HISTOIRE
    DE
    CASTELLANNE
    (BASSES ALPES),
PAR
M. LOUIQUY, AVOCAT

1836
C'est une heureuse pensée que celle d'offrir à ses compatriotes, l'histoire de ces hommes qui, en élevant un humble toit sur le sommet de la colline où ils avaient cherché un abri, jettèrent la première pierre de nos bourgs et de nos cités. La source de notre sang, la croix qui protège la cendre de nos pères, la voûte sainte où nous reçûmes la bannière de notre religion, les actions d'un sage, les exploits d'un héros, nos concitoyens, font battre le coeur. Au moment ou d'habiles écrivains, liés par un contrat de fédération littéraire et politique, étalent, dans de gros volumes, les richesses, le luxe, la magnificence de leurs villes superbes, parcourent des ports et des arsenaux, admirent des cathédrales et des musées, s'animent devant des statues, se posent devant des édifices et des monumens, s'inclinent avec respect, ou reculent avec horreur, devant des noms fameux, tracent et déroulent, taillant sur un grand bloc, de grands caractères, de grandes images, de grands tableaux, de grandes scènes, pourquoi, dans un petit livre , ne me serait-il pas permis de broyer quelques couleurs pour ma patrie ? Castellanne ! si, comme tant d'autres, je n'ai pas le privilège de vanter tes architectes, tes peintres, tes poètes, tes orateurs et tes guerriers, il m'est doux de t'entretenir de tes montagnes et de tes plaines , de tes rochers , de ta rivière et de tes vallons, d'esquisser quelques traits de tes vertus!
ORIGINE, MOEURS, CARACTÈRE
Castellanne existe sur des ruines diverses. L'an de Rome 554, 200 avant la naissance de Jésus-Christ, les anciens colons de la Provence, chassés de leurs côtes par les Phocéens , peuples belliqueux et policés, venus de la Grèce, se réfugièrent sur les montagnes des Alpes et bàtirent une ville dans la plaine de Notre-Dame, ils la baptisèrent de l'eau salée d'une grande source, civitas saliniensium : la ville des Saliniens. On a trouvé, à différentes époques, sous ses décombres, des pierres sépulcrales, des pièces de marbre et de monnaie, et dernièrement les traces de deux tombes, qui n'étaient pas, comme on la cru, celles de Templiers. Après avoir assigné des bornes au Verdon, les Saliniens formèrent cette belle vallée et ce magnifique bassin qui, ayant reçu des habitans d'aujourd'hui une nouvelle vie, font notre richesse et nos délices. Entourés des coteaux de la Mélaon, de Signal, de Bouquet, que le fer n'avait pas encore mutilés, où la vigne se plaisait, où le pâtre rencontrait de gras pâturages; sur les bords du paisible vallon de Clastres; au milieu des fontaines d'une eau vive et abondante, ne voyant que de loin les hautes montagnes, ils durent, sous un beau ciel, jouir du bonheur des premiers âges. Les Romains séjournèrent long-temps dans leur ville, plantèrent en son honneur des pierres milliaires, sur le pont Julien, les chemins de Cheiron, de Sionne, et lui donnèrent le droit de cité. Les noms de Marcus, de Julia, de Lucilla, que la noblesse seule portait, ceux de Quinvirs, de Décurions, et de Préteurs, qui dans les villes municipales avaient la même dignité que les Sénateurs a Rome, attestent sa distinction. Castellanne a conservé de son ancienne aïeule, quelques débris précieux.
    I.
    Quartinia-Catullina, pour enfermer les ossemens de
    Titus Quartinius-Catullinus et de Lucilla-
    Quartinia, son père et sa mère.
    II.
    Marcus Matucolinius, à Marcus Matucolinius,
    son fils, décurion de la cité des Saliniens.
    III.
    Une pierre antique, en jaspe vert, représentant
    des ornemens d'un travail achevé, avec ces mots: Civitas Saliniensium.
    IV.
    Une table en marbre, servant sans doute de
    pavé aux bains, sur laquelle un aigle est sculpté.
    V.
    SaliniensiensesTiberino praetori, avec une hâche
    qui annonce le grand magistrat de la ville. 
La première de ces inscriptions est sur une
    pierre triangulaire, à la porte du jardin de madame
    Marie.
    La seconde, la troisième et la quatrième, dans
    les fondemens de la tribune de l'église St.-Augustin.
    La cinquième, sous le bénitier de celle St.-Victor.
    Dans le quartier de la Salaon on a encore découvert, en I827, des fragmens de pierres
    tumulaires et une médaille à l'Empereur Trajan,
    parfaitement frappée : elle est entre les
    mains de M. J. Poilroux.
    C'est dans ce quartier de la Salaon que, des
    flancs d'une colline de pierre molle, couverte
    de landes de plâtre, s'élance impétueuse et
    bouillonnante une source qui fait tourner
    deux moulins, une fabrique de draps, et se
    jette dans le Verdon, en vomissant au loin
    son écume blanchâtre : remarquable par ses variations,
    se jouant dans les grottes de la colline,
    tantôt elle s'ouvre une issue, tantôt une autre,
    tantôt elle diminue et disparaît, tantôt elle
    grossit et se gonfle: en 1702 elle fut invisible
    pendant quatre jour, et pendant deux heures
    en 1740. Les observateurs attribuent ces phénomènes
    au flux et au reflux qu'exerçent les
    tourbillons des vents: son eau mordante, âpre,
    verte, salée comme celle de la mer, est malfaisante
    aux productions de la terre : là où elle
    croupit, la plante tombe, se relève avec effort,
    jaunit, se dessèche et meurt: les troupeaux s'en
    abreuvent volontiers; l'homme pourrait s'en
    servir : décomposée il y a plus de deux siècles,
    elle produisit deux onces de sel sur trois livres
    d'eau , la chimie obtiendrait aujourd'hui des
    résultats plus avantageux. la médecine y puiserait
    des remèdes salutaires. Lorsque nos bons souverains établirent le fameux impôt de la gabelle,
    Castellanne et ses villageois, qui savaient
    déjà que le sel est le pain du pauvre, se soulevèrent
    prêts à s'armer, et les troupeaux continuèrent
    à aller boire sans trouble l'eau des
    moulins; ce fut la victoire des moutons.
    L'ouvrage des Saliniens était celui d'un travail
    commun; ils en firent le partage ; de là, la
    diversité des conditions, des familles, de là une
    société nouvelle : comme la vertu et le vice pouvaient
    également habiter avec eux, ils s'imposèrent
    un frein sévère, terrible, souvent barbare.
    Une ceinture publique les mesurait; celui,
    qui, dans l'oisiveté, laissait prendre à son corps
    trop d'embonpoint, était flétri : c'était en tremblant
    que les magistrats recevaient des mains
    de ces montagnards le livre de la loi; ils savaient
    qu'il renfermait un glaive.
    Malheur au fils indigne de son père !
    Pour donner plus de prix à l'économie et à
    la liberté, qu'ils regardaient comme une grande
    vertu et un trésor, ils forçaient le débiteur obéré
    à abandonner ses biens à ses créanciers et à devenir
    serf: ils ne confondaient jamais la dépouille
    du prévaricateur ou du serf, avec celle de
    l'homme juste, ou libre.
    La mort avait son étiquette.
    Dans l'intérêt de l'égalité des fortunes, la dot des filles ne pouvait pas dépasser une certaine
    somme.
    Leurs denrées n'avaient presque pas de valeur;
    aussi l'argent était très rare, ils ne connaissaient
    que le sol, le demi-sol et le tiers de
    sol; la plus forte de ces monnaies était moindre
    que notre franc : ils payaient l'impôt par la
    mesure, la demi-mesure et le tiers de mesure,
    à proportion de ce qu'il récoltaient.
    Sobres, simples, leur nourriture se composait
    de légumes et de gibier, leurs vêtemens,
    d'un justaucorps, d'un pantalon trèslarge, et d'un
    bonnet; leur langage, du grec et de l'espagnol.
    Bons, curieux, vifs, bien faits, souples, forts,
    courageux, les Saliniens dormaient sur le feuillage,
    maniaient la lance, couduisaicntlacharruc,
    en forgeaient le soc, montaient à cheval et allaient
    à la chasse. Par un sentiment commun à tous
    les hommes, ils interrogèrent la nature et en
    pénétrèrent les secrets, ils se livrèrent à l'étude
    du cours des astres, des plantes, et de l'organisation
    des animaux: la musique, la poésie, l'éloquence
    embellirent lnur vie rustique. Ensevelis
    pourtant dans les ténèbres de l'idolâtrie, ils brûlèrent
    de l'encens sur les ondes du Verdon, et se
    prosternèrent devant la majesté du Roc: le sang
    des victimes humaines fuma quelquefois sur ces
    ridicules autels.
