellent pour les meurtrissures.

-  Non pas, fit un autre, l' huile rouge (1) vaut mieux. Venez ici, je vous en donnerai.

-  Il paraît que celui qui vous a frappé a le poing so­lide, dit un troisième ; votre joue est déjà toute enflée. Quel coup vous avez reçu, bon Dieu !

Ces marques hypocrites d'intérêt achevèrent de rendre les nonces furieux. Ils partirent en jurant et en mena­çant les gamins, qui les accompagnèrent par des huées. On leur fit ce qu'en provençal on nomme la loubo.

(1) Espèce de vulnéraire que les bonnes femmes fabriquent depuis plus de cinq cents ans.

CHAPITRE VI

Quelques heures après, celui qui aurait passé dans la rue habitée par maître Jean Ayméric, aurait pu voir une forme noire, soigneusement encapuchonnée, cachée dans l'embrasure de la porte de la maison touchant celle de l'apothicaire. C'était Bertrand Chicholet attendant le chat de Fizas Aymérique. Depuis plus d'une heure, il n'avait pas bougé, car lorsqu'il s'agissait de se venger, il avait la patience et l'immobilité de la bête fauve à l'affût de sa proie. Enfin le chat tant désiré apparut. Il passa d'abord la tête à la chatière, comme s'il voulait explorer la rue avant de s'y hasarder puis il sortit tout-à-fait, s'assit devant la porte et se mit à se peigner en passant sa patte par-dessus les oreilles. Ce geste signifie que le maître de la maison recevra la visite de gens à cheval. On n'attend que des piétons quand le chat se contente de se lisser le museau.

En ce moment, une voix qui s'efforçait d'être douce, fit: Minet! Minet ! Ensuite on entendit ce léger bruit, que nul signe ne peut représenter au moyen duquel les ménagères appellent leurs chats; et en même temps, un morceau de mou, dont Chicholet le tentateur avait eu soin de se munir, tomba devant le catoun.

L'animal, inexpérimenté, s'approcha, flaira la viande, et, la trouvant à son goût, l'avala lestement.

Nouvel appel du traître Chicholet ; nouveau morceau de mou jeté celte fois un peu plus loin. Le chat, alléché, sauta dessus et le mangea.

Ce manège, plusieurs fois répété, amena, petit à petit, le chat à portée de son ennemi. Alors Chicholet l'appela de sa voix la plus caressante, lui présenta son dernier morceau de mou, et à mesure que le pauvre minet le saisissait, il le prit par le chignon et l'enferma dans un sac qu'il tenait tout prêt. Il s'enfuit ensuite dans sa mai­son où il se barricada.

Tout était prêt pour la confection du charme dont Alasace Rascasse lui avait enseigné la composition. Un plat rempli d'eau était sur la table, et dans un coin de l'appartement était attaché le chien d'Abraham Fossoni, dont Chicholet n'avait pas eu de peine à se faire suivre. L'opération ne tarda pas à commencer.

A minuit sonnant, Chicholet sortit le chat du sac, ce qu'il ne put faire sans recevoir quelques bonnes égratignures, et se mit en devoir de lui laver la tête. Ce traite­ment ne fut pas trop de son goût, car on sait que, de tous les animaux, le chat est peut-être celui auquel l'eau est le plus antipathique. A peine l'élément liquide l'eut-il touché, qu'il se mit à faire des contorsions furieuses, à souffler, et enfin à miauler d'une façon tellement lamen­table que, au bout d'un instant, tous les chats du quar­tier se trouvèrent réunis sous la fenêtre de Chicholet.

Alors commença un de ces concerts diaboliques dont peuvent se faire une idée ceux qui ont entendu des chats hurlant pendant la nuit, au mois de février, époque de leurs amours. Mais cette fois, leurs cris n'étaient pas des cris de joie ou des appels à leurs femelles. Ils hurlaient de terreur et de colère, et leurs miaulements, tantôt plaintifs, tantôt stridents, avaient quelque chose de si­nistre. On aurait dit d'une bande de sorcières assistant à l'opération magique que faisait Chicholet, et l'accom­pagnant d'incantations furibondes.

Les nerfs de Bertrand Chicholet étaient fermes. Cepen­dant ces miaulements inaccoutumés, retentissant ainsi à l'heure si redoutée de minuit, finirent par les agacer. Une certaine terreur s'empara de lui, quand il réfléchit à l'occupation à laquelle il se livrait et il se dit que le démon, dont il invoquait en quelque sorte le secours, pourrait fort bien se présenter à lui dans toute sa laideur, lorsque le charme serait sur le point de s'accomplir. Peut-être les hurlements qu'il entendait étaient-ils proférés par des esprits, matagots , folletons ou farfadets annonçant l'arrivée du père du mal.

Un esprit ordinaire, à la place de Chicholet, aurait pu se laisser halluciner par la terreur, au point de voir appa­raître Satan, orné de sa queue et armé de ses griffes redoutables. Mais la crainte ne le dominait pas longtemps. Revenant à la réalité, et bravant l'esprit des ténèbres, il contint d'une main ferme le chat qui avait manqué de lui échapper, et lui lava la tête consciencieusement; ensuite il le lâcha. L'animal, effarouché, resta une seconde in­décis, puis s'élançant, en deux bonds il fut sur la fenêtre et sauta de là dans la rue où il retomba sur ses pattes : privilège antique des chats. Son arrivée subite dissipa la bande féline qui hurlait, et l'infernale musique cessa.

Bertrand Chicholet agit de même pour le chien du juif Fossoni. Mettant en pratique le précepte de la sorcière, il lui lava la tête avec la même eau qui avait servi à laver celle du chat. Après cela, il rendit à la liberté le pauvre animal qui avait subi cette opération sans se plaindre, et, fermant sa porte, Il se coucha, tranquille comme un homme auquel sa conscience ne reproche rien. Il dormit paisiblement, sans rêver un seul instant au diable ni aux sorciers.

Le lendemain, il fut sur pied de bonne heure afin de guetter maître Jean Ayméric et sa femme. Il attendit longtemps parce qu'il fallait que les époux fussent réunis pour que le charme pût opérer. Or, il y avait de nom­breuses années que la lune de miel s'était couchée pour maître Jean ce qui veut dire qu'il ne mettait pas une trop grande ferveur à se rapprocher de sa femme.

Cependant, vers les dix heures du matin, l'instant propice arriva. Fizas Aymérique était assise devant sa porte, se chauffant au soleil et filant, quand Chicholet vit apparaître le mari au bout de la rue. Il portait à la main deux merles qu'il venait d'acheter pour le dîner, et se disposait à les remettre à sa femme. Chicholet saisit l'occasion aux cheveux. Prenant son plat, il s'approcha furtivement des époux, et, pour être plus sûr de son fait, il jeta entre eux contenant et contenu, puis il se sauva à toutes jambes.

Comme de raison, le plat se brisa en tombant, et l'eau qui jaillit éclaboussa Jean Ayméric et Fizas.

-  Qu'es aco ? Que nous veut cet imbécile? dit Fizas ; je crois, sur ma foi, qu'il est devenu fou. Ce serait un petit malheur pour Manosque!

- Que le diable l'emporte! ajouta le mari; il m'a mouillé toutes les jambes. Sais-tu ce que cela signifie ?

-  Comment pourrais-je le savoir? répondit la femme ; à moins que ce soit pour se venger de la querelle que nous avons eue ces jours passés. Dans ce cas, il n'est pas méchant !

-  Hum ! hum ! fit Jean ; il y a quelque chose là des sous. Tout mauvais garnement qu'est Chicholet, il a assez : de bon sens pour ne pas jeter, sans motifs, sa vaisselle aux jambes des gens. Tu as mal fait de te quereller avec lui. Au demeurant, qu'il me laisse tranquille et je lui pardonne. Tiens, prend ces deux merles, tu les feras ; cuire pour notre dîner. Ça des merles ? dit Fizas ; tu te moques ! L'un est bien un merle, mais l'autre est une merlate (1). Tu n'y vois pas clair, répondit le mari ; ce sont deux merles ; on me les a vendus pour tels. D'ailleurs je m'y connais.

(1) Femelle du merle.

- Pas du tout, répliqua vivement la femme ; tu n'y entends rien. Il y a une merlate. Ah ça ! dit Jean, vas-tu recommencer le train de l'an passé? II faut savoir, pour se rendre raison de cette exclamation, que l'année antérieure, à peu près à la même époque, il s'était passé une scène bizarre mais caractéristique entre les deux époux. Un beau matin, Jean Ayméric, en rôdant par la ville, avait rencontré un berger colportant des oiseaux pris au piège. Il lui avait acheté deux merles et les avait apportés à sa femme. Celle-ci, agissant comme presque toutes les ménagères qui n'aiment pas que leurs maris fassent les provisions, reçut ce présent de très mauvaise grâce. Elle prétendit que, parmi les merles, se trouvait une merlate. Le mari soutint naturellement le contraire, et, de propos en propos, d'affirmations en dénégations, Fizas en vint à injurier si grossièrement son mari, qu'elle le rendit furieux, et qu'il la battit pour la faire taire. Ce trai­tement ne convenant pas à Fizas, elle se mit à crier de toutes ses forces ; sur quoi voisins et voisines, accourant au secours, séparèrent ces tendres époux, et mirent fin aux hostilités. On fit de grandes risées dans le quartier quand la cause de la querelle fut connue. Elle y gagna le surnom de donne (1) Merlate. Eh bien ! Cette fois-ci, la même scène allait se renouveler, sans la moindre va­riante.

— Je te dis, reprit Fizas, que c'est une merlate.

(1) Dame.

-  Et moi, je soutiens que c'est un merle, fit Jean.

-  Tu es un imbécile, un niais, que tout le monde attrape, dit Fizas.

-  Et toi, une mauvaise langue qui ne respecte per­sonne.

-Mieux vaut être mauvaise langue qu'aveugle au point de prendre une merlate pour un merle.

-  Mais si c'est un merle? fit le mari impatienté; tiens, regarde le plumage : son dos est tout noir.

-  Oui, dit Fizas ; mais il a le ventre gris : donc c'est une merlate, et tu es un âne, un gros âne.

-  Ah! je suis un âne ! Attend! Et, levant la main : Dis-le encore?

-  Oh ! qu'un te ïaï  ! (1) qui prend une merlate pour un merle ! dit la femme, en lui faisant les cornes.

-  Coquine ! reprit Jean, je t'apprendrai à appeler âne un probe homme de Manosque ! Tè  ! vaqui per tu (2) ; et un soufflet bien appliqué tomba sur la joue de Fizas.

-  Te tairas-tu, maintenant?

-  Jamais ! Dit la femme : quand tu devrais me tuer, tu ne m'empêcherais pas de dire que tu es un âne : tu n'es bon qu'à manger du foin. Tiens ! Voilà le cas que je fais de ta merlate ! et elle lui jeta les oiseaux à la figure.

-  Tron de Diou! s'écria Jean, je ne t'arracherai pas la langue! Je ne te tordrai pas le cou ! Puis, saisissant Fizas par le bras, il se mit à la battre d'aussi bon cœur que si on l'avait payé pour faire cette besogne.

-  Oh! quel âne!

-  Tiens ! voila pour toi !

Mais il avait affaire à forte partie. A chaque soufflet, Fizas pliait sous le coup, mais elle se redressait aussi­tôt en criant : Aï ! ail o, sies un aï  ! Ce qui redou­blait la colère du mari, de telle sorte que les coups tom­baient drus et serrés comme grêle.

A la fin, ils firent un tel vacarme, en vociférant, en frappant, en renversant les meubles que les voisins ju­gèrent à propos d'intervenir. La cuisine, théâtre de la scène que nous venons de raconter, ressemblait à un champ de bataille, chaises et bancs étaient renversés. Les deux époux, dans leur lutte, avaient fait tomber l'escudélier, et les vases d'étain jonchaient le sol, mêlés avec des débris de poteries. Les voisins trouvèrent le mari furieux, l'oreille à moitié coupée par une morsure, baiser de Ju­das de sa douce moitié, et la femme épuisée, à bout de forces, sauf la langue qui continuait à faire son office. Dans un coin, le chat, auteur innocent de tout le mal dévorait avec sensualité le merle et la merlate.

Ce fut en pouffant de rire que les voisins séparèrent les combattants car quelques mots entendus du dehors les avaient mis au fait de la cause de la querelle. Rien, en effet, n'était plus bouffon que l'espèce de récidive dans laquelle Jean Ayméric et sa femme étaient tombés. La nouvelle égaya toute la ville, qu'elle parcourut avec la rapidité de l'éclair. Les faits eux-mêmes furent revus, corrigés et augmentés, et de mauvais plaisants y ajoutè­rent de nombreuses variantes. Nous n'en citerons qu'une seule dans laquelle l'inventeur, tout en respectant la vérité, en ce qui touchait la cause originelle de la querelle, - c'est-à-dire, le point de savoir si Jean Ay­méric avait pris une merlate pour un merle — avait étrangement brodé sur ce canevas, en arrivant aune conclusion aussi bizarre qu'inattendue. Cette variante suffira pour donner une idée de l'opinion que le public s'était formé de l'intempérance de langue et du caractère obstiné de Fizas Aymérique.

On prétendait que la dispute avait eu lieu à la campa­gne que Jean Ayméric possédait dans le terroir de Ma­nosque. On disait que le mari qui, ce jour-là, se trou­vait d'humeur tout à fait débonnaire, avait supporté, sans sourciller, la plus formidable bordée d'injures qu'une femme puisse proférer, et que Fizas commençait à déses­pérer de l'émouvoir par ce terrible feu de file, car elle avait a peu près épuisé le vocabulaire provençal, si ri­che cependant; lorsque son bon génie lui suggéra une épithète qu'elle avait oubliée. Profitant de ce secours ines­péré, dernière et suprême ressource, elle saisit avec ar­deur l'arme qui lui était présentée, et la jeta à la tête de son mari.

— Pevouilloux ! (1) dit-elle. Le trait porta juste. Jean Ayméric, piqué au vif, bon­dit de son siège car c'était chose grave de qualifier ainsi un probe homme de Manosque. Il saisit sa femme, la secoua rudement, et la menaça de l'assommer si elle lui infligeait encore cette épithète.

Mais les menaces ne pouvaient rien sur la courageuse Fizas

(1) Pouilleux.

  . Voyant qu'elle avait trouvé le défaut de la cuirasse, elle en profita pour frapper de nouveau. L'œil triom­phant, un sourire de mépris sur les lèvres, elle, s'écria : Pevouilloux ! pevouilloux !

La provocation produisit son effet. Jean Ayméric frappa, frappa encore mais à chaque coup la femme ré­pondait pevouilloux.

Bref, Fizas tenait bon, jusqu'à la mort inclusivement ; tellement que son mari commençait à se lasser de frap­per. Ne sachant comment la faire taire, il s'avisa d'un expédient qui aurait été efficace pour tout autre. Il prit sa femme par les cheveux, la traîna hors de la maison, et la plongea jusqu'à la ceinture dans un large et profond bassin.

-  Eh bien ! crieras-tu encore? lui dit-il.

-  Pevouilloux  ! répondit Fizas.

Il baisse la main, et l'eau monte jusqu'au menton de Fizas. — Suis-je encore un pevouilloux ?

— Pevouilloux! pevouilloux! pevouilloux! crie l'obstinée créature.

Alors Jean, impatienté, lâche encore la main. Fizas dis­paraît entièrement sous l'eau. Toute autre à sa place se serait rendue, mais elle ne savait pas céder. On put voir alors à quel degré de courage une femme peut s'élever quand il s'agit de résister à son mari. L'intrépide Fizas, ne pouvant plus parler, allonge les bras au dessus de sa tête, et, narguant une dernière fois le pauvre Jean, qui demeure stupéfait, confondu, elle fait semblant d'écraser des poux avec les ongles de ses pouces. Noble exemple de constance et de fermeté, que l'on ne saurait trop louer, et digne d'être proposé pour modèle! Vous méritiez d'être transmis à la postérité! Nous aurions cru manquer à no­tre devoir si nous vous avions passé sous silence ! Pour nous, Fizas est le véritable type du courage féminin porté à son plus haut degré.

La bataille entre Jean Ayméric et sa femme amusa la ville et la banlieue, mais nul n'y prit plus de plaisir que Bertrand Chicholet. Il est impossible de rendre la satis­faction, la joie, le ravissement qu'il éprouva en voyant son charme opérer avec une rapidité presque électrique. L'étincelle qui enflamme la mine n'est guère plus prompte. Au premier bruit qu'il entendit dans la maison de Jean Ayméric, il vint se camper au milieu de la rue, et, de là, il assista en spectateur intéressé aux diverses péri­péties de la querelle. Il commença par se frotter les mains aux premières injures proférées par Fizas, il rit aux éclats au premier soufflet, et finit par se tenir les côtes lorsque la chute de l'escudélier lui apprit que le combat était dans toute sa fureur. Il entra chez Ayméric en même temps que les autres voisins. La vue du mari furieux, se faisant tenir à quatre; l'état de Fizas échevélée et gla­pissante, furent pour lui le plus beau spectacle auquel il eût assisté de sa vie. S'il l'avait osé, il se serait vautré par terre dans le transport de sa joie. Mais il se contint, afin de se procurer une vengeance plus raffinée. Après que Jean Ayméric eut été conduit chez une voisine, qui se mit en devoir de lui radouber l'oreille, Bertrand Chicho­let s'approcha de Fizas et lui adressa des consolations. II s'acquitta de ce soin avec toutes les apparences d'une af­fection sincère, et avec l'onction d'un prédicateur ; puis, lorsque la pauvre femme, étonnée d'entendre un pareil langage sortir de la bouche de celui qu'elle avait si fort maltraité quelques jours auparavant, allait l'en remer­cier, changeant de ton subitement, il lui dit, d'un air dégagé : Tout ça n'est rien. Il ne faut pas tant vous désoler pour quelques soufflets : ce n'est pas la mort de Chicholet !

A ces mots, l'œil de Fizas, un instant auparavant noyé dans les larmes, s'alluma, et montrant le poing à Chicholet, d'un ton qui n'avait plus rien de dolent, elle lui dit :

— Oh! marri fenat (1) ! C'est toi qui es la cause de tout celai c'est toi qui nous a jeté un sort ! C'est toi qui m'as fait battre par mon mari!

Les mots, c'est toi qui nous a jeté un sort , frappè­rent les assistants. Chacun se signa, après quoi, on de­manda à Fizas Aymérique l'explication de ce propos. Elle ne se fit pas prier pour la donner. On sut bientôt, et sa querelle avec Chicholet, et le fait inexplicable que celui-ci s'était permis quelques minutes avant la scène qui venait d'émouvoir tout le quartier. Elle prétendit qu'il avait usé de sortilège, et prononça le mot inquisition.

Bertrand Chicholet fut à l'instant le point de mire de tous les regards. Sentant que le terrain devenait trop chaud pour lui, il déguerpit à la hâte; mais le coup était porté.

(1) Oh ! méchant coquin ! - Le mot «  fénat » signifie marqué avec du foin. On sait que les Romains mettaient du foin aux cornes des b œufs méchants : «  Habet fenum in cornu. »

On avait parlé de sortilège, de gibier d'inquisition, imputations mal sonnantes à cette époque, et qui eurent de fâcheuses conséquences pour lui.

L'affaire n'était pas non plus terminée pour les époux Ayméric. Au ridicule dont leur conduite les couvrit, vinrent s'ajouter le scandale et le désagrément de pour­suites judiciaires. Voici comment les choses se pas­sèrent.

Maître Giraud Avon, le sous-viguier, qui était toujours à l'affût des événements de ce genre, eut vent de la que­relle des époux Ayméric. Il se porta dans le quartier, et n'eut pas de peine à en recueillir tous les détails. Les voisins se hâtèrent charitablement de les lui donner. Il prit bonne note de l'accusation de sorcellerie portée con­tre Chicholet, en interrogeant Fizas Aymérique, et il ter­mina sa descente sur les lieux en vérifiant par lui-même l'état de santé des époux Ayméric. Il constata que le mari avait l'oreille gauche déchirée par suite d'une morsure, et que Fizas avait été rouée de coups, sans que pourtant sa santé s'en trouvât compromise. De là, triple poursuite et triple occasion de bénéfices : d'abord contre Bertrand Chicholet accusé de sorcellerie, et puis contre les époux Ayméric prévenus de s'être réciproquement battus et blessés. C'était la manne du désert pour l'avide sous-viguier.

Nous parlerons en son lieu de la poursuite dirigée con­tre Chicholet et du résultat qu'elle eut. Quant aux époux Ayméric, nous dirons que maître Jean s'en tira, en ce qui le concernait personnellement, attendu que le juge ne trouva pas qu'il eût battu sa femme outre mesure. Les monuments judiciaires qui nous restent de ce temps-là nous apprennent que, d'après les lois divines et hu­maines , le mari avait le droit de châtier sa femme et qu'il pouvait la battre modérément. Cela comprenait depuis les soufflets jusqu'aux coups de bâton doucement et sainement appliqués. On voit que les maris avaient de la marge, et que c'était leur faute s'ils n'étaient pas maî­tres chez eux. Cet heureux temps n'est plus : il reviendra peut-être. En attendant, voilà pourquoi tant de gens demeurent célibataires.

Mais, indépendamment de son oreille déchirée, il fal­lait qu'il en cuisît pécuniairement à Jean Ayméric. Si le mari pouvait battre sa femme, par manière de correc­tion, - utile privilège dont la prétendue diffusion des lumières nous a privés, — La coutume, d'accord avec la morale, le rendait sacré pour sa femme. Il était pour elle une espèce d'arche sainte sur laquelle elle pouvait lever les yeux mais non porter la main. Néanmoins, malgré la prohibition, la téméraire Fizas avait osé, dans un accès de cannibalisme, mordre son mari. Le fait était trop grave pour qu'il échappât à la justice. Elle fut, en consé­quence, mandée devant le juge pour y répondre du crime d'avoir dévasté l'oreille de son mari. Le magistrat ordonna qu'elle tiendrait les arrêts, c'est-à-dire, qu'elle ne sorti­rait pas du palais de justice, à moins de fournir caution. Alors, à la grande jubilation de tous les malins de Ma­nosque, on vit le pauvre Jean Ayméric, injurié, mordu, bafoué par sa femme, obligé de se porter caution pour elle à l'effet de la tirer des mains de la justice. Heureuse­ment pour lui les coups qu'il venait de donner à Fizas pouvaient passer pour une espèce de compensation. Cette circonstance toute favorable sauvait en quelque sorte la question de dignité personnelle.

CHAPITRE VII

Aujourd'hui, peut-être, nos lecteurs accueilleront avec un sourire de mépris et d'incrédulité le récit des événements qui font le sujet du chapitre précédent. Nous leur donnons là-dessus toute licence. Ils pourront se moquer tout à leur aise de la prétendue sorcellerie d'Alasace Rascasse, nier l'efficacité des charmes qu'elle composait, et [ rire de la crédulité de Bertrand Chicholet, crédulité qui s'accordait mal avec son caractère hardi et aventureux, ainsi qu'avec sa manière de voir un peu sceptique. Nous leur dirons cependant que le charme que nous avons décrit était connu à Manosque et, peut-être bien, dans d'autres pays ; que son emploi est attesté par les poursuites judiciaires que, dans une autre occasion, on dirigea contre Alasace Rascasse, et que, si un pareil docu­ment pouvait entrer dans le cadre que nous nous sommes tracé, nous serions en mesure de le rapporter ici. Nous ne serions pas plus embarrassé en ce qui concerne le jugement rendu contre Gaudin Anfossis, le blasphé­mateur. Nous en avons le texte tout entier, ainsi que le procès-verbal d'exécution et si parfois quelque curieux voulait le voir afin d'arriver à la certitude, à la manière de l'apôtre Thomas, nous le tenons à sa disposition. Qu'on soit bien persuadé que, en tout ce qui est essentiel dans cet ouvrage, nous n'inventons rien, et que l'on peut compter sur la vérité la plus rigoureuse. D'ailleurs, il y a des choses qu'il serait difficile d'inventer. Nous mettons au défi l'esprit le plus ingénieux et le plus subtil, d'ima­giner quelque fait ou quelque usage du genre de ceux que nous avons rapportés. On peut y croire ou les nier quand on en lit le récit, mais on en était à mille lieues avant de les connaître.

Quant à la crédulité montrée par Bertrand Chicholet, elle n'a rien de surprenant, malgré l'éducation relative­ment libérale qu'il avait reçue. Il faut, pour en juger sainement, se reporter au temps où il vivait, alors que les classes lettrées ne pouvaient faire porter leurs études que sur trois sujets, savoir : le droit civil, le droit cano­nique, et la médecine. Le restant des connaissances hu­maines, qui se sont depuis si fort agrandies, était lettre close pour nos ancêtres. Ni histoire, ni géographie, ni chimie; pas la moindre notion des sciences naturelles, sauf celles qu'un petit nombre d'érudits pouvaient trouver dans quelques écrivains de l'antiquité, pas ou peu de livres, car leur grande cherté les mettait hors de la portée des classes moyennes, partant, pas de bibliothèques. Qu'y a t il donc d'étonnant qu'un esprit sain, vigoureux, bien trempé, crût aux sorciers, ou, du moins, qu'il ne rejetât pas leur existence d'une manière absolue ? Sur ce point, le doute était la chose la plus naturelle. Une déné­gation formelle eût été presque invraisemblable, et, abs­traction faite de quelques rares exceptions, elle aurait constitué tout simplement une impossibilité. Ainsi donc, quand Bertrand Chicholet, à bout de ressources, se décida à consulter la sorcière, il ne fit rien d'extraordi­naire ; il subissait, sans le savoir, l'ascendant que les préjugés exercent sur l'esprit humain, et il se conformait aux croyances de son époque. S'il vivait maintenant, il hausserait les épaules de pitié au seul mot de sorcier. Mais reprenons notre narration.

Le premier soin de Bertrand Chicholet, après s'être moqué de Fizas Aymérique, fut de courir chez Boniface de Forcalquier. Il y trouva Eizéar Raspaud et George Arnaud prêts à se mettre à table. Invité à y prendre place, il accepta, et, dans le cours du repas, il les régala de la nouvelle qui circulait avec rapidité dans Manosque, c'est-à-dire de la grande bataille livrée entre Jean Ayméric et sa femme. Il n'oublia pas de leur dire qu'il avait fait le charme qu'Alasace Rascasse lui avait enseigné la veille, et il s'extasia sur la promptitude avec laquelle il avait opéré.

- Figurez-vous, monsen Boniface, dit-il, que je n'eus pas plutôt jeté l'eau entre maître Jean Ayméric et Fizas, qu'ils se mirent à se quereller. Moins d'une minute après, ils se battaient tout de bon.

-  Ce n'est pas possible ! répondit Boniface ; l'eau que tu as composée ne peut avoir une pareille vertu.

-  Cela me paraît aussi extraordinaire qu'à vous, ré­pliqua Chicholet mais c'est pourtant la pure vérité. La querelle a éclaté si subitement qu'on dirait qu'Ayméric et sa femme se sont entendus pour donner raison à la sor­cière. En vérité, cela tient du prodige !

-  Je n'y comprends rien, fit Eizéar Raspaud. Tu n'as fait que ce que la sorcière t'a dit de faire? Tu n'as pas prononcé de paroles magiques? Tu n'as pas invoqué le nom de Satan ?

-  Rien de tout cela, répondit Chicholet. J'aurais été fort embarrassé d'employer des paroles magiques ou d'évoquer le diable, car j'ignore le grimoire des sorciers. Je me suis tenu aux recommandations d'Alasace. J'ai attrapé le chat de Fizas, ce qui, par parenthèse, m'a fait monter une fort jolie garde; j'ai amené chez moi le chien de Fossoni; à minuit sonnant, je leur ai lavé la tête dans la même eau, en commençant par le chat ; en­suite, ce matin, j'ai jeté cette eau entre Ayméric et Fizas. Ils se sont querellés et battus à l'instant même. Vous n'auriez pas eu le temps de dire un Pater , qu'ils se tenaient aux cheveux. Oh ! Le beau secret que j'ai trouvé là ! Gare aux gens mariés qui s'aviseront de me molester.

-  Ce secret peut servir à quelque chose de mieux, dit George Arnaud qui, jusque là, avait écouté d'un air fort incrédule; on peut brouiller un mari et sa femme, qui ne vous auront jamais fait de mal, dans tout autre but que celui de la vengeance. Je ne crois guère à la vertu du pro­cédé, mais il faut que je l'essaie.

  - C'est ça! fit Raspaud ; je devine ta pensée. Quelque pauvre diable, ayant une jolie femme, le servira à faire l'expérience. La femme étant battue, tu te chargeras de l'office de consolateur. Ce n'est pas si mal calculé; mais tu pourrais t'en repentir. Il y a des armes qui sont dan­gereuses à manier parce qu'elles peuvent se tourner contre celui qui s'en sert. Pour moi, tu me donnerais la plus belle femme du monde, à condition de laver à minuit des têtes de chat et de chien, que je refuserais tout net. Je craindrais que le diable vînt me donner un coup de main.

-  Que tu es simple! dit Arnaud. Ne vois-tu pas que le hasard a tout fait? Quelle vertu peut avoir l'eau que Chicholet a jetée entre les époux Ayméric? Elle aurait pu les engager à se caresser aussi bien qu'à se battre.

-  Pas du tout I répondit vivement Raspaud ; Ayméric et Fizas devaient nécessairement se battre, en voici la raison : tu sais que le chien et le chat sont des animaux mutuellement antipathiques, qui ne peuvent se supporter. Pourquoi dit-on de deux ennemis qu'ils sont comme chien et chat? Eh bien ! l'eau qui avait servi à leur laver la tête ne pouvait faire naître des sentiments d'amour; elle devait nécessairement engendrer la haine et la colère. Maintenant que j'y pense, je suis surpris qu'ils ne se soient pas égorgés !

-  Puissamment raisonné! répliqua George Arnaud. Il n'y a à cela qu'un léger inconvénient : c'est qu'il est impossible que l'eau se charge de ce qui n'est pas maté­riel. Autant vaudrait dire que celle qui aura servi à laver la tête d'un scélérat consommé sera méchante et dange­reuse: elle deviendra sale, voilà tout.

-  Bon, bon ! dit Raspaud ; je sais que tu es un rai­sonneur et qu'avec toi on ne peut avoir la dernière. Quant à moi, si j'étais marié, je n'aimerais pas qu'on vînt, jeter une pareille eau entre ma femme et moi.

-  Alors, tu n'auras pas de chats chez toi, et les rats te rongeront les oreilles, s'écria George, partant d'un éclat de rire. Tu sais qu'il faut que le chat auquel on lave la tête appartienne au ménage que l'on veut brouiller.

-  C'est bien mon projet, répondit Raspaud, le jour où je prendrai femme, j'assommerai tous les chats de la maison.

-  Aie soin de les tuer la veille, si tu veux être consé­quent, dit Arnaud, autrement le jour de la noce on pourrait te régaler avec le charme d'Alasace Rascasse. Je retiens la peau du plus beau chat pour en fourrer un capuchon.

-  Tu as beau plaisanter, répliqua Raspaud; tu n'em­pêcheras pas qu'avant de me marier je ne fasse maison nette de cette maudite engeance dont les miaulements m'ont plus d'une fois empêché de dormir. Ma mère n'en a que six. Quelle chasse elle va leur faire faire quand elle saura qu'elle entretient tant d'ennemis mortels !