   La république des Saliniens, mélange d'aristocratie et de démocratie, semblable à celle des
   Suisses, se soutint jusqu'à la conquête des Gaules
   par J.César: les Romains les vainquirent sans
   les subjuguer, adoucirent leurs moeurs sans les
   changer, et leur communiquèrent leurs vices
   sans détruire leurs vertus; ils renversèrent l'idole
   de la liberté; mais, tel est son empire!
   l'ombre resta. 
DESTRUCTION DE LA VILLE DES SALINIENS
Le Catholicisme qui, par ses principes, est la
    grande Charte de l'humanité, dont la marche
    s'était ralentie chez les Grecs, du temps de Péricles,
    et chez les Romains, un peu avant Auguste
    , avait repris, avec éclat, possession du
    monde, lui montrant la route de la sagesse, de
    la liberté, du bonheur et de la vie.
    Son flambeau, que portaient sur les Alpes st
    Pons et st Marcellin, évêques d'Embrun, éclaira
    les Saliniens: les mains tendues vers le ciel, développant leur
    intelligence, épurant leur raison,
    ils adoptèrent d'autres coutumes, ils modifièrent
    leurs codes et n'adorèrent qu'un Dieu; il vécurent
    comme ses enfans: ils vécurent heureux.
    Etrange destinée du catholicisme ! son dogme
    vivifie les hommes, son fanatisme les tue; l'un
    prêche l'indépendance et se ligue contre les
    rois, l'autre prêche la servitude et étouffe les
  peuples. Athènes, Rome, ont commandé, Athènes n'est plus, Rome obéit: les noms de Naples
  avec ses Lazzaroni, de Venise avec son
  Doge et ses Dix, glacent encore de terreur; la
  dévote Espagne se dégrade; l'Allemagne, la
  Bohème, la France, l'Angleterre, les Pays-Bas
  ont eu leurs orages.
  Les Saliniens avaient passé sous la domination
  des rois de France.
  Frappés par le génie destructeur des Visigoths,
  ils en fesaient disparaître les marques, avec les
  bienfaits du catholicisme, et par un travail opiniâtre.
  Malheureusement, des barbares, les Sarrasins,
  sectateurs de Mahomet, conquérans de
  l'Espagne, envahissaient la France.
  Des milliers sortent des flots de la Méditerranée,
  plus féroces que des tigres, se répandent
  dans la Provence, le cimeterre, le
  marteau, la flamme à la main, la rasent, l'inondent
  de sang et de pleurs. La ville de nos
  ancêtres éprouva le sort de ses voisines: elle
  périt: veuve d'un grand nombre de ses habitans
  morts pour sa défense, elle cacha ses tristes
  restes dans les bois et les rochers; le Verdon,
  rompant ses digues abandonnées, déborda dans
  la plaine et consomma l'ouvrage de la barbarie. 
DÉFAITE DES SARRASINS, NOUVELLES VILLES SUR LE ROC ET DANS LA PLAINE SAINT-ANDRÉ.
Au moment où les Sarrasins anéantissaient les
    provinces de la France; que fesaient nos rois?
    benets , ils plantaient la féodalité; fainéans, ils
    dormaient sur le trône; làches. ils mendiaient
    auprès des Maires du palais; assassins, ils fesaient
    pénitence dans un couvent.
    Un homme prit leur place,
    Lacerda Yalentinus, que plusieurs historiens
    font descendre des princes de Castille, issu plus
    vraissemblablement d'une famille de patriciens
    établie dans les Gaules, hardi, expérimenté dans
    l'art de la guerre, rassemble les Saliniens, les
    anime, les place sous l'arbre de la croix, et marche
    contre l'étendard de Mahomet.
    Les Saliniens font des prodiges l'ennemi
    fuit devant eux: Sisteron, Riez, suivent ce courageux
    exemple, Grimaud ; l'émule de Lacerda
    Valentinus, se mct à la tête des Antibois; les
    Sarrasins, poursuivis de toutes parts, déposent les
    armes
    Le brave Lacerda Valentinus acheva sa belle
    oeuvre, ses compatriotes lui devaient la paix ;
    il leur procura une ville. Les Saliniens adressent
    de pénibles adieux à leur premier champ
    d'asile, et s'acheminent vers le Roc, leur ancienne
    divinité, dénués de ressource, la douleur
  dans l'âme, mais conduits par Lacerda Valentinus, cet autre Enée, et soutenus par l'espérance
  : ils campent sur la plate-forme : aussitôt,
  les vieillards, les femmes, les enfans, Lacerda
  Valentinus chef et ouvrier, jettent les
  fondemens des fortifications ; l'eau manque,
  ou elle est trop éloignée, on creuse une profonde
  citerne; déjà, le mortier s'attache à la pierre ;
  bientôt des retranchemens, des murailles, une
  citadelle garnie de demi-lunes, de crénaux et
  d'embrasures, deux portes; celle de Fer et celle
  de l'Eguille, une maison, une rue, une ville,
  une patrie, Castellanna! ! ! Castellanna petra !!!
  bravant les Sarrasins.
  Les Saliniens l'avaient créée sans distinction,
  ni d'âge, ni de sexe, ni de rang, avec une ardeur,
  une constance et un ordre admirables, ils
  la nommèrent Castellanne du mot Castellum,
  dont le Roc avait la forme, se la divisèrent comme
  des frères et l'habitèrent comme des amis.
  Merveilleux élan! beaux résultats d'un esprit
  d'association sage et courageuse!
  Assis sur une base immense, taillé à pic, détachant
  de son front un bloc énorme, prêt à
  bondir, le Roc s'élève à une hauteur gigantesque:
  une petite chapelle, celle de nos aïeux le
  couronne ; il est toutes les années, depuis un
  temps immémorial, un lieu de rendez-vous pour
  la prière et les plaisirs: de jeunes filles, vêtues
  de blanc, la Vierge sainte sur leurs chastes épaules, chantant des hymnes, une armée bourgeoise,
  que précèdent le fifre et le tambour, toute la
  ville y monte, un beau jour de printemps.
  La, après l'office divin , à l'ombre de l'hermitage,
  sous la voûte d'un rocher, les parens, les
  amis, en groupes de famille , se procurent les
  douceurs d'un banquet joyeux et cordial, tandis
  que, sur de larges tables en pierre verdàtre, couvertes
  d'urnes du meilleur vin, de jambons, de
  chevreaux tout entiers, au milieu des faisceaux
  d'armes, au son des fanfares, panaches flottans,
  enseignes déployées, les Cavaliers d'un côté,
  les Fantassins de l'autre , rayonnans d'allégresse,
  brillans d'ardeur, font un repas semblable
  à ceux des héros d'Homère.
  La fête, qui attire un grand nombre d'étrangers,
  se termine par des jeux divers, les danses,
  et le simulacre d'un combat, après lequel les
  vainqueurs embrassent les vaincus, leurs frères
  d'armes.
  Vierge du Roc! Vierge céleste ! puisse ne jamais
  s'éteindre la lampe que nos vestales entretiennent
  sur ton autel!
  Patronne de la bonne ville de Castellanne!
  veille toujours sur nous !
  En face du Roc, Destourbes, montagne non
  moins remarquable , déploie, du levant au couchant,
  son vaste rideau, labouré par les orages,
  avec ses angles et ses crevasses, ses touffes de buis pendant l'été, ses nappes de neige pendant
  l'hiver, et sa cime rocailleuse qui sert de piédestal
  à une grande croix: un pont d'une seule arche,
  chef-d'oeuvre par sa îégéreté et son audace,
  s'appuyant contre ces deux colosses, les partage
  et les enchaîne en même temps: le voyageur
  ne les voit jamais sans leur payer son tribut
  d'admiration et d'horreur.
  Napoléon pendant deux fois; immobile! a
  contemplé ces pyramides de la nature.
  Le Verdon, fier de rouler ses ondes au milieu
  d'elles , avant de se perdre entre mille roseaux,
  dans la Durance, serpente au loin dans son lit
  peuplé de truites, semé de petits cailloux, et
  arrose de belles campagnes.
  La ville de Castellanne habitée par des hommes
  alors laborieux , ouvrant ses murs à une
  foule d'autres montagnards, échappés à la fureur
  des barbares, prospéra et s'accrut considérablement
  : son enceinte devint insuffisante pour
  contenir tant d'émigrés; Lacerda Valentinus en
  recula les limites dans la Plaine St.-André, qui
  s'incline en amphithéâtre vers le midi, que dominent
  des rochers escarpés et une chaîne de
  coteaux. Comme elle était moins protégée par
  la nature que la plate-forme du Pioc, les Castellanois,
  sous la conduite de Lacerda Valentinus.
  la bordèrent de tours, d'un double cordon
  de rempartsz, laissèrent qu'une porte, celle de Rome, arrondirent des milliers de pierres pour
  les faire rouler, aussi meurtrières que nos boulets,
  du front de la citadelle, sur l'ennemi, en
  cas d'attaque, et bâtirent dans moins de quarante
  ans une nouvelle ville, régulière, agréable
  et commerçante: elle fut leur capitale.
  Le brave Lacerda Valentinus n'en avait vu
  que la moitié, il était descendu dans la tombe
  avec les noms glorieux et durables de guerrier,
  de libérateur, de philantrope : le père des Castellannois
  pendant sa longue vie, il leur laissa
  pour héritier de ses vertus un Baron.
BARONNIE DE CASTELLANNE, BOURG A NOTRE-DAME DU PLAN, FONDEMENS D'UNE TROISIÈME VILLE
Dans le temps de la construction de la ville
    des Castellannois, la France était gouvernée par
    plusieurs roitelets, et lacérée par des millions
    d'hommes qui se disaient barons, comtes, etc.
    Point de terre sans seigneur : le hennissement
    d'un cheval noble fesait, un jour de parade,
    trembler tout un canton : c'est rappeler le bel
    âge féodal : la nation avait bien ses souverains
    chefs de l'état, mais ils n'étaient ni viables, ni
    dignes du sceptre, ils ne figuraient un instant
    sur le trône que comme des dates historiques :
    l'un d'eux disait un jour à un baron; qui t'a fait
    baron ?Qui t'a fait roi? lui répondit celui-ci :
    il avait raison. Boniface I, fils de Lacerda Valentinus, caissé
    par des idées de grandeur, prétendit que
    la ville de Castellanne était la conquête de sou
    père sur les Sarrasins, par conséquent son patrimoine.
    Il se décora, avec l'approbation du
    roi d'Arles, moyennant récompense, du titre
    pompeux et fiscal de baron, ne marcha plus que
    revêtu de la pourpre, précédé de ses hérautsd'armes,
    et fit battre monnaie à son effigie.
    Les Castellannois apprirent ce que c'étaient
    que les tailles, les péages, les taxes, les corvées,
    etc., etc., ils rougirent de la qualification de vilains,
    de valets, etc., etc., et pleurèrent peut-être
    sur la pudeur servant d'holocauste aux passions.
    outrages les plus sanglans que l'orgueil
    et la barbarie puissent faire à la nature !
    La souveraineté de Castellanne acquit dans
    quelques années un grand relief, elle avait un
    cirque, s'honorait d'un évêque, jouissait de
    beaucoup de privilèges, et commandait à quarante villes, bourgs, ou villages: elle était le
    siège d'un tribunal remplissant les fonctions de
    nos Cours Royales, aux pieds duquel la ville de
    Riez elle-même portait ses affaires.
    Boniface I, son fondateur, mourut dans un
    âge très avancé: sa gloire fut bien différente de
    celle de son père: son fils aîné lui succéda.
    Les Castellannois ne trouvèrent pas le joug
    de Boniface II moins pesant que celui de son prédécesseur, outre leur existence servile, ils
    commençaient à s'apercevoir que la population
    toujours croissante rendait la ville incommode
    et son terrain insuffisant, ils tournaient
    avec complaisance leurs regards vers les anciennes
    demeures de leurs aïeux, auprès desquelles
    de vastes champs et les eaux fécondantes
    du Verdon semblaient les appeler.
    Des membres de la grande famille, jusqu'alors
    inséparable, s'en détachèrent, pour élever
    sur le penchant d'un coteau quelques habitations
    qu'ils nommèrent Bourg: ce Bourg, avantageusement
    situé, attira les Castellannois de la
    plaine St.-André et un grand nombre d'étrangers:
    comme il sortait de leurs mains, nos ancêtres
    croyaient qu'il serait libre ; mais la féodalité,
    alors dans toute sa splendeur, le marqua
    de son sceau, et le laboureur, heureux de glaner
    quelques épis, lui fit hommage de sa première
    moisson.
    Boniface III, petit fils de Boniface II, la recueillit.
    A cette époque, le pouvoir théocratique n'offrait
    pas un spectacle moins affligeant. Les évêques,
    possesseurs de grandes richesses, étalaient
    un luxe quelquefois scandaleux, avaient leurs
    vassaux , leur milice , et excommuniaient les
    rois: on ne voyait partout qne moines et abbés,
    bonnes gens qui, avec le secours des pieuses terreurs, ne manquaient pas de plaisirs temporels.
    Plusieurs d'entre eux de l'ordre de St.-Victor,
    partis de Marseille, avaient posé leur froc et
    réuni quelques matériaux dans la plaine des
    Saliniens. Des montagnards errans, encouragés
    par l'exemple, cédant aussi à leurs mystérieuses
    exhortations, bâtirent un bourg un monastère
    et une église: déjà, la colonie monacale
    avait de belles propriétés, la banalité d'un moulin
    et autres bénéfices, elle ne refusait pas les
    offrandes publiques, et exigeait dans sa généreuse
    béatitude le prix de l'eau baptismale, des neuvaines
    et des chants funèbres. Mais, au XVesiècle,
    tout fut détruit par les Calvinistes ; le Saint
    Temple excepté: il ne resta qu'un prieur, qui
    vendit ses droits nobiliers à la nouvelle ville.
    L'église de Notrc-Dame-du-Plan dota notre paroisse
    de ses vases sacrés, de son candélabre, de
    ses ornemens et de ses cloches : il y a dix ans,
    cet édifice montrait encore, au milieu des ombres
    des Saliniens aux CastcIlannois, leurs petits
    neveux, ses murs gothiqnes en pierres de
    diverses couleurs , ses pilastres , ses corniches,
    sa flèche, ses dalles, et leur fesait entendre ses
    lointains échos.
    En admirant cette belle création, autour de
    laquelle semblaient se grouper tous les souvenirs
    de l'antiquité dans un coin des Gaules, on avait avec elle de muets, mais d'éloquens entretiens.
    Pourquoi ne l'a t-on pas conservée, pour
    qu'elle fut, de siècle en siècle , face à face avec
    les temps modernes ? faut-il la voir condamnée
    à être foulée pas les sandales d'un parvenu qui,
    dans sa stupide ignorance et sa délirante vanité
    , raille ignoblement un passé vénérable ! !
    Après la mort de Boniface III, ses enfans se
    disputèrent la souveraineté, les deux frères cadets
    contestant le droit d'aînesse, voulaient la
    posséder chacun à son tour ; ils se prétendaient
    plus fondés que Hugues Capet, le premier roi
    de sa race, qui avait usurpé à l'héritier de Louis
    V la couronne de France, que la vaillance et
    la messe de Henri IV, le despotisme et la chevalerie
    de François I, la grandeur et le faste de
    Louis XIV légitimèrent à peine.
    Les trois frères soumirent aux évêques de Sénez,
    de Riez et d'Embrun, le jugement de leur
    querelle ; les prélats se prononcèrent en faveur
    de l'aîné, qui ayant épousé Agnès de Spada, ajouta
    six autres villes, bourgs ou villages , prix de sa
    dot, à la baronnie, et la rendit des plus florissantes
    Mais son éclat ne devait pas être durable ; sa
  ruine même n'était pas éloignée.
HUMILIATION DE BONIFACE V, MORT TRAGIQUE DE SON PILS: EXTINCTION DE I.A BARONNIE.
Arles, la ville de Constantin, la reine des Gaules,
    le Parnasse des premiers troubadours, avec,
    ses cirques, ses théâtres et ses palais de marbre ;
    Marseille aujourd'hui la superbe, le bazar, la
    nouvelle Tyr de l'univers; Toulon, le Pyrée de
    la France, dépositaire du génie de Vauban ;
    Aix,cette autre Salamanque; Fréjus, célèbre par
    les travaux d'Auguste; Grasse, riche de tout ce
    que l'orient peut prodiguer aux caprices du
    sybarite et aux besoins de l'homme heureux ;
    Antibes et ses bastions; Nice, la. fille de la victoire; le ciel de l'Ausonie, notre Tempe, la Provence
    ne méritait pas les regards de nos rois!