-  Pauvres chats ! s'écria George Arnaud. Nous allons assister à un nouveau massacre des innocents ! car le se­cret d'Alasace Rascasse n'a de dangers que pour eux. Heureusement, dans beaucoup de ménages on les laissera vivre, attendu qu'ils y seront inoffensifs. J'imagine même, qu'en définitive, ils ne souffriront pas autant qu'on pour­rait le croire au premier abord. Chez ceux, par exemple, que l'incompatibilité d'humeur désunit, les chats ne seront nullement dangereux. Et toi, Boniface, que fe­ras-tu ?

- Moi? répondit le jeune homme ainsi interrogé ; ma croyance en la puissance du charme n'est peut-être pas aussi robuste que celle d'Elzéar ; cependant, ce que vient de nous raconter Chicholet m'a impressionné. S'il est vrai, comme je le crois, que les époux Ayméric se soient battus après qu'il eut jeté l'eau entre eux, il y aura pour moi quelque raison de douter, car la coïncidence du jet de l'eau et de la querelle est extraordinaire. Alors, si j'ai le bonheur d'obtenir Ayssalène, je proscrirai les chats, bien que je croie qu'il sera difficile de me brouiller avec elle.

— Allons, guerre aux chats ! s'écria George Arnaud, en se levant et en saisissant un superbe matou qui se pelo­tonnait auprès du feu. Guerre aux chats ! il faut que je commence par celui-ci. En même temps, il souleva en l'air le chat qu'il tenait par l'extrémité de la queue. L'a­nimal, ainsi suspendu dans le vide, et peu content de cette position anormale, se mit à s'agiter et à crier comme un possédé.

-Vite! Ayglantine! dit George Arnaud à la vieille ser­vante de Boniface de Forcalquier ; vite ! Avant de le tuer, apportez un plat rempli d'eau : je veux faire le charme. Je l'essaierai ensuite sur vous et sur votre mari.

—Il n'y a pas de danger, répondit la vieille : mon mari est mort depuis plus de vingt ans. Boueno salut (1) I

(1) Dieu soit loué !

II était temps qu'il partît: Béni sie la mouto que li a tapa la g oulo (1) !

-  On vous avait donc aussi jeté un sort ? demanda Raspaud.

-  Je ne sais ce qu'on nous avait fait, dit Ayglantine Hospitalière mais,ce qui est positif, c'est que, huit jours après mon mariage , je m'aperçus que j'avais épousé un paresseux, un ivrogne, un libertin, et que, au bout d'un mois, il commença à me battre. Heureusement qu'il se brouilla bientôt avec la justice, car, à tous ces défauts, il joignait celui du vol. Un jour, on le prit sur le fait ; on le condamna à une forte amende, qu'il ne put payer, et on lui coupa la main droite. Il mourut des suites de l'opération. Croiriez-vous que, il y a quelque temps, Guillerme Girarde a osé me reprocher cela, en me di­sant, dans une querelle que nous eûmes ensemble, que l'on n'avait jamais coupé le poing à son mari pour avoir volé des ruches à miel. Comme si je pouvais répondre de ce que fit mon mari, il y a vingt ans !

-  Et vous ne lui dites rien? demanda Bertrand Chi­cholet.

-  Oh ! que si ! fit la vieille : je lui répondis que jamais on ne m'avait vu sur le pailler de l'hôpital avec les frères de Saint-Jean. Cela lui ferma la bouche.

—Je le crois bien, remarqua George Arnaud. Les frè­res aiment donc toujours à s'amuser ?

-  Oh ! ce sont de bons vivans, répliqua Chicholet : ils me font souvent concurrence. L'autre soir, je me suis rencontré quelque part avec frères Guillaume Arnaud et Jean Bustia.

(1) Bénie soit la motte de terre qui lui a fermé la bouche.

  Ils avaient commencé à chanter une fort jolie cantinelle que l'arrivée des nonces les obligea à discontinuer. Je me suis souvenu des premiers vers :

- C'est-à-dire que Dieu protège ceux qui ont une belle femme ! s'écria George Arnaud. Par ma foi ! Ces moines avaient raison. Une belle femme est toujours un présent du ciel. C'est une faveur que la Providence n'accorde qu'à ses élus. Cependant elle nous coûte cher quelquefois.

—Témoin le juif Sullani Abraham, riposta Chicholet : savez-vous ce qui lui est arrivé?

— Non, répondit George Arnaud.

-Eh bien ! J e vais vous l'apprendre, dit Bertrand Ginelle, la femme de Sullani est fort jolie. Frère Jean Vaquète s'en aperçut et se mit à la courtiser. La justice le sut. Or, savez-vous ce qu'elle fit? Je vous le donne en cent pour le deviner. On poursuivit Ginelle et l'on excusa le frère, sous le prétexte que la juive l'avait ensorcelé et séduit par ses ruses et par ses tromperies. Il en est ré­sulté un long procès, dans lequel on a usé beaucoup d'encre et de papier, et qui s'est terminé par la condam­nation de la femme. Le mari a été obligé de payer l'amende et les frais.

-C'est un peu fort, remarqua Boniface de Forcalquier, cependant cela ne doit pas nous surprendre, car vous savez que l'habit ecclésiastique est la meilleure de toutes les immunités. Ceux qui le portent peuvent tout se permettre, il les protège même contre la médisance (1). Ayglantine en a fait l'expérience, à mes dépens. Elle ne vous a pas dit qu'un nonce entendit le propos qu'elle adressa à Guillerme Girarde, et qu'elle fut immédiatement traduite devant le juge. Il m'en a coûté cinq sous pour composer avec le bailli. — Mais, qui est-ce qui nous arrive ? fit-il en entendant frapper à la porte de la rue. Allez voir, Ayglantine.

-  Qu'us (2) ? demanda la servante avant d'ouvrir.

— Ami ! répondit-on du dehors ; ouvrez.

Ayglantine obéit et introduisit Guillaume Durant, dit Dalaria, nonce du tribunal. Cet individu n'avait rien de remarquable, si ce n'est qu'il tenait l'œil gauche à moitié fermé. Les paupières en étaient tuméfiées, et la joue était noire et enflée. Evidemment il avait, depuis peu, fait une chute ou reçu un coup violent.

-  Eh ! bon Dieu! qu'avez-vous, maître Dalaria? lui demanda Bertrand Chicholet, d'un ton moitié compatis­sant, moitié goguenard ; car il reconnaissait le nonce au­quel, la veille, Eizéar Raspaud avait fait faire la cabriole. Voyez, dit-il, en clignant de l'œil vers ses amis, comme ce pauvre homme est mal arrangé !

-  Ce n'est rien, répondit Dalaria. Hier soir je suis tombé en poursuivant des malfaiteurs.

-  Alors vous ne les avez pas pris, fit Chicholet ; quel dommage !

(1) Une bulle du pape Honorius II, donnée à Rome la première année de son pontificat, datant, par conséquent, de l'année 1124 ou 1125, défendait de vexer les frères de Saint-Jean de Jérusalem surpris en adultère ou accusés de tout autre crime.

(2) Qui est-ce?

Maître Guillaume Duranti ne fut pas dupe un instant de l'intérêt subit que lui portait Bertrand Chicholet, lui qui était ordinairement à couteau tiré avec tous ceux qui, de près ou de loin , appartenaient à la police. Mais il feignit de ne pas comprendre qu'on se moquait de lui. Il prit les paroles de Chicholet comme si elles étaient sé­rieusement dites et à bonne intention, se réservant d'en tirer vengeance plus tard.

-  C'est vraiment dommage que je les aie manques, dit le nonce ; car des gens rôdant dans les rues à une heure avancée de la nuit et ne portant pas de lumière, sont né­cessairement suspects. Mais laissons cela. J'ai une mis­sion désagréable à remplir auprès de vous, maître Bertrand : il faut que je m'en acquitte.

-  Et laquelle? fit Chicholet, qui était à cent lieues de croire avoir quelque chose à démêler avec la justice ; car pour le moment, sa conscience ne lui reprochait rien ; ce qui constituait une manière d'être à laquelle il n'était guère habitué.

-  Je viens, répondit le nonce, pour vous citer à com­paraître aujourd'hui, à l'heure de tierces, devant monsen le juge ordinaire de Manosque, siégeant sur la place du marché, afin de répondre à une accusation de sortilège portée contre vous par Jean Ayméric et Fizas, sa femme. Vous savez quelles sont les peines que les contumax en­courent. Cela dit, il s'inclina devant la société, demanda pardon à Boniface de Forcalquier d'être venu remplir son office chez lui, rejetant cette liberté sur les ordres précis qu'il avait reçus, et partit.

-Eh bien ! fit Elzéar Raspaud, je nome trompais pas en disant que la magie était une arme à deux tranchants, dangereuse à manier. Te voilà pris, mon pauvre Ber­trand !

-Pas encore, répondit Chicholet, habitué aux manières de la justice ; pas encore ! Il sera difficile à mes dénoncia­teurs de prouver que j'ai employé la magie envers les époux Ayméric et, au pis aller, le bailli n'est pas intrai­table : j'en sais quelque chose.

De fait, il n'était pas intraitable, pas plus que son juge, pas plus que son sous-viguier, pas plus que son clavaire, officier remplissant les fonctions de procureur fiscal près la juridiction seigneuriale de l'ordre de Saint-Jean. Tous ces individus se souciaient fort peu de l'inté­rêt public mais, en revanche, ils s'occupaient du leur avec un soin tout particulier. On était sûr de les calmer avec de l'argent; et quelques sous provençaux, désar­mant la justice de son glaive émoussé, faisaient l'office des gâteaux que le mortel assez audacieux pour descendre aux enfers jetait dans la triple gueule de Cerbère.

Ce système de tolérance et de compositions avait fini par brouiller toutes les notions du droit et par priver l'homme du sens moral. Il le poussait au crime, de même que la tyrannie l'avilit et façonne des esclaves. Nous ne connaissons rien de plus dangereux pour la société que l'affaiblissement de la morale publique. C'est un signe certain de décadence, car c'est une preuve que les instincts matériels prédominent.

Quelques-uns disent que l'honnêteté est une question de tempérament. Ce système est plus spécieux que solide. Mais, pour les temps dont nous parlons, c'était une ques­tion d'argent. En effet, avec le système des compositions au moyen desquelles on transigeait avec la justice, celui qui se proposait de commettre un méfait devait commen­cer par sonder sa bourse. S'il en voyait le fond, il était contraint de s'abstenir et demeurait honnête, genre de mérite négatif qui a bien son prix, attendu qu'il est à la portée du plus grand nombre. Au contraire, était-il riche, il pouvait aller de l'avant, sûr de se tirer d'affaire moyennant finance. C'était commode et provoquant à la fois, car on ne pouvait mieux favoriser les criminels, à moins de leur donner une prime. Seulement, en ce qui concernait la faculté de mal faire, on méconnaissait le principe d'égalité dont nous sommes, depuis, devenus si amoureux. Il fallait être grand et riche pour se faire impunément vicieux. Nous aimons à croire que cela est complètement changé.

Mais Bertrand Chicholet se souciait fort peu de la mo­rale publique, dont il n'aurait pas donné un fétu. Une seule chose lui importait : c'était de pouvoir agir dans sa sphère sans trop courir de risques. Sous ce double rap­port, il n'avait rien à désirer. D'un côté, il était absolument libre de sa personne, et, de l'autre, la protec­tion et la bourse de Boniface de Forcalquier ne lui avaient jamais fait défaut. Quoi qu'il fit, il était donc à peu près sûr de l'impunité. Bien que pauvre et petit, il avait le privilège de pouvoir transgresser la loi tout à son aise.

Quand l'heure de tierces fut prête à sonner à l'horloge du palais, il partit accompagné de Boniface de Forcal­quier, qui ne voulait pas abandonner son frère de lait. Elzéar Raspaud et George Arnaud les suivirent.

Ils trouvèrent le juge, assisté de son greffier, de ses nonces et du crieur public, déjà installé à la place pu­blique, et assis sur un banc de bois, son siège habituel. L'auditoire était nombreux, car une accusation de sorti­lège n'était pas très commune, et le fait qui la motivait, c'est-à-dire la querelle des époux Ayméric, avait déjà couru toute la ville. A côté du juge étaient placés Jean Dionis, clavaire du tribunal, et Giraud Avon, le sous-viguier.

Ce n'était pas casuellement que le juge siégeait sur la place publique : c'était, au contraire, une habitude in­vétérée, pourrions-nous dire. Cet usage existait fort an­ciennement, et on le retrouve dans toute la Provence, soit qu'il fût question des tribunaux d'institution du Comte, soit qu'il s'agît de justices seigneuriales. Par­tout il y avait un banc de bois ou de plâtre servant de siège au juge. Ainsi, à Sisteron, par exemple, ce banc se trouvait dans la rue, tout près de l'église. Il va sans dire que les audiences en plein air n'avaient lieu que pendant la belle saison ; en hiver, le tribunal se mettait à l'abri.

A Manosque, la justice s'administrait sur la place du marché. Mais où était cette place? Nous n'avons pu le découvrir, bien que nous en ayons rencontré la mention dans une foule d'actes. Sauf les terrains vacants sur les­quels on construisit des maisons, intérieurement la ville n'a guère changé mais les rues ne portant plus les mê­mes noms, il est devenu très difficile de faire l'empla­cement d'un ancien titre. Tout ce que nous pouvons con­jecturer, d'après les expressions de certains actes, c'est que la place du marché de cette époque était voisine de l'église de Notre-Dame. Quant à dire au juste où elle était, cela nous est impossible. Nous soupçonnons qu'elle devait se trouver tout près de la place actuelle, une rue qui en partait aboutissait aux terraux. II paraît que l'ancien marché était extrêmement étroit car, antérieurement à cette époque, c'est-à-dire le 5 des ides de mai 1285, Bérenger Monachi (1), commandeur de Manosque, voulant l'agrandir et empêcher qu'on le tint dans les cimetières des églises de Notre-Dame et de Saint-Jean, ainsi qu'on en avait l'habitude, acquit la maison d'un particulier de Manosque et la fit démolir. L'usage de tenir les marchés dans les cimetières ci-dessus désignés remontait à une dizaine d'années. Il fut le résultat d'une délibération du conseil de la commune prise sous le pontificat de Grégoire X. Or, ce pape régna depuis le 1 er septembre 1271 jusqu'au 10 janvier 1276. Quoi qu'il en soit, cette recherche de savoir où était situé le marché, est devenue sans objet. L'essentiel est de faire assister le lecteur à l'audience tenue par Pierre Fouquier, juge ordinaire de Manosque, assisté de maître Isnard Garelli, son greffier. On appela d'abord l'affaire de Bertrand Chicholet. Le greffier lui fit connaître le délit qu'on mettait à sa charge, en lisant en langue vulgaire, c'est-à-dire en provençal, la plainte portée contre lui, laquelle était rédigée en latin.

(l) Moine ou Monge, en provençal.

Après cette formalité, le juge l'interrogea. Chicholet soutint, sans sourciller, les regards du juge et du public, et répondit à l'interrogatoire avec un flegme imperturbable. Il nia s'être livré à quelque opération magique ; soutint que le jet de l'eau entre Ay­méric et Fizas était un fait purement accidentel et finit par dire qu'on n'avait pas besoin d'invoquer le dia­ble pour faire battre les époux Ayméric qu'ils s'acquit­taient de cette besogne sans être poussés par une inter­vention surnaturelle que leur réputation était faite sous ce rapport, et qu'il n'était pas juste de l'accuser d'avoir employé des sortilèges, alors que le fait s'expliquait na­turellement.

La foule accueillit avec de grands éclats de rire la jus­tification de Chicholet; car elle la trouva piquante et ju­dicieuse à la fois. Quant au juge, il fut très embarrassé. Il eut beau tourner et retourner le prévenu, l'interroger de cent façons, il ne put jamais le prendre en défaut. Le rusé Bertrand ne se déconcertait pas, jouait serré et ne montrait pas un instant le flanc. Cependant, comme la justice ne perdait jamais ses droits, et dans le but, soit de sauver les apparences, soit d'examiner plus à fond l'accusation qui pesait sur te prétendu adepte en sorcellerie, il ordonna qu'il en serait informé, obligeant Chicholet de fournir un cautionnement de dix sous pro­vençaux, ou bien de tenir les arrêts dans le palais, c'est-à-dire de garder prison. Le cautionnement était alors la clef de voûte du système répressif. Tout accusé, mandé devant le juge et qui ne se justifiait pas immédiatement, devait le fournir. Or, comme le magistrat avait intérêt à ce que la justification préalable ne se fît pas, il s'ensuivait qu'elle n'avait presque jamais lieu, et que toujours l'ac­cusé donnait caution.

En face de ce résultat prévu, Bertrand Chicholet se re­tourna vers Boniface de Forcalquier, et le supplia de l'œil. Son appel fut entendu. Boniface fendit la foule, s'ap­procha du greffier et remit entre ses mains le montant du cautionnement. Ce fut le premier acte de la procédure ; le second était l'information, et le troisième le jugement.

Jusqu'alors la foule avait assisté à l'audience avec assez de tranquillité, sauf les éclats de rire suscités par l'argu­mentation de Chicholet. Mais il e fit un grand brouhaha quand le nonce appela l'affaire des époux Ayméric. Le greffier donna lecture du procès-verbal rédigé sur la dé­nonciation de Giraud Avon puis le juge interrogea maî­tre Jean Ayméric. Celui-ci fut obligé, pour se justifier, de raconter ce qui s'était passé dans la matinée, et de répéter à l'auditoire enchanté l'histoire du merle et de la merlate. Ce récit fut fréquemment interrompu par les rires et par les exclamations des assistants. Quant il fut terminé, le juge se recueillit un instant, et prononça ensuite sa sentence. Se basant sur ce qu'un mari avait le droit de corriger sa femme, et déclarant que, dans le cas qui lui était soumis, maître Jean en avait usé avec modération, il le renvoya des poursuites. Il est probable qu'en faisant cette déclaration, le seigneur (1) Pierre Fouqué, en sa qualité d'homme marié, se laissait in­fluencer par l'esprit de corps, autant au moins que par les principes du droit, tels qu'ils existaient à cette époque. Il prévoyait, peut-être, qu'à son tour, il pourrait, en certaines circonstances, user du privilège dont il pro­nonçait la consécration.

(1) Le juge était qualifié dominus.

Cette sentence fut diversement accueillie. Les femmes, qui en faisaient les frais, murmurèrent très fort, révo­quant naturellement en doute la justice du principe de droit qui donnait aux maris le droit de rosser leurs fem­mes ; tandis que les hommes se frottaient les mains, en signe de jubilation, et que les plus niais d'entre eux regardaient les femmes d'un air qu'ils s'efforçaient de rendre malin.

Mais les rôles changèrent quand il s'agit de la blessure faite par Fizas Aymérique à son mari ; chose bien autre­ment grave, et qui méritait toute l'animadversion de la justice. A la vue de l'oreille déchirée du malheureux Jean Ayméric, car il fut obligé de l'exhiber en public, la foule partit d'un immense éclat de rire. Mais ce ne fut pas tout. Ce rire menaça de se changer en convulsions alors qu'on vit le mari s'approcher pour cautionner sa femme. Ce ré­sultat était si bizarre, et la position de Jean Ayméric était tellement burlesque, qu'elle aurait déridé l'homme le plus sérieux. Que devait faire la foule, elle qui est si impressionnable?

Pour le coup, les triomphateurs, si fiers, il n'y avait qu'un instant, ne rirent plus que du bout des lèvres, et les femmes, à leur tour, narguèrent les hommes du re­gard.

-C'est bien fait! s'écria Ayssalène Baudoinette. Il faudrait que tous les hommes qui battent leur femme y laissassent un bout de l'oreille. Cela les rendrait plus cir­conspects.

— Il faudrait aussi que les femmes eussent la langue moins longue, répliqua François de Puyssac, aubergiste; ou bien qu'on en coupât un morceau à celles qui, comme Fizas Aymérique, s'en servent pour faire enrager leurs maris.

-  Veux-tu te taire, brûle sauce? fit Ayssalène Baudoinette sinon je t'arracherai la tienne. Voyez un peu ce gros nigaud qui veut nous rogner la langue ! Apprends, imbécile ! Q ue Dieu nous l'adonnée pour que nous nous en servions !

-  Et vous n'avez garde d'y manquer, n'est-ce pas ? Je parie que Baudoinet s'aperçoit que vous en avez de reste?

-  S'il s'en aperçoit, reprit Ayssalène, il a le bon sens de n'en rien dire. Vraiment ! Je voudrais bien voir qu'il m'empêchât de parler? Je suis maîtresse chez moi, entends-tu?

-  Tant pis pour lui! dit Puyssac, il s'en repentira : l' affaire va maou, quand la galino fa lou gaou (1).

-  Insolent! fit Ayssalène, en le prenant au collet et le secouant virilement ; si tu ajoutes un seul mot, tu ap­prendras que la poule a des ongles. Fais ton chemin ! ajouta-t-elle, en le poussant rudement, de manière à le jeter sur le groupe qui les entourait.

. —Bravo ! Ayssalène! s'écrièrent les femmes présentes à l'altercation : Zou ! (2) tape sur le brûle sauce !

François de Puyssac avait bonne envie de se rebeller contre la suprématie anormale affectée par la femme Bau­doinet mais il se retint, et fit bien, attendu que les forces physiques et, peut-être, le courage n'étaient pas égaux.

(1)  La besogne va mal quand la poule fait le coq.

(2)  Allons!

Ayssalène Baudoinette était une femme vigoureuse, har­die, haute en couleur, bien en langue et méprisant le danger. La nature se trompa en la rangeant parmi le sexe faible. Elle ne craignait personne, et, au besoin, elle savait se servir d'armes offensives et défensives.

Un jour, ayant eu nous ne savons quelle querelle avec le nommé Isnard Cussendier, elle s'en vengea en employant des armes qui ne sont pas ordinairement à l'usage des femmes ; car, grâce à Dieu, les Clorinde et les Bradamante ont toujours été fort rares. Elle s'arma de l'épée et du bouclier, prit un bâton, et, descendant dans la rue, elle administra une bonne correction à son ad­versaire. Il est probable que si celui-ci eût porté l'épée, elle aurait dégainé et que le sang aurait coulé. Ce bel exploit ne passa pas inaperçu. La justice en eut vent, et l'on dirigea des poursuites contre Ayssalène Baudoinette, la vaillante amazone. Le mari fut obligé d'intervenir en faveur de sa douce moitié. Il la cautionna d'abord, et transigea ensuite avec le bailli.

La querelle de cette femme avec François de Puyssac n'amusa pas peu les spectateurs, surtout Chicholet, friand outre mesure de ces sortes de débats. Il fit tout ce qu'il put pour donner du cœur à l'artiste en casse­roles mais François de Puyssac ne voulut pas se battre. Il préféra retourner à ses fourneaux et affronter leurs feux.

-  Voilà, dit Chicholet, un coq qui sait chanter et qui, néanmoins, n'a pas autant de courage qu'une poule.

-  Bertrand, tu ferais mieux de passer ton chemin et de le retirer, lui dit maître Giraud Avon, qui avait vu les charitables efforts de Chicholet pour envenimer la que­relle : il me semble que tu as assez d'affaires pour ton propre compte sans te mêler de celles des autres.

-  Je me retirerai quand il me plaira, maître Giraud, répliqua Chicholet. Le pavé de la place appartient à tout le monde. Si j'ai des affaires, je les débrouillerai et je m'en tirerai malgré vous ; car j'ai reconnu votre main dans l'injuste dénonciation portée contre moi. Vous seul, dans Manosque, pouviez m'accuser de sortilège et pré­tendre que j'avais fait battre Jean Ayméric et sa femme. Dieu sait s'ils avaient besoin de moi pour cela! ajouta-t-il hypocritement.

-  C'est bon ! c'est bon ! fit le sous-viguier ; nous ver­rons ça. La justice ne se paye pas de belles paroles. On sait que tu es capable de tout pour faire du mal, même de t'entendre avec Satan.

-  Si j'avais ce pouvoir, il y a longtemps que vous vous en seriez aperçu, maître Giraud, riposta Chicholet mais je n'ai jamais rien eu à faire avec le diable, dit-il en se signant, si ce n'est de l'avoir trop souvent dans ma poche. Malheureusement, il n'emporte pas ceux qui le méritent! s'écria-t-il, mais patience, chacun aura son tour. Je connais des gens auxquels il réserve le coin le plus profond et le plus chaud de l'enfer.

-  Que veux-tu dire? demanda le sous-viguier.

-  Rien, répondit Chicholet : je ne parle pas de vous. Est-ce qu'il y a du mal à désirer que le diable emporte tous les méchants, tous ceux qui tourmentent le pauvre monde ?

-Tu es un mauvais drôle, fit Giraud Avon, et un rusé drôle, par dessus le marché ! Mais tu as beau faire, tu passeras par mes mains.

-  C'est ce qu'il faudra voir, maître Giraud, répartit Chicholet ; c'est ce qu'il faudra voir. Je connais votre mauvais vouloir envers moi, et j'aurai soin de me tenir sur mes gardes. En attendant, sachez que je ne vous crains pas.

-  Ni moi non plus, répliqua Giraud Avon ; sois sûr que je te mettrai à la raison. Je veux que tu deviennes souple comme une branche d'osier.

-  Alors dépêchez-vous, répondit Chicholet : dans quel­ques mois vous sortez d'office et vous serez obligé d'a­bandonner mon éducation. Qui aurait jamais cru, fit-il, en se tournant vers ceux qui écoutaient le débat, que maître Giraud Avon, sous-viguier de monsen le Commandeur, deviendrait maître d'école? N'avons-nous pas là un charmant régent?

Cette saillie fit rire l'assistance car, avons-nous dit, maître Giraud Avon était fort laid et l'épithète qu'on venait de lui donner ne correspondait pas précisément à sa physionomie. Il trouva donc la plaisanterie de fort mauvais goût mais il eut le bon sens de n'en rien témoigner. Voyant qu'il lui était difficile de réduire au silence l'audacieux Chicholet, et qu'il ne pouvait avoir le dernier mot, il lui tourna fièrement le dos et s'en fut. Alors, la figure de Bertrand Chicholet, qui commen­çait à s'animer, se rasséréna, sa main abandonna le manche du couteau qu'elle caressait, et il fit, en vrai gamin, la figue au sous-viguier. Il mit d'abord le pouce de la main droite au bout du nez; sur le petit doigt de cette main, il appuya le pouce de la main gauche, et il remua les autres doigts absolument comme s'il jouait de la flûte. Puis, changeant de manœuvre, il réunit les doigts de la main droite, et frappa du coude droit contre l'avant-bras gauche, geste que les perru­quiers imitèrent quand on eut inventé la poudre à pou­drer. Bertrand Chicholet fut leur précurseur.

Ces simagrées mirent de plus fort la foule en belle humeur aux dépens du sous-viguier. Les rires redou­blèrent, et maître Giraud Avon, comprenant que l'on riait de lui, commit la faute de se retourner. Au même instant les rires cessèrent, les bras de Chicholet retom­bèrent le long de son corps, et il demeura immobile dans la position du soldat que l'on met à la première leçon de l'école de peloton. Seulement, son air narquois et le sourire de mépris qui se dessinait sur ses lèvres disaient assez au sous-viguier qu'il le gratifiait de tout son dédain.

Maître Giraud Avon fut sur le point d'éclater. Cepen­dant il se contint et partit tout de bon, sans plus retour­ner la tête. Quant à Bertrand Chicholet, il demeura encore quelque temps sur le champ de bataille, jouissant de son triomphe et de la défaite de son ennemi puis, il partit à son tour. Disons qu'il fut heureux pour lui de se trouver au milieu d'une population amie, exécrant cordialement le sous-viguier. Ce sentiment d'hostilité fut utile à Chicholet. Il lui épargna un bon procès que Gi­raud Avon n'aurait pas manqué de lui intenter s'il avait su que son adversaire lui avait fait la figue.

Pendant que ces divers événements se passaient, Bo­niface do Forcalquier retournait à son logis en compa­gnie de George Arnaud et d'Elzéar Raspaud. Ils remon­taient la rue conduisant de la place à la porte Soubeyran. En chemin, ils firent la rencontre d'Astruge Chicholesse, tante de notre ami Bertrand. C'était une femme d'une quarantaine d années, dont la figure, conservait quelques restes de beauté. La tante et le neveu se res­semblaient au physique et au moral. Astruge était de moyenne taille, brune, à l'air hardi, au propos déli­béré et aux traits accentués. Elle avait demeuré fille à cause du peu de régularité de ses mœurs pendant sa jeunesse. Nous ne savons si elle disait vrai quand elle se félicitait d'avoir gardé le célibat mais elle s'en vantait et en tirait presque gloire. Si quelqu'un la questionnait sur ce point, elle répondait dédaigneusement qu'à sa connaissance il n'était pas un homme qui méritât ratta­chement d'une femme. Elle pouvait avoir raison en ce qui la concernait, attendu qu'elle avait rencontré beau­coup de volages. En ce temps-là, aussi bien qu'aujour­d'hui, l'Amour portait des ailes. D'aucuns prétendent que leur envergure a même augmenté.

Astruge Chicholesse exerçait la profession de reven­deuse. Elle occupait une baraque ou banc à la place aux Herbes. Son industrie consistait à vendre des légumes frais. Elle payait pour cela à l'ordre de Saint-Jean deux deniers de redevance annuelle.

La possession du banc ou échoppe n'était pas particu­lière aux revendeurs maraîchers : il en existait pour toutes les professions. Les propriétaires payaient des redevances diverses, selon l'importance de leur commerce. Ces bancs, qui étaient à poste fixe et bâtis, constituaient une pro­priété immobilière, et se vendaient, ainsi que toute autre propriété, car ils étaient dans le commerce ; ils étaient même susceptibles d'être scindés, puisque sur les livres de cens tenus par les Hospitaliers, on rencontre fré­quemment la mention de la redevance à laquelle un demi banc était soumis.

Ainsi, il y avait des bancs à la poissonnerie, il y en avait sur la place du marché, acensés, depuis deux jus­qu'à douze deniers. Un banc à la place des Cuirs payait dix deniers ; celui d'un boucher pouvait aller jusqu'à douze deniers, et, par une exception inexplicable, Ber­trand Descauce, frère du boucher clerc dont nous avons parlé ci-dessus, payait neuf sous et quatre deniers. La redevance pour les bouchers juifs était de cinq sous.

Mais l'établissement des bancs n'était pas limité aux places publiques : on en voyait dans presque toutes les rues qu'ils devaient singulièrement obstruer. Par exem­ple, Antoine Desdier, l'un des principaux habitants de Manosque, possédait un banc de boucher devant sa maison, laquelle joignait le cimetière de Saint-Sauveur. Le cens de ce banc était de deux deniers. Si, à ces obsta­cles, on ajoute les ponts traversant les rues et empêchant la circulation de l'air, on prend une idée peu favorable de la condition sanitaire de Manosque. Quand une de ces épidémies, si fréquentes alors en Provence, y éclatait, elle devait faire de terribles ravages. Au reste, Manosque ne faisait pas exception. Toutes les villes de Provence en étaient au même point. Nous ne connaissons que Barcelonnette qui réunisse toutes les conditions de salubrité désirables, ce qu'il faut attribuer à sa fondation relative­ment récente.