    Le croirait-on ! si l'histoire n'était pas la ! Hdefond
    I roi d'Aragon, s'en empare et voit s'abaisser
    devant lui les armoiries des seigneurs,
    de ces demi-dieux.
    Boniface v, successeur de son père, jeunealtier,
    chevaleresque , lui refuse les siennes et se
    prépare à la guerre, mais le danger était imminent,
    Ildefond irrité, s'avançait avec une armée;
    Boniface, trop faible pour se défendre,
    accompagné des évêques de Senez.et d'Embrun,
    se rendit à son camp, et fit sa soumission ; le
    roi satisfait ne toucha à aucun de ses privilèges
    et le renvoya comblé de présens : l'humiliation
    ne parut que plus grande au fier baron, il mourut peu de temps après: un sort plus malheureux
    attendait son fils.
    Le Midi de la France venait de changer de
    maîtres ; sous le règne du fils de Blanche de Castille,
    l'un de ses frères avait en appanage les
    comtés de Poitiers, l'autre, Charles d'Anjou,
    celui de Provence : ce prince était allé, sous la
    bannière de St.-Louis, vouer son épée et son
    sang au tombeau de Jésus-Christ: les villes
    d'Arles et d'Avignon, profitèrent de cette circonstance, pour lever l'étendard de la liberté ,
    et Boniface VI les seconda de toutes ses forces,
    mais Charles, à son retour, reprit son autorité
    et menaça Boniface du poids de sa colère: au
    moment où il combattait en Flandre les ennemis
    de son frère , Marseille se révolta, l'incorrigible
    Boniface y courut avec ses vassaux,
    Charles fit rentrer Marseille dans l'obéissance
    et vint frapper aux portes de Castellanne : Boniface
    bout de courage, monte sur les remparts,
    y appelle les Castellannois ; ceux-ci. ne voyaient
    entre leur baron et Charles qu'une querelle
    personnelle; n'ayant à défendre, ni biens, ni
    liberté, espérant peut-être des jours de délivrance,
    ils restèrent immobiles : Charles entra
    dans la ville, la traita en vainqueur, et éteignit
    la baronnie de Castellanne dans le sang de Boniface
    VI, l'un des plus graves seigneurs de son
    siècle. Le même Charles d'Anjou devait bientôt, à
    l'invitation du pape, détrôner le roi de Naples,
    le faire décapiter, et donner par ses cruautés le
    signal des Vêpres Siciliennes, où périrent tant
  des provençaux.
CROISADE.
Pierre l'Ermite avait réalisé en 1104 le fameux
    projet qu'avait conçu Gerbert, pape français,
    de conquérir la Palestine: revenu du pélérinage,
    Pierre, le bréviaire sous le bras: un
    bâton à la main, parcourut l'Europe, prêcha l'évangile
    , et échauffa les imaginations pour le
    St.-Sépulcre. Les évêques, les seigneurs, les vassaux,
    les serfs, la croix sur la poitrine, criant
    Dieu le veut, ayant Pierre pour général, répandirent partout la terreur et la dévastation, massacrèrent
    les juifs et s'ensevelirent dans la Hongrie:
    une quarantaine de mille hommes reste
    d'une armée féodale, régulière, pénétra dans
    Jérusalem, et proclama roi Godefroy de Bouillon;
    on reprocha à ces saintes folies la cause
    de l'abandon des campagnes et des flots de sang,
    mais l'humanité et la liberté y gagnèrent : le
    serf qui avait affronté le trépas à côté de son
    maître, comprit qu'il était homme, et le pouvoir
    royal, débarrassé d'un grand nombre de
    seigneurs, se releva.
    Un Castellannois d'un rang distingué, que M. Laurency appelle Pierre, mais qu'il ne faut
    pas confondre avec Pierre l'Ermite, qui était
    d'Amiens, se rendit à la Terre-Sainte, à la tête
    de ses compatriotes et des Provençaux, il eut la
    gloire d'être le compagnon d'armes du comte
    de Turenne, et de mêler ses cendres à celles de
    tant d'autres guerriers.
    M. Laurency prétend que Hugues de Paganis,
    le grand-maître des Templiers, était originaire
    de Castellanne, et qu'il y fonda dans le
    quartier de Cheiron une communauté composée
    en grande partie de Castellannois, M. Laurency
    se trompe, quelques-uns de nos compatriotes
    sont peut-être montés sur les bûchers
    de Philippe le-bel, mais notre ville n'a pas été
    le berceau de Hugues de Paganis, né à Naples ;
    elle n'a pas eu non plus un établissement de
    son ordre, qui, quoique débauché et orgueilleux,
  ne méritait par la mort.
TROISIÈME ET DERNIÈRE VILLE.
 Les Castellannois séparés, et bientôt d'une
    égale force, s'aperçurent qu'une réunion était
    nécessaire à leurs besoins et à l'entretien de la
    paix: la mère-patrie se joignit à ses enfans, le
    foyer de la grande famille se ralluma, et le
    Bourg prit la forme d'une ville, que ses habitans
    avec les matériaux de la plate-forme et de la
    plaine St-André, investirent d'une ceinture de
    remparts, de neuf tours, et décorèrent de
    l'église St. Victor, vieille cathédrale humide, sombre, à peine colorée, sous des voûtes grisâtres,
    par quelques tableaux; peu à peu, s'alignèrent
    les rues du Milieu, du Mazeau, de l'Horloge
    et de la plus haute fontaine, jusqu'au palais
    de justice : les faubourgs St-Michel, St-Martin
    vinrent après: plus tard on vit s'élever l'église
    St-Augustin d'un goût ionique, belle, élégante,
    majestueuse par ses blanches colonnes et son
    dôme aérien; ensuite l'église St-Joseph, petite,
    oeuvre d'un ciseau délicat; modeste sanctuaire.
    Un hôpital avec un jardin et un champ fertile,
    reçut les malades, établissement précieux! que
    nous devons à la charité publique : les familles
    Laurens, Perronne, Lieutaud, Martiny, Audoul,
    Laurency, Périer, Tapoul, Bellour, Laugier,
    Pouguet, etc., déposèrent les premières leur
    obole. Le Verdon fut encaissé, un forum s'élargit
    comme un champ de bataille, la terre sourit à
    des bras vigoureux et intelligens, et Castellanne,
    reste de trois villes, notre legs, celui de la postérité, se mit au rang des plus agréables cités
    bas-alpines.
    Ses fondateurs, dans un vaste ossuaire, dorment
  sous nos pas: respectons leurs cendres! ! !
PRIVILÈGES DE LA VILLE, SIEGE, DÉSASTRES.
Castcllanne soumise, après la fin tragique de
    son dernier baron, aux comtes de Provence,
    commença à respirer l'air de la liberté, elle reçut
    même des privilèges, qui aujourd'hui seraient
    regardés comme un monopole révoltant.
    Ses denrées circulaient partout sans obstacle,
    tandis que celles qui venaient du dehors étaient
    frappées d'une forte taxe: proportionnellement
    à sa population et à ses revenus, elle fournissait
    un contingent de soldats et payait un impôt
    moindres que ceux des villes voisines; elle
    jouissait du droit de chasse et du port d'armes :
    pour qu'un Castellannois ne pût jamais être
    incarcéré, il suffisait qu'il eût un domicile connu,
    ou une caution.
    Castellanne était une des bonnes villes des
    comtes.
    Ses administrations ne laissaient rien à désirer,
    onze magistrats, divisés en deux sections,
    rendaient la justice, des syndics veillaient à la
    police, à la sûreté de la ville, à la conservation
    de ses immunités : un vieillard, nommé grand
    Clavaire, avait la garde du trésor ; dans ces divers
    emplois, se sont distingués les de Laurens,
    les de Demandols, les de Brenon , les Périer:
    son bailliage, plus étendu que son arrondissement
    d'aujourd'hui, embrassait les communes
    de Trigance, du Bourguet, de Chateauvieux, de Lamartre, dc Barrème, etc., etc. Le bailliage
    avait un chef qui représentait les comtes, et
    savait concilier les besoins de la ville et ses
    drois avec ceux de son maître : au reste, aurait-il
    eu des velléités de despotisme, les syndics, ce
    qui n'arrive pas aujourd'hui, l'arrêtaient: presque
    toujours en contradiction avec lui, jamais
    ils ne fesaient cause commune contre les administrés,
    qu'ils plaçaient sous leur tutelle. A ces
    avantages, les Castellannois joignaient un caractère
    grave, la tempérance et la modestie,
    récompensant ou bannissant publiquement les
    autorités, selon leur mérite, ils connaissaient
    l'ostracisme des Athéniens: sur leur table, des
    fruits ; pour la plus belle parure, cinq écus, cent
    pour la dot la plus riche: hâtons nous de dire
    qu'ils étaient pauvres.
    Le vicomte de Turenne , brouillé avec Marie
    de Blois, mère de Louis II, roi d'Arles, et régente
    de ses états, envahit la Provence avec des
    hordes de vagabonds, de voleurs, et d'assassins,
    en fit un cimetière, et vint menacer Castellanne ;
    mais cette ville, forte d'une armée de montagnards,
    qui à l'approche de l'ennemi s'étaient
    réfugiés dans ses murs, le repoussa vivement.
    Turenne avait soif de carnage, il ne perdit
    pas un temps précieux; content d'anéantir de
    Bondes, Sionne, Taulanne, et de rompre notre pont, il courut se dédommager sur les ruines
    de Colmars.
    L'histoire n' a pas oublié son nom dans celle
    des bourreaux de son siècle.
    Des députés envoyés à la cour du Vatican,
    obtinrent de Benoit XIII une bulle accordant
des indulgences à tous ceux qui feraient des
    aumônes pour la reconstruction du pont; les
    aumônes ne manquèrent pas, la ville s'imposa,
    et le pont autrefois bâti par les Saliniens, fut
    jeté tel qu'il est aujourd'hui sur la rivière, comme
    une oeuvre expiatoire.
    Depuis trois ans, la peste ravageait l'Allemagne,
    l'Italie, la France, etc., etc., les provençaux
    se précipitèrent en foule sur les montagnes pour
    éviter le fléau; Castellanne leur ouvrit son sein,
    elle s'empoisonna ; dans moins de deux mois,
    elle n'était plus qu'un vaste hôpital, les vivans
    enterrèrent les morts, traînèrent les malades et
    portèrent leur deuil, leurs larmes et leur misère
    dans les fortês.
    Castellanne resta longtemps déserte.
    Une ville sans habitans, muette avec des
    toits, des rues, et des places, où le voyageur
    tremblant cherche dans un morne silence et
    découvre les traces du doigt de Dieu ou de la
    barbarie des hommes, est le tableau le plus triste
    que le soleil puisse éclairer.
    Enfin, les Castellanois, las de souffrir, loin du foyer domestique, s'en rapprochèrent, finirent
    par s'y rasseoir, et la petite patrie recouvra
    ce qui lui restait, de ses hôtes accoutumés.
    Le Verdon, grossi par la fonte des neiges et
    des pluies extraordinaires, n'étant pas encore
    enchaîné par une forte digue, inonda la ville
    pendant la nuit , et la plongea dans un péril et
    un effroi d'autant plus grands, qu'à cet ennemi,
    la mère pour son fils, et le fils pour sa mère,
    n'avaient à opposer que la prière et l'espérance.
    Les enfans d'Abraham, les Juifs expulsés une
    fois, par un édit de Philippe II, exploitaient encore
    la France, un grand nombre d'entr'eux
    rendirent d'abord quelques services aux Castellannois,
    dans l'exercice de la chirurgie et de
    la médecine, mais bientôt ils s'immiscèrent dans
    les affaires des familles, pénétrèrent leurs secrets,
    découvrirent leurs besoins, leur prêtèrent
    quelques pièces d'argent, et sucèrent la dernière
    goutte de leur sang.
    Charles VIII annula toutes les obligations contractées
    envers eux, Louis XII les chassa sans
    retour, mais ils laissèrent partout des rejetons:
    Castellanne eût les siens.
    Cette malheureuse ville se soutenait à peine.
    Le roi d'Arles, le bon René en fit donation
    à un grand seigneur napolitain, qui envoya un
de ses officiers pour la gouverner, mais les Castellannois
    regardèrent cette action de leur souverain comme un opprobre, et ne dissimulèrent
    ni leur douleur, ni leur indignation ; les syndics
    protestèrent, se plaignirent hautement et sollicitèrent
    auprès du conseil du roi la décision de
    cette affaire.
    Réné, honteux d'avoir laissé surprendre sa
    religion, se hâta de rendre aux Castellannois
    leur ville et en assura l'inaliénabilité par des
    titres authentiques.
    Son successeur la légua à Louis XI.
    Sous le règne de ce monarque, le modèle des
    Richard, des Borgia, etc., etc., le Néron de la
    France, mais homme de guerre, politique
    adroit et profond , le premier qui abaissa
    les grands et consolida le trône des Capétiens,
    Castellanne parût sortir de son agonie, son
    commerce prit de l'essor dans le Dauphiné et
    les côtes de la Provence, ses gentilshommes se
    firent soldats; tributaire seulement du chef de
    l'état, encouragée, elle se livra avec ardeur à la
    culture de ses champs, et leur demanda des
    moissons.
    Sa juridiction dépendit de celle du parlement
    d'Aix, ses actes furent rédigés en français, elle
    entra dans le corps de la nation, et en suivit les
    destinées.
    Le roi des gentilshommes, le Gros Garçon,
    selon l'expression de Louis XII, gâta bientôt
    tout. Charles-Quint son rival et son ennemi, se rendit maître de la Provence ; François I, pour
    conserver intact le coeur de ses états, ou ne pas
    longtemps exercer contre les troupes espagnoles,
    son épée qu'il devait briser à Pavie, ordonna une
    destruction générale : on l'exécuta : les flammes
    dévorèrent les troupeaux et les moissons : l'homme
    resta, mais dépouillé, comme un squelette.
    Castellanne sans murmurer, sacrifia ce qu'elle
    possédait au caprice de son souverain.
  Un feu secret couvait sous la cendre.
QUERELLES RELIGIEUSES, D'ALLEMAGNE ET LESDIGUIÈRES, PROCESSION DU PÉTARD.
Un schisme préparait l'émancipation de l'esprit
    humain; Léon X ayant besoin d'aumônes,
    fit prêcher des indulgences et vendit le
    paradis; un seul homme, Luther, théologien
    fougueux, prêcha la réforme , appela le pape
    l'Antéchrist, le roi un tyran , et promit le
    ciel sans argent: il convertit tout le Nord de
    l'Allemagne, Henri VIII, roi d'Angleterre, et
    une grande partie de son royaume. François
    1, qui tant de fois a fait douter des paroles
    qu'on lui prête dans sa caplivilé : tout est perdu
    hors l honneur, protégeait, stimulait les protestans
    à Vienne, et les fesait brûler à petit feu, à
    Paris, pour amuser sa cour et ses maîtresses.
    Castellanne, au lieu des occuper de ses désastres,
    s'occupa de religion, elle eut des catholiques et des hérétiques; M. de Cailles, luthérien renforcé,
    fit venir un ministre de Genève, et construire
    un temple à côté de l'église paroissiale,
    dans l'ancienne maison appartenant autrefois
    à la famille Sauvère, aujourd'hui à M. Audoul.
    L'autel fut élevé contre l'autel : si la paix ne
    régnait pas, la guerre n'était pas précisément
    déclarée ; les femmes l'allumèrent; tous les soirs
    elles assiégeaient ou la paroisse ou le temple.
    Les prêtres plus sensés, priaient, chantaient
    matines et formaient leur pécule dans une parfaite
    union.
    M. Laurency, avance dans son histoire, que
    le sang des huguenots coula par la volonté de
    Dieu, M. Laurency est dans l'erreur, les Castellannois
    ne perdirent que leur temps, d'après
    Bouche, Borrelly, Martiny, mieux instruis
    que ce vertueux ecclésiastique, par leurs longues
    recherches.
    Dans ces divisions de courte durée, deux
    frères, Antoine et Paul Richieud de Mauvans,
    de la famille des Latil de Chasteuil, jouèrent
    le principal rôle; passionnés pour la réforme,
    jeunes, vaillans, ils dédaignèrent bientôt le
    théâtre de Castellanne, pour faire briller leurs
    armes sur un terrain plus vaste et plus orageux.
    L'aîné mourut à Draguignan, assassiné par les
    catholiques; l'autre , l'épée à la main, en combattant contre Montmorency, lieutenant de
    Charles IX.
    Castellanne se félicite d'avoir été étrangère
    au drame de la St.-Barthélemy, qui trouve encore
    des apologistes et excite des sympathies.