Astruge Chicholesse cherchait son neveu, auquel les liens du sang et la mystérieuse affinité qu'engendre la sympathie des caractères l'attachaient étroitement. La place ou la rue aux Herbes, où elle exerçait son indus­trie, étant éloignée de la place du Marché, elle ignorait l'accusation de sortilège qui pesait sur Bertrand Chicholet, ainsi que sa citation devant le juge. De chari­tables commères l'en instruisirent. Elle déserta son banc tout de suite, en faisant de grands signes de croix et poussant des exclamations telles que celles-ci : Ah ! Mon pauvre neveu ! Le malheureux ! Pécaïre ! Que deviendra-t-il ? Elle ne fit, pour ainsi dire, qu'un saut de sa place au marché mais déjà Bertrand était parti. La bonne tante se mit en quête de lui. Ce fut alors qu'elle rencontra Boniface de Forcalquier qui fit tous ses efforts pour la rassurer.

- N'ayez pas d'inquiétude, lui dit-il; Bertrand est libre, car je l'ai cautionné. Nous verrons plus tard ce qu'il faudra faire quand nous en serons au jugement. En attendant, allez le chercher, et ramenez-le chez moi. Je crains qu'il fasse quelque sottise. Si je ne me trompe, je l'ai vu parlant avec le sous-viguier.

-  Dieu nous en préserve ! dit Astruge, ils ne sont pas déjà trop amis. J'y vais tout de suite.

-  Adieu, Astruge ! dit George Arnaud ; revenez avec ce brave Bertrand, et je vous chercherai un mari pour votre peine.

- Bien obligée ! monsen George, répondit Astruge, je ne donnerais pas ça de tous les maris du monde, fit-elle en mettant l'ongle du pouce droit entre les dents et le retirant vivement.

-  Va pour les maris, dit George; mais si l'on vous promettait un galant?

-Alors, ça mériterait réflexion, répliqua la reven­deuse. Un galant! Ca se prend et ça se quitte. Mais vous êtes un farceur qui voulez rire et qui me retenez ici quand je devrais être ailleurs. Bonsoir, mon joli Bruno !

Sur ce, elle partit de toute la vitesse de ses jambes.

-  Voilà que George a fait la conquête de la Chicholesse (1) ! s'écria Elzéar Raspaud ; déjà il était un peu fat, maintenant il va être insupportable. Voyez comme il se rengorge !

-  Il y a bien de quoi ! répondit Boniface de Forcal­quier, entrant dans la plaisanterie; à tous ses mérites, elle joint celui de la maturité. Si le proverbe : A vieillo catto, jouino rato (2), est vrai, un jeune galant lui viendrait à point.

-  Ce proverbe peut être bon pour la chatte, dit George Arnaud mais il est détestable quand on l'applique à la souris. Néanmoins, la Chicholesse a dû être fort jolie, comment se fait-il qu'elle ne se soit pas mariée ?

-  Probablement elle aura été trop galante, fit Elzéar Raspaud; ooura le ssat anar lou cat à soun froumagi (3).

(1) Le Provençal ainsi que l'Italien ajoute l'article aux noms propres,

(2) A vieille chatte, jeune souris.

(3) Elle aura laissé aller le chat à son fromage.

  - Et personne n'en a plus voulu après qu'un autre y eut goûté! s'écria George. Quand un pâté est bon, cela le rend-il mauvais parce qu'on en aura coupé une tranche?

-Ah ça! Docteur, dit Raspaud, est-ce que tu vas soutenir cette thèse? Je te préviens que tu y perdras ta peine ; je te permets de ne pas croire aux sorciers, mais non de mettre une coureuse sur la même ligne qu'une honnête femme.

-  Je ne veux pas comparer ce qui ne se ressemble pas, répondit George Arnaud ; je veux dire seulement que la Chicholesse, malgré ses erreurs, aurait pu faire une bonne femme. Est-ce que cela n'eût pas été possible? Il est vrai qu'il y a des torts que les hommes ne pardonnent pas. Dieu seul est indulgent pour certains coupables.

-  Tu raisonnes tout de travers aujourd'hui, mon bon ami, répliqua Raspaud, et si je ne connaissais ton amour de la contradiction, je prendrais mauvaise opinion de ton jugement. Si tu persistes, je te mettrai au pied du mur. Cette fois, j'ai le bon côté, et je me sens fort. Veux-tu essayer?

-  Non pas ! non pas! se hâta de dire George Arnaud, comprenant que ses goûts d'opposition et de paradoxe l'avaient entraîné trop loin. Je me rends et je déclare hautement qu'il ne faut jamais boire dans le verre où un autre aura trempé sa barbe. — Mais que diable fait Chicholet?

-  Sa tante va nous le ramener, dit Boniface de For­calquier. Dieu veuille qu'il ne se soit pas pris de bec avec le sous-viguier!

— Il ne nous manquerait plus que cela ! fit George Arnaud. Il faudrait le cautionner de nouveau, ce qui, je le crains bien, est de l'argent perdu. J'aurais agi comme toi, Boniface; mais je crois que tes dix provençaux sont fort hasardés. Tu auras du bonheur si tu les rattrapes.

-  Peu m'importe! répondit Boniface ; j'en sacrifierais cent avant de laisser mettre mon frère de lait en prison. Si vous le connaissiez comme moi, vous sauriez que, malgré ses défauts et ses vices même, il a un cœur excel­lent ; il a pour moi l'amitié d'un frère.

-  Mais aussi tu le traites comme tel, répliqua George, en mettant le pied sur le seuil de la maison, et tu as rai­son. Entrons maintenant pour causer un peu de nos projets, après quoi Raspaud ira à la découverte de la cui­sinière du couvent de Sainte-Claire. En affaires, il faut toujours supposer le pire et se préparer en conséquence.

-  Voilà ce que tu as dit de plus sage aujourd'hui, lit Raspaud ; entrons donc.

A ces mots, ils franchirent la porte que la vieille Ay­glantine vint ouvrir. Dix minutes après, Chicholet, ra­mené par sa tante Astruge, vint les rejoindre, et nos quatre prudents personnages ouvrirent immédiatement leur conciliabule. Il s'y produisit les projets les plus té­méraires; on y fit les propositions les plus insensées afin d'arriver à l'enlèvement d'Ayssalène de Reillanne. Bref, ils entassèrent folies sur absurdités en hommes qui ne doutent de rien et capables de tout entreprendre pour arriver à leurs fins. Heureux privilège de la jeunesse ! Elle croit tout possible, tant elle a bonne opinion d'elle-même. Cependant, ce défaut dont la blâment des hommes se croyant sensés, lui fait exécuter des choses qui paraissent impossibles, et surmonter des obstacles devant lesquels la froide raison aurait échoué. Bien des fois la prudence n'est que de l'incapacité. Mais laissons-les à leur délibération, et passons à un sujet plus sérieux.

CHAPITRE VIII

Pendant que les habitants de la haute Provence, éloi­gnés du théâtre de la guerre et se croyant protégés par leurs montagnes, s'endormaient dans une trompeuse sé­curité, de graves événements s'accomplissaient sur les bords du Rhône. Arnaud de Servole, l'archiprêtre, s'était approché d'Avignon. Il ne guerroyait pas ouvertement contre le pape, mais il rançonnait, pillait et massacrait ses sujets sous le prétexte de faire vivre sa compagnie ; de telle sorte que les malheureux habitants du comtat Venaissin souffraient toutes les calamités de la guerre, quoique leur souverain fût en paix avec toute l'Europe. Cette situation anormale, sans exemple dans l'histoire, était le fait d'une troupe de bandits, trop forte pour être détruite par les moyens ordinaires, qui parcourait librement tout le midi de la France et ravageait succes­sivement ses plus belles provinces. L'autorité publique était tellement faible et avilie, les moyens de résistance étaient tellement nuls, qu'on ne put se débarrasser d'eux qu'avec de l'argent comptant. La force était impuissante. C'est au point que, quelques années après, une armée royale, conduite par Jacques de Bourbon, fut battue par eux à Brignais, à trois lieues de Lyon. Ce combat eut lieu le 2 avril 1361. Ce ne fut qu'en 1366 que Bertrand Duguesclin délivra la France de ce fléau, en conduisant les grandes compagnies en Espagne, où elles firent la guerre pour le compte d'Henri de Transtamare, frère naturel et compétiteur de Pierre le Cruel, roi de Castille.

La situation politique de la Provence semblait disposée tout exprès pour faciliter les incursions des grandes com­pagnies. La reine Jeanne était loin mais eût-elle été au milieu de son peuple, la faiblesse de son caractère aurait rendu sa présence d'une mince utilité. Les finances étaient dans un état déplorable, et le sénéchal, seul représen­tant du pouvoir souverain, manquait de l'autorité néces­saire pour réunir les moyens de résistance. Il ne pouvait agir efficacement, quoique dans une certaine mesure, qu'auprès des villes relevant directement du comte et il était à peu près sans action sur les communes possé­dées par les barons et par les nobles. Il en résultait que, là où il aurait fallu unité de vues et de commandement, centralisation puissante, réunion de tous les moyens de lutte, on ne trouvait qu'incertitudes, impuissance de l'autorité et dispersion de la force. Alors que tout le monde aurait dû se lever, comtes, barons, possesseurs de fiefs, hommes libres et vassaux, arborer le vieil étendard pro­vençal et se précipiter en masse sur les brigands, cha­cun restait chez soi, se fortifiait de son mieux et veillait à sa propre conservation, sans se préoccuper le moins du monde du salut des autres. Calcul égoïste qui, en re­tardant notre ruine ne la rend que plus certaine et plus complète. L'homme ne veut pas savoir que la solidarité centuple ses forces.

Ainsi, au moment de l'invasion des grandes compa­gnies, les seigneurs se réfugiaient dans leurs châteaux, les villes fermaient les brèches de leurs remparts, fai­saient provision d'armes et de vivres et s'apprêtait à se défendre car on devient brave quand on est mis au pied du mur. En pareille position, la lâcheté deviendrait un suicide. De leur côté, les rares populations rurales se précipitaient dans les lieux fermés, en emportant avec elles leur mince fortune. Les campagnes devenaient dé­sertes, les champs restaient en friche, et l'ennemi sur­venant, achevait de dévaster un pays que l'abandon des cultivateurs avait déjà à moitié ruiné. Quand il avait tout pris, tout brûlé, tout coupé, il se retirait mais la fa­mine prenait sa place mais la peste suivait la famine pour en doubler les horreurs.

Les places fortes souffraient peu parce que l'ennemi, dépourvu de moyens de siège, ne pouvait s'en rendre maître. Il s'emparait bien quelquefois, soit par force, soit par trahison, de quelque château faible ou mal gardé mais il lui fut impossible de s'établir défini­tivement quelque part. D'ailleurs, il n'agissait pas en conquérant, mais en voleur, préférant l'argent à des terres qu'il n'aurait pu conserver.

Rien n'était donc prêt en Provence pour résister à l'invasion de la compagnie de l'archiprêtre, bien que, selon toutes les apparences, celle de 1357 ne fût pas la première car, sur ce point, nos historiens ne sont pas d'accord entre eux. Il put, par conséquent, étendre ses opérations, et en même temps qu'il forçait le pape à composer avec lui, pressurer les contrées environnantes. La vallée de la Durance lui offrait une riche proie. Son imagination s'arrêtait avec convoitise sur un pays que sa bande pillarde n'avait pas encore exploré. Pertuis et Ma­nosque, avec leurs fertiles territoires, étaient, pour un aventurier tel que l'archiprêtre, des objets dignes d'en­vie. Il résolut de les visiter et il confia cette mission à l'un de ses lieutenants nommé Durand Arnaud, le même que l'intervention inopportune de sainte Delphine, com­tesse d'Arrian, arracha à une mort cruelle mais bien méritée. Voici comment le père Columbi, l'historien de Manosque, rapporte le fait tel qu'il le trouva dans l'in­formation qui précéda la béatification de sainte Delphine. Il dit que Durand Arnaud ayant, dans le cours de cette campagne qui se prolongea jusqu'en 1358, tenté de sur­prendre Ansouis, échoua dans son entreprise, et qu'il fut même assez mal avisé pour se laisser faire prison­nier par les habitants de ce bourg. Ceux-ci, irrités à bon droit contre les pillards qui portaient la dévastation chez eux, prirent Durand Arnaud, lui attachèrent les mains derrière le dos, le précipitèrent dans un puits desséché, profond de vingt-deux cannes, ce qui équivaut au moins à quarante-quatre mètres, et jetèrent par dessus une grande quantité de pierres qu'on avait disposées à cet effet. C'en était donc fait du bandit. Mais sainte Delphine qui alors habitait Apt, arrivant inopinément à Ansouis dont saint Elzéar de Sabran, son mari, était seigneur, et opérant un véritable miracle, retira du puits Durand Arnaud sain et sauf et le rendit à la vie et à la liberté.

Tel est, en substance, le récit que le père Columbi fait de cet événement, c'est, du moins, ce que nous avons pu démêler à travers les obscurités de son style car le passage dont nous venons de donner l'extrait n'est pas fort transparent. Mais cette version n'a pas été adop­tée par tous les auteurs. Ainsi, par exemple, Bouche dit que Durand Arnaud fut jeté dans le puits d'Ansouis, et qu'il y resta bel et bien. Ce ne fut pas grand dommage.

Quoi qu'il en soit, il nous importe fort peu de savoir si les ossements de Durand Arnaud reposent au fond du puits d'Ansouis, sous le linceul de pierre dont les habi­tants le couvrirent, ou bien s'ils dorment sur quelque champ de bataille, ou au pied de quelque fourche patibulaire. Tout ce que nous voulons dire, c'est que, sa libération, en la prenant pour certaine, peut faire hon­neur aux sentiments d'humanité de sainte Delphine, mais qu'elle ne prouve pas grand'chose en faveur de son discernement. Très certainement, ce fait n'aurait pas dû servir à motiver sa béatification. C 'était de l'humanité déplacée.

L'attaque projetée contre Manosque par Durand Ar­naud était imminente, et l'ennemi ne s'en trouvait qu'à une journée de marche, que la population l'ignorait en­core ou semblait ne pas s'en alarmer. Elle était rassurée par les difficultés de terrain existant entre cette ville et Pertuis. En effet, le bassin de la Durance, qui est très large à partir de Malijay, se resserre subitement à Mi­rabeau, ne laissant qu'une étroite gorge par laquelle s'échappe la rivière. De ce point, jusqu'à Pertuis, il n'existait aucun chemin praticable, sauf quelques sentiers d'un parcours difficile, et les communications entre les deux villes devaient se faire en traversant diagonalement les contreforts du Luberon. A cette époque, cet obstacle aurait suffi à retarder considérablement, sinon à empê­cher le passage d'une armée régulière, embarrassée de son bagage et de son matériel mais il était impuissant à contenir les fourrageurs de la grande compagnie. Des piétons et des cavaliers, allégés de bagages, passent partout. Pour eux, quel que soit l'état des chemins, l'accès est constamment libre.

Or, dans la même journée où Bertrand Chicholet fut cité à comparaître devant le juge ordinaire de Manos­que, Hugues de Villemus, chevalier de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem, commandeur de Manosque, reçut, par exprès, une lettre venant d'Avignon, à lui adressée par Roger de Pins, chevalier de la langue provençale, alors grand maître de l'ordre. Cette lettre lui faisait con­naître le projet de Durand Arnaud et l'engageait à se tenir sur ses gardes.

L'avertissement était bon, mais la difficulté consistait à le mettre à profit. Toutes les forces dont le comman­deur pouvait disposer consistaient en quelques chevaliers, vieux et cassés pour la plupart, envoyés en retraite à Manosque. Les frères conventuels, c'est-à-dire les reli­gieux attachés à la commanderie, étaient un embarras qu'on ne pouvait utiliser en aucun cas et quant aux serviteurs de l'établissement, le nombre en était trop restreint pour qu'ils fussent d'un grand secours. Voici, au demeurant qu'elle était la composition du personnel attaché habituellement à la commanderie de Manosque. Nous le prenons dans le compte-rendu par l'un des pré­décesseurs d'Hugues de Villemus.

Ce personnel comprenait une dizaine de chevaliers au plus, vingt frères et trois sœurs et vingt-trois donats, c'est-à-dire, des individus qui s'étaient donnés corps et biens à l'ordre de Saint-Jean, et que la commanderie était obligée de nourrir et d'entretenir. Elle possédait, en outre, quarante bœufs, quarante-neuf chevaux et trente-trois trentaniers (1) de moutons, indépendamment des biens meubles et immeubles. D'après les principes du temps, on mettait gens et bêtes sur la même ligne.

Tels étaient les moyens de défense dont pouvait dis­poser le commandeur. Il est vrai que le palais, avec sa ceinture de murs, ses tours et son fossé, avait l'appa­rence d'une place forte, mais il n'en avait pas la solidité, et si on laissait prendre la ville, on ne pouvait se flatter qu'il tînt plus de vingt-quatre heures.

(1) Trente moutons font un trentenier.

Le concours des citoyens était donc indispensable, et, en sa qualité de seigneur de Manosque, le commandeur avait le droit de l'exiger. Restait à savoir dans quelle mesure on l'accor­derait car il y a peu d'entreprise plus délicate et plus hasardeuse que celle de faire marcher les bourgeois au combat.

Heureusement pour frère Hugues de Villemus, les habitants de Manosque, au lieu de s'apprêter à composer avec Durand Arnaud, prirent la ferme résolution de se défendre. C'était le meilleur parti et le plus sage car la bravoure est presque toujours la plus haute sagesse. Mais auparavant il fallait s'entendre avec eux. Le commandeur manda pour cela leurs représentants.

Nous avons dit dans l'un des chapitres précédents que la ville de Manosque était administrée par douze consuls choisis sur soixante des principaux habitants, des meil­leurs et des plus sages, dont quarante du Bourg et vingt du Château car la ville était divisée en deux parties. De ces douze consuls, huit devaient appartenir au Bourg, et quatre au Château. Quelquefois, dans les actes, on les appelle décurions.

Mais il paraît que l'administration de la commune, ainsi répartie sur douze têtes, fonctionna mal, ce qui ne doit pas surprendre car le pouvoir qui repose sur un trop grand nombre est sujet à des tiraillements et, par suite, à des défaillances inévitables et dangereuses. Pour parer à ces inconvénients, l'administration fut encore cen­tralisée. A cet effet, on confia à deux syndics pris parmi les douze conseillers, le soin de gouverner la commune.  Il est certains actes qui mentionnent trois syndics, dans d'autres, on en compte jusqu'à quatre. Mais nous avons de bonnes raisons pour croire que les exemples fournis par ces actes font exception à la règle, et que, en 1357, deux syndics seulement étaient en exercice. Nous nous fondons sur ce que, quelques années auparavant, le syn­dicat se composait de deux personnes, ainsi qu'il résulte de plusieurs documents que nous avons consultés.

Indépendamment de ces syndics, il y avait diverses autres charges municipales, notamment un défenseur de la ville. Nous présumons que cet office, rempli ordinai­rement par un homme de loi, se rapportait aux affaires litigieuses de la commune, et que ce défenseur n'était autre que le troisième syndic que l'on retrouve plus tard.

Nous avons fait de nombreuses recherches afin de con­naître la composition du conseil de la communauté de Manosque au moment de l'invasion de la grande compa­gnie. Nous avons eu l'avantage de compulser des docu­ments assez nombreux; mais nous n'y avons trouvé que des renseignements incomplets. Tout ce que nous avons pu savoir c'est que le syndicat était géré par Pierre Jarjaye, notaire, et que Giraud Roubaud, Ruffred Gasqui, Jacques Agout, Bertrand Gavaudan et le notaire Pierre Dalmas étaient conseillers. C'est déjà beaucoup, vu la distance, car nous avons les noms de la moitié des con­seillers municipaux.

Frère Hugues de Villemus, après s'être consulté avec Jean Lupi, son bailli (1) et son lieutenant, et Guillaume de Ventayrol, vice-bailli, manda Pierre Jarjaye, le syn­dic, au palais.

(1) Manosque était alors une commanderie; ce ne fut que plus tard qu'elle devint bailliage .

Celui-ci obéit incontinent à la sommation. Il trouva le commandeur qui, dans son impatience, était venu l'attendre sur le pont du palais, devant la porte ferrée donnant accès dans l'intérieur de l'édifice.

Ce monument, élevé par les soins des derniers comtes de Forcalquier, n'était pas fort ancien, puisque, cent trente-deux ans auparavant, Agnès, épouse de Guil­laume de Moustiers, damoiseau, avait revendiqué sur l'ordre de Saint-Jean partie du terrain sur lequel le pa­lais avait été édifié. Elle réclamait également la propriété des maisons dans lesquelles Guillaume, le dernier comte, avait fait construire des bains. Un procès s'était engagé à propos de ces prétentions mais il fut terminé par l'in­tervention de l'archevêque d'Aix et de P. Amelius, évê­que de Narbonne. Une transaction, à la date du 7 des kalendes de mars 1225, concilia les parties, et Guillaume d'Ulmis, prieur de Saint-Gilles, haut dignataire de l'or­dre de Saint-Jean, s'engagea à payer à la dame de Moustiers vingt-deux mille sous viennois pour prix de la ces­sion de ses droits.

Ce palais, dont il ne reste plus de traces aujourd'hui, avait sa principale façade sur la place des Terraux, ainsi appelée du nom de la famille Terrai qui paraît avoir été très considérée à Manosque dans des temps antérieurs. Elle donna son nom à la place près de laquelle elle habi­tait de la même manière et par la même raison que les Martel et les Ebrard imposèrent leurs noms à deux quar­tiers de Manosque. Quant à la place des Terraux, elle était, de trois côtés, limitée par le palais et par la ville, tandis que, au couchant, le jardin d'un particulier, la séparait du rempart. Ses dimensions, à cette époque, devaient être extrêmement restreintes.

Le palais, ainsi que son nom l'indique, servait de résidence aux comtes de Forcalquier dans leurs fréquents voyages à Manosque. Il passa entre les mains de l'ordre de Saint-Jean lorsque, le trois des kalendes de juin 1149, date néfaste pour la maison de. Forcalquier, le comte Gui­gnes donna aux Hospitaliers la ville de Manosque avec tout ce qu'il possédait dans son district. Il abandonna ainsi le plus beau fleuron de sa couronne souveraine et prépara la déchéance de sa famille. Ses successeurs s'ef­forcèrent en vain de le reprendre. Ils exercèrent même plus tard, à Manosque, les droits de la souveraineté, té­moins les deux privilèges que Guillaume, dernier comte, lui concéda en l'année 1206. Mais il fut obligé de céder à la nécessité, et, la veille des nonnes de février 1208, il ratifia les donations qui avaient été faites par Guigues et Bertrand, ses prédécesseurs. Guillaume de Forcal­quier, chef de la branche cadette, eut la douleur d'appo­ser sa signature sur l'acte qui spoliait sa famille.

L'entretien du commandeur et du syndic fut long et sérieux. Il porta principalement sur l'emploi des moyens de résistance dont on pouvait disposer, car les deux in­terlocuteurs furent promptement d'accord sur le prin­cipe, c'est-à-dire qu'ils décidèrent que, à tout risque, la ville devait se défendre. Frère de Villemus était, par profession et par naissance, homme d'épée et maître Pierre Jarjaye, quoique exerçant un état essentielle­ment pacifique, n'était pas moins courageux que le chevalier de Saint-Jean. Cela tenait peut-être aux troubles incessants, aux guerres fréquentes, à l'état d'insécurité dans lequel on vivait mais il est positif que, à cette époque, tout le monde était plus ou moins batailleur. La contagion s'étendait partout et ne respectait personne. Ainsi, sans parler à l'avance de la bravoure que Pierre Jarjaye montra à l'occasion des événements dont nous allons parler, nous rapporterons de lui un fait significatif témoignant qu'il savait, au besoin, manier des armes plus dangereuses que la plume. Quelques années après, c'était en 1362, ayant eu maille à partir avec Roger Suffani, son compatriote, il s'arma du sabre et du bouclier, attendit son adversaire dans la rue, l'attaqua, et, après avoir ferraillé avec lui, le blessa à l'épaule gauche. La satisfaction de sa vengeance lui valut un procès pour blessures et port d'armes prohibées, au moyen duquel le bailli de Manosque se donna le plaisir plus innocent et plus substantiel de le faire composer.

Maître Pierre Jarjaye, comprenant que le temps pressait et qu'il fallait se mettre promptement en mesure de résister aux aventuriers commandés par Durand Arnaud, prit congé de Hugues de Villemus. Son premier soin fut de faire assembler le conseil des douze, afin d'aviser à la défense de la ville et d'en empêcher la prise et le saccageaient. Pour tout le monde, c'était une ques­tion de vie ou de mort car les aventuriers des grandes compagnies étaient complètement étrangers au moindre sentiment d'humanité.

Le conseil, convoqué au son de la cloche et par les soins du valet de ville, ainsi qu'il était d'usage, se réunit dans l'officine ou le laboratoire de maître Raymond Gaud, apothicaire, qui était probablement membre de l'assemblée. Ces réunions hors de l'Hôtel de Ville étaient fréquentes, et il n'était pas rare de voir le conseil muni­cipal, soit à Manosque, soit ailleurs, délibérer chez l'un de ses membres, ou bien tenir ses séances en plein air dans un jardin, ou dans le cloître d'un couvent. Quelquefois, quand l'assemblée était nombreuse, c'est-à-dire lorsqu'on réunissait les soixante ou que l'on con­voquait tous les chefs de famille, elle se tenait à la cam­pagne. En hiver, on choisissait un endroit exposé au soleil et à l'abri du mistral.

Il était impossible que la commune la plus riche et la plus peuplée du comté de Forcalquier ne possédât pas un Hôtel de Ville. Cependant, malgré toutes nos recher­ches, nous n'avons pu acquérir la preuve de ce fait et savoir, par conséquent, en quel endroit il était situé. Le père Columbi, beaucoup plus rapproché que nous de cette époque, avoue son ignorance. Mais, nous le répétons, l'Hôtel de Ville devait exister.

Le conseil, animé de l'esprit de son énergique prési­dent, adopta d'enthousiasme toutes les mesures qui lui furent proposées. On ordonna une levée générale de tous les citoyens valides, on passa la revue de ceux qui pos­sédaient des armes, et l'on distribua celles que la ville tenait en réserve aux pauvres habitants qui en étaient dépourvus. On nomma ensuite les chefs des quartiers et chacun d'eux eut un poste assigné.

Il existait à Manosque une ordonnance de police, prise de l'autorité du commandeur, en vertu de laquelle une commission procédait, à certaines époques, à la visite des armes possédées par les citoyens. On dressait de ceux-ci un état nominatif, en regard duquel on inscrivait l'espèce et le nombre d'armes que chacun possédait. De cette manière, en toute circonstance, l'autorité savait au juste sur combien de combattants elle pouvait compter. Nous avons tenu entre nos mains un de ces états dont la lecture nous a prouvé que les habitants de Manosque étaient armés de façon à pouvoir repousser une agression. Nous y avons trouvé une des plus belles et des plus nom­breuses collections d'engins de guerre qu'il soit possible de se procurer car on ne saurait s'imaginer combien, en cet heureux temps, étaient multipliés les moyens de tuer. Mais il est beaucoup de ces engins dont nous n'a­vons pu connaître l'espèce, nous savons seulement qu'ils appartenaient aux genres piquant, tranchant ou conton­dant. La plupart sont désignés par des noms provençaux, déguisés en latin, estropiés, par conséquent, et devenus inintelligibles.

Quant aux pauvres, ils étaient armés aux frais de la commune. Manosque, à l'imitation des autres villes de Provence, possédait dans une espèce d'arsenal une cer­taine quantité d'armes que l'on distribuait en cas de né­cessité.

Tout cela ne put se faire à la sourdine. Il en résulta une alarme générale et un remue-ménage prodigieux. Les oisifs, toujours nombreux à la fin de la journée, pu­rent voir les émissaires, expédiés par le syndic, sortir de la ville et se répandre dans le territoire afin de prévenir les habitants qu'une invasion les menaçait et qu'ils eus­sent à se mettre à couvert. Ils virent de forts détachements d'hommes armés occuper les corps de garde voisins des portes de la ville et, ce qui les alarma le plus, ce fut l'exhibition de toutes les armes possédées par les habi­tants. L'un préparait son arbalète, un autre fourbissait le fer de sa lance, repassait son sabre, enlevait la pous­sière et la rouille que le temps avait amassées sur son casque ; un troisième secouait et examinait le jacque de cuir qui, à l'exception du casque et du bouclier, était alors la seule arme défensive à l'usage du fantassin. La cuirasse, la cotte de mailles, en un mot, la panoplie complète de l'homme d'armes ne servait qu'aux cava­liers, tous gentilshommes, possesseurs de fiefs, et riches par conséquent. Le prix de ces armures, d'ailleurs trop lourdes pour un fantassin, les mettait hors de la portée des classes moyennes et du peuple. Ajoutez à cela un transport incessant d'armes de toutes sortes et de toutes dénominations, car les riches, pressés par l'inexorable nécessité, prêtaient aux pauvres leur superflu, et l'on pourra se faire une idée du tumulte et de la confusion qui régnaient à Manosque pendant cette soirée mémo­rable.

Les affaires furent subitement suspendues. Les rues, ainsi que les places publiques, regorgeaient de monde mais nul ne songeait à vendre, encore moins à acheter. L'invasion des aventuriers faisait le sujet des préoccupa­tions universelles. On se préparait, on agissait, mais on parlait encore plus car, si le danger actuel et présent paralyse la langue, celui qui est éloigné rend loquace.

Un groupe nombreux, composé principalement de fem­mes et de quelques jeunes garçons, s'était formé devant la maison de Bertrand Chicholet. Astruge Chicholesse en occupait le centre. Elle avait étalé sur le banc de pierre établi contre la porte toutes les armes de son neveu, et elle était en train de les approprier. La collection était assez variée. Il y avait un casque sans visière, un jacque protégé sur les épaules et devant la poitrine par des pla­ques de fer, deux longues et fortes lances à la pointe acérée, diverses armes tranchantes de différentes lon­gueurs, depuis le couteau à gaine jusqu'au sabre. On y voyait une espèce de couteau de chasse que l'on nommait alors cultellum latérale , parce qu'on le portait ostensi­blement suspendu au côté gauche, à la différence du couteau à gaine qui était caché dans la poche. Notre ami Bertrand, malgré sa pauvreté, n'avait pas reculé devant la dépense afin de se fournir un arsenal complet. Il y avait là, sur ce banc, le produit de plusieurs années de bra­connage, de contrebande et de fraudes de toute nature.

-  Voilà une lance qui crèvera le ventre à quelqu'un, dit la Chicholesse, que l'esprit belliqueux du moment animait, Dieu ! la belle arme ! comme je m'en servirais, si j'étais homme ! - En même temps elle croisa la lance en appuyant fortement le poing droit sur la hanche.

Ce geste guerrier fit écarter la foule.

-  Prends garde à ce que tu fais, Astruge! lui cria monne Peyronnelle Choche, à laquelle la lance avait manqué tomber sur le nez, nous ne sommes pas des soldats de l'archiprêtre!

Dame Peyronnelle était une vénérable matrone du quartier, que sa fortune élevait au-dessus du commun, et à laquelle on donnait le qualificatif de Monne , ainsi que cela se pratique encore en Italie. Elle exerçait une certaine influence dans sa sphère.

-  Pardon! Monne Peyronnelle, répondit Astruge, mon intention n'est pas de vous faire du mal mais quand je songe à ces coquins d'aventuriers qui seront peut-être demain matin devant Manosque, le sang de mes talons remonte à ma tête.

-  Bon Dieu ! sont-ils aussi près de nous, demanda Nicolasse Audiberte ; alors, que la bonne Mère nous assiste !

- Qui sait où ils se trouvent maintenant! dit la Chicholesse, on l'ignore; mais, pour sûr, ils se dirigent vers Manosque, dans l'intention de prendre la ville, de la saccager et puis de la brûler. S'ils y entrent, nous sommes perdues. Savez-vous ce qu'ils font partout où ils passent? Ils pillent, volent et tuent tout ce qui leur tombe sous la main; ils outragent les femmes de la manière la plus abominable. Mais qu'ils y viennent! reprit-elle en bran­dissant sa lance; qu'ils y viennent ! L a Chicholesse saura se défendre !

La brave femme était un peu dans le cas du lièvre de la Fable qui prit ses oreilles pour des cornes. Elle ne son­geait pas que si la bande de l'archiprêtre prenait Ma­nosque d'assaut, nul ne porterait atteinte à sa pudeur. Mais l'amour-propre nous aveugle. D'ailleurs, faut-il le dire? La Chicholesse n'avait pas de miroir pour se regar­der, et ce prudent et peu flatteur conseiller du beau sexe lui faisant défaut, il n'est pas surprenant qu'elle se méconnût.

- De quoi diable vous inquiétez-vous, Astruge ! fit Jaco Purpan qui passait par là; on peut prendre Ma­nosque dix fois d'assaut, personne ne s'occupera de vous.

-  Qui te l'a dit? répliqua Astruge ; est-ce que je n'en vaux pas une autre! Voyez ce grand Mandrin qui a l'air de me prendre pour une vieille! Marche, marche fai­néant ! Il vaudrait mieux que tu prisses les armes que de faire des observations déplacées. Comment se fait-il qu'une femme ait pu épouser un pareil benêt?

Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire ; Jaco Purpan l'apprit à ses dépens. Il battit en retraite, car la Chicholesse, irritée, avait déjà pris sa lance à deux mains et le regardait d'une certaine façon annonçant une tempête prête à éclater. La remarque impolie de Purpan l'avait piquée au vif, parce qu'elle avait touché à l'endroit le plus sensible de la femme, en faisant supposer qu'on pût la dédaigner. Il est fort difficile de sonder les profon­deurs d'un cœur féminin mais il y a cent contre un à parier que, si Manosque eut été prise d'assaut, Astruge aurait été très mortifiée qu'on ne l'eût pas insultée, ne fût-ce qu'un petit peu.

-  Qu'une veuve est malheureuse 1 dit monne Peyron­nelle; personne ne viendra à mon secours! Ah! mon pauvre Barnabe Chochi! Combien tu fais faute à ta mal­heureuse femme !

— Je vois que vous avez peur pour vos florins d'or, répliqua Astruge. Eh bien ! Mettez-les dans une toupino (1) et enterrez-les à la cave.

(1) Vase de terre sans anses.

— Oui ! reprit Nicolasse Audiberte ; enterrez-les, et l'on viendra ensuite vous mettre à la torture afin de vous faire dire où est caché votre argent? Merci! Je ne veux rien cacher; je serai contente pourvu que j'aie la vie sauve.

-  Et mon linge, et mes meubles, et mes provisions ! où les mettrai-je? s'écria Monne Choche ; ah ! je serai ruinée, et il faudra que j'aille finir mes jours à l'hôpital !

-  Qu'importe ! l'hôpital n'est pas pour les bêtes ! ré­pondit l'insouciante Chicholesse, qui ne partageait pas les préjugés populaires à l'endroit des établissements de bienfaisance ; autant vaut mourir là comme ailleurs. Ah ! te voilà, mauvais sujet? fit-elle à son neveu paraissant tout-à-coup devant elle, tout est prêt, tu peux t'armer quand tu voudras.

Astruge aimait beaucoup son neveu. Elle prétendait que, s'il n'avait pas abandonné l'état ecclésiastique, il aurait pu faire son chemin dans le monde. Qui sait, disait-elle lorsque la conversation tombait sur ce chapitre, qui sait si, comme tant d'autres qui ne valaient pas mieux que lui, il ne serait pas devenu abbé, évêque, même? N'est-ce pas qu'il aurait fait un joli prélat? Puis, le soir, dans sa solitude, elle bâtissait des châteaux en Espagne, s'impatronisant chez monseigneur et prenant le gouver­nement de sa maison. Hélas ! Le pot au lait se renversait bien vite, car elle sortait ordinairement de ces rêveries par l'annonce de quelque nouvelle fredaine de son neveu. Le même jour, après en avoir fait un cardinal, elle le décorait de la barrette rouge, quand on lui apprit qu'il avait comparu devant le juge sous une accusation de sorcellerie. Quelle chute!

De son côté, Bertrand Chicholet portait une grande affection à sa tante, unique parente qu'il eût au monde. Astruge et Boniface de Forcalquier étaient les seuls êtres qu'il aimât. Malgré sa conduite plus que légère, il avait le cœur bon et il n'était point originairement inaccessible aux sentiments d'affection et d'amitié mais la réproba­tion presque universelle que lui avaient value ses écarts de jeunesse, occasionnés par la fougue de son tempé­rament et par le défaut de direction, avait refoulé au plus profond de son être ces heureuses dispositions. Disons à sa louange qu'elles n'étaient pas éteintes, elles y sommeillaient, prêtes à se réveiller sous l'influence d'une parole amie. Il était encore temps pour lui d'ouvrir les yeux à la lumière et de dépouiller le vieil homme. Mais sa guérison ne pouvait s'opérer que par le changement de résidence : moyen extrême, le seul pourtant qui nous permette d'abandonner, sans trop de peine, des habitudes vicieuses. Il lui fallait surtout un but légitime et glorieux à poursuivre et à atteindre. A ce prix, il pouvait espérer sa régénération. Elle était impossible à Manosque où personne, sauf Boniface et Astruge, n'aurait voulu croire à la conversion de Bertrand Chicholet. On sait que la charité n'est pas la vertu dominante chez notre prochain, et que, plus les rapports entre deux hommes sont étroits, plus ils sont impitoyables l'un envers l'autre.

— Merci ! T ante Astruge, dit-il en caressant sa parente, dix fois merci ! Vous êtes pour moi une seconde mère. Précisément il faut que je prenne les armes tout de suite, car monsen le syndic m'a fait demander.

- Comment! Le syndic te demande? fit Astruge, il paraît qu'il a besoin de toi. Ce matin il ne t'aurait pas seule­ment dit bonjour. Ce que c'est que le monde ! Puis, quand il descendit dans la rue, armé de pied en cap, et qu'il lui eut fait ses adieux, elle lui cria : Conduis-toi en brave garçon, Bertrand ! Mais prends garde de te faire tuer : ta pauvre tante en mourrait de chagrin! Ensuite, le voyant s'éloigner d'un pas rapide, elle ajouta : On ne dira plus maintenant ce n'est pas la mort de Chicholeti.

En effet, depuis une heure, Bertrand était devenu un personnage. Maître Pierre Jarjaye, qui se connaissait en hommes, avait bien pu, jusqu'alors, dédaigner un mau­vais sujet dont l'unique occupation semblait être de trou­bler le repos public, et qui lui avait causé maintes inquiétudes en sa qualité de chef de l'administration de la communauté. Mais il savait que, sous des dehors vicieux, Bertrand Chicholet cachait un cœur ferme servi par une organisation physique robuste. Il savait que, si le garnement était quelquefois incommode, il pouvait être d'une grande utilité dans les moments de crise, et il résolut de l'employer, prévoyant qu'il aurait grand besoin de tout ce qu'il y avait de viril et d'énergique dans la population, pour résister à l'attaque qui se préparait. Il avait donc mandé Chicholet, dans l'intention de le mettre a la tête d'une vingtaine d'individus presque aussi in­domptés que lui, gens ayant toujours le couteau à la main, piliers de taverne, terreur des nonces et des passants attardés, et qui ne pouvaient obéir qu'à un pareil chef.

Bertrand Chicholet, un peu gonflé de son importance récente, car il prévoyait le rôle qu'on voulait lui faire jouer, se rendait donc à l'appel du syndic. Il s'était armé de son mieux. Il portait un casque d'acier poli par la main d'Astruge, un jacque de cuir couvrait ses vêlements, et un long et large coutelas, accompagné d'une dague, pendait à sa ceinture. Il avait laissé la lance, mais il tenait à la main un bâton plombé, espèce de massue dont il se servait avec une grande dextérité. Ainsi armé, c'était vraiment un guerrier redoutable. Chemin faisant, il prit avec lui Guillaume Maurel, le mange saoumo , dont il se proposait de faire son aide-de-camp. Afin de l'engager à le bien servir, il lui promit un bon souper, aux frais du syndic.

CHAPITRE IX

Il n'était qu'un homme, dans Manosque, pour lequel l'arrivée de la bande de l'Archiprêtre ne fût pas l'unique préoccupation : cet homme était Boniface de Forcalquier. Tout entier à son amour pour Ayssalène de Reillanne, il était indifférent aux événements qui se passaient à l'entour de lui et encore plus à ceux qui n'existaient qu'en futur contingent. Diverses contrariétés, quelques-uns de ces petits accidents qui se jettent toujours à la traverse de nos projets, l'avaient empêché jusqu'alors de recevoir la réponse à la lettre qu'il avait écrite à Ayssalène. Il était inquiet de ce silence car il craignait que, cédant aux obsessions de sa mère, elle ne finît par prendre l'enga­gement de renoncer à lui. A ce sujet d'inquiétudes, se joignait la privation de la vue de sa maîtresse. Depuis son départ de Reillanne, il n'avait pu l'apercevoir, et il y avait près de quinze jours qu'il ne lui avait parlé. Com­bien il regrettait alors l'intervention officieuse de Sancie, la soubrette, et combien il maudissait le cloître dont les murs lui opposaient un obstacle infranchissable !

Dans son impatience, il rôdait toute la journée à l'entour du couvent, se glissant à travers les arbres comme un malfaiteur, rampant sous la vigne, afin de saisir un regard de sa maîtresse. Vain espoir ! L'impitoyable mur se dressait toujours devant lui, et la pauvre Ayssalène, ignorant que son amant n'était qu'à quelques pas d'elle, se renfermait dans sa cellule, où elle avait la consolation de pleurer sans être aperçue.

L'impatience fébrile qui agitait Boniface de Forcal­quier, le chagrin qui le rongeait, finirent par inquiéter ses amis. Jusqu'alors, George Arnaud, doué d'un assez bonne dose de scepticisme, avait espéré qu'il en serait de cette passion comme de presque toutes celles qui agitent l'humanité, c'est-à-dire, que Boniface, voyant l'impos­sibilité de réussir dans son projet, finirait par s'armer de philosophie et par y renoncer. Suivant George Arnaud, une passion amoureuse ne pouvait aboutir qu'à l'un des résultats suivants, à savoir, ou à la satisfaction de notre penchant, ou à la ruine de nos espérances. Dans l'un et l'autre cas, disait-il, elle devait mourir, un peu plus tôt, un peu plus tard, là n'était pas la question ; il fallait qu'elle finît, car, en ce monde, il n'y a rien de durable. Mais il n'admettait pas cet autre résultat romanesque qui nous montre un amant malheureux se tourmentant en vain et s'émaciant de manière à faire le digne pendant d'un anachorète. Le sceptique jeune homme pensait que poursuivre un but impossible à atteindre est œuvre de déraison, et que l'homme doit savoir se consoler de tout désappointement. Il soutenait que, bien souvent, l'objet de la poursuite ne valait pas la moitié de la peine que l'on avait mise à s'en emparer. En un mot, s'il ne méprisait pas précisément ce qu'il n'avait pu obtenir, ainsi que fit le renard pour les raisins, il avait le bon esprit de savoir y renoncer quand la chose était hors de sa portée. Sa philosophie était donc la meilleure, car elle ne compor­tait pas d'arrière pensée. A la place du renard, il n'aurait pas dit : ils sont trop verts mais bien, ils sont trop haut. Ensuite il leur aurait tourné le dos sans s'en in­quiéter davantage.

Cependant cette heureuse disposition d'esprit, qui dut lui faire traverser joyeusement la vie, n'empêcha pas George Arnaud de sympathiser de cœur et d'âme avec Boniface de Forcalquier. Il devint même sérieusement alarmé en voyant que son système comportait des excep­tions. Il pensa qu'il était temps d'agir, et que, de manière ou d'autre, il fallait précipiter le dénouaient de la crise. Dans une conférence secrète qu'il eut avec Elzéar Raspaud, il fut convenu que celui-ci tâcherait d'avoir, le soir même, une entrevue avec la cuisinière du couvent de Sainte-Claire, et que, le lendemain, il irait trouver l'abbé de Valsainte afin de connaître le résultat de son intervention. Il était facile à l'abbé de voir la dame de Reillanne, car elle n'avait pas encore quitté Manosque.

Après avoir fait ces arrangements, George Arnaud prit Boniface de Forcalquier sous le bras et le fit promener par la ville. Il l'amena, sans trop de violence, vers la porte Dan Gaud et lui proposa de monter sur les créneaux qui la couronnaient. Peut-être, lui dit-il, y verrons-nous quelque chose d'intéressant.

Ils y montèrent. En effet, du haut de cette porte, on découvrait un très beau panorama. A droite, les derniers contreforts du Luberon, vis-à-vis, le vallon au fond duquel coule le ruisseau de Drouilhe , Toutes-Aures et les collines de Pierrevert; à gauche, la Durance, suivant le pied des montagnes qui courent depuis Les Mées jusqu'à Saint-Paul, et, au-dessus, les Alpes éclairées par le soleil couchant.

Mais un amoureux n'a pas d'yeux pour contempler les merveilles de la nature, parce que toutes ses pensées sont concentrées sur un point unique. On ne saisit bien les beautés de la création, on n'en comprend l'harmonie, qu'autant qu'on les contemple avec un esprit dégagé de toutes préoccupations. Or, Boniface de Forcalquier n'était pas dans ce cas. Ainsi, au lieu de lever les yeux pour admirer le paysage qui se déroulait devant lui, il les abaissa vers le sol, et son regard prit une expression de fixité surprenante.

Le fait était pourtant fort naturel. Presque sous ses pieds et tellement rapproché qu'il en était à portée de la voix, s'élevait le couvent de Sainte-Claire, pôle magné­tique de Boniface de Forcalquier, centre d'attraction vers lequel il gravitait depuis trois jours. Il avait devant lui la façade principale, les jardins de l'établissement se trouvant, avons-nous dit, sur le derrière.

A cette vue, l'œil de Boniface s'anima et un sentiment d'espoir se peignit sur sa figure. Il comprit que, de ce poste élevé, il pourrait voir quelquefois Ayssalène, se mettre en communication avec elle et concerter la con­duite qu'ils auraient à tenir. On ne pouvait parler sans éveiller les soupçons, mais il était facile de s'entendre par signes : or, deux amoureux se comprennent à demi mot.

Il faisait part de son espoir à George Arnaud, quand une fenêtre, située au second étage du couvent, s'ouvrit. Une forme blanche parut, regarda derrière elle pour voir si personne ne la guettait, et, se penchant au dehors, montra à l'heureux Boniface le visage gracieux, les traits chéris d'Ayssalène de Reillanne.

Un frémissement de bonheur parcourut tout son être. Pendant quelques minutes, il demeura immobile, con­templant sa maîtresse avec avidité; mais, revenant bien­tôt à lui, il se mit à lui exprimer par des gestes passionnés, tout le bonheur qu'il avait de la revoir. La jeune fille, plus retenue, se contentait de sourire. Heureux celui sur lequel les yeux de la beauté se fixent ainsi ! A la lin , soit que l'entrevue lui parût avoir assez duré, soit par crainte d'une surprise, elle inclina légèrement la tête, appuya la main sur son cœur, et disparut, laissant Boniface de Forcalquier surpris, ébloui, mais plein d'es­poir. Il savait désormais que ses vœux étaient toujours favorablement accueillis.

On a beau être sceptique, entourer son cœur d'une tri­ple garde d'acier, la vue de deux amants se témoignant leur tendresse excitera toujours, nous ne dirons pas un sentiment d'envie, car c'est chose détestable, mais un louable désir d'émulation. On brûlera de les imiter, à moins que l'âge ait fait du spectateur une masse inerte fonctionnant végétalement. George Arnaud fut ému plus qu'il n'aurait cru, plus qu'il n'aurait voulu, peut-être, par la scène d'amour qui venait de se passer devant lui. Il se dit que, après tout, il devait y avoir quelque chose de bon dans une passion qui excitait de semblables trans­ports, et qu'il pouvait être heureux quelquefois de fer­mer l'oreille aux conseils de la sagesse. La contagion de l'exemple opérait chez lui : décidément il se gâtait.

Cependant, l'intérêt qu'il avait pris à la pantomime de Boniface de Forcalquier ne l'empêcha pas d'écouter les con­seils de la prudence. Il avertit, par conséquent, son compa­gnon qu'il était temps de battre en retraite, s'il ne voulait pas éveiller les soupçons des voisins. Quant au pauvre amoureux , il ne songeait pas à se retirer, et, sans l'avis de son ami, il aurait fort bien pu passer-la nuit à la belle étoile, debout sur la plate-forme de la porte Dan Gaud, avec l'immobilité d'un astronome cherchant dans le ciel une planète égarée. Les deux amis descendirent de com­pagnie. Arrivés sur la place du marché, ils rencontrèrent Elzéar Raspaud, revenant du couvent. Celui-ci était enchanté du résultat de sa mission, car c'était lui qui, sur l'avis de George Arnaud, avait fait prévenir Ayssa­lène que son amant se trouvait sur la porte Dan Gaud. Il rapportait, en outre, d'excellentes nouvelles. Non seu­lement Ermessende, la cuisinière, avait affirmé que la jeune fille persévérait dans ses sentiments envers Boniface de Forcalquier, mais elle ne lui avait pas paru fort éloignée de consentir à l'argument suprême, dans le cas où l'intervention de l'abbé de Valsainte serait infruc­tueuse. Elle avait d'abord rejeté bien loin la proposition ; mais elle s'était considérablement radoucie quand la rusée cuisinière avait mis sous ses yeux, d'un côté, Boniface de Forcalquier pour mari, et, de l'autre, le couvent à perpétuité. Il y avait là, disait Ermessende, en riant, de quoi faire taire les scrupules les plus robustes. D'ailleurs, ajoutait-elle, un enlèvement qui aboutit au mariage est chose naturelle.

Elzéar Raspaud fut accueilli comme on accueille tout porteur de bonnes nouvelles. George Arnaud lui serra vivement la main, et Roniface de Forcalquier l'eût étouffé dans un embrassement, si le colosse avait pu succomber sous l'étreinte d'une main humaine.

—Tu redoubles mon espoir, mon cher Elzéar, lui dit-il; je craignais qu'Ayssalène ne voulût jamais consentir à cet expédient.

-  Elle se fera bien un peu tirer la manche, répondit Raspaud mais Ermessende m'a assuré qu'elle y viendra. Quand une fille ne veut pas du couvent, il est bien mal aisé de l'y retenir.

-  Elle y viendra, 'soyez-en certain, dit George Ar­naud. Le couvent n'a rien d'agréable par lui-même ; mais la perspective d'y demeurer à vie doit être affreuse quand la volonté est contrainte. Pour moi, si j'étais fille et qu'on voulût m'y enfermer, je crois, Dieu me pardonne 1 que j'accepterais le secours de Satan pour m'en tirer.

-  Nous n'avons pas besoin de lui pour cela, répliqua Raspaud : deux échelles et un peu de bonne volonté de la part d'Ayssalène, suffiront. J'aimerais mieux, cepen­dant, que le révérend abbé de Valsainte m'annonçât de­main qu'il est parvenu à vaincre la résistance de la mère.

- Certainement, cela vaudrait mieux, dit Arnaud ; mais je doute que l'abbé réussisse. Quand une femme s'est mis une idée dans la tête, il est difficile de l'en faire départir. Qu'en penses-tu, Boniface?

— Je crains que tu ne sois dans le vrai, répondit Bo­niface de Forcalquier. J'aimerais bien devoir Ayssalène au consentement libre et spontané de sa mère; mais la raison me dit qu'il sera difficile de vaincre l'obstination delà dame de Reillanne. — Holà ! Qu'est-ceci et où va Bertrand ainsi équipé ?

C'était en effet, Bertrand Chicholet, armé en guerre et sa masse à la main, qui venait vers eux. Ses enfants perdus le suivaient. Maître Pierre Jarjaye les avait fait armer de son mieux dans le magasin de la commune. Tous, à l'imitation de leur capitaine, étaient coiffés du casque ; presque tous portaient le jacque, car cette ar­mure défensive était fort commune. Ils étaient armés de la lance et du sabre. Quant au couteau, il eût été habile celui qui les en aurait trouvés dépourvus.

A la suite de ce corps d'élite, — soit dit morale à part — venaient une douzaine d'hommes, aux allures moins belliqueuses et d'un âge plus mûr. Leur mission consis­tait à garder pendant la nuit le couvent de Sainte-Claire et à le mettre à l'abri d'une surprise. Gilète de Barras, la supérieure, rassurée par la proximité du rempart que le couvent touchait presque, et courageuse comme un digne enfant de sa noble race, refusa d'émigrer dans la ville. Les frères Mineurs, dont l'établissement était situé entre la porte de la Saunerie et celle d'Aubète ; les Car­mes, qui étaient en dehors et tout proche de la porte GuilhenPierre, furent plus prudents, et bien leur en prit. Ils établirent leurs quartiers à Manosque, laissant leurs demeures à la garde de Dieu.

Quant à la bande de Chicholet, elle se proposait, en exécution des ordres du syndic, de faire une ronde à l'entour de la ville, et même de pousser une pointe sur le ruisseau de Drouilhe, en le remontant jusqu'à une certaine distance. Arrivée au pont, elle devait faire halte et envoyer une patrouille à Toutes-Aures pour voir si tout y était en bon état. Ce lieu, que les anciens titrés dési­gnent quelquefois sous le nom de château de Drouilhe, était alors habité et même ceint de murs. Ce château, aujourd'hui disparu, ne fut pas compris dans la donation faite à l'ordre de Saint-Jean par Guigues, comte de Forcalquier. Nos comtes n'en étaient que les suzerains. Le domaine utile, c'est-à-dire le fief, appartenait à di­vers seigneurs. Ainsi, nous trouvons que, vers la fin du XIII- siècle, Guillaume de Villemus, l'un des proprié­taires de fiefs des plus qualifiés de nos contrées, était co-seigneur du château de Drouilhe. Il paraît que ce fut seulement dans le courant du siècle suivant que l'ordre de Saint-Jean en fit l'acquisition. Il acquit de même le fief de Montaigu, situé à l'extrémité opposée du terri­toire de Manosque.

Le détachement commandé par Bertrand Chicholet, après avoir envoyé sa patrouille à Toutes-Aures, fit halte auprès de la source qu'on appelle aujourd'hui fontaine des Avocats, mais qui, croyons-nous, était connue au­trefois sous les noms de fontaine de Drouilhe, ou de fontaine de la Gloire. Il nous a été impossible de nous rendre raison de cette dernière dénomination qui a dû résulter de quelque fait dont la mémoire s'est perdue. Quant à la première, c'est-à-dire au nom de fontaine des Avocats qu'elle porte maintenant, nous en avons trouvé une ex­plication plausible et naturelle.

Tous ceux qui connaissent l'histoire de la Provence savent que, pendant les troubles causés par la ligue, sous le règne de Henri III, les membres du Parlement de­meurés fidèles au roi avaient abandonné Aix, et que, réunis d'abord à Pertuis, ils se constituèrent en Cour de Justice, de telle sorte que la Provence se vit subitement dotée de deux Parlements. Ils changèrent ensuite de rési­dence et vinrent s'établir à Manosque où ils séjournèrent quelque temps. Il paraît qu'à cette occasion les avocats qui suivaient le Parlement se prirent d'une belle passion pour la fontaine de la Gloire, qu'ils en buvaient les eaux avec délices et qu'ils y firent de nombreuses parties de plaisir. C'est par ce motif qu'elle changea de nom. Sans doute les avocats y gagnèrent, car les eaux bienfaisantes de la source redoublèrent leur appétit, mais la fontaine y perdit son nom glorieux : au lieu de perpétuer la mé­moire de quelque fait d'armes héroïque, elle ne suscite plus que des idées gastronomiques. Dans notre imagina­tion le choc des verres remplace le bruit de la lance heur­tant le bouclier, et le cliquetis des fourchettes succède au froissement des épées. Mais il en est ainsi de toutes les choses de ce monde : après la renommée vient l'oubli et, fissiez-vous litière de gloire, un jour votre nom doit périr.

Boniface de Forcalquier, rendu plus allègre par la vue de sa maîtresse et par le rapport de Raspaud, con­sentit à accompagner ses amis dans une promenade à travers la ville. Manosque, à ce moment, offrait un spec­tacle curieux et navrant à la fois. Sur ces entrefaites, la nuit était survenue. Cependant, bien que la cloche du guet eût sonné la retraite, personne ne songeait à rentrer chez soi. Les habitants, ayant le Calen (1) suspendu au doigt, ou tenant la chandelle à la main, s'assemblaient au milieu des rues pour s'entretenir de l'invasion pro­chaine de la bande de l'archiprêtre, sujet de la préoccu­pation universelle. D'autres, assis devant leur porte, regardaient passer les malheureux habitants des hameaux voisins qui se réfugiaient dans la ville, chargés de ce qu'ils avaient de plus précieux. Des bestiaux de toutes sortes, chevaux, bœufs, moutons et autres encombraient les rues. Les propriétaires attendaient que maître Pierre Jarjaye, qui n'avait pas en ce moment une sinécure, leur assignât des étables pour remiser leurs bestiaux, ou leur indiquât des lieux de campement. Les immigrants circu­laient dans les rues en quête de logements, suppliant parents, amis, connaissances de les recevoir. Bref, c'était un tohu-bohu général, une confusion universelle, un va et vient incessant, le tout mélangé de pleurs, de san­glots, de cris, d'invocations de toute nature.

Cependant, ce désordre se régularisa petit à petit, grâce aux soins du syndic assisté de ses conseillers. Les portes s'ouvrirent pour les réfugiés envers lesquels les habitants de Manosque exercèrent largement l'hospitalité

(l) Lampe triangulaire.

. Les aubergistes, en ce moment au nombre de sept, reçurent ceux qui ne trouvèrent pas à se loger chez les particuliers, et, avant minuit, tout le monde fut casé.

Les trois amis, dans leur course nocturne, rencontrè­rent un spectacle étrange et saisissant, à cause de sa nouveauté. Ils virent défiler devant eux les frères Mi­neurs, marchant processionnellement et emportant les vases sacrés, ainsi que tout ce qui servait à la célébration de l'office divin. Ils abandonnaient leur couvent où ils ne devaient plus rentrer. Frère Raymond de Vaudrome, gardien du couvent, ouvrait la marche, les autres reli­gieux le suivaient. Ils se dirigèrent vers le cloître de Notre-Dame où ils trouvèrent un asile car alors cette église était desservie par un certain nombre de prêtres, tant réguliers que séculiers. Indépendamment du prieur, nous avons compté six religieux qui y étaient attachés.

Nos jeunes gens se transportèrent ensuite dans la rue de la Juiverie, ainsi nommée parce qu'elle était habitée prin­cipalement par les juifs qui y avaient leur synagogue et leur école. Cependant ils n'étaient pas parqués dans cette rue, ainsi qu'on le pratiquait dans d'autres pays, car ils possédaient des maisons dans les divers quartiers de la ville. Ils avaient aussi des propriétés rurales. Sous cet important rapport, les juifs étaient complètement assi­milés aux chrétiens, et, sauf la différence des religions et leur exclusion des offices publics, rien ne les séparait du restant de la population. Leur condition était donc aussi bonne qu'ils pouvaient le désirera une époque où ce peu­ple était honni et méprisé presque partout.

Leur culte même était protégé, ce qui paraîtra extra­ordinaire, car on peut croire que la tolérance dont nous nous vantons aujourd'hui n'existait pas. Nous pouvons donner un exemple de la sollicitude apportée par les ma­gistrats à faire respecter une religion qui était loin d'être en faveur.

Un jour de sabbat, — c'était en 1338 — des femmes juives se querellèrent dans la synagogue. Ce fait aurait dû passer inaperçu ; il n'en fut rien. La clameur publi­que, ou bien quelque officieux, le porta à la connais­sance du juge, qui ordonna une information. Jusque-là il n'y avait rien d'extraordinaire, bien qu'on pût reprocher au magistrat de manquer un peu de discrétion, car la querelle entre femmes juives, et dans la synagogue, était une affaire de famille dont la justice n'avait pas à se mê­ler. Mais ce qui surprend à bon droit, ce sont les termes de l'ordonnance: « Attendu, y est-il dit, que les inculpés, ne sachant pas combien est grave de troubler le service divin, se sont permis de se quereller dans le temple. » A coup sûr, on ne s'attendait pas à pareil langage, à pa­reille époque, dans la bouche d'un magistrat chrétien, et surtout dans celle d'un juge nommé par l'ordre de Saint-Jean. La poursuite se comprend mieux, par la raison que le juge y avait intérêt.

Cependant, malgré cette tolérance religieuse, bien que l'autorité publique protégeât les juifs aussi bien que les chrétiens, l'antagonisme entre les deux cultes se réveil­lait quelquefois et se manifestait par des bouffées de colère, par des explosions de haine populaire dont les malheureux juifs étaient victimes. Ainsi, arrivait-il un événement dont on ne pouvait se rendre compte, on en accusait les juifs. Par exemple, un jeune garçon, nommé Isnard Albéric, ayant été trouvé mort dans les champs, on imputa ce fait aux juifs, et il s'éleva à ce sujet une sédition furieuse que l'autorité eut grande peine à cal­mer. Dans ces occasions, la populace, guidée par ses instituts de convoitise, pillait ordinairement la maison de quelques juifs, en ayant soin de frapper à côté du pau­vre. L'autorité, impuissante à réprimer le désordre, laissait faire, seulement, le lendemain, quand le tumulte était apaisé, le commandeur faisait publier à son de trompe par la ville que tous ceux qui détenaient des effets enlevés la veille, eussent à les rapporter dans un délai déterminé, sous peine d'être entrepris comme voleurs. Il y a cent contre un à parier que cet ordre ne s'exécutait pas ou s'exécutait mal.

De toutes les professions libérales, une seule était acces­sible aux juifs : nous voulons parler de la médecine et de la chirurgie. Il y avait toujours à Manosque quelque israélite exerçant l'une ou l'autre de ces professions. Nous ignorons s'ils pratiquaient légalement et s'ils étaient gradués. Les juifs étaient aussi incanteurs publics, c'est-à-dire, qu'ils faisaient les ventes aux enchères publi­ques. Mais leur profession la plus habituelle était le commerce, auquel ils joignaient le prêt à intérêt. Quel­ques-uns y amassaient des fortunes considérables.