    Les protestans, victimes de persécutions et de
    cruautés inouies, obtinrent enfin la liberté religieuse
    et civile, et, par les édits de 1576, des
    avantages politiques. Mais leurs cendres, celles
    de l'illustre vieillard Coligny, étaient encore
    chaudes ; le duc d'Alençon et Henri IV pouvaient
    les venger: Guise (le balafré) le craignait; peut-être
    voulait-il imiter Pepin ou Capet aux dépens
    du Béarnais, héritier présomptif de la couronne.
    Digne de l'être et par son audace et ses
    talens, il se fit chef de parti : la sainte ligue se
    forma et les massacres recommencèrent.
    D'Allemagne et Lesdiguières, descendans des
    anciens barons de Castellanne, voyant une occasion
    favorable pour conquérir leur héritage,
    marchèrent sur cette vilie avec une armée de
    provençaux et de dauphinois protestans. Le faubourg
    St.-Michel leur parut trop bien fortifié
    pour l'attaquer sur ce point, Divisés en deux
    corps, ils traversèrent la rivière et campèrent
    sur le mamelon de Rayaup et dans la plaine St.-
    Lazare; deux jours après ils donnèrent l'assaut.
    Les assiégeans manquant de tout dans une saison
    rigoureuse, se battirent avec acharnement, les assiégés sentant pour leur salut le besoin de les
    repousser, se défendirent avec désespoir ; les
    montagnards, qui s'étaient retirés dans la ville,
    portèrent les coups les plus rudes; les femmes,
    comme les rochelloises, se montrèrent les émules
    de leurs maris.
    Le lendemain, un capitaine nommé Motte ,
    accompagné de quelques braves, trompa la vigilance
    des sentinelles, et pénétra dans la ville
    par le quartier de la Merci. Sous la porte des
    Boeufs, un cuvier jeté d'une fenêtre par une
    Castellannoise , l'écrasa ; sa troupe, saisie d'une
    soudaine terreur, mit bas les armes. D'Allemagne
    et Lesdiguières, plus stupéfaits que découragés,
    levèrent le siège et la ville chanta victoire. Les
    syndics délibérèrent d'enthousiasme, qu'il serait
    fait toutes les années une procession solennelle.
    Elle a lieu le dernier jour de janvier.
    Par un froid cuisant, un tambour, droit
    comme un pin, l'oreille sur l'épaule, ouvre la
    marche; les confréries, les congrégations des
    jeunes filles, tous les corps de métiers, le suivent
    avec leurs bannières et les images de leurs
    patrons ; l'échevin et son acolyte, ceints de l'écharpe,
    tantôt fleurdelisée, tantôt tricolore,
    viennent après, marchant d'un pas presque
    magistral, escortés de leur petite cour, formée
    par le scrutin populaire ; ce moule de tant de
    médiocrités. La queue municipale, à défaut d'autres insignes, porte sur la boutonnière d' un
    habit-veste, un bouquet à trois rangs de rame,
    en buis, garni de grains de blé de turquie,
    épanouis dans le feu, attachés avec de la cire
    d'Espagne , formant de beaux boutons blancs et
    des fleurs d'oranger: un prêtre en grande tenue
    fait les oraisons. Dans toutes les rues et
    surtout à la porte triomphale, deux chefs de lutrin,
    à mine réjouie et rubiconde, en bas de
    soie, en habit cramoisi et chapeau triangulaire,
    surmonté du rameau de buis, panache d'ordonnance,
    poudrés jusqu'aux dents, les bésicles
    sur le nez, chantent des couplets burlesques
    dont une trompette criarde répète le refraRÉVOLUTION DE 1789.in.
    Après la sainte messe, la garde qui veille à
    la sùreté de la ville, rogne au budget, cette fois
  seulement, un repas de famille.
CALAMITÉS DE TOUTE ESPÈCE.
Castellanne vit s'écouler environ cent vingt
    ans dans un état assez calme; elle en profita
    pour réparer ses malheurs, elle réussissait, mais
    ses jours ne devaient pas être longtemps sereins;
    l'hiver rigoureux qui se fit sentir, en
    1709, sur tous les points du globe, la replongea
    dans l'abattement et la misère, par l'interruption
    de son commerce, par la destruction de tous
    ses arbres et de ses vignes. Sa rivière resta glacée
    pendant plusieurs mois. L'année 1710 ne lui fut pas moins funeste.
    La famine qui désola la nation, et surtout la
    Provence, la mit aux abois. Dans cette circonstance,
    les de Bon, les Lamolière, les Lieutaud,
    les Sainmartin, les de Brénon, les Paty, les Simon,
    les Marie, les Collomp (du faubourg), les
    Audoul, les Berard (de la Tour), les du Poil,
    les Martiny, les Laurency, les Ardoin, etc., etc.
    méritèrent l'estime et la reconnaissance de leurs
    compatriotes, en leurs partageant, comme des
    pères de famille, leur bourse et leur pain. La
    ville souffrit, mais elle n'eut à reprimer aucun
    désordre, à déplorer aucune perte.
    Un mal plus dangereux ne lui permit pas de
    prendre haleine: l'épidémie qui régna en 1712
    lui déchira le sein, l'invasion dans les beaux
    jours d'automne en fut prompte, les ravages terribles:
    les tranchées tinrent lieu de tombe pendant
    une semaine; ceux qui survécurent gémirent
    sur des crêpes, des veuves et des orphelins.
    Le Verdon, toujours mal fortifié, se joignit
    à ces fléaux, gonflé par les pluies de septembre,
    il inonda, en 1713, la ville et la plaine, ses
    eaux s'élevèrent jusqu'aux plus hauts étages des
    maisons, en chassèrent les habitans, y firent de
    grands dégâts, submergèrent une partie des bestiaux
    et bouleversèrent toutes les campagnes.
    Heureusement ce déluge se manifesta avant
    la nuit.Un père de l'oratoire, M. Quesnel, publia
    en 1720 un ouvrage intitulé Réflexions Morales,
    sa doctrine dépouillée de tout mystère,
    saine, évangélique , remua les chaires des évêques,
    agita les bonnets de la Sorbonne et la Tiare
    du palais Romain, elle occupa un moment les
    Cattellannois et leurs ministres, les femmes se
    menacèrent sans en venir aux mains.
    La paix ne fut pas troublée.
    La victoire avait abandonné, en 1747,1e maréchal
    de Maillebois et le comte de Lamina, qui
    commandaient en Italie, l'armée de don Philippe,
    le premier à la tête des Français, le second
    à la tête des Espagnols. Le canon de Plaisance
    les fesait reculer jusqu'en deçà des Alpes, mille
    de leurs soldats, presque nus, la plupart
    malades, s'établirent à Castellanne et l'épuisèrent.
    ils en sortirent pour céder leur place à
    l'ennemi, aux troupes piémontaises et autrichiennes
    qui les poursuivaient. Cette nouvelle
    garnison aurait réduit notre ville à la dernière
    extrémité, si quelques bataillons alliés, arrivant
    au pas de charge par le chemin de Riez, ne l'en
    eussent débarrassée. Castetellanne embrassa ses
    libérateurs, et se confia à la fortune qui ne cessa
  plus de lui être fidèle. 
RÉVOLUTION DE 1789.
    
    Les guerres ruineuses de Louis XIV, Versailles,
    la grande sangsue de la nation, la révocation
    de l'édit de Nantes, les débauches, le despotisme
    dégradé de Louis XV, la suppression du parlement,
    l'émancipation de l'Amérique, la pusillanimité
    de Louis XVI, l'arrogance de sa Cour,
    l'é«:ole d'une philosophie souvent tribunitienne
    depuis longtemps ouverte, et plus que tout
    cela, les lois éternelles de la nature fesaient présager
    une révolution : elle éclata ; générale, électrique,
    foudroyante: ses principes étaient bons,
    ses excès devinrent sans bornes, nageant dans
    le sang, elle fatigua ses bourreaux.
    Le bruit en retentit jusqu'à Castellanne : deux
    hommes en furent frappés: riches, ils se dévouèrent de bonne foi, à l'oeuvre de la régénération
    sociale : heureux de laisser Castellanne vierge
    de la moindre tâche , ils se retirèrent pauvres :
    exemple rare! bel éloge! qu'ont mérité MM.