Les juifs étaient tellement nombreux en Provence qu'on avait créé tout exprès pour eux une espèce de fonc­tion. Le comte nommait un protecteur des juifs. Celte charge, ordinairement donnée à vie, était fort impor­tante, à raison surtout des émoluments qui y étaient at­tachés et dont la communauté israélite faisait les frais. Le protecteur des juifs était toujours un personnage con­sidérable. La preuve en est que cette charge fut gérée pendant longtemps par Frédéric de Lorraine, comte de Vaudemont, gendre du roi René . L'officier chargé de cette fonction avait sur les juifs une juridiction fort éten­due, quoique les termes n'en fussent pas limités d'une manière précise.

Les juifs avaient en outre une certaine organisation ad­ministrative distincte de celle qui régissait leurs conci­toyens chrétiens. Chaque communauté était gouvernée par des recteurs ou baylons (1) dont l'office était d'éta­blir les impôts destinés à subvenir à ses besoins particu­liers, de les repartir et d'en faire la rentrée. Il est à croire que cette administration était centralisée dans la capitale de la Provence, car elle devait avoir ses représentants devant l'autorité souveraine.

La communauté israélite de Manosque comptait un assez grand nombre d'adhérents. Elle était riche, et elle devait, par conséquent, redouter l'arrivée de l'archiprêtre; mais elle était peu guerrière, quoique ses membres fus­sent dans l'habitude de porter le couteau et n'ignorassent pas l'art de s'en servir. Cependant elle aurait pu appor­ter un utile concours à la défense commune, si maître Pierre Jarjaye avait jugé à propos de l'employer. Mais il refusa de les convoquer et de les armer.

(1) Baillis. En provençal, le bailli se nomme bayle.

Il en résulta que, pendant que toute la population mâle de Manosque prenait les armes pour repousser l'en­nemi, les juifs seuls restaient à la maison.

Néanmoins ils n'y demeuraient pas oisifs. Les riches enfouissaient leur argent, cachaient comme ils pouvaient leur mo­bilier, et attendaient leur sort, les uns avec résigna­tion; les autres en tremblant de tous leurs membres, selon que le patient était courageux ou poltron. Les pau­vres, exempts du souci des richesses, ne craignaient que pour leur personne mais bon nombre d'entre eux n'en étaient pas moins alarmés car, si la bande de l'archi­prêtre respectait fort peu les chrétiens, on était fondé à craindre qu'elle fît main basse sur Israël. .

Les juifs n'étaient pas les seuls à se trouver dans cette disposition d'esprit. Les chrétiens les imitaient de leur mieux, à cette différence près que ceux-ci, poussés par leur propre bravoure, ou excités par l'exemple et con­traints par la nécessité, s'armaient et s'apprêtaient à vendre chèrement leur vie. Chez eux, c'étaient les femmes qui tremblaient. Seules à la maison, elles faisaient à la hâte leurs préparatifs contre l'invasion, s'ingéniant à cacher tout ce qu'on pouvait raisonnablement essayer de soustraire à un œil investigateur. Ainsi, Boniface de For­calquier, étant arrivé dans la rue habitée par Bertrand Chicholet, la trouva dans une confusion inexprimable. On n'y voyait pas un homme, sauf quelques vieillards mais, en revanche, toutes les femmes étaient au milieu de la rue, affairées, courant, criant, bourdonnant comme un essaim d'abeilles qui va prendre son essor. Ce quar­tier était principalement habité par de pauvres gens, ayant peu de chose à cacher. Cependant on voyait par ci par là quelque maison éclairée du haut en bas, ce qui annonçait qu'on s'y livrait à un travail pressant.

Au nombre de ces maisons se trouvait celle de monne Peyronnelle Choche, qu'on vit apparaître sur sa porte, décoiffée, échevelée, sa rouge figure suante, les mains pleines de terre, et tenant une petite pioche, de celles qu'en provençal on nomme Picouroun.

-  Enfin, c'est fait ! dit-elle; tenez, voisine Douce, voilà votre Picouroun. Je vous remercie.

-  Vous avez fini? demanda Douce Escarpite ; l'avez-vous bien caché?

-  Aussi bien que j'ai pu, répondit monne Peyron­nelle. J'ai mis mes quatre sous (1) dans un linge et j'en ai fait un pannouchoun (2) que j'ai enterré dans ma cave. Maintenant il faut que je roule par dessus un petit tonneau mais je ne suis pas assez forte pour en venir à bout toute seule. Voulez-vous me rendre le service de m'aider ?

-  Très volontiers, fit Douce et les deux femmes des­cendirent à la cave.

-  Voilà maître Ayméric qui part, dit une voix : il était temps !

En effet, maître Jean Ayméric parut sur sa porte, armé et complètement équipé. Pot de fer en tête, jacque de cuir, bouclier passé au bras gauche, longue lance à la main, épée et dague au côté, il avait une apparence formidable.

(1) Locution particulière aux Provençaux.

(2) Paquet de linge : du latin  « pannucius »

Le cœur lui battait bien un peu, malgré cette enveloppe martiale ; cependant, il faisait bonne conte­nance ; car noblesse oblige, et un probe homme de Ma­nosque ne pouvait rester en arrière quand il s'agissait de la défense de la ville. Au reste, si maître Jean était bon homme, il n'était pas pusillanime. Il fit bravement son devoir dans cette circonstance mémorable.

Fizas Aymérique accompagna son mari jusqu'au mi­lieu de la rue, car la crainte de l'archiprêtre avait eu pour résultat de lui faire oublier la querelle et la batterie de la matinée. Il n'était plus question entre les époux de merle ni de merlate, et Fizas, momentanément guérie de son esprit de contradiction, remplissait envers son mari les devoirs d'une femme soumise et affectionnée. Un événement quasi providentiel devait, sous peu, opérer chez elle une cure presque radicale.

C'était Fizas qui, les larmes aux yeux, avait armé maître Jean. C'était elle qui l'avait coiffé du casque, ajusté le jacque, présenté le bouclier et mis la lance à la main, tout en lui recommandant de se ménager. Quand il fut parti, elle éclata en sanglots.

-  Ne vous désolez pas ainsi, lui dit monne Peyron­nelle ; maître Jean reviendra, soyez-en sûre. Tous ceux qui vont à la guerre n'y restent pas.

-  Je le sais bien, répondit Fizas mais il y en a beau­coup qui ne reviennent pas. Il peut se faire que Jean ne soit pas tué mais il peut arriver qu'on me le rapporte avec un trait d'arbalète dans le corps ou avec un membre estropié. Alors, que deviendrai-je?

-  Il faut supposer le contraire, ma bonne femme, lui dit George Arnaud qui s'était approché. Votre mari reviendra après avoir fait son devoir et s'être battu en homme de cœur. Alors quelle gloire ne sera-ce pas pour lui et pour vous!

-  Je me soucie bien de la gloire, s'écria Fizas ! Cela n'est pas fait pour nous. Dieu veuille que je revoie mon pauvre mari ! Mais, vous qui parlez ainsi, comment se fait-il que vous n'ayez pas encore pris les armes ?

-  Soyez tranquille ! répliqua George ; je ne suis pas Manosquin, mais quand le moment en sera venu, mes amis et moi nous saurons défendre l'honneur et la sûreté de Manosque. En attendant, je vous conseille d'aller vous coucher ; pour cette nuit, il n'y a rien à craindre.

-  Dieu vous entende ! firent toutes les femmes à la fois. Mais que fait ici ce juif? Holà ! maître Abraham, pourquoi n'es-tu pas sur les remparts?

-  Parce que monsen le syndic n'a pas voulu nous donner des armes, répliqua Abraham Fossoni. Croyez-vous qu'on puisse se battre à coups de poing contre les soldats de l'archiprêtre?

-  Il a bien fait, dit Fizas. Dieu ne serait pas pour nous si les juifs prenaient notre parti. Tiens, juif, connais-tu cela? Et prenant un coin de son tablier, elle le plia en forme d'oreille de cochon et l'agita sous le nez de Fossoni, en imitant le grognement de cet animal.

Le juif, ainsi nargué, ne répondit pas mais passant outre, il se renferma dans sa maison.

-  Voilà bien les hommes ! dit George Arnaud, entraî­nant ses camarades. Le danger le plus imminent ne peut leur faire oublier leurs préjugés religieux. Je n'aime pas la religion juive mais quel mal y aurait-il à armer les gens de cette religion? N'ont-ils pas intérêt, autant que nous, à repousser les aventuriers?

-  Je ne dis pas le contraire, répondit Boniface de For­calquier ; cependant, si l'on peut se passer d'eux, on fera bien de les laisser de côté. L'aide de ces mécréants pourrait nous être nuisible.

-  Pour moi, dit Elzéar Raspaud, si nous nous battons un de ces jours, je serai bien aise de marcher au combat avec des gens qui, au besoin, fassent le signe de la croix. Je n'aimerais pas me trouver côte à côte de ceux qui ont crucifié notre Seigneur.

-  Tu n'es pas toujours aussi délicat, riposta George Arnaud. Il me semble que tout à l'heure tu regardais fort attentivement cette jolie juive que nous avons rencontrée. La peur la rendait encore plus intéressante. Tu lui as même caressé le menton.

-  Eh! mais, c'était une femme! répondit Raspaud en se grattant l'oreille car la réplique de son ami l'avait un peu interloqué : c'était une femme et une femme, juive, turque ou chrétienne est toujours une femme !

— Charmant ! Parfait ! s'écria George. Ainsi, tu ne te battrais pas volontiers en ayant un juif pour compagnon ; tandis que tu ne te ferais pas prier pour passer ton bras autour de la taille d'une jolie juive? Caspien , mon cher! Je pense tout-à-fait comme toi sur ce dernier point !

-Va te promener! répondit Raspaud; on ne peut rien faire ou rien dire sans que tu y trouves à reprendre. Tu as manqué ta vocation. N'est-ce pas, Boniface, qu'il au­rait fait un excellent avocat?

— Si par avocat tu entends un épilogueur de phrases, un souteneur de paradoxes, je crois que notre ami aurait réussi dans cette profession.

-  Je ne sais si je soutiens des paradoxes, répondit George Arnaud mais je combats quelquefois pour la vérité. Au reste, j'aurai beau faire, je ne convertirai per­sonne.

Tout en causant ainsi, ils suivaient la rue de la Saunerie ou des Couchettes. Ils étaient prêts à déboucher dans la Grand'rue, quand ils furent aperçus par une pa­trouille partie du corps-de-garde de la porte de la Saunerie et se disposant à faire le tour de la ville.

-  Qui vive? cria-t-on.

-  Ami ! répondit Boniface de Forcalquier.

-  Eh ! C'est notre ami Boniface ! dit le chef de la pa­trouille, jeune homme âgé de vingt-quatre à vingt-cinq ans. Venez avec nous ; je vais au Soubeyran et je vous accompagnerai jusqu'à votre maison.

-  Très volontiers, répondit Boniface. Mes deux amis me suivront. Chemin faisant, nous les laisserons chez eux.

Le jeune homme que nous introduisons ici appartenait à une noble famille italienne établie depuis longtemps à Manosque. Il s'appelait Jean Cavalcanti. Il était accom­pagné de son frère Nicolas. Tous les deux avaient pris les armes pour défendre leur pays natal.

Il ne faudrait pas croire que l'établissement de cette famille à Manosque fût un événement exceptionnel. Pareil fait se présentait au contraire fort souvent. Grand nombre de familles italiennes vinrent se fixer en Provence pen­dant le XIII 0 siècle, ainsi que dans le cours des siècles suivants. Il en est plus d'une qui subsistent encore. Cette immigration fut favorisée par la réunion, sur la même tête, des couronnes de Naples et de Provence. Peut-être même commença-t-elle plus tôt mais nous n'en avons pas la preuve. Quoi qu'il en soit, il est positif que, à Manosque, il y avait plusieurs familles italiennes. Nous croyons que, attirées d'abord par le commerce, elles avaient fini par y fixer leur demeure, en perdant tout espoir de retour.

Cependant le contingent fourni par les pays étrangers, proprement dits, n'était point assez fort pour augmenter sensiblement la population de Manosque. Elle se recrutait surtout dans la Haute-Provence et dans le Dauphiné. Gap, Embrun, Briançon y entraient pour une bonne part. Les habitants de ces contrées quittaient volontiers leurs mon­tagnes en échange d'un pays plus riche et plus tempéré. C'étaient eux qui comblaient les vides occasionnés par les guerres et par les maladies contagieuses, presque endé­miques dans le moyen-âge. Ce sont eux qui ont remplacé en partie l'ancienne population, beaucoup moins nom­breuse alors qu'aujourd'hui. La preuve convaincante de ce fait résulte des registres des rentes foncières que percevait l'ordre de Saint-Jean. On est étonné du nombre de jardins existant dans l'enceinte de la ville de Manos­que. Il y en avait partout, notamment au quartier du Palais. Nous sommes porté à croire que, en 1357, la plus grande partie des maisons de ce quartier était de cons­truction récente. Les événements qui eurent lieu vers la fin de cette année et qui se répétèrent quelque temps après, eurent pour résultat immédiat de refouler les populations rurales dans la ville, d'augmenter d'une ma­nière durable le nombre de ses habitants, et, par consé­quent, de couvrir de constructions les terrains vacants. Nous croyons que, aujourd'hui, les jardins sont aussi rares dans l'enceinte de Manosque qu'ils y étaient com­muns autrefois.

CHAPITRE X

La journée du lendemain commença mal pour Boniface de Forcalquier. Le révérend abbé de Valsainte, craignant d'être surpris par l'ennemi, avait abandonné sa cam­pagne et s'était réfugié à Manosque. Il n'eut pas de peine à se procurer une entrevue avec dame Catherine de Reillanne qui s'y trouvait encore. Cette dame y avait prolongé son séjour, dans l'espérance de surmonter la résistance de sa fille à prendre le voile, et maintenant elle n'osait plus retourner chez elle, crainte de faire quelque mauvaise rencontre en route : elle attendait qu'on lui envoyât une escorte suffisante pour la protéger. L'abbé put donc la voir et s'acquitter de la promesse qu'il avait faite à Elzéar Raspaud.

Cependant dame Catherine de Reillanne, tout en fai­sant ses préparatifs de départ, n'était pas sans inquiétude sur le compte de sa fille. Elle ne pouvait ignorer que Boniface de Forcalquier l'avait suivie à Manosque, et elle craignait que la passion l'entraînât à faire quelque éclat fâcheux. Dame Catherine savait qu'un amoureux entre­prenant est toujours dangereux, et que sa puissance se décuple quand il est d'accord avec sa maîtresse. Or, elle ne pouvait douter de la connivence existant entre sa fille et Boniface de Forcalquier. Toutefois, les murailles du couvent la rassuraient un peu.

Mais il lui était difficile de soupçonner que l'ennemi eût déjà noué des intelligences avec l'intérieur, et qu'il se proposait de pénétrer au cœur de la place. Elle aurait dû s'en douter; heureusement une puissance surhumaine l'en empêcha. L'amour, qui est toujours du parti de la jeunesse contre les vieillards, lui jeta un voile sur les yeux ; car le bandeau qu'il porte ne sert point à cacher à un amant les imperfections de sa maîtresse; c'est là une vieille histoire à laquelle il faut renoncer. On ne pourrait l'admettre qu'en supposant que les amoureux sont frappés de cécité, tandis qu'ils sont les êtres les plus clairvoyants du monde. Un homme recherche une femme à cause de ses qualités, souvent même à cause de ses défauts qu'il connaît fort bien ; il l'aime telle qu'elle est, et non pas, comme on affecte de le croire, telle qu'elle devrait être. En un mot, il sait parfaitement ce qu'il fait et agit les yeux bien ouverts.

Cela étant, — et nous ne croyons pas qu'il soit possible de le révoquer en doute — nous prendrons la liberté de renverser un préjugé vermoulu, et de rendre le ban­deau de l'amour à sa véritable destination. Il ne sert plus à dissimuler les défauts de l'objet aimé, destination men­songère, qui rendrait le désappointement insupportable, et désespérant le retour à la réalité. Son utilité est bien autrement grande. L'amour l'emploie à aveugler les parents et les tuteurs. — Par respect humain, nous ar­rêterons ici l'énumération. - A peine le fatal bandeau a-t-il touché le front du cerbère le plus vigilant, que sa vue s'obscurcit, ses idées se troublent, et que, perdant jusqu'aux plus simples notions de la prudence la plus vulgaire, il devient le jouet de ceux qu'il se flattait vainement de désunir. Tel était l'état de la dame de Reil­lanne. L'amour, après l'avoir privée de la vue et de l'intelligence, s'apprêtait à jeter sa fille dans les bras de son amant. Grand triomphe ! M agnifique victoire! Qui ne font verser de pleurs à personne.

Ainsi, se reposant sur l'inviolabilité de l'asile dans lequel elle avait placé Ayssalène, et persévérant de plus fort dans ses projets, la dame de Reillanne reçut très mal les remontrances de l'abbé de Valsainte. Elle l'aurait éconduit, n'eussent été les liens d'amitié qui les unis­saient et le caractère sacré du solliciteur. Mais, quels que fussent les avantages que ce double titre donnait à l'abbé, il échoua dans sa médiation. Il eut beau raisonner et prier : raisons et prières vinrent se briser contre l'obsti­nation de dame Catherine. En vain il lui dit que Dieu n'acceptait volontiers que les sacrifices libres et spontanés ; en vain il lui déclara qu'elle se disposait à faire le mal­heur de sa fille. Rien n'y fit. La mère, rendue cruelle à force d'obstination et obéissant à une piété mal entendue, persista dans son projet. Elle avait promis, lui dit-elle, qu'Ayssalène entrerait en religion dans le couvent de Sainte-Claire de Manosque, et elle y entrerait, coûte qui coûte, malgré Boniface de Forcalquier et malgré les prières de l'univers entier.

Ce refus, si nettement formulé, réduisit l'excellent abbé au silence. Jugeant qu'une insistance plus grande deviendrait déplacée et qu'elle ne ferait que confirmer encore plus la dame de Reillanne dans ses desseins, il se retira en lui disant une dernière fois qu'elle se préparait des regrets pour l'avenir, et qu'il priait le ciel de ramollir son cœur pendant qu'il était temps encore.

Les mauvaises nouvelles ne tardent jamais à arriver. Les bonnes seules nous font languir. Il en fut ainsi pour Boniface de Forcalquier. Elzéar Raspaud, étant allé voir l'abbé de Valsainte dans la matinée, fut informé par lui du refus obstiné de la mère d'Ayssalène. L'abbé lui dé­clara tout net que son ami devait renoncer à ses préten­tions car, à son avis, il ne fallait rien moins qu'un miracle pour vaincre l'obstination de la dame de Reillanne. Le temps seul aurait pu en venir à bout; mais le temps devait accélérer la ruine de ses espérances en rendant plus prochaine la profession de la novice.

Ce fut un coup terrible pour Boniface de Forcalquier, dont toutes les espérances en ce monde étaient concentrées sur la tête d'Ayssalène. Il s'y attendait, et, cependant, il en fut aussi douloureusement affecté que s'il avait été imprévu. Une passion profonde a cela de terrible que tous les accidents qui la traversent nous blessent aussi vive­ment qu'un désappointement complet. L'esprit humain, prompt à se tourmenter, se désespère au moindre obstacle.

Elzéar Raspaud, dont la sensiblerie n'était pas le défaut dominant, fut profondément touché de la peine endurée par son ami. Il entreprit de le consoler. George Arnaud ne l'imita pas ; non par manque de cœur, mais parce que son esprit plus pratique et son caractère résolu lui disaient que l'homme devait lutter tant qu'il lui restait de l'espoir, et qu'il serait toujours à temps de gémir avec Boniface de Forcalquier quand son malheur serait devenu certain.

-Maintenant, lui dit-il, il faut te déterminer : il faut renoncer à Ayssalène et l'oublier, ou bien, à tous ris­ques, l'enlever du couvent. Qu'en penses-tu ?

-  Je dis, répondit Boniface, que je ne puis l'oublier ; que je ne veux pas y renoncer et que je l'enlèverai, pourvu qu'elle veuille s'y prêter, et que vous veniez à mon aide.

-  Que cela ne t'inquiète pas, répliqua Arnaud. L'en­lèvement n'est pas ce qui m'embarrasse. Le plus difficile sera de déterminer Ayssalène à te suivre. C'est une grande affaire pour une jeune fille de s'enfuir avec un amoureux !

-  Peuh! fit Raspaud, qui sait? Cela ne sera peut-être pas aussi difficile que tu penses, si j'en crois ce que m'a dit Ermessende, la cuisinière.

-  IL faut le savoir tout de suite, dit vivement Arnaud; va-t-en au couvent; fais dire à Ayssalène que sa mère veut à toute force qu'elle soit religieuse , et fais la prier d'accorder une entrevue à Boniface, ce soir, dans le jardin , après que la cloche du guet aura sonné. A moins qu'il soit muet, il saura la tirer de là.

-  Mais comment ferai-je pour la voir? dit Boniface: les murs du jardin sont trop élevés et on ne peut causer à travers.

- J'en fais mon affaire, répondit Arnaud. Tu parleras avec elle aussi facilement que nous parlons ensemble. Tâche de la persuader de te suivre, c'est là l'essentiel. Ensuite, à la première nuit favorable, nous l'emmène­rons à Pierrevert.

— Cependant il nous faut une échelle, remarqua Raspaud, Boniface ne peut grimper au haut du mur.

- La belle idée! s'écria George Arnaud. Essaie un peu de sortir de la ville avec une échelle sur le dos, sur­tout la nuit, sans être vu par les hommes de garde, ren­contré par une patrouille, et arrêté comme un malfaiteur supposé être d'intelligence avec l'ennemi. Si nous avions le. malheur d'emporter une échelle, nous ferions avorter notre projet. D'ailleurs, il ne s'agit pas maintenant d'en­lever Ayssalène ; il s'agit d'obtenir son consentement à se laisser enlever. Quand elle l'aura donné, nous aviserons à l'exécution. Nous avons le temps ; rien ne presse.

-  Mais, encore une fois, comment fera Boniface pour escalader le mur? répéta l'obstiné Raspaud.

-  Comment il fera? répartit Arnaud ; pardieu ! c'est bien simple ! il montera sur tes épaules. Eh ! tu n'aurais pas deviné celle-là?

- Ma foi ! non, dit Raspaud ; mais j'y consens. Tout grand qu'il est, j'en porterais deux comme lui.

Ainsi fut fait. Raspaud partit à grandes enjambées, frappa au couvent, parla avec la cuisinière, réconforta son dévouement par quelques sous provençaux fout neufs, bien sonnants et bien trébuchants, et retourna de même très satisfait de la manière habile dont il avait rempli sa mission.

Immédiatement après, George Arnaud, en sa qualité de chef de l'expédition, manda Bertrand Chicholet. Il fut convenu que les trois amis l'accompagneraient clans la ronde qu'il devait faire le même soir. C'était un excellent prétexte pour sortir de la ville sans faire naître de soup­çons, car chacun, à Manosque, était instruit des relations existantes entre Chicholet et Boniface de Forcalquier.

La journée fut longue pour notre amoureux, longue comme un jour sans pain, ainsi que parlent les soldats dans leur langage énergique et coloré. Nous ne savons, en effet, lequel doit attendre avec plus d'impatience le coucher du soleil, ou de l'amoureux auquel sa maî­tresse a donné un rendez-vous, ou du pauvre diable qui a l'espoir de rompre par un bon souper un jeûne rigou­reux et forcé de vingt-quatre heures. Nous ne pouvons apprécier les tourments d'un amoureux, n'ayant, de notre vie, reçu ni donné de rendez-vous; mais nous connaissons par expérience les angoisses de la faim, et nous doutons que les transports d'un amant, à la vue de sa maîtresse, égalent la satisfaction intime et profonde que nous ressentîmes à l'arrivée d'un souper dont nous avions désespéré.

Enfin, l'heure tant désirée arriva. La cloche du guet retentit aux oreilles de Boniface de Forcalquier comme un hymne d'allégresse ; le son aigu de l'airain se trans­forma pour lui en un concert mélodieux. Il sortit à la hâte, accompagné de ses amis, et, tous les trois, armés comme s'il s'était agi d'aller à la rencontre de l'archi­prêtre, se rendirent à la place des Terraux, lieu où devait se réunir le détachement commandé par Chicholet.

Les enfants perdus, flattés de l'honneur qu'ils rece­vaient, accueillirent les nouvelles recrues avec de grandes acclamations, et leur donnèrent poliment la droite. En­suite, le détachement se mit en marche; il sortit par la porte qui était la plus voisine, celle Dan Gaud, sur la­quelle se trouvait la statue de la Vierge, connue sous le nom de Notre-Dame Dan Gaud.

Nous avons dit que la ville n'avait pas de fossés. En effet, si nous en croyons le père Columbi, ils ne furent creusés que quelques années plus tard, et encore ils n'en embrassèrent pas toute la circonférence. Bertrand Chi­cholet, en mettant le pied sur le seuil de la porte, se trouva donc en rase campagne. Il se dirigea vers la porte GuilhenPierre, en remontant les Ferrayes et en suivant le terrain sur lequel se trouvent aujourd'hui les Lices. Il rencontra sur son chemin quelques maisons, mais elles étaient désertes, les habitants s'étant réfugiés dans la ville. Il n'y avait absolument que les religieuses de Sainte-Claire qui eussent tenu bon, rassurées qu'elles étaient par leur proximité de la ville et par la garde que leur avait octroyée maître Pierre Jarjaye.

Chicholet avait ordre de renouveler l'excursion de la veille, c'est-à-dire de pousser une reconnaissance dans le vallon de Drouilhe, point par lequel, selon toutes les probabilités, les aventuriers de l'archiprêtre devaient envahir le terroir de Manosque. Mais avant de s'engager dans le chemin de Pierrevert, qui venait aboutir à la porte GuilhenPierre, il commanda une halte, prit à part Boniface de Forcalquier et ses deux amis, conféra quelques instants avec eux, et partit, leur laissant Guil­laume Maurel, le mange saoumo , auquel on destinait un rôle important dans cette soirée. Le détachement, ainsi réduit, se remit en marche et s'éloigna rapidement dans la direction de Pierrevert. Pendant quelques minutes on put, à la faveur de la clarté des étoiles, le voir des­cendant la pente qui conduisait au pont de Drouilhe, on put entendre le bruit de ses pas, le murmure de ses conversations; puis tout se tut, et le silence le plus pro­fond se fit.

-  Qui sait où ils vont comme ça? demanda à son voisin Jacques Garlanban, l'un des enfants perdus, in­trigué par la disparition de Boniface et de ses compagnons.

-  Peut-être, répondit Pierre Gibosi, vont-ils faire le tour de la ville, en passant par le Soubeyran et rentrant par la Saunerie ; à moins qu'ils ne s'arrêtent au couvent des Clairistes.

-  On n'y laisserait pas entrer trois gaillards de cette sorte, fit un troisième interlocuteur; ils feraient main-basse sur les nonnes. Les jeunes et les jolies n'auraient qu'à bien se tenir.

-Au fait, peu importe où ils vont, dit Garlanban, qu'ils fassent ce qu'ils voudront. Liberté pour chacun ! Sais-tu, Pierre, que c'est un beau temps que celui qui court? Hier au soir, maître Pierre Jarjaye nous a payé un bon souper aux frais de la commune; il nous en a promis un second à notre retour. Nous avons couru par la ville; nous avons passé la nuit à la taverne à boire et à jouer aux dés, sans que les nonces s'en soient mêlés. Ils ne sont pas venus nous faire sortir; ils n'ont pas verbalisé contre nous parce que nous n'avons pas porté de lumière par les rues. On dirait vraiment, qu'ils ont disparu. De­puis vingt-quatre heures, je n'en ai pas vu un seul.

  - Ni moi non plus, répondit Pierre Gibosi, et je ne m'en suis pas plus mal trouvé pour cela. Que le diable emporte cette maudite clique!

-  Tu as raison, répliqua Garlanban : ces nonces nous rendent la vie insupportable. Si on les en croyait, il fau­drait se retirer après la sonnerie du guet et se coucher en môme temps que les poules.

-  Ce matin je ne suis rentré qu'à cinq heures et per­sonne n'y a trouvé à redire, s'écria Pierre Gibosi. J'ai bu, joué et couru toute la nuit tant que j ai voulu. Voilà une vie agréable! puisse-t-elle durer longtemps ! Avez-vous remarqué que le bailli est moins fier, que maître Pierre Jarjaye est plus souple ? Il nous passe la main sur l'épaule et nous dit que nous sommes de braves garçons ; lui qui, il n'y a pas plus de quarante-huit heures, nous faisait faire une si rude chasse par sa police ! C'est qu'on a be­soin de nous maintenant! Profitons-en, et vive la joie !

-  Silence, bavards ! fit Chicholet. Silence ! Réservez vos propos pour la taverne. Comment pouvons-nous es­pérer de surprendre l'ennemi si nous lui annonçons notre arrivée demi-heure à l'avance?

-  Mais il n'est pas là, répondit Jacques Garlanban ; s'il était arrivé nous en aurions eu des nouvelles.

-Qui sait? riposta Chicholet. Crois-tu qu'il te fera la faveur de s'annoncer? Il tombera sur nous à l'improviste, et gare les coups ! Ainsi, gardez vos rangs, mar­chez avec précaution, et silence !

Bertrand Chicholet ne manquait pas de sens. Il était tout-à-fait ignorant en matière de guerre mais la raison lui disait que le partisan qui pousse une reconnaissance ne saurait être trop prudent. D'ailleurs, dans cette soi­rée, il lui semblait avoir reçu quelque avertissement mystérieux. Il flairait le danger comme s'il avait pu per­cevoir les lointaines émanations de l'ennemi. Il marchait à la tête de son détachement, sondant d'un œil vigilant les ténèbres de la nuit, explorant les environs, prêtant l'oreille au moindre bruit ; en un mot, tous les sens en arrêt, toutes les ressources de son intelligence surexci­tées. Après quelques minutes de marche, bien avant qu'il eût touché le fond du vallon de Drouilhe, ses appréhen­sions devinrent telles qu'il crut devoir se faire éclairer. Il expédia, en conséquence, Jacques Garlanban, auquel il adjoignit deux de ses compagnons, et leur ordonna de marcher à trente pas en avant du détachement, avec re­commandation de se replier sur lui au moindre indice de la présence de l'ennemi.

Pendant que Bertrand Chicholet prenait ces sages dis­positions, George Arnaud, qui s'était constitué le chef de son parti, faisait les approches du couvent de Sainte-Claire. Il était indispensable de s'y prendre avec les plus grandes précautions, crainte d'être aperçu du haut des remparts que le couvent louchait presque. Il jugea à pro­pos de faire un détour dans les champs; ensuite, profi­tant du couvert des arbres, et de l'obscurité delà nuit, il l'aborda du côté du couchant, et s'établit avec ses deux amis sous les murs du jardin de l'établissement. Mais avant de rien entreprendre, il plaça, le mange saoumo en sentinelle, à cinquante pas de distance environ, du côté delà ville, avec ordre de donner l'alarme s'il aper­cevait quelque chose de suspect.

Après que cette précaution indispensable eut été prise, nos trois étourdis se mirent à l'œuvre. Elzéar Raspaud lit face au mur, contre lequel il s'appuya en courbant le dos. Puis, Boniface de Forcalquier, aidé par George Arnaud, grimpa sur son ami, posa les pieds sur ses puissantes épaules, et, se redressant, dépassa le faîte du mur de toute la hauteur de la tête. C'est ainsi que, en se faisant esquinetto (1), les écoliers maraudeurs dé­valisent un verger.

De cette position, il dominait tout le jardin et voyait la maison par côté, circonstance qui, jointe à l'obscurité de la nuit, diminuait le danger d'être découvert. L'enclos était désert. Cependant, au bout de quelques instants, une forme indécise apparut sur le seuil de la porte. Elle fit quelques pas d'une allure craintive; puis, paraissant faire un effort sur elle-même, elle s'avança jusqu'au milieu de l'esplanade qui s'étendait devant le couvent, en regardant à droite et à gauche.

Ace moment, Boniface de Forcalquier reconnut Ays­salène de Reillanne. Il fit avec les lèvres ce léger bruit que nous pourrions nommer un appel furtif, et, s'appuyant fortement sur la crête du mur, il pencha le haut du corps dans le jardin.

Ayssalène ne s'y trompa pas, car elle était prévenue. Son amant, seul, pouvait se présenter ainsi.

(1) La courte échelle.

D'ailleurs, si, à cause des ténèbres, elle avait pu méconnaître ces traits que l'amour avait si profondément gravés dans sa mémoire, les longs cheveux de Boniface de Forcalquier, soulevés par un léger vent, car il portait la tête nue, auraient suffi pour la convaincre et pour la rassurer. Elle s'approcha du mur à pas précipités!

Excusez-la, lectrice, car le temps pressait, et ce n'était pas le moment des vaines délicatesses ! Plaignez-la, si vous voulez, mais ne la blâmez pas! Mettez-vous à sa place, — seul point de vue duquel nous puissions juger sainement la conduite des autres — et demandez-vous si vous auriez pu hésiter longtemps entre une réclusion forcée et perpétuelle, et le titre honorable d'épouse de l'homme que votre cœur aurait choisi? Elle s'approcha, émue, le cœur palpitant, reprochant à son ami, trop heureux d'entendre sa voix, de s'exposer ainsi au danger. Hélas! ce reproche n'était qu'une feinte. Il servait à cacher la joie qu'elle ressentait à revoir son bien-aimé.

Boniface de Forcalquier s'efforça de la rassurer, tâche qu'il eut bientôt remplie. Passant ensuite à un sujet plus agréable, il se mit à lui parler de son amour, à lui faire la peinture des tourments qu'il avait soufferts, et finit par lui jurer qu'il ne pouvait vivre sans elle.

L'entretien fut long. Il aurait été insupportable pour les épaules de Raspaud, si Boniface n'avait trouvé le moyen de l'alléger en enjambant le mur et en s'y plaçant à califourchon. Il rendit ainsi à son ami la liberté de ses mouvements. Cet entretien fut long, disons-nous; mais à quoi servirait de le répéter? Il fut ce qu'ont été, ce que sont et ce que seront toutes les conversations de cette nature, car le thème est toujours le même. Protestations ardentes d'un côté, assurances timides de l'autre; puis, accord complet sur le but, c'est-à-dire sur le mariage, que les amants désiraient avec ardeur.

Mais ce mariage, qui leur apparaissait comme le com­ble de la félicité terrestre, devenait chaque jour plus impossible par l'obstination croissante de la mère d'Ays­salène. Ni l'un ni l'autre ne pouvaient se faire illusion sur ce point, et si, jusqu'alors, ils avaient conservé quel­que espoir, la démarche scabreuse qu'ils faisaient les avertissait qu'il fallait y renoncer.

Ce fut au moment où la certitude de son malheur ar­rachait des larmes à Ayssalène, que Boniface de Forcal­quier proféra le grand mot, proposa la suprême et der­nière ressource, celle de l'enlèvement. L'idée n'en était pas nouvelle pour Ayssalène ; cependant elle recula à cette proposition, car elle choquait trop directement tou­tes les idées de devoir, de pudeur et de retenue qu'on lui avait apprises dès son enfance.

Elle refusa d'abord. Mais sa résistance devint plus molle à la vue du désespoir de son amant. Pressée, d'un côté, par son amour, par la prière de Boniface de For­calquier, et, de l'autre, par sa haine du couvent, elle céda, non toutefois sans avoir longtemps hésité. Le oui fatal sortit de sa bouche. Boniface, transporté de joie, allait lui en faire ses remerciements, quand le silence de la nuit fut interrompu par un cri d'alarme.

Une voix vibrante, s'élevant du fond du vallon de Drouilhe, cria : Aux armes !

— Chut ! dit George Arnaud : c'est la voix de Bertrand !

-  Aux armes  ! répéta la voix. Puis on entendit dans le lointain un murmure confus, des cris étouffés, annon­çant une lutte, suivis, au bout de peu de temps, d'ac­clamations formidables.

-  Descends tout de suite, dit George Arnaud à Boniface; voici l'ennemi.

—Adieu, Ayssalène ! fit Boniface ; courez vite au cou­vent, et au revoir. Se suspendant ensuite par les mains à la crête du mur, il se laissa tomber sur le sol.

Les trois jeunes gens, suivis par la sentinelle qui les avait rejoints au premier cri d'alarme, saisirent leurs ar­mes, se portèrent en toute hâte sur le chemin de Pierrevert, et là, unissant leurs voix, ils jetèrent à l'ennemi une retentissante acclamation. C'était une espèce de cri de guerre, annonçant à Bertrand Chicholet qu'il allait être secouru, et destiné à modérer l'ardeur de ceux qui l'attaquaient. Ils coururent ensuite bravement vers le lieu où l'on se battait.

CHAPITRE XI

Il faut que l'amour soit d'origine vraiment divine, puisqu'il a le pouvoir de soumettre à ses lois les cœurs les plus durs, les organisations les plus réfractaires, et que le petit nombre d'élus qui ont l'insigne honneur de lui échapper, ne peuvent entendre un récit amoureux, sans que leur cœur palpite d'envie et, quelquefois, soupire de regret.

Mais les représentations que la parole, la plume ou la peinture nous font de cette passion, délices et tourments du genre humain, sont toujours imparfaites, parce qu'elles nous donnent une faible idée de la réalité ; c'est quand elle agit sous nos yeux qu'elle nous éblouit par l'éclat de sa toute puissance.

Le sceptique George Arnaud put expérimenter sur lui-même combien est grande la contagion de l'exemple. Il assistait naturellement à l'entretien qui eut lieu, dans cette soirée, entre Boniface de Forcalquier et sa maîtresse. Le silence de la nuit lui permettait d'entendre la voix des deux amants et d'en saisir les diverses modulations. Il écoutait, au commencement, par pure curiosité, en amateur qui, assistant à un spectacle nouveau pour lui, s'applique à en juger le mérite. Un spectateur désintéressé aurait pu le voir hochant la tête, en signe de satisfaction, quand Boniface de Forcalquier, exprimant sa passion avec feu, arrachait à sa belle un soupir étouffé ou un aveu timide. Mais il lui aurait vu hausser les épaules de pitié alors qu'il lui échappait quelqu'une de ces platitu­des, quelqu'un de ces lieux communs, qui se glissent inévitablement dans la conversation de deux amoureux, et dont ceux-ci n'ont pas seuls le privilège : Mauvais ! faisait-il entre ses dents ; détestable ! Etait-il satisfait? Bravo! disait-il; parfait ! excellent ! continue !

Mais, petit à petit, l'impartialité du juge commença à s'altérer. Soumis, sans s'en apercevoir, à l'influence ma­gnétique que les amants répandaient autour d'eux, il perdit son équanimité et la balance lui échappa des mains. Malgré lui, déjuge il devint partie. Cédant à une mys­térieuse attraction, se passionnant à son tour, il s'iden­tifia avec les amoureux au point de perdre le sentiment de sa personnalité. Oubliant le temps, le lieu, l'heure, il pensait avec Boniface de Forcalquier, souffrait avec lui et priait comme lui. Semblable au spectateur qui assiste à un drame émouvant, que le jeu de l'acteur ravit, pas­sionne, transporte hors de lui-même et qui verse de véritables larmes.

Cette espèce d'enchantement, auquel George Arnaud cédait pour la première fois de sa vie, et qui devint pour lui matière à de longues réflexions, se dissipa au pre­mier appel de Bertrand Chicholet. Le cri : Aux armes ! Fut le chant du coq qui met en fuite les esprits des ténèbres. Il se réveilla en sursaut, et, suivi de ses amis, il courut au secours des siens.

L'appel de Bertrand Chicholet, les cris poussés par le parti de Boniface de Forcalquier, le bruit du combat, furent entendus de Manosque. Aussitôt les remparts s'é­clairèrent, la porte GuilhenPierre s'ouvrit, et un corps d'environ cent hommes bien armés, commandé par l'intrépide Pierre Jarjaye, se précipita hors delà ville.

Il était temps. Bertrand Chicholet, que sa présence d'esprit avait empêché de tomber dans une embuscade, battait en retraite, mais en bon ordre. Il était le dernier de son détachement, se retournant de temps en temps pour faire face à l'ennemi, abattant de sa masse redou­table ceux qui le serraient de trop près, et suivant le mouvement de retraite des siens. Jusque-là il avait été assez heureux pour n'être pas blessé, bien qu'il servît de point de mire aux archers et aux arbalétriers qui se trouvaient parmi les assaillants. A ses côtés se trouvaient Boniface de Forcalquier, Elzéar Raspaud et George Ar­naud, le secondant de leur mieux et combattant en hommes que rien n'effraye.

Ils débouchèrent ainsi, presque pêle-mêle, sur l'es­planade qui se trouvait devant la porte GuilhenPierre. Alors, le détachement commandé par maître Pierre Jar­jaye s'avança contre l'ennemi en lui présentant la pointe de ses longues lances. Il y eut un choc terrible. Pendant quelque temps, la victoire demeura indécise. Ce fut en ce moment qu'on put voir combien était grande l'affection que Chicholet portait à Boniface de Forcalquier. Il ne le perdit pas un instant de vue dans le tumulte du combat. Il se tint constamment à côté de lui, le surveillant avec la vigilance et l'affection d'un père, et parant plus d'un coup qui lui aurait été fatal. Ce soir-là, Boniface lui dut plus d'une fois la vie.

Enfin, la victoire se rangea du côté du droit et de la justice. La masse de Chicholet, la longue et lourde épée de Raspaud, le désespoir de Boniface de Forcalquier, combattant pour sa maîtresse, la résolution de George Arnaud, et la bravoure du syndic et de ses compagnons, finirent par mettre les aventuriers en déroute. Un coup porté par Chicholet acheva de la décider.

Sa conduite, dans cette nuit terrible, fut celle d'un héros. Doué d'une présence d'esprit incroyable, d'une force de corps peu commune, d'une agilité prodigieuse, on le voyait, bondissant dans la mêlée comme le tigre qui s'élance sur sa proie, frapper et abattre tout ce qui se présentait à lui. Tout homme atteint était un homme mort. La justesse du coup-d'œil, la vigueur du bras, dans lequel semblaient se concentrer toutes les facultés de son être, le rendaient irrésistible. Il était beau à voir, l'œil ardent, les sourcils contractés, les dents serrées, se précipitant sur l'adversaire qu'il avait choisi, ou que le hasard poussait devant lui.

Au moment le plus chaud du combat, alors qu'un coup heureux pouvait décider la victoire, Bertrand Chicholet se trouva face à face avec le commandant du détache­ment ennemi car, fort heureusement pour les champions de Manosque, ils n'avaient affaire qu'à une faible partie de l'avant-garde du corps de Durand Arnaud. Ce chef était provençal et prêtre, par dessus le marché. L'histoire nous le fait connaître sous le nom bizarre de Galagascum. Il était de Salon mais il avait depuis longtemps déserté le ministère des autels pour embrasser la profession des armes. Il avait pris du service sous les ordres d'Amiel et de Raymond de Baux, et il avait déjà porté la (erreur dans plusieurs parties de la Provence.

Ce fut cet adversaire, armé de toutes pièces, c'est-à-dire, portant le casque, revêtu de la cuirasse et tenant en main une longue épée, que Bertrand Chicholet eut à combattre. Ce ne fut pas long. A mesure que Galagascum s'avançait sur lui l'épée haute, notre héros s'élança à sa rencontre, para avec sa masse le coup qui lui était des­tiné , et, d'un revers, atteignit son ennemi sur le casque. Le coup fut tellement rude que Galagascum ouvrit les bras, laissa échapper son épée, et tomba sans connais­sance. Les siens se précipitèrent à son secours, repoussèrent Chicholet, et, relevant leur chef, le transportèrent hors du champ de bataille.

La défaite de Galagascum força son parti à battre en retraite. Les soldats, privés de leur commandant, se reje­tèrent dans le vallon de Drouilhe, où ils eurent bientôt disparu. De leur côté, les Manosquins, demeurés com­plètement maîtres du champ de bataille, se mirent en devoir de recueillir leurs blessés et leurs morts. Celte victoire leur coûta cher. Plus d'un brave la paya de sa vie.

Le tumulte du combat, l'orgueil de la victoire, ne tirent pas oublier à Boniface de Forcalquier que sa maî­tresse se trouvait dans une situation fort précaire, et que, si l'ennemi revenait à la charge, le couvent de Sainte-Claire tomberait inévitablement en son pouvoir. L'idée seule d'un pareil malheur le faisait frémir.

Il s'approcha donc du syndic, occupé à faire trans­porter les blessés dans la ville, pour lui faire part de ses appréhensions.

— Il faut, lui dit-il, que les religieuses abandonnent à l'instant même leur couvent. Elles n'y sont plus en sû­reté car, en supposant que l'ennemi, dégoûté de la ré­ception que nous lui avons faite, ne se montre plus de toute la nuit, il nous attaquera sûrement demain au matin. Or, le couvent des Clairistes sera pris en cinq minutes.

La justesse de cette observation était évidente. Maître Pierre Jarjaye en fut immédiatement frappé. Laissant le transport des morts et des blessés aux soins de ses com­pagnons, il prit une escorte, courut au couvent de Sainte-Claire, s'en fit ouvrir la porte, et intima aux religieuses l'ordre d'en sortir au plus vite. Les pauvres nonnes, frappées de terreur au bruit du combat qui se livrait non loin de leur demeure, s'étaient réunies dans la chapelle où elles imploraient avec ferveur la protection divine.

À la vue de maître Jarjaye, armé de sa longue lance, elles poussèrent des cris de détresse. Mais, rassurées en le reconnaissant, elles ne se firent pas prier pour se rendre à son invitation. Semblables à des colombes ef­frayées par le milan, elles se précipitèrent à l'envi vers la porte, sans crainte des regards indiscrets, et mettant complètement en oubli leurs vœux de réclusion.

Boniface de Forcalquier, ensanglanté par une blessure qu'il avait reçue à l'épaule gauche, attendait dans le cor­ridor, accompagné de Bertrand Chicholet et d'Elzéar Raspaud ; George Arnaud, blessé au bras, avait été obligé de se retirer. Dès que les religieuses parurent, un cri passionné sortit de sa poitrine : Ayssalène ! fit-il. —Me voici, répondit la jeune fille. Et, folle de terreur, elle se jeta dans les bras de son amant. Boniface reçut son pré­cieux fardeau, s'en empara avec l'ardeur d'une mère qui défend son petit, et s'élança vers la porte Dan Gaud, en criant à Bertrand Chicholet : Frère, veille sur moi !

- Soyez sans inquiétude, répondit celui-ci; nous ne vous quitterons pas. En effet, suivi de Raspaud, il l'ac­compagna jusque sur le seuil de la porte, prêt à lui faire un rempart de son corps. Mais la précaution fut inutile; l'ennemi avait tout-à-fait disparu.

Bertrand Chicholet s'arrêta devant la porte Dan Gaud, occupé quelque temps à suivre des yeux Boniface de For­calquier, emportant sa maîtresse, escorté d'Elzéar Ras­paud, qui avait peine à se maintenir à côté de son ami, malgré ses prodigieuses enjambées. Un sourire de satis­faction se dessina sur ses lèvres. L'instant d'après, sa figure reprit son expression habituelle. Il demeura quelque temps immobile, la tête penchée, dans l'attitude d'un homme livré à de profondes réflexions puis, pa­raissant avoir pris son parti, il se retourna et revint vers le couvent de Sainte-Claire. Il le trouva abandonné. Mère Gilète de Barras, la supérieure, accompagnée de maître Pierre Jarjaye , avait enlevé à la hâte les vases sacrés ainsi que quelques objets précieux qui se trouvaient dans la chapelle du couvent, et elle les emportait, avec l'aide de quelques-unes de ses sœurs. Elles en sortaient quand Bertrand Chicholet entra. Il put passer inaperçu à la fa­veur du tumulte.

Bien que l'exécution du projet qu'il avait conçu ne fût pas sans danger, attendu la proximité de l'ennemi, l'in­trépide Bertrand agit sans précipitation. Il attendit que les religieuses, ainsi que le dernier homme de leur es­corte, eussent disparu sous la porte Dan Gaud. Alors, sûr de n'être vu de personne, il prit ses dernières dispo­sitions. S'armant d'un flambeau qu'il trouva brûlant dans la cuisine, il descendit au bûcher. Cette pièce, creusée sous le rez-de-chaussée, occupait à peu près le centre de la maison. Elle était pleine de bois jusqu'au faîte, car les religieuses avaient fait récemment leur provision d'hiver. Il y avait surtout grande quantité de fagots de chêne blanc, bien secs, espèce de bois qui fait le plus beau feu du monde. C'est sur ce point que se dirigea Chi­cholet. Au moyen de son flambeau, il alluma la ramée en trois ou quatre endroits différents, attendit, afin d'être assuré que le feu avait pris de manière à ne pouvoir s'é­teindre de lui-même, et, jetant ensuite son flambeau au milieu de l'incendie, il se retira. Celui qui l'aurait vu sortir aurait juré, à sa démarche insouciante, qu'il venait de commettre une action indifférente. Il s'achemina vers la porte Dan Gaud d'un pas tranquille, assuré, sans se retourner pour regarder en arrière, en un mot, dans l'attitude d'un hon bourgeois qui sort de chez lui, met les mains dans les poches et s'en va flâner sur la place publique. Il appela les gardiens, se fit ouvrir la porte, leur donna, de la manière la plus naturelle, une explica­tion plausible de son retard, et s'en fut, du même pas, chez Boniface de Forcalquier.

Il le trouva fatigué, harassé, mais content de lui-même. Le jeune homme avait compris qu'il ne pouvait décemment garder Ayssalène chez lui, bien qu'il en eût grande envie. Il l'avait, en conséquence, conduite chez le chevalier Raymond de Reillanne, son oncle, qui de­meurait précisément au quartier du Palais, et l'avait remise entre les mains de dame Catherine de Reillanne. Cette dame, alarmée par le bruit du combat, croyait sa fille perdue. Elle commençait à regretter de l'avoir mise au couvent de Sainte-Claire. Boniface de Forcalquier se présenta à elle sous l'aspect d'un libérateur. Il lui fit une vive impression quand il apparut tout-à-coup, l'épée d'une main, soutenant sa fille de l'autre, les vêtements en désordre et ensanglantés. La craintive Ayssalène, en voyant sa mère, se jeta dans ses bras, où elle demeura quelques instants en sanglotant; ensuite, portant les yeux sur ses habits et les voyant couverts de sang de son amant, elle s'évanouit, en criant : Mère, il est blessé !

On la transporta dans un autre appartement où, grâce à de prompts secours, on l'eut bientôt rappelée à elle­ même. Boniface de Forcalquier se retira, après avoir rassuré Raymond de Reillanne sur les conséquences de sa blessure, qui ôtait effectivement légère. Le chevalier le remercia, en protestant de sa profonde reconnaissance.

Pendant que Boniface de Forcalquier faisait ce récita Bertrand Chicholet, la vieille Ayglantine s'occupait à pan­ser la blessure de son maître. Elle avait, comme toutes les bonnes femmes, certains secrets auxquels elle tenait beaucoup. Elle composait surtout un baume, souverain, disait-elle, pour les blessures. C'était, ce qu'en Provence, on appelle l'onguent de maître Arnaud, qui ne fait ni bien ni mal. Sauf la rime, ces mots sont la traduc­tion exacte du dicton provençal (1). A ce propos, nous ferons remarquer que ce maître Arnaud devait être un habile homme, car tous les remèdes n'ont pas la même vertu.

Ensuite Ayglantine passa à Guillaume Maurel, le mange saoumo , qui avait attrapé un coup de lance dans le côté. Elle le pansa avec son onguent ; après quoi Je patient s'en fut souper à la cuisine, où il mangea une épaule de mouton, deux pains et but une bouteille de vin. Soit l'influence de ce régime diététique, soit à cause de la vertu négative de l'onguent, le lendemain, le mange saoumo se leva sans fièvre, la plaie commençant à se cicatriser, et avec un appétit formidable.

Mais George Arnaud ne voulut pas essayer l'efficacité du remède d'Ayglantine. Peu confiant dans la science de son homonyme, il se contenta de panser sa blessure, qui n'était pas grave, avec des compresses trempées dans l'eau fraîche, et ne s'en trouva pas plus mal.

(1) L'enguent de maistre Arnaou, que faï ni b en ni maou.

Seulement, il manqua se brouiller avec Ayglantine par le peu de cas qu'il fit de sa drogue et par la préférence qu'il donna à l'eau du puits de Boniface de Forcalquier. Au bout du compte, les quatre amis se mirent à table en se félicitant de n'avoir pas payé plus cher la victoire qu'ils venaient de remporter.

Mais, auparavant, Bertrand Chicholet, qui tenait en réserve un remède bien autrement efficace pour guérir les souffrances de Boniface de Forcalquier, le prit sous le bras et, sous prétexte d'avoir une communication à lui faire, l'entraîna hors de sa maison. Il le conduisit sur le rem­part, vis-à-vis du couvent de Sainte-Claire.

L'incendie que l'ingénieux Chicholet y avait allumé avait définitivement pris possession de l'édifice. Quand ils arrivèrent, le feu sortait déjà par les croisées du rez-de-chaussée et, augmentant peu à peu, il atteignait l'é­tage supérieur. Son intensité était telle que nul secours humain n'aurait pu l'arrêter.

Les deux jeunes gens contemplaient ce spectacle tou­jours terrible car la vue d'une maison que l'incendie dévore a quelque chose d'effrayant qui fait battre le cœur le plus ferme. Mais leurs sensations n'étaient pas les mê­mes. La physionomie de Bertrand Chicholet était ra­dieuse, tandis que celle de Boniface de Forcalquier, qui tenait le bras droit passé autour du cou de son frère de lait, dans l'attitude des gémeaux, exprimait un senti­ment mélangé de surprise et de peine. La bonne et droite nature de Boniface ne lui faisait pas soupçonner le parti qu'il pourrait tirer de cet événement désastreux.

Cependant, la figure de Chicholet, sur laquelle se pei­gnait l'orgueil du triomphe et le contentement de soi-même, finit par attirer son attention. Une idée soudaine traversa son cerveau. Alors, retirant le bras du cou de Bertrand, posant la main sur son épaule, il le regarda en face pendant quelques secondes, les yeux dans les yeux ; puis il lui dit : C'est toi qui a mis le feu au cou­vent?

-  Juste! répondit Chicholet. Maintenant la dame de Reillanne ne pourra plus y enfermer sa fille!

-  Oh ! mon frère ! oh ! mon sauveur ! s'écria Boniface de Forcalquier en serrant Chicholet dans ses bras : Com­ment pourrai-je jamais reconnaître un pareil service? Mais, malheureux ! qu'as-tu fait ! si l'on t'avait vu !

-  Rassurez-vous, répliqua Chicholet ; j'étais seul. J'ai fait le coup après que tout le monde fut parti. Cela pas­sera sur le compte des aventuriers. Pour des gens de leur sorte, un incendie de plus ou de moins est chose tout-à-fait indifférente.

A ce moment, l'incendie qui minait lentement mais sûrement l'édifice éclata dans toute son intensité. Pen­dant un quart d'heure d'immenses gerbes de feu s'élan­cèrent dans les airs, éclairant la ville, le vallon de Drouilhe, Toutes-Aures et les montagnes environnantes ; puis, la toiture s'abîma avec fracas, les murs s'écroulè­rent et, du couvent de Sainte-Claire, il ne resta qu'un immense brasier illuminant les environs d'une clarté douteuse. Au même instant, à mesure que le toit du bâ­timent s'écroulait, Chicholet, après avoir regardé à l'entour et s'être assuré qu'il était seul avec son frère de lait, partit, d'un franc éclat de rire. Il se mit à danser et à sau­ter comme s'il avait été piqué delà tarentule, et, dans le transport de sa joie, finit par se rouler sur le sol. Il y avait en effet motif d'être joyeux. Il rendait un service signalé à Boniface de Forcalquier, pour lequel il se serait jeté au feu, en même temps qu'il jouait un bon tour à la dame de Reillanne. C'était plus qu'il n'en fallait pour le mettre en gaîté. Quand aux pauvres nonnes, dont il avait si impitoyablement incendié la demeure, il s'en souciait fort peu, on peut même dire qu'il ne s'en in­quiétait pas du tout.

Quand il eut ri jusqu'à ce que les larmes lui en vins­sent aux yeux et au point d'en avoir la colique, il se re­leva et reconduisit Boniface de Forcalquier à la maison. Il entra d'un pas allègre dans l'appartement où le souper était servi, jeta son casque dans un coin, se débarrassa de son harnais militaire, et se mit à table en criant : Vive la joie! Le couvent brûle!

-  Comment? le couvent brûle! fit Raspaud.

-  Un peu! répondit Chicholet, c'est même fini. Si vous aviez vu comme le toit s'est effondré, comme les murs sont tombés! patatra ! Ce n'est plus qu'un tas de ruines embrasées et fumantes, maintenant.

-  Eh ! mais ! si le couvent est brûlé, ta maîtresse n'y rentrera plus, dit Raspaud à Boniface de Forcalquier. Tant mieux ! Mais il faut avouer que tu as de la chance. Qui diable peut avoir fait ce coup-là?

-  C'est l'ennemi ! répondit Chicholet.

-  L'ennemi ou tout autre, dit le perspicace George Arnaud, aux yeux duquel cet événement venait trop bien à point pour n'avoir pas été calculé mais, qu'importe ! L'essentiel est qu'il soit brûlé.

- Il ne me reste rien à désirer à ce sujet, répondit Boniface. Dieu veuille que mes autres souhaits s'accom­plissent de même!

— Cela viendra avec le temps, fit Arnaud. En atten­dant, soupons. L'amour, la gloire et le couvent ne doi­vent pas nous ôter l'appétit.

CHAPITRE XII

La nuit qui suivit les événements que nous venons de raconter, fut terrible pour Manosque. Peu de gens purent y fermer la paupière, car la crainte empêcha les uns de dormir, et les autres durent l'employer au pieux devoir de pleurer les morts et de panser les blessés. Mais le réveil fut bien plus terrible. Pendant la nuit, le corps principal des aventuriers, commandé par Durand Arnaud, s'était réuni à l'avant-garde, à laquelle on avait eu affaire la veille, et, au point du jour, la ville se trouva littéra­lement entourée d'ennemis. Un fort détachement, à la tête duquel se trouvait Durand Arnaud, s'était établi au faubourg Soubeyran, que l'on nommait alors Villeneuve, à raison de sa fondation récente; un autre, se chauffant à l'incendie du couvent des Clairistes, observait la porte GuilhenPierre et celle Dan Gaud ; un troisième occu­pait le faubourg delà Saunerie, et le quatrième, posté près la porte d'Aubète, complétait l'investissement. Les habitants de Manosque se trouvaient ainsi hermétique­ment renfermés dans la ville, avec l'agréable perspective de ne pouvoir compter que sur eux-mêmes pour se dé­fendre.

Cependant, abrités derrière leurs murailles et attaqués par un ennemi dépourvu de moyens de siège, ils firent bonne contenance. Ils surent conserver leur ville mais ils assistèrent au spectacle le plus navrant qu'il soit donné à l'homme de voir. Du haut de leurs remparts ils virent les aventuriers parcourir la campagne, fouiller les maisons, couper les vignes, abattre les arbres fruitiers pour se chauffer, et, pendant la nuit, ils étaient éclairés par l'in­cendie des fermes disséminées dans le terroir. L'ennemi, ne pouvant s'emparer de la ville, s'en vengea en dévastant son territoire.

C'est de cette époque que date la disparition de divers hameaux ou agglomérations de maisons qui se trouvaient aux alentours de Manosque. Ainsi, Saint-Pierre, Toutes-Aures, Montaigu, incapables de se défendre, furent sur­pris, saccagés, et les habitants qui échappèrent durent se réfugier à Manosque. Rien ne fut respecté, les édifices religieux furent pillés, dévastés ; abandonnés ensuite à eux-mêmes, ils ne tardèrent pas à se convertir en ruines.

Combien reste-t-il de ces vingt-une églises que le père Columbi nous apprend avoir existé dans le terroir de Ma­nosque avant 1340 ?

Le fléau s'abattit aussi sur les communes voisines. Les faibles furent outrageusement pillées, les plus fortes, c'est-à-dire celles qui pouvaient opposer une certaine résistance, furent mises à contribution ; en un mot, cha­cun eut sa part dans le malheur universel.

Les habitants de Manosque persévérèrent dans leur ré­sistance. Outre la dévastation de leur territoire, ils en furent punis par le pillage et la ruine de tous leurs fau­bourgs. Ainsi, par exemple, le couvent des frères Mi­neurs, qui était situé hors de la ville, entre la porte de la Saunerie et celle d'Aubète, touchant presque le rempart, en dessous de l'emplacement où se trouve aujourd'hui la plaine, ce couvent, disons-nous, fut complètement détruit. C'est au point que, le 30 novembre 1377, Pierre Ricard, gardien du couvent, assisté des autres religieux, et autorisé par le chef de l'ordre en Provence, vendit à Guillaume Teissier, marchand de Manosque, les ruines du couvent, pour le prix de cent vingt florins d'or. Les révérends pères se réservèrent les pierres de l'église ruinée, le terrain sur lequel elle était bâtie, ainsi que le cloître ou cimetière du couvent. Quoique ce ne soit guère ici le lieu, nous allons donner les confronts rapportés dans l'acte, parce qu'ils nous font connaître la situation topographique de ce quartier. Le couvent confrontait, d'un côté, l'an­cien chemin contre le rempart; de l'autre, le ruisseau d'Aubète ; du troisième, une traverse allant à ce ruisseau et le chemin de la fontaine des Conchètes ; enfin, du qua­trième, divers vergers, ainsi que la traverse allant à la Saunerie. Ces confronts démontrent que la plaine n'exis­tait pas à cette époque. Tout le terrain libre et vacant aux environs de la porte de la Saunerie, consistait en la place de l'Orme, ainsi nommée d'un arbre qui y était planté. Ajoutons qu'après l'invasion, les Frères mineurs trans­portèrent leur résidence dans la ville. Nous avons vu l'acte par lequel ils soldaient le prix de l'édification de leur couvent dont ils avaient donné la construction à forfait.

Des invasions pareilles à celles que faisaient les grandes compagnies ne pouvaient durer longtemps, par la raison que, au bout de quelques jours, pillards et pillés seraient morts de faim. Un conquérant seul ménage les ressources du pays qu'il envahit: les bandits désolent, ruinent et passent.

C'est ainsi que procéda Durand Arnaud. Quand il eut pris tout ce qui était à sa portée, et dévasté complètement le terroir, il partit, ne laissant après lui que rui­nes et désolation, et emmenant Galagascum, non encore bien remis du coup de masse que Bertrand Chicholet lui avait appliqué. Il fut sottement se faire prendre à Ansouis, où il aurait terminé sa carrière de rapines et de meurtres, sans l'intervention intempestive de sainte Delphine.