    Louiquy et Poilroux; l'un éclairé, judicieux,
    prudent, timide même dans sa fuite, l'autre
    génie ardent, vaste, orateur puissamment populaire, caractère inébranlable, arrêté dans
    l'exercice de ses fonctions. M. Poilroux a été
    inaperçu ou mal jugé, il était né pour de grandes choses, le théâtre lui a manqué; que ne lui
    doit-on pas comme médecin , comme le fondateur
    d'une banque alors utile, comme le soutien
    de l'indigence! a-t-on oublié que, dans un
    temps de détresse, il a alimenté avec ses farines
    tout l'arrondissement!
    Castellanne eut son représentant dans nos assemblées
    nationales ; le citoyen Barrière, admirable
    républicain, si c'est à son patriotisme qu'il
    a sacrifié le soin de sa famille et de sa fortune :
    il est fâcheux pour sa réputation que le 18 brumaire,
    à la vue des grenadiers de Lefebvre,
    cachant comme bien d'autres les marques de sa
    dignité il n'ait pas été des derniers à se sauver
    par les fenêtres de St-Cloud.
    Des contributions seulement avaient été levées
    sur quelques familles, entr'autres les familles
    Collomp et Martiny, les opulentes de ce temps
    là, les deux trésors du faubourg et de la ville.
    Les fruits de la révolution furent donc pour
    Castellanne, faciles et doux, elle n'avait point
    de larmes à sécher, point de plaie à cicatriser,
    point de ni veau à passer sur sa noblesse, qui ne
    se composait que de bourgeois bien affables,
    bien sobres, bien simples, se contentant du privilége
    de porter perruque et manchon, le soulier
    à boucle et de se promener gravement sur la
    place publique avec la canne à pomme d'or.
    Le mouvement étant prompt; des écoles s'ouvrirent, le laboureur s'attacha à la charrue,
    l'ouvrier à ses outils, on vit les communications
    s'étendre, les marchés, les foires se peupler, les
    denrées prirent de la valeur, l'argent circula ,
    le luxe marcha de front, tout changea de face.
    Comme les idées politiques de Castellanne
    se bornaient presque alors à l'instinct du droit
    commun, elle ne s'aperçut pas de l'ombre futitive
    de la république, elle passa, sans le savoir,
    des verges du consulat sous le sabre de l'empire :
    française, elle applaudit à sa gloire.
    Sous la magistrature de M. Collomp, aussi
    intègre et sage, qu'original et lourd, le Stentor
    du parquet, fesant avec sa voix de tonnerre plus
    de peur que de mal, exempte dans son isolément
    de l'aristocratie militaire et de l'absolutisme
    clérical, Castellanne flotta entre la servitude
    et la liberté. Des familles nouvelles, peut-être
    trop tôt riches, remplacèrent les anciennes,
    la masse entra dans l'aisance, s'éclaira et grandit,
    tranquille, respectée ; avec quelques gouttes
    de sang de moins sur l'autel de la patrie, elle
    aurait été heureuse. Mais la disproportion de
    ses impôts était révoltante : point d'améliorations, ni au dedans ni au dehors, ni pavés, ni
    chemins, ni routes, pas même un hôtel de ville:
    ce n'était pas étonnant: Castellanne avait pour
    conseil municipal, pour maire, pour représentans,
    des gens débonnaires ou des automates, pour greffier, un intendant des finances, pour
    sous-préfet, un capitaine de recrutement ; M.
    Francoul a battu monnaie pendant quinze ans
    avec la hache de la conscription : c'est une
    honte pour le pays.
    Au commencement de l'empire, Castellanne
    porta le deuil de l'abbé Laurency : modeste, plus
    que frugal, sensible jusqu'aux larmes, toujours
    sur les traces de la pauvreté et de la douleur,
    au milieu de son troupeau , comme un père
    au milieu de ses enfans, souriant quelquefois
    à nos plaisirs, créature béate, le patriarche de
    Castellanne, le véritable apôtre de l'évangile,
    ce code de toutes les vertus hélas! trop oublié!
    l'abbé Laurency' semblait avoir compris son
    passage sur les Alpes, comme un dévouement
    perpétuel.
    Prêtres d'aujourd'hui ! pourquoi feignez vous
    d'ignorer une si belle vie! tous les jours, à toute
    heure, dans toutes les bouches, vous entendez
    pourtant encore, après vingt-cinq ans, le panégyriquede notre Vincent de Paul!! quel autre
    modèle vous faut-il !
    Nom sacré! tombe sainte! tombe à jamaisvivante de l'abbé Laurency, recevez ici les hommages
    des Castellannois!!
    A Castellanne, pendant et après l'empire, l'abbé
    Bernard , principal du collège, avec son bagage d'auteurs romains, a été, sinon un brillant,
    du moins un utile flambeau.
    MM. Poilroux et Eméric, se sont fait remarquer
    dans les sciences; la collection de
    plantes et de phénomènes de celui-ci est très
    précieuse, le traité de celui-là sur les maladies
    chroniques, quoiqu'il n'ait pas survécu au système
    de Broussais, et son autre traité sur la médecine
    légale sont deux excellens livres.
    Castellanne ne compte pas de sommités militaires,
    mais elle a eu ses soldats: les frères Andrau,
    les Latil, les Chauvin, les Cruvellier, les
    Berrin, etc., etc. Collombet était à Ileliopolis,
    le brave Bérard, sur le mamelon d' Austerlitz,
    Abos, cet intrépide voltigeur, aux funérailles
    du 31 ont St.-Jean.
    Castellanne sur l'échelle de la civilisation et
    de la prospérité, se frayait la voie du perfectionnement:
    les Bourbons parurent; elle ne les connaissait
    pas: la nouveauté l'éblouit, elles les
    salua avec enthousiasme; mais le prisonnier des
    rois avait rompu son ban. Castellanne le
    vit: elle le vit! palpitante de crainte et d'espérance,
    muette d'admiration pour le grand homme, et de respect pour les reliques d'une famille
    de braves; l'aigle meurtrie! qui sur quelques
    fronts d'acier, voyageait encore radieuse et
    menaçante, de l'île d'Elbe à Waterloo; Waterloo!
    cruelles Thermopiles ! 181S. où ce cri de l'immortelle garde, s'enveloppant de son drapeau :
    elle meurt et ne se rend pas, annonça à l'Europe
    que les Prussiens et les Cosaques allaient
    avec Louis, monter sur le trône de France.
    Toutes les phases, la ligue, la fronde, quatre
    vingt-douze, le neuf thermidor, le dix huit brumaire,
    Napoléon, mil huit cent quatorze, les
    cent jours, époques de secousses, de changemens
    et de réactions, ont trouvé et laissé Castellanne
    calme, paisible comme un réduit impénétrable
    aux rayons de la lumière, comme un rocher
    isolé que la vague ne blanchit même pas de son
    écume.
    C'est de l'histoire d'une grande société la page
    la plus honorable.
    Des Français accusés de crimes politiques,
    coupables peut-être d'être trop riches, ou trop
    sages, ou d'avoir acquis trop de gloire, tombaient
    en mil huit cent quinze, frappés par les commissions
    militaires, les cours prévotales et les
    sicaires du midi.
    A Castellanne un sous-préfet nouveau : voilà
    tout.
    Celui de l'empire était petit de taille , celui
    de la restauration était grand: le premier aurait
    voulu enfermer la ville dans une giberne,
    le second dans un confessionnal.
    M. duVillars, délicat, bon chrétien, trop timide
    pour un administrateur, n'a fait ni bien ni mal. On lui a su bon gré de sa retraite volontaire
    de mil huit cent trente, celle d'un serviteur
    prudent et fidèle.
    M. Simon, honnête et zélé Castellannois, n'a
    porté que peu de temps l'écharpe.
    M. Paul, son successeur, du sang le plus pur,
    aimant son pays, en étant aimé, suivait la pente.
    Cette administration a lieu de s'énorgueillir
    d'une fontaine sans eau, d'une maison d'arrêt
    d'où les prisonniers s'échappent, hissées, bâties
    à grands frais, comme un obelisque et un donjon,
    de quelques pelletées de gravier sur la place
    publique, d'un peu de ciment à ses bancs de
    pierre (ce parterre, ces fauteuils, d'un procureur
    vermoulu , ou de Messieurs les bureaucrates,
    heureux faineans du siècle), et de l'installation
    de deux religieuses brodant l'éducation
    des jeunes filles de nos artisans, le plus
    souvent enfilant des perles.
    Dans ce temps là , l'asile de l'infortune , que
    la pauvreté même avait doté, que les barbares
    du moyen âge auraient respecté, l'autel de l'humanité, l'hôpital pillé, a manqué de bouillon
    pour le malade, de lait pour l'orphelin. les
    Castellannois se rappelleront toujours avec horreur
    le massacre des innocens.