Il existe un proverbe provençal portant que le malheur des uns fait le bonheur des autres ; c'est-à-dire qu'il y a toujours quelqu'un qui profite d'un événement désastreux, quand même il prendrait les proportions d'une calamité nationale. Ce proverbe pouvait s'appliquer à Boniface de Forcalquier. Sauf la blessure reçue dans l'escarmouche de la veille, il ne souffrit pas de l'invasion des aventuriers, il y gagna, au contraire, de voir enfin les vœux les plus chers de son cœur exaucés. La froide détermination de Bertrand Chicholet leva le principal obstacle qui s'oppo­sait à son bonheur. Quand dame Catherine de Reillanne put constater, par ses yeux, que le couvent de Sainte-Claire n'existait plus, lorsqu'elle vit les religieuses qui l'habitaient se disperser dans les couvents de leur ordre et y chercher un refuge, elle commença à vaciller dans l'exécution du projet qu'elle avait mûri depuis si long­temps. Il lui était difficile, en effet, de faire entrer sa fille en religion dans le couvent des Clairistes de Manosque, alors que ce couvent, détruit par l'incendie, ne présentait plus qu'un tas de ruines. L'édification d'un nouveau mo­nastère était une entreprise douteuse, longue, et sa fille pouvait vieillir avant que l'ordre de Sainte-Claire eût été réintégré dans son ancienne résidence.

D'un autre côté, bien que l'obstination dont la dame de Reillanne était pourvue à un très haut degré, eût fait taire ses sentiments maternels, bien que cette obstination se fût encore accrue par les contrariétés qu'elle avait éprouvées, elle était mère néanmoins, et la vue de sa fille, malheureuse et suppliante, finit par l'émouvoir. Les priè­res de Raymond de Reillanne, son beau-frère, les repré­sentations de l'abbé de Valsainte, triomphèrent de ses irrésolutions et firent taire son dernier scrupule, et, pres­sant Ayssalène dans ses bras, elle lui permit de recevoir les hommages de son amant.

Ce fut un heureux jour pour Boniface de Forcalquier que celui où le chevalier Raymond de Reillanne l'engagea à lui rendre visite, en le prévenant qu'il serait admis à présenter ses devoirs à la dame de Reillanne, ainsi qu'à sa fille. A peine le chevalier fut-il sorti que, dans le trans­port de sa joie, il sauta au cou de Chicholet, présent à cette bienheureuse invitation. Son cœur débordait au point qu'il faillit étouffer, dans un embrassement, sa vieille servante Ayglantine ; il était tellement heureux, qu'il aurait voulu associer tout le genre humain à son bonheur. On doit avoir remarqué que l'homme heureux n'est égoïste que dans une certaine mesure. C'est le mal­heur qui détruit tout ce qu'il y a de générosité dans notre nature. Cela lui est d'autant plus facile, qu'en général l'espèce humaine n'en a pas de reste.

Quant à Bertrand Chicolet, il fut ravi, émerveillé. Il ne s'attendait pas à ce que son acte de vandalisme produisît un effet aussi prompt, un revirement aussi complet. Il avait, pour ainsi dire, agi d'instinct en mettant le feu au cou­vent, car l'acte avait été spontané de sa part. Il s'était dit qu'en détruisant cet édifice, il renversait le principal obstacle qui s'opposait au bonheur de son frère de lait, et il avait aussitôt mis son idée à exécution, sans croire néanmoins que l'effet en fût aussi soudain. Maintenant qu'il avait réussi, il en était tout fier et tout joyeux. Té­moignant sa joie à sa manière, il se mit à danser, à se livrer à une sarabande désordonnée, et, prenant Ayglan­tine par la main, il la fit sauter jusqu'à la mettre entiè­rement hors d'haleine. La pauvre vieille s'en fut tomber sur un siège, et Chicholet, faisant une dernière cabriole, s'écria : Maintenant nous y sommes ! II était temps, ma foi ! Monsen Boniface, si vous voulez m'en croire, profitez de l'occasion, et faites engager la mère de manière qu'elle ne puisse plus se dédire. Souvenez-vous que votre ami George Arnaud prétend que la femme est sujette à changer.

-  C'est bien mon projet, répondit Boniface de Forcal­quier ; je ferai ma demande aujourd'hui même, et j'insis­terai pour que le mariage ait lieu au plus tôt. Je ne serai rassuré que lorsque j'aurai un droit sur la personne d'Ayssalène.

-  Bon ! fit Chicholet, alors dans quinze jours ou un mois, au plus tard, nous aurons la noce. J'en serai ?

-Certainement, répliqua Boniface : tu y assisteras en qualité de mon écuyer. Je voudrais pouvoir l'y faire placer comme mon frère.

-  Un pareil honneur n'est pas fait pour moi, dit Chi­cholet, et je n'en demande pas tant. Il me suffira de vous voir conduire à l'autel la demoiselle de Reillanne, et d'être témoin de votre bonheur.

-  Tu le verras, foi de Boniface de Forcalquier ! Je ne serais pas complètement heureux si tu n'assistais pas à mon mariage. Après Dieu, c'est à toi que je le dois.

-Si cela est vrai, je n'en suis que plus content, répondit modestement Bertrand; cette fois, mon devoir s'est trouvé d'accord avec mon inclination. Vous savez que je suis à vous à la vie et à la mort.

- Je le sais, je le sais, frère, dit Boniface, en lui serrant vivement la main; les preuves que tu m'en as données parlent d'elles-mêmes ; tu m'as sauvé la vie, et, surtout, lu m'as donné Ayssalène. Je m'en souviendrai.

-Monsen Boniface, dit Ayglantine, intervenant dans la conversation, il faut vous habiller pour aller voir la de­moiselle de Reillanne. Vous n'avez pas besoin de cela pour être beau mon jeune maître mais un peu de toilette ne gâte rien.

La vieille Ayglantine avait vu naître Boniface de For­calquier ; elle l'avait soigné dans son enfance et elle le servait depuis son émancipation. Elle avait pour lui une affection presque maternelle envers laquelle celui-ci n'é­tait pas ingrat. Ces sentiments d'attachement respec­tueux d'un côté, et de bienveillante affection de l'autre, constituent le plus bel éloge qu'on puisse faire d'un maître et de ses domestiques. La famille dans laquelle ils existent est toujours une famille respectable.

Boniface de Forcalquier fit sa première visite à la dame de Reillanne en qualité de prétendant à la main d'Ayssa­lène. Il en fut bien reçu. Dame Catherine, revenue à de meilleurs sentiments, accueillit favorablement sa de­mande et l'admit à faire la cour à sa fille, pendant tout le temps que celle-ci devait encore passer à Manosque.

Il n'est pas besoin de dire s'il profita de la permission. Inutile aussi d'entreprendre le récit de ce qui se passa dans les entrevues des deux amants. Le thème éternel y fut traité de la même façon. Mais plutôt que de nous livrer à d'insipides répétitions, pillées un peu partout, nous préférons avouer notre insuffisance et prier le lec­teur d'y suppléer. Cet exercice lui fournira matière à d'a­gréables réflexions, surtout s'il a eu soin de faire bonne provision de souvenirs, en supposant que l'âge ait fait de lui un personnage respectable. S'il débute dans la vie, il n'aura qu'à pratiquer lui-même, cela vaudra mieux que toutes les spéculations car, s'il est une science qui se passe de théorie, c'est assurément celle de l'amour. Au rebours des choses de ce monde, le plus novice y est le plus savant. Ainsi, que le lecteur, curieux de savoir com­ment, en cette circonstance, se conduisirent Ayssalène de Reillanne et son amoureux, ne s'en prenne qu'à lui-même s'il l'ignore. Il le saura au juste, en se mettant, soit d'intention, soit réellement, dans leur position.

Au bout de quelques jours d'attente, les chemins étant devenus libres par la retraite des aventuriers de la grande compagnie, la dame de Reillanne retourna chez elle, em­menant sa fille et laissant à Manosque Boniface de For­calquier, impatient, mais plein d'espoir, car l'époque de son mariage avec Ayssalène, avait été définitivement fixée à la fin du mois de novembre suivant. Il put alors songer à ses amis, qu'il avait considérablement négligés, ce qui avait arraché plus d'une réflexion philosophique à George Arnaud sur l'instabilité de l'amitié. Il en avait fait le texte de certaines homélies qu'il débitait à Elzéar Raspaud, dans le cours de leurs promenades post-méridiennes sur la place des Terraux. Mais Raspaud, qui allait tout droit son chemin, ne se payait pas de paradoxes. Le prédica­teur y perdait sa peine. Le premier trouvait fort naturel que Boniface préférât sa maîtresse à ses amis. Pour moi, lui disait-il, je ne recule pas quand il faut servir les miens ; mais je les planterais tous là pour une femme. Je suis sûr que tu en ferais autant.

— Pas du tout, répondit George Arnaud : Je saurais concilier l'amour et l'amitié. Sur vingt-quatre heures, j'en trouverais bien deux ou trois pour mes camarades ! Mais Boniface se laisse trop complètement accaparer par sa maîtresse. C'est un mauvais calcul. Trop d'assiduité nuit, et une fréquentation quotidienne engendre la sa­tiété. C'est pour cela que l'on voit tant de mauvais ménages.

-  Alors, selon toi, répliqua Raspaud, pour que Boniface fût heureux, il faudrait qu'il laissât sa femme à Reillanne et qu'il ne la vît que tous les huit jours.

-  Sans doute, répondit Arnaud ; il y aurait moins de chances de désunion entre eux. L'harmonie existerait toujours et l'avenir serait sans nuages.

-  Mais il perdrait le présent, méchant chicaneur! lui cria Raspaud ; or le présent est certain, tandis que l'a­venir ne l'est pas. Es-tu sûr de l'avenir, toi qui parles? Ne sais-tu pas qu'une tuile tombant sur ta tête, peut te faire perdre le fruit de dix ans de privations et de pré­voyance.

Intérieurement George Arnaud était tout-à-fait de l'avis de son ami, car il était trop lettré pour ne pas connaître le carpe diem (1) du poète, et trop positif pour négliger de mettre en pratique ce précepte épicurien mais il aimait à chicaner. Cela, disait-il, donnait de l'exercice à son esprit et l'empêchait de se rouiller. Il ne se serait donc pas rendu de sitôt, sans l'arrivée de Boniface de Forcalquier qui les cherchait afin de les inviter à souper. Il se pro­posait de réunir quelques amis pour célébrer avec eux son bonheur.

(1) Profitez de l'occasion.

Dans la soirée, cinq ou six jeunes gens, vifs, joyeux et amis du plaisir, se trouvèrent assemblés autour de la table de Boniface de Forcalquier. La vieille Ayglantine avait réuni toutes ses ressources; maître François de Puyssac, le cuisinier, avait employé tout son savoir. Ce­pendant le repas fut modeste, vu que les aventuriers n'avaient presque rien laissé après eux. Mais si la cuisine provençale, si riche, si variée et si digne des louanges des vrais gastronomes, ne put s'y montrer dans son suc­culent éclat, il s'y trouva, en compensation, les trois ingrédients qui, au dire du proverbe, en font la principale base : bon pain, bon vin et bon accueil de l'hôte (1). Ce sont trois points capitaux, il faut l'avouer ; cependant, on peut très mal dîner avec eux.

Quoi qu'il en soit, les convives se conformant aux cir­constances, on dîna bien. Maître François de Puyssac n'avait pas oublié de servir un mets dans, la préparation duquel il excellait, et qui lui avait valu à Manosque une réputation justement acquise. Il s'agissait d'une espèce de tourte farcie de viande, que l'on faisait cuire au four. On la nommait, en provençal, toriella ou panada , et, en latin, oriocaseum. On en fabriquait de diverses-sortes, car, riches et pauvres usaient de ce mets. Il était tellement en faveur, que les particuliers avaient la faculté de le faire cuire gratuitement dans les fours banaux.

Le souper donné par Boniface de Forcalquier fut très gai : il s'y fit force projets, il s'y dit mille folies, ainsi qu'il convenait à une demi-douzaine d'étourdis réunis autour d'une table convenablement servie; car il faut que la jeunesse soit rieuse et insouciante : c'est son état nor­mal.

(1) Bouen pan, bouen vin et boueno caro d'hoste.

Malheur à l'adolescent qui est trop grave ou trop sage : c'est ordinairement l'indice de la nullité ou d'une mauvaise constitution. Aux yeux des gens sensés, ces prétendues qualités se changeront en défauts.

Mais on ne pouvait raisonnablement reprocher un excès de sagesse aux convives de Boniface de Forcalquier. Ils péchaient plutôt par l'excès contraire, et ils s'acquit­taient consciencieusement de leur rôle d'évaporés. Ber­trand Chicholet, devenu le commensal et l'inséparable compagnon du maître du logis, fut d'une joie folle. Ja­mais Boniface ne l'avait vu dans une pareille disposition d'esprit car, en dépit de son penchant à faire des farces, son caractère était naturellement sérieux. Il était de ces gens qui débitent gravement une anecdote facétieuse et qui n'en font que plus rire leurs auditeurs. Mais, dans cette soirée, il fut rieur, communicatif, et les jeunes Cavalcanti, qui faisaient partie des convives, furent sur­pris de voir que ce Bertrand Chicholet, dont la réputation de mauvais sujet était si bien établie à Manosque qu'elle semblait indélébile, pouvait, au besoin, plaire à une société polie, et l'amuser par des plaisanteries de bon goût. Hélas ! C 'était la dernière étincelle de la lampe qui s'éteint! Semblable à la victime que les anciens couron­naient de fleurs et qui, ignorante de son destin, s'avan­çait insoucieuse ment vers le sacrifice, le malheureux Bertrand mettait, à son insu, en pratique le principe d'Elzéar Raspaud, à savoir, qu'il faut jouir du présent, parce que nous ignorons ce que l'avenir nous réserve. Il ne se doutait pas que le lendemain, son sort serait à tout jamais fixé, et que, banni de Manosque, proscrit et fu­gitif, seul et sans ressources, il serait subitement jeté dans un monde indifférent ou ennemi. Malheur! Trois fois malheur ! Il méritait un meilleur destin !

La cloche du guet avait sonné depuis bien longtemps, quand les convives parlèrent de se séparer. Ils prirent congé de leur hôte mais avant de sortir, chacun se munit de sa lanterne car on sait qu'il était défendu d'aller sans lumière, la nuit, dans les rues, et que celui que la police en trouvait dépourvu, était mis en con­travention. Seul, Bertrand Chicholet, dont la vocation était de narguer les nonces et de leur donner la chasse, n'en avait pas. Dans sa hautaine indifférence, il foulait aux pieds toutes les ordonnances de police.

-  Prends une de mes lanternes, Bertrand, lui dit Boniface de Forcalquier ; fais-moi ce plaisir. Je ne vou­drais pas que maintenant tu le prisses de querelle avec les nonces.

-  Si cela vous plaît, je le veux bien, répondit Chi­cholet mais elle risque de me faire tomber en chemin car c'est un engin dont je ne sais pas me servir.

-  Pends-la au bout d'un bâton, Bertrand, lui cria George Arnaud ; il ne faut pas que tu portes ta lanterne à la manière du vulgaire !

-Va pour un bâton, répondit Bertrand Chicholet, toujours en quête des moyens de se distinguer et, pre­nant une longue gaule, il accrocha sa lanterne au bout.

Il sortit dans cet équipage, suivi par les jeunes gens qui le complimentaient gravement sur la manière gra­veuse dont il portait sa lanterne. Entrant dans l'esprit de son rôle, il accepta ces compliments avec un grand sérieux, ce qui occasionna de bruyants éclats de rire. Les voisins se mirent aux fenêtres. Ils purent voir Chi­cholet défilant dans la rue, portant sa lanterne avec la gravité d'un bedeau, et escorté par cinq ou six jeunes fous qui s'en donnaient à cœur joie. Cela fut inscrit à son débit le lendemain au matin.

Ils descendirent ainsi, plaisantant et riant, jusques à la place de l'église Notre-Dame où ils devaient se séparer. Ils y furent joints par un parti de la police que l'éclat des lumières et le bruit des voix attira.

-  Hé ! Bertrand ! cria un des nonces, c'est toi qui as inventé cette manière de porter la lanterne ?

-  Précisément! répondit Chicholet, séparant en ce moment des plumes du paon. Comment trouves-tu mon invention ? J'espère qu'il n'y a rien à redire !

-  Pas le plus petit mot, répliqua le nonce. L'ordon­nance de monsen le commandeur porte que chacun sera tenu de se munir d'une lanterne, mais elle ne dit pas qu'on la tiendra à la main.

-  Est-ce qu'il suffit d'avoir une lanterne pour se con­former à l'ordonnance? demanda George Arnaud.

- Sans doute ! Elle n'exige rien de plus, répondit le nonce.

— Dans ce cas, je vais économiser mon huile, dit Arnaud. En même temps, il souffla sur la lumière et l'éteignit.

-Bravo! George! Firent tous les jeunes gens, en éclatant de rire à la vue de cette burlesque interprétation de l'ordonnance de police. Voilà un garçon économe ! Tu peux te marier : tu es digne d'entrer en ménage !

-  Vrai ! je me trouve des dispositions pour le mariage, répondit George ; l'exemple de notre ami Boniface me séduit. Je me sens capable de me marier, d'avoir beau­coup d'enfants, et de vivre patriarcalement au milieu de ma famille.

-  Toi! vivre patriarcalement! s'écria Raspaud; le diable m'emporte si j'en crois rien! tu aimes trop la contradiction pour cela.

-  Crois-tu que les patriarches ne se soient jamais que­rellés avec leur femme? répliqua George : tu serais dans l'erreur; l'exemple de Job est là pour prouver le con­traire. Mais ce ne serait pas cette considération qui m'em­pêcherait de me marier. Je crains que le mariage ne tienne pas tout ce qu'il promet. Il en est de même de toutes nos relations avec les femmes. Souvent nous y trouvons plus de chagrin que de plaisir. Témoin Jacob qui pleura, après avoir embrassé R achel . Sais-tu pourquoi, nonce ?

-  Ma foi, non, répondit celui-ci; c'est bon à vous : moi, je ne suis pas clerc.

-  Comment! tu ignores que Jacob, après avoir em­brassé Rachel, éclata en sanglots ! Le saviez-vous, vous autres ?

-  Non, répondirent-ils ; que nous importe que Jacob ait ri ou pleuré !

-  Mais pourquoi pleura-t-il ? Je voudrais bien le sa­voir, ajouta George Arnaud.

-  Pourquoi il pleura? fit Raspaud : il pleura de joie, mon garçon ! Si jamais tu embrasses une jolie fille, tu sangloteras tout de bon.

-  Ce n'est pas cela, dit Jean Cavalcanti : il pleura parce que Rachel refusa probablement de se laisser em­brasser de nouveau.

-  Eh bien ! vous n'y êtes pas, répliqua George : il pleura du chagrin de ne pas l'avoir embrassée plus tôt, il regrettait le temps perdu.

-  11 a trouvé la bonne raison! crièrent-ils tous en­semble ; il l'a trouvée! Bravo! docteur! à la bonne heure!

- Il n'a rien trouvé qui vaille, dit Bertrand Chicho­let ; rien qui vaille, absolument. Jacob pleura parce qu'il devait épouser Rachel ; or, cette idée lui gâtait tout son plaisir.

Cette mauvaise saillie fut accueillie par de grands éclats de rire et termina la soirée. Nous demandons par­don au lecteur de l'avoir rapportée; mais, comme elle est historique, nous nous y sommes cru obliger. Nous le prions de ne pas y attacher de l'importance : les propos déplacés d'un méchant garnement de célibataire ne pou­vant nuire à la sacro-sainte institution du mariage.

CHAPITRE XIII

De tout temps l'homme a pris un malin plaisir à tourmenter son semblable, et il ne rit jamais d'aussi bon cœur comme lorsqu'il est parvenu à rendre quelqu'un ridicule. Ce sentiment inhumain s'explique par le secret penchant que nous avons à nous réjouir du mal d'autrui. Cette observation, qui n'est pas nouvelle, nous a fait prendre en singulière pitié l'aberration dans laquelle sont tombés deux fois les hommes qui gouvernaient la France, quand ils inscrivirent le mot de Fraternité sur ses drapeaux. Ce mot existe bien, mais l'idée qu'il re­présente n'a jamais été réalisée. Nous défions qu'on nous montre quelque part la prétendue fraternité humaine en exercice. Partout, au contraire, nous voyons un anta­gonisme ardent, des inimitiés implacables et invétérées, non seulement de race à race, de nation à nation, mais de concitoyens à concitoyens. La main qui devrait me secourir se lève contre moi, en retour, je me tiens en perpétuelle défiance de mon voisin. Non, la fraternité n'a jamais habité la terre ; on ne l'y rencontre nulle part. Celle du sang est souvent absente de la famille et, ce­pendant, où trouver une plus étroite solidarité que celle qui devrait unir les enfants du même père? Fraternité ! vain mot ! expression creuse, vide de sens, bonne pour tromper les gens irréfléchis, et que l'observateur rejette de son vocabulaire. Àh ! qu'il connaissait bien notre es­pèce celui qui a dit que, s'il avait la main pleine de vérités ; il se garderait de l'ouvrir ! Celui-là savait ce que vaut la fraternité parmi les hommes !

La même raison qui, d'après un moraliste, nous fait prendre plaisir à la vue des malheurs dont nos amis sont affligés, nous engage à inventer mille manières de tour­menter nos semblables en les mortifiant. C'est ce qu'on appelle mystifier les gens ; d'où est venu le mot mystifi­cation, l'une des expressions les plus énergiques de notre langage. L'idée appartient à tous, car elle est aussi na­turelle à l'homme que le besoin de boire et de manger, mais le mot qui l'exprime est d'origine provençale. Nous le revendiquons pour l'honneur de notre langue dans laquelle de fiers dialectes ont larroné .

Parmi les nombreuses mystifications usitées en Pro­vence, il en est une qui a servi à amuser nos ancêtres, et qui est fort ancienne, par conséquent; car ce qui est mauvais est vieux, par la raison que le mal est plus conforme à notre nature ; tandis que tout ce qui est bon est récent, par la raison inverse. Le bien, en effet, n"est qu'une plante de serre chaude dont la croissance est infi­niment lente. Quant à la mystification dont il s'agit et que nous transmettrons sans aucun doute à nos descen­dants, elle est excessivement divertissante pour ceux qui la font, c'est à donner le fou rire; mais elle est atroce pour ceux qui la souffrent. Voici comment on l'inflige. . Des jeunes gens, car il est rare que des hommes sensés se livrent à un pareil exercice, des jeunes gens, disons-nous, attachent fortement au bout d'un long bâton un grand cercle en bois, tel que ceux dont les enfants se servent pour jouer. Puis, pendant la nuit, au moment où chacun est plongé dans le plus profond sommeil, ils courent par la ville, éveillent les gens, les engagent, sous un prétexte quelconque, à paraître à la fenêtre, et à mesure que le dormeur, éveillé en sursaut, met la tête à la croisée, ils le happent en lui passant le cercle autour du cou, fixent son menton sur la plate bande de la fe­nêtre et le retiennent prisonnier. Il est impossible à une personne ainsi prise de se dégager sans le secours d'autrui.

Cette opération n'est que le premier acte de la comé­die car nous n'avons décrit que les préliminaires. Le complément, qui est la partie la plus agréable de la farce, vient immédiatement après. Dès l'instant que la victime désignée est prise et solidement enchaînée par le cercle perfide, un complice arrive, non point porteur de cou­ronnes de fleurs pour le sacrifice, mais armé d'une longue perche au bout de laquelle sont attachés des chiffons que l'on a eu soin de traîner dans la boue des rues. On se sert ordinairement pour cela d'un ustensile employé par les boulangers à nettoyer le four avant d'enfourner le pain, lequel ustensile se trouve toujours à la porte du four, planté dans un baquet rempli d'eau sale et croupis­sante. Cet instrument se nomme patailloun.

On devine maintenant l'usage du patailloun. Il sert à barbouiller vigoureusement le pauvre mystifié et quand l'opération est dûment accomplie, les mystificateurs pas­sent à une nouvelle victime. Nous laissons à penser les cris, les vociférations de ceux qui sont ainsi traités.

La fortune, qui était lasse de protéger Bertrand Chi­cholet, permit que, le soir même, des jeunes gens, ayant fait, partie de la bande des enfants perdus qu'il avait commandés, fissent le projet de se réjouir aux dé­pens de leurs concitoyens en savonnant la figure de ceux qui seraient assez mal avisés pour se laisser prendre. Les préparatifs de l'expédition étant d'une extrême simpli­cité, furent bientôt faits. Aune heure après minuit, mo­ment où le sommeil est le plus profond et où ils avaient peu de chose à craindre des nonces, ils se mirent en marche; l'un portant le traquenard, l'autre le patailloun. Les autres complices venaient à la suite.

Les choses se passèrent à leur entière satisfaction. Ils attrapèrent plusieurs personnes auxquelles, malgré leurs cris, on ne fit pas faute du patailloun . Malheu­reusement pour les rieurs, ils ne pouvaient faire qu'une victime par quartier, parce que les cris de ceux qu'ils prenaient au piège mettaient en émoi toute la rue. Mais cela suffisait pour les entretenir en belle humeur.

Jusque là ils n'avaient pris que du fretin, criant beau­coup, mais dont la capture offrait peu de gloire, quand l'un d'eux proposa d'accrocher maître Giraud Avon, le sous-viguier, qui était leur bêle noire. La proposition fut adoptée sans contradiction. Rien ne pouvait leur plaire mieux que la mystification d'un officier de police.

La bande joyeuse se transporta, en conséquence, de­vant la maison de maître Giraud Avon. On l'éveilla, on l'engagea à paraître à la croisée, en se plaignant que des mauvais sujets faisaient du bruit dans une taverne, et, en un tour de main, il fut pris par le cou ; son menton fut, pour ainsi dire, rivé sur la fenêtre, et l'onction commença. On lui administra comme il faut du pa­tailloun qu'on avait préalablement traîné par les rues. On le barbouilla à haute dose, ce qui était la preuve qu'on avait pour lui une fort grande considération.

On n'a pas besoin de demander si maître Giraud Avon cria. Il cria, il vociféra même au point d'éveiller tout le quartier, ce qui n'abrégea pas son supplice d'une se­conde. Ses bourreaux ne lui firent pas grâce d'un coup de pinceau et ils ne le lâchèrent que lorsque l'exécuteur fut fatigué de frotter. Il sortit de leurs mains dans un piteux état, car on lui avait couvert la face d'un masque d'ordures. Il eut fort à faire à se laver.

A force d'eau, il reprit néanmoins figure humaine. Mais la Durance entière n'aurait pas suffi à éteindre son ressentiment. Il n'osa pas sortir pour arrêter les drôles qui l'avaient mystifié, car il craignait de recevoir un coup de couteau, ce qui n'aurait pas manqué d'arriver. Il fut obligé de ronger son frein, tout en jurant de se venger. Il tint parole. Malheureusement pour lui, il se trompa en croyant reconnaître un de ses persécuteurs. Par une coïncidence fatale, l'homme qui tenait le cercle avait quelque ressemblance avec Bertrand Chicholet pour la taille et la tournure, et, comme on ne prête qu'aux riches, il s'ensuivit que le sous-viguier mit le fait sur le compte du pauvre Bertrand, alors que celui-ci dormait tranquillement, et sans songer à mal, dans son lit. Pour la première fois de sa vie, il allait être poursuivi à tort.

Les mystificateurs continuèrent leur route, en riant aux éclats de l'impuissante colère de maître Giraud Avon, et ils passèrent à de nouveaux exploits. Ils prirent encore quelques pauvres diables assez simples pour se mettre sans précaution à la fenêtre, et ayant ri tout leur soûl, ils se disposaient à se retirer. A ce moment, ils passaient devant la maison de Jean Ayméric. L'idée leur vint d'y frapper. On l'appela à haute voix, le priant de se lever pour affaire pressante ; si bien que maître Jean, un œil ouvert, l'autre fermé, baillant à se défaire la mâchoire, se mit insoucieuse ment à la fenêtre. Aussitôt il fut pris par le cercle, et le patailloun fil son office.

A leur grande surprise, et contrairement à ce qu'ils avaient vu jusqu'alors, maître Jean Ayméric ne pro­nonça pas un mot. Il supporta le traitement qu'on lui faisait subir avec l'impassibilité que l'on met d'ordinaire à se faire raser. Ce stoïcisme abrégea son supplice. Quand il fut dégagé, il leur dit :

— Ne bougez; pas ! Je vais vous envoyer ma femme.

C'était un acte de haute politique de la part de maître Jean, la suite le prouva bien.

Fizas avait entendu les cris poussés dans la rue ; l'ap­pel de son mari avait frappé ses oreilles mais le bruit n'ayant pas suffi pour l'éveiller complètement, elle ne savait rien de ce qui s'était passé. En effet, des deux côtés on avait procédé dans le plus profond silence. Elle continuait donc à sommeiller. Son mari l'éveilla tout à fait en lui disant qu'il s'était trompé et que c'était elle que l'on demandait,

La trop confiante et crédule Fizas, croyant en plein au diabolique mensonge de maître Jean, se leva pour sa­voir quelle affaire si pressante la faisait éveiller au beau milieu de la nuit. À peine eut-elle mis la tête à la fenêtre en disant : Qu'es aco (1) ? Qu'elle fut prise et se trouva livrée sans défense au contact impur du patailloun.

Dire qu'elle cria, ce n'est pas assez dire. Elle rugit, mugit, glapit sur tous les tons, tout autant que le pa­tailloun lui laissait la parole libre. Elle ne pouvait pous­ser que des cris inarticulés, car il n'est pas facile de tenir une conversation suivie quand on a le menton solidement fixé sur la plate-bande d'une croisée. On comprenait ce­pendant qu'elle invoquait Dieu, la Vierge et les Saints, et qu'elle appelait son mari à son aide. Mais le traître Jean, occupé à se débarbouiller, ne faisait nul cas de son appel. En même temps, elle se démenait de toutes ses forces, agitant les bras et les jambes dans l'espoir de se dégager. Vain espoir!

(1) Qu'est-ce?

Fizas dut avaler le calice jusqu'à la lie, c'est-à-dire recevoir un enduit complet. Malgré ses cris de pie-grièche, on la frotta en conscience. Puis, les malfaiteurs, rassasiés démystifications, jetèrent leurs instruments de chasse au milieu de la rue et s'enfuirent en se tenant les côtes. Ils ne se souvenaient pas d'avoir assisté à un spectacle aussi bouffon et aussi désopilant que celui d'un mari aidant à mystifier sa femme.

Nous avons dit que maître Jean Ayméric était bon homme. Cependant il avait au fond un levain de machia­vélisme, ainsi que le prouva sa conduite en cette circon­stance. Pendant qu'on le barbouillait, il lui vint à la pensée que, s'il avait le malheur de se montrer à sa femme dans l'étal où on l'avait mis, il était un homme à peu près perdu, et qu'il lui serait dorénavant impos­sible de vivre en paix dans le domicile conjugal. En effet, on comprend qu'à la moindre contrariété, Fizas lui aurait jeté à la tête l'histoire du patailloun . L'idée lui vint, et cela par une sorte d'intuition, qu'il fallait égaliser les chances en faisant subir à Fizas un traitement pareil à celui qu'il venait d'endurer.

Mais la ruse diabolique de maître Ayméric eut des con­séquences auxquelles il ne s'attendait pas, ainsi qu'il ar­rive à tous les inventeurs. II avait cru se mettre sur le pied de l'égalité avec sa femme dans les contestations fu­tures, et il se trouva que tous les avantages se tournèrent de son côté. En effet, Fizas, humiliée du tour que lui avait joué son mari, n'osa plus élever la voix. Son ca­ractère acariâtre s'adoucit, son amour de la contradiction et son obstination disparurent en grande partie. Cepen­dant la cure ne fut pas et ne pouvait pas être radicale mais s'il lui restait quelque chose de l'ancien levain, si un feu latent couvait sous la cendre, un geste suffisait pour empêcher le ferment de se développer et pour faire avorter l'explosion. Au premier cri sortant du diapason ordinaire, poussé par Fizas, maître Jean Ayméric por­tait la main à son menton et faisait le geste d'un homme auquel on savonne la barbe avant de le raser. Il yen avait assez pour ramener le calme. La voix de Fizas rentrait subitement dans le ton normal ; l'éclair de ses yeux, si­gne précurseur de l'orage, se changeait en une expres­sion d'angoisse ; et elle redevenait à l'instant douce comme un agneau. Les seuls symptômes de la contrainte qu'elle s'imposait se trahissaient par le mouvement de rotation plus accéléré qu'elle imprimait à son fuseau, ou par un coup de pied allongé au chat, devenu son souffre douleur. Cette conversion subite fit beaucoup jaser les voisins. Quelques-uns d'entre eux offrirent de parier qu'elle ne serait pas durable. Mais ils furent obligés de faire amende honorable quand ils virent Fizas persister dans ses bonnes résolutions. Ceux-là se vengèrent de l'échec reçu par leur sagacité en disant que, depuis cette nuit mémorable, Fizas avait acheté le silence (1). Quant à maître Jean Ayméric, grâce à sa présence d'esprit, il put finir ses jours en paix.

Le mal eût été petit si les conséquences de la mystifica­tion s'étaient arrêtées là, car l'eau pouvait en faire dis­paraître toutes les traces.

(1) Avie crumpa un beou chut . - Littéralement, elle avait acheté un beau chut.

Mais il s'aggrava par la faute du sous-viguier, que la colère aveuglait et qui brûlait de se venger. Le lendemain, il dénonça au juge le fait malpropre et irrévérentiel qu'on avait pratiqué sur sa personne, et il désigna positivement Bertrand Chicholet, comme en ayant été l'auteur principal. Bien que l'obs­curité l'eût empoché de le reconnaître avec certitude, il prétendait que lui seul, à Manosque, était capable de concevoir et d'exécuter un pareil projet.

Il n'en fallait pas tant pour mettre la justice aux trousses du pauvre Bertrand, surtout après la marche aux lan­ternes de la veille. Le juge, accoutumé à le voir figurer dans toutes les mauvaises affaires, ne douta pas un ins­tant qu'il n'eût participé à celle qu'on lui dénonçait. Un nonce du tribunal fut aussitôt expédié vers lui, afin de le citer à comparaître pour l'après-midi, à l'heure où le juge vaquait aux devoirs de sa charge.

Le nonce, après l'avoir vainement cherché par toute la ville, finit par le trouver chez Boniface de Forcalquier, où il déjeunait paisiblement. Aux termes de sa mission, il le somma d'avoir à se présenter devant le juge, et l'instruisit en môme temps du fait pour lequel il était poursuivi.

Cette fois Bertrand Chicholet demeura confondu. Il ne concevait pas qu'on pût mettre à sa charge un délit que d'autres avaient commis. A la vérité, il connaissait le proverbe portant que voou mies bouen bru que bouen vin (1) , et il se doutait bien un peu que sa mauvaise réputation lui valait ce désagrément.

(1) Mieux vaut bon bruit (réputation) que bon vin. En d'autres termes : Mieux vaut bonne renommée que ceinture dorée.

Mais cela n'empê­chait pas tout son être de se révolter à la pensée de l'in­justice qui se préparait. II n'ignorait pas que, pour lui, être cité et être condamné, c'était absolument la même chose.

En général, l'homme subit, sans trop murmurer, le châtiment qu'il a mérité ; mais rien ne l'indigne autant que l'injustice. Plus on est perverti, plus on y est sen­sible car le criminel se dit que c'est bien assez de subir la peine de ses propres fautes, sans payer pour celle des autres. Ce fut ainsi que raisonna Bertrand Chicholet. Il ne se plaignit pas quand on le cita pour le sortilège pra­tiqué envers Jean Ayméric et sa femme, et il jeta les hauts cris à l'accusation portée contre lui par maître Giraud Avon. Il protesta de son innocence devant le nonce, prenant Dieu à témoin de ce qu'il avait passé la nuit dans sa maison.

Boniface de Forcalquier l'interrogea sérieusement. A toutes ses demandes, Bertrand fit invariablement la même réponse, à savoir : qu'il avait regagné son domicile im­médiatement après avoir quitté George Arnaud et Elzéar Raspaud ; qu'il s'était couché tout de suite, et qu'il avait tranquillement dormi jusqu'à sept heures du matin. Il s'exprimait avec tant de véhémence et avec un tel accent de franchise, que Boniface de Forcalquier dut ajouter foi à ses assertions. Restait à savoir si le juge aurait la même confiance en Bertrand Chicholet qui, malheureusement pour lui, ne pouvait prouver un alibi.

Faut-il avoir du guignon ! s'écria-t-il ; la seule fois que j'agis en homme rangé et que je me couche de bonne heure, il m'en advient du désagrément. Si j'avais passé la nuit à la taverne, occupé à faire danser les dés, je pourrais prouver que je suis innocent de l'accusation portée contre moi. Au lieu de faire le libertin, je me re­tire tranquillement, et voilà que l'on m'accuse d'avoir joué un mauvais tour au sous-viguier. Il n'y a pas de justice en ce monde!

Les plaintes ne remédiaient à rien. Bertrand Chicholet, exaspéré, furieux, fut obligé, dans l'après-midi, de comparaître devant le seigneur Pierre Fouquier, juge or­dinaire de Manosque. Il répéta au magistrat ce qu'il avait déjà dit à Boniface de Forcalquier, et prit de nouveau le ciel à témoin de son innocence. On n'en voulut rien croire, car la justice n'acquitte guère à priori , surtout quand il s'agit de gens de la trempe de Chicholet. Maître Arnaud Agréna, qui avait fait agréer son assistance par le prévenu, plaida chaleureusement pour lui. Il donna une foule de raisons plus ou moins plausibles mais ja­mais il ne put trouver la bonne, celle qui, seule, pouvait répondre victorieusement à l'accusation portée par maître Giraud Avon, c'est-à-dire prouver l'emploi que Chicholet avait fait de la nuit précédente. Maître Arnaud dut aban­donner l'espoir de faire renvoyer immédiatement son client des poursuites et se borner à suivre l'information que le juge ordonna. Il nous reste de lui un mémoire qu'il présenta à cette occasion. Il commence, dans cette pièce, par combattre, à l'aide d'arguments tirés du di­geste et du code, l'accusation portée contre son client ; il énonce ensuite les faits au moyen desquels il prétend démontrer son innocence, et finit par donner les noms des témoins qu'il se propose de faire entendre. Mais il était décidé d'avance que les efforts de maître Agréna seraient infructueux et qu'il perdrait sa peine ainsi que ses honoraires.

Le seigneur Pierre Fouquier écouta donc avec l'incré­dulité la plus complète la justification de Bertrand Chi­cholet et l'argumentation de son avocat. Loin de se laisser toucher par l'accent de vérité du prévenu, il dit qu'il se­rait informé du fait qui lui était imputé, et ordonna qu'il garderait les arrêts dans le palais, c'est-à-dire qu'il y tiendrait prison, jusqu'au jugement, à moins qu'il ne fournît une caution de dix sous provençaux. Boniface de Forcalquier, qui avait prévu ce résultat, déposa à l'instant la somme sur le bureau, et, prenant Chicholet sous le bras, il l'emmena presque de vive force chez lui. Il craignait qu'il ne se portât à quelque acte de violence envers Giraud Avon, présent à l'audience. Chicholet et lui se mesuraient de l'œil, et il était hors de doute qu'ils en viendraient aux mains, si on les laissait ainsi face à face.

Mais on a beau faire, personne ne peut fuir son destin. Il arriva que, dans la soirée, au moment de la sonnerie du guet, Boniface de Forcalquier dut se rendre chez le chevalier Raymond de Reillanne. Avant de s'éloigner, il supplia Bertrand Chicholet de ne pas sortir. Celui-ci le lui promit, et Boniface le laissa dessus sa bonne foi.

La visite fut longue. Bertrand, abandonné à lui-même, supporta d'abord assez bien la réclusion. Puis, la solitude lui pesant, il se mit sur la porte et s'occupa à causer avec les voisins et à regarder les gens revenant des champs. Enfin, un camarade venant à passer, l'emmena faire un tour de promenade sur la place des Terraux.

A son retour, la nuit était close. Cependant, il restait assez de clarté pour pouvoir reconnaître les gens. Un malin génie voulut que, juste au moment où Bertrand Chicholet passait devant l'église de Notre-Dame, il se trouvât face à face avec Giraud Avon. Les deux ennemis se mesurèrent du regard et s'abordèrent dans des dispo­sitions réciproquement hostiles.

-  Maître Giraud, demanda Chicholet, comment osez- -vous soutenir que j'étais du nombre de ceux qui vous ont injurié la nuit dernière, tandis que dans ce moment j'é­tais couché chez moi?

-  Parce que c'était toi qui tenais le cercle, répondit maître Giraud : je t'ai fort bien reconnu.

-  Vous vous trompez. Vous avez mal vu clans l'obscu­rité, reprit Bertrand, et, sur la foi d'une ressemblance trompeuse, vous accusez un innocent qui, malheureu­sement pour lui, ne peut pas se défendre. C'est une mauvaise action : vous vous en repentirez.

-  Comment ! tu oses encore me menacer, s'écria le sous-viguier, après m'avoir traité comme le dernier des hommes ! Mais j'aurai raison de toi malgré toutes tes menaces . Les gens de ton espèce ne me font pas peur !

-  Les gens de mon espèce ne commettent pas d'injus­tice, répliqua Chicholet : avant d'accuser, ils s'assurent qu'ils ont raison. Ils ne font pas comme vous qui, sur un soupçon, traînez un pauvre diable devant le juge. Mais on connaît le motif qui vous fait agir ! Que veux tu dire, fit le sous-viguier, en se rapprochant de son adversaire.

-Je dis, reprit Bertrand exaspéré, que vous accusez ainsi à tort et à travers pour amener les gens à composition, ce qui vous est sévèrement défendu. Ce n'est pas l'amour de la justice qui vous fait agir, c'est l'amour de l'argent.

-Drôle! dit le sous-viguier, le saisissant au collet, tu vas me suivre et venir devant monsen le bailli !

-  Je ne marcherai pas, répondit Chicholet. Lâchez moi, maître Giraud ! lâchez-moi !

-  Tu marcheras, reprit Giraud Avon, en le traînant, il ne sera pas dit qu'on m'injuriera impunément!

-  Tu le veux ? dit Chicholet : Eh bien tu seras satisfait ! En même temps, sortant le couteau de sa poche, il en porta un coup au malheureux sous-viguier s'attendait pas à cet acte audacieux d'agression. Frappé au cœur, il poussa un seul cri, et tomba comme foudroyé. Quelques personnes qui avaient assisté de loin à la querelle, accoururent en voyant tomber le sous-viguier. On cria au meurtre ! A l'assassin On releva Guillaume Avon mais déjà la vie avait fui : ce n'était plus qu'un corps inanimé. Des gens de bonne volonté le transportèrent chez lui, escortés par les voisins portant des flambeaux. George Arnaud et Elzéar Raspaud le cortège funèbre. Ils demandèrent des ex plications. En deux mots, on les mit au fait, et ils coururent chez Boniface de Forcalquier pour lui faire part de ce fâcheux événement!

Le premier soin de Bertrand Chicholet après avoir poignardé maître Giraud Avon, fut de décamper au plus vite. Il se jeta dans une de ces rues tortueuses conduisant à la porte d'Aubète, fit le tour d e ce quartier et remontant vers le Soubeyran, il vint se réfugier chez Boniface de Forcalquier. Il agissait ainsi afin de dépister ceux qui auraient pu le poursuivre. Pour mieux dissimuler ses démarches, il entra par la porte du jardin qui s'ouvrait sur le rempart.

La position de Bertrand était éminemment critique : il fallait fuir sans tarder car, d'un moment à l'autre, le bailli pouvait se présenter, assisté de ses nonces, servants et recors, cerner la maison, y pénétrer et arrêter le cri­minel. Mais la fuite était difficile. Il n'était pas question de se présenter aux portes de la ville, fermées depuis longtemps. C'eût été courir à sa perte car on l'aurait in­failliblement arrêté. Il n'y avait d'autre parti à prendre, si ce n'est de franchir le rempart ; opération hasardeuse, attendu qu'on pouvait être surpris en l'exécutant. Cependant, c'était l'unique voie de salut.

On se tromperait beaucoup en croyant que le crime com­mis par Bertrand Chicholet devait le priver de l'amitié de Boniface de Forcalquier. Indépendamment de l'affection fraternelle qui les unissait depuis leur enfance, et de la reconnaissance pour les services rendus récemment par Bertrand ; on ne tenait pas la vie humaine à si haut prix, qu'on dût se brouiller inévitablement avec un meurtrier. A cette époque, on prenait une maison d'assaut, on for­çait une femme, on assassinait son ennemi avec aussi peu de scrupule qu'on en met aujourd'hui à se donner une bonne volée de coups de poing. Nous avions bien ouï parler de la férocité des mœurs pendant le moyen-âge mais nous n'y avons cru qu'après en avoir eu des preuves convaincantes. Nous avons constaté, à notre grande surprise, que sur cent affaires criminelles, il y en avait au moins vingt-cinq, sinon la moitié, où il s'a­gissait de blessures faites à coups de couteau, de sabre, de lance ou d'épée. Il s'ensuivait que la plupart de ces blessures avaient une terminaison funeste.

Le meurtre d'un simple particulier était peu de chose dans l'opinion publique mais celui d'un officier de police n'était rien du tout, surtout s'agissant de maître Giraud Avon, lequel n'était pas, de bien s'en faut, le Benjamin de la population de Manosque. Par ces divers motifs, l'accueil que Bertrand Chicholet reçut chez Boniface de Forcalquier ne fut ni moins amical, ni moins empressé qu'auparavant. George Arnaud et Elzéar Raspaud, qui se souciaient fort peu que le sous-viguier fut mort ou vivant, lui tendirent franchement la main. Quant à Bertrand, il ne paraissait pas précisément bourrelé de remords.

-  Tu as été trop vite, ami Bertrand, lui dit Elzéar Raspaud ; il ne fallait pas tuer ce drôle-la en présence de tant de monde.

-  Que voulez-vous ! répondit Bertrand ; ce n'était pas mon intention mais il m'a saisi au collet et a voulu me traduire devant le bailli. Alors le sang m'est monté à la tête, et je n'ai plus été maître de moi.

-  Bah ! bah ! petit malheur, fit George Arnaud. Pour un sous-viguier mort, l'office ne restera pas vacant. Il ne manquera pas de postulants pour le remplir. Mauvaise herbe pousse toujours. Le plus fâcheux, c'est qu'il faut que Bertrand parte, et tout de suite! Il ne sera en sû­reté qu'après avoir quitté Manosque car il ne faut pas se flatter de pouvoir composer pour le meurtre d'un offi­cier du bailliage.

— Ce n'est que trop vrai, répondit Boniface de For­calquier mais comment s'y prendre pour le faire sortir de la ville ? Les portes sont fermées à cette heure, et, fussent-elles ouvertes, Bertrand ne peut s'y présenter, car on l'arrêterait. C'est à en perdre la tête.

Effectivement, le pauvre Boniface n'avait plus la tête à lui. L'idée d'une séparation, qu'il savait devoir être éternelle, lui navrait le cœur en même temps qu'elle le privait de son jugement. Il ne pensait plus et n'était guère meilleur pour agir.

Mais George Arnaud avait conservé son sang froid. Il en donna instantanément la preuve. Accompagné de Ras­paud et de la vieille servante, il se mit à fureter dans la maison, à la recherche d'une corde propre à remplir son dessein, et finit par s'emparer de celle qui servait à mon­ter le foin dans la grange. A sa prière, Raspaud roula le liban (1) sur lui-même, le chargea sur ses épaules et les deux amis descendirent au rez-de-chaussée.

- Maintenant, dit George Arnaud, il s'agit de vider nos poches dans celles de Bertrand, de l'armer, de lui donner à manger pour ce soir, et de le descendre ensuite tout doucement au pied du rempart. Allons, dépêchons!

Ces préliminaires furent remplis en un tour de main. Puis, les quatre jeunes gens passèrent dans le jardin, dont l'étendue était beaucoup plus considérable qu'elle n'est aujourd'hui. Cette circonstance favorisa l'évasion, car, plus les habitations étaient éloignées, moins il y avait de danger d'être découvert.

(1) On nomme ainsi cette espèce de corde.

Les adieux entre Boniface de Forcalquier et Bertrand Chicholet furent touchants, affectueux, passionnés. Les deux frères de lait se jetèrent en sanglotant dans les bras l'un de l'autre et se tinrent pendant longtemps étroite­ment embrassés. Ils semblaient avoir oublié qu'un im­mense danger pesait sur la tête de l'un d'eux. Mais George Arnaud était là pour veiller à la sûreté de l'exilé. Il les sépara et les poussa vers le rempart.

Elzéar Raspaud, instruit par son ami, avait déjà pris ses dispositions. Il saisit la corde dans ses mains robus­tes, la déroula jusqu'à ce qu'elle eût atteint le pied du mur, et Chicholet, s'y suspendant, descendit dans le vide. En un instant, il toucha le sol.

— Adieu, frère ! Adieu ! dit la voix sanglotante de Bo­niface de Forcalquier.

- Adieu, ami ! ajoutèrent Arnaud et Raspaud. -Bonsoir, frère ! Adieu, mes bons amis! Répéta Bertrand. Puis, les trois jeunes gens, penchés sur le rempart, virent une l'orme noire courir, s'élancer et dis­paraître dans les profondeurs du vallon de Drouilhe. On ne revit jamais Bertrand Chicholet.

CHAPITRE XIV

Un mois environ après les événements que nous venons de raconter, la ville de Reillanne était en liesse. Boniface de Forcalquier, au comble de ses vœux, conduisait sa maîtresse à l'autel, au milieu du concours empressé de la population, et accompagné d'une suite nombreuse de parents et d'amis des deux familles. On remarquait no­tamment dans le cortège, Guillaume Auger de Forcal­quier, seigneur de Céreste, qui était alors le chef de cette illustre famille.

George Arnaud et Elzéar Raspaud ne firent pas défaut à l'invitation que leur adressa leur ami Boniface de For­calquier. Ils méritaient cette distinction par les services qu'ils lui avaient rendus. Les deux jeunes gens reçurent de toutes parts un accueil empressé, tel qu'il dut satis­faire leur amour-propre. Les convives connaissaient, jusque dans ses moindres détails, la conduite honorable qu'ils avaient tenue dans le combat livré naguère à Ma­nosque devant la porte GuillienPierre. On leur avait parlé de leur bravoure, de leurs efforts pour préserver Ayssalène de Reillanne du danger de tomber entre les mains des aventuriers. C'était plus qu'il n'en fallait pour leur assigner une place distinguée dans celte réunion d'élite.

Il était un troisième personnage, dont l'absence em­poisonnait le bonheur de Boniface de Forcalquier. Celui-là, nous n'avons pas besoin de le nommer. Le départ précipité de Bertrand Chicholet, l'incertitude où l'on était sur son compte, les dangers qu'il courait, la crainte de ne le revoir jamais, agissaient tour à tour sur son es­prit, déchiraient son cœur, troublaient ses rêves, et l'avertissaient qu'ici bas il n'est pas de bonheur sans mélange. La douleur de la séparation était aussi vive qu'au premier jour, car le temps n'avait pas encore fait son office consolateur. L'excellent Boniface aurait donné la moitié de sa fortune pour que son fidèle frère de lait pût assister à sa noce et lui voir conduire Ayssalène à l'autel, ainsi qu'il en avait témoigné le désir. Il lui fallait renoncer à cette satisfaction. Bertrand était banni, errant, abandonné et jeté seul et sans ressources dans un monde ennemi. Il y avait des instants, alors que la gracieuse figure d'Ayssalène n'était pas sous ses yeux, où les an­goisses éprouvées par Boniface de Forcalquier devenaient intolérables.

Un autre invité, que sa situation dans le monde, re­léguait sur le dernier plan et forçait à se tenir dans l'om­bre, suivait la noce de loin. C'était Guillaume Maurel, le mange saoumo , regardant d'un oeil ravi, les somptueuses parures des convives, et aspirant avec délices les suaves émanations de la cuisine. Il dut à sa bravoure dans une récente occasion, ainsi qu'à la reconnaissance de Boniface de Forcalquier, l'avantage d'avoir pu, une fois dans sa vie, remplir son estomac, mais non point assouvir sa faim. Pendant trois jours que durèrent les noces, il ab­sorba à lui seul la valeur d'un bœuf. Le mange saoumo conserva toute sa vie le souvenir de ces mémorables lippées. De retour à Manosque, il en fit plus d'une fois le récit à ses camarades. Il leur décrivit la qualité et la quantité des mets qu'il avait mangés, du vin qu'il avait bu, et il concluait en disant qu'il avait presque connu la satiété.

Les noces furent aussi gaies que le comportait la situa­tion de gens craignant d'être à chaque instant surpris par l'ennemi. Malgré les calamités de l'invasion, Boniface de Forcalquier trouva quelques musiciens qui ne contri­buèrent pas peu à divertir l'assemblée. Il y avait parmi eux une jeune femme, nommée Durande Amour, native de Béziers, que les documents dans lesquels nous avons puisé pour composer cet ouvrage, qualifient de femme légère (1). Elle jouait de la flûte.

(1) Femina levis. Il y a longtemps que l'on connaît le mot et la chose.

Cette jeune femme, au doux nom, plein d'attrayantes espérances, charma la société par un talent peu ordinaire.

Un autre industriel contribua aussi à l'amusement des convives. Il se nommait Rostan Abel, et il exerçait la profession de bateleur, c'est-à-dire qu'il jonglait sur les places publiques pour gagner sa vie. Il pratiquait à Ma­nosque sur un théâtre en plein air dressé à la place des Terraux. C'est là que Boniface de Forcalquier le prit pour le conduire à Reillanne.

Voilà tout ce que nous avons pu savoir sur les noces de Bonirace de Forcalquier et d'Ayssalène de Reillanne. Les autres détails ne sont pas parvenus jusqu'à nous. C'est dommage. A cette époque il devait encore exister quelques usages curieux, restes du paganisme et remontant peut-être au-delà de la Conquête romaine car les habitudes des peuples persistent plus longtemps qu'on ne croit, et il y en a plus d'une qui compte des milliers d'années d'existence.

Enfin, on se sépara. Mais avant de clore ce récit, nous devons faire connaître au lecteur le sort des divers per­sonnages qui y ont figuré.

George Arnaud retourna à Saint-Michel. Il y demeura quelques années, indécis sur la profession qu'il lui con­venait d'adopter. Il ne put se résoudre à prendre celle de son père, qui était jurisconsulte et qui avait exercé di­verses charges de magistrature, dans le ressort de la viguerie de Forcalquier. Il agit peut-être en vertu du principe d'après lequel nous choisissons presque toujours la profession qui nous convient le moins. Enfin, après beaucoup d'hésitations, il se décida pour l'état ecclésias­tique vers lequel avaient été dirigées ses études. Il quitta l'habit de cavalier, mit l'épée de côté, et se dépouillant du vieil homme, il devint aussi grave qu'il avait été éva­poré, aussi conciliant qu'il avait été chicaneur, et aussi croyant qu'il avait été sceptique. Ce changement radical valut à George Arnaud l'estime générale. Il fit définiti­vement profession, et devint chanoine au chapitre de l'église Saint-Mari, de Forcalquier, où il mourut à un âge peu avancé.

Elzéar Raspaud, au contraire de son ami, demeura dans le monde, il se maria et continua à habiter Apt, résidence de ses ancêtres. Il fut le chef d'une famille ho­norable qui n'est pas encore éteinte. Il ne nous reste qu'une chose à dire de lui. Ses voisins remarquèrent, à leur grand étonnement, qu'il n'eut jamais de chats dans sa maison. Quand on interrogeait dame Raspaud sur ce sujet, elle répondait que son mari détestait instincti­vement les chats; qu'elle avait perdu sa peine à le ser­monner sur cette répugnance irréfléchie, et que, malgré tout ce qu'elle avait pu faire, il s'était toujours absolument opposé à ce qu'on introduisît quelqu'un de ces animaux chez lui. Si dame Raspaud avait connu les aventures de Chicholet, la répugnance de son mari pour les chats l'aurait infiniment flattée.

Quant à Boniface de Forcalquier, son bonheur aurait été complet si ce n'avait été le départ forcé de Bertrand Chi­cholet. Il fut longtemps à s'en consoler, car le sort de son frère de lait lui tenait au cœur. Plus d'une fois Ayssalène vit, avec une sorte de jalousie, qu'elle n'occupait pas toute seule l'affection de son mari. Un jour elle se ha­sarda à lui en faire des reproches. Boniface de Forcalquier les reçut avec bonté. Il prit sa femme dans ses bras, en l'assurant qu'elle possédait tout son amour mais il lui dit en même temps que rien ne pourrait arracher de sa mémoire le souvenir de Bertrand Chicholet, de ce pau­vre Bertrand, qui lui avait sauvé la vie, et à qui il devait le bonheur de pouvoir la nommer sa femme. Cette ré­ponse, jointe au récit des services que Bertrand avait rendus à son mari, la rassurèrent. Elle comprit qu'il est des sentiments, des devoirs, pourrions-nous dire, contre lesquels il serait impie de lutter et qu'il faut savoir accep­ter avec toutes leurs conséquences.

Nous avons dit que Bertrand Chicholet ne reparut pas à Manosque. Non seulement on ne l'y revit plus, mais on ignora complètement où il avait passé. On fit mille récits sur son compte. Les uns disaient qu'il s'était réfugié en France, où il avait pris du service. D'autres prétendaient qu'il s'était enrôlé en Guienne sous la bannière du prince noir. Enfin, on affirmait l'avoir vu parmi les aventuriers de la grande compagnie. Mais nul ne savait au juste ce qu'il était devenu, car ces divers récits n'avaient d'autres fondements que les suppositions des oisifs de Manosque.

Le souvenir de Bertrand Chicholet commençait à s'é­teindre, quand un événement assez singulier le réveilla plus intense que jamais. Environ quinze ans après sa fuite, un Florentin nommé Pierre Janfilaci, habitant depuis longtemps Manosque où il faisait le commerce, fut obligé de faire un voyage en Italie. Ses affaires l'ap­pelèrent à Milan, qui était alors sous la domination des deux frères Galeas et Barnabo Visconli. Il dut même sol­liciter une audience de Galeas.

Un jour il était dans l'antichambre du prince, atten­dant son tour d'admission, quand un individu somp­tueusement vêtu, à l'allure fière, à la tournure militaire, traversant la foule des solliciteurs, s'approcha de l'huis­sier de service à la porte du cabinet de Galeas, lui parla à l'oreille, et fut immédiatement introduit auprès du prince.

Janfilaci demeura stupéfait. Dans ce brillant officier, il avait reconnu ou cru reconnaître son ancienne connais­sance, Bertrand Chicholet car celui-ci avait trouvé le moyen de graver son souvenir dans la tête du Florentin , en contractant dans son magasin une dette que, naturel­lement, il n'avait pas payée en partant. Or, on n'oublie jamais ni le nom ni les traits d'un débiteur, de même que rien ne s'efface plus facilement de la mémoire que le sou­venir d'un créancier.

Pierre Janfilaci aurait juré que c'était Bertrand Chi­cholet qui venait de traverser l'appartement. Cependant une circonstance le rendait perplexe. Lorsque l'officier avait passé devant lui, leurs yeux s'étaient rencontrés, et le regard de l'étranger était demeuré calme et indifférent, tout comme s'il n'avait vu de sa vie maître Pierre Janfilaci. Mais, à part cette indifférence réelle ou affectée, c'était bien Bertrand Chicholet, vieilli de plusieurs années, et avec quelques fils d'argent parsemés sur sa barbe et sur sa chevelure. Seulement, l'insouciance habituelle du nervi avait fait place à un air de dignité hautain que Bertrand Chicholet n'avait jamais eu, et qui boule­versait toutes les idées du marchand florentin.

Quoi qu'il en soit, l'officier qui avait excité si fortement l'attention et la curiosité de Janfilaci, ne reparut plus.

Le marchand s'informa de son nom. On lui répondit qu'il se nommait Beltrano della Torre, gentilhomme piémontais, l'un des plus célèbres guerriers d'Italie, et com­mandant une compagnie d'hommes d'armes au service de Son Altesse Sérénissime le duc de Milan. On ajouta que le signor della Torre était très avant dans les bonnes grâces de Galeas.

Cette nouvelle rapportée à Manosque par maître Pierre Janfilaci y causa une extrême agitation, car il jurait ses grands dieux qu'il avait positivement reconnu Bertrand Chicholet. Les curieux rapprochèrent le rapport de Jan­filaci de certaines circonstances qui leur avaient fait croire que Chicholet n'était pas mort, et ils arrivèrent à rendre au moins douteuse la question de sa prodigieuse fortune. Par exemple, on remarqua que Boniface de Forcalquier, dans l'intervalle de six ou sept ans, avait fait deux voyages en Italie : l'un, seul ; l'autre, en compagnie de sa fem­me ; et on en conclut qu'il était, allô voir son frère de lait qui avait fait fortune. On vit en outre Astruge Chicho­lesse, qui avait gardé son banc pendant les dix premières années de la fuite de son neveu, le vendre et se retirer des affaires, bien que son commerce ne l'eût pas enri­chie. On en tira la conséquence que si la Chicholesse, dont toute la fortune consistait en une pauvre maison dans la ville, une petite terre à Saint-Pierre et une vigne au Savel, vivait dans une aisance relative, elle le devait aux secours de son neveu. Les commères de son quar­tier, ainsi que les oisifs de Manosque, la questionnèrent plusieurs fois à ce sujet. Mais on n'en put rien tirer. Quand on l'interrogeait sur le sort de Bertrand, elle répondait d'une manière évasive, ne niant pas, mais n'af­firmant jamais. Elle vécut longtemps encore, car sa mort n'eut lieu qu'en 1390. Pendant tout ce temps, elle se maintint dans sa prudente réserve. Les sages prétendus, ceux qui croient qu'une femme ne peut garder un secret, finirent par en conclure que maître Pierre Janfilaci s'était mépris, et qu'il avait été égaré par une trompeuse ressemblance.

Un seul homme au monde aurait pu expliquer ce mys­tère : c'était Boniface de Forcalquier. Mais il ne parla jamais de son frère de lait. Il mourut plein de jours, em­portant avec lui dans la tombe le secret de la destinée du dernier des Chicholet.

Fin de l'ouvrage.

Texte numérisé par Jean-Paul Audibert

 

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