    MM. Taxil et Molé, comme procureurs du
    roi, ont laissé d'agréables souvenirs.
    Les mouvemens rétrogrades que l'on veut faire subir trop brusquement à une société, sont
    tôt ou tard pour elle le principe de son éducation,
    la cause de ses plaintes, le signal de sa liberté.
    Les exigences, l'orgueil des prêtres, les masques
    de l'hypocrisie, le besoin du silence et de
    la contrainte, tout le soufle enfin des jésuites
    de Forcalquier, mécontentaient intérieurement
    Castellanne.
    Elle ne voyait pas sans peine la morgue et
    l'égoïsme des commis du gouvernement, elle
    murmurait contre la vilité du prix des denrées,
    la rareté de l'argent et l'impôt toujours mal réparti,
    toujours écrasant.
    Commençant à écouter les échos de la presse,
    elle formait son opinion et prenait part aux
    combats que les ministres de Charles X livraient
    aux libertés de la France.
    La foudre grondait au lointain, son éclat devait
  amener un bel astre.
RÉVOLUTION DE 1830.
    L'homme sème, mais il
    ignore s'il récoltera.
  MACHIAVEL.
Des triumvirs déchirent la loi des lois, le
    pacte de la nation et de son chef, ils jettent
    comme des brandons dans le sein de la patrie,
    les terribles ordonnances : des ordonnances ;
    une poignée de Parisiens fait des cartouches;
    frappe, l'arme au bras, aux portes du palais
    d'Henri IV, en chasse le royal locataire, et monte
    à son tour la garde, sous l'uniforme de la pauvreté,
    devant ces façades superbes qu'elle a criblées
    de ses balles.
    Les trois soleils de juillet, épisode merveilleux
    de l'histoire de quarante siècles, épuiseront
    la postérité d'admiration ; éternellement
    ils donneront au nom français des vertiges d'orgueil.
    Quelle est belle cette révolution! pas un fil
    d'or! à ses pieds elle a du sang! mais! c'est le
    sang de ses héros!
    Au vaisseau de l'état il ne manquait qu'un
    pilote , des ex-députés proposent, les uns, le fils
    de la légitimité, les autres le fils de L'HOMME,
    cette image, ces restes de l'Hercule qui a terrassé
    le monstre de l'anarchie et chargé la
    France de trophées; le plus grand nombre, le
    fils du plus infortuné des républicains , l'élève de l'école du malheur, le père de ces jeunes
    princes, qui dans le faubourg St.-Jacques, confondus,
    sur les bancs constitutionnels, formeront
    pour la France, une Odyssée d'illustres
    guerriers et de grands rois: c'est le premier
    rameau de la branche cadette ; cest le duc d'Orléans..
    mais les vainqueurs de la veille, encore
    noircis de poudre, mutilés; mais les mânes des
    cercueils du Louvre encore haletantes, sont là:
    voix magique ces solennelles paroles. (Un
    trône entouré d'institutions populaires), et la
    couronne de France, la plus belle de l'univers,
    se trouve suspendue, par enchantement, sur la
    tête de Louis-Philippe ; il la reçoit comme la
    couronne du martyre, comme celle de Titus.
    La France voit pourtant s'agiter dans les airs
    une nuée de ces harpies qui, lorsqu'elles s'abbattent
    sur une nation , l'entr'ouvrent, s'y incarnent
    et la dévorent. la France frissonne.
    Le char de la liberté, lancé sur la poussière
    d'un trône, vole plus rapide que l'éclair; traversant
    le Tibre et le Rhin, il a déjà effleuré
    l'Italie, remué la Belgique, il résonne partout,
    il brûle le sol de la Pologne.
    Une main sacrilège. le lion du nord l'arrête.
    il recule. et s'abime sur des tombeaux.
    la France gémit.
    Une grosse larme, celle des peuples! sillonne
    sa poitrine. mais à l'instant un voile
    épais, où s'entrelacent des chaînes de fer avec
    une guirlande de roses, tombe en longs plis, et
    la France encore émue murmure, mais en vain,
    ces mots; gloire, bonheur, liberté.
    A la nouvelle des ordonnances, Castellanne
    frémit quelques énergumènes les appelèrent
    les bienfaits d'un Bourbon; rêvant des listes de
    proscription et des tribunaux exceptionnels, ils
    s'embrassèrent dans les rues: un mouchard, le
    mouchard banal de toutes les autorités, avait
    déjà signalé les suspects ; sur sa dénonciation,
    une parole patriotique devait coûter cher à un
    brave militaire (Garrus).
    Mais on apprit, heureusement! la victoire
    des écoles; les lâches rougirent, la ville tressaillit
    et leur pardonna : les caméléons changèrent
    de couleur.
    Le lendemain, à la faveur de la cabale, on
    vit un mirmidon sorti d'une ornière grandir
    par l'épaulette et le ceinturon ;
    un valet étouffer d'arrogance, surtout lorsque,
    pour la première fois, il déploya, dans un
    salon quasi-ministériel, les basques de sa nouvelle
    livrée ;
    un fétus mal conçu éclore au chant du coq,
    après dix ans de génuflexions, de larmes, d'incroyables
    efforts, etc. ; ce phénomène, troué hier par la misère, débiteur de toutes les personnes
    charitables qui l'ont connu, de quelque croutte
    de pain, est riche aujourd'hui, d'une pluie de
    successions, de testamens, de maisons de carnpagne,
    de pensions d'une honorable retraite,
    etc.. il est heureux depuis les pieds jusqu'au
    front.
    L'esprit ne sachant plus où se loger s'est niché
    dans son pauvre cerveau; petit Bussy-Rabutin,
    il excelle dans le style épistolaire ; ses
    lettres anonymes à Cagnes et à Marseille ne
    sont pas mal tournées, elles ont pourtant besoin
    d'une correction, je les ai sous les yeux. Avec
    son air patelin, son langage doucereux, ses
    protestations d'amitié, de désintéressement et
    de bonne foi, avec ses jactances de fortune, que
    de victimes!! et il est à une bonne école! et il
    est encore jeune! et il s'est fait rat d'église !
    Si au moins il ne calomniait pas, s'il n'immolait
    pas sa propre soeur. Jusques à quand
    sera-t-il sourd à la voix de sa mère qui, du fond
    de la tombe, lui crie, Caïn ! qu'as-tu fait de ma
    fille !!
    Que dire du coryphée, de l'introuvable qui
    donne vingt écus à un commis, mange les légumes
    de son fermier, son grand officier de bouche,
    s'arrondit avec des chiffres, et se dandine
    à cheval.
    A la vérité, fashionnable de soixante ans, il porte quelquefois un pantalon moderne, mais
    pour que certaines mains ne ternissent pas ses
    guinées, ses beaux napoléons, il ne confie l'enveloppe
    de ses formes mesquines qu'aux ciseaux
    des artistes de la capitale.
    Si Monsieur était un peu plus poli, un peu
    plus souvent visible! Il lui sied bien de singer
    le proconsul !
    Pour moi, je l'ai toujours pris pour un mandarin
    ou un chevalier postiche: en effet, sur la
    boutonnière de l'habit bariolé des trois couleurs,
    à côté d'une épée, sous le petit CHAPEAU, qu'il
    est pâle ce morceau de ruban rouge ! qu'elle
    est triste cette fleur de la gloire qui ne s'épanouit
    plus que dans un carton, que l'on ramasse
    dans les corridors des antres de la police !
    Castellanne a gagné dans la révolution de
    juillet, la mutilation des arbres de sa place publique,
    un impôt sur la plus petite de ses lucarnes,
    la destitution d'un pauvre geolier due à un
    espion autrefois jaloux de son emploi, une centaine
    de pavés qui lui ont coûté, dit-on, bien des
    mille francs, un malaise général, des troubles
    et des procès.
    C'était le dix-sept février mil huit cent trente
    cinq, en temps de carnaval : le ciel étoilé, la lune
    radieuse, de tièdes zéphirs rappelaient les poétiques
    soirées d'automne. Au bruit de l'enclume,
    aux fatigues de la charrue, avaient succédé le repos, et les libations du vin généreux de Lorgues,
    sur les tables de nos campagnards, surtout
    de notre bourgeoisie.
    L'horloge de la ville venait de sonner la huitième
    heure, et de donner le signal du spectacle
    le plus ravissant que Castellanne eût jamais
    vu: deux veufs, veufs pour la troisième
    fois, respirant les parfums d'un myrte nouveau,
    savouraient encore les charmes de l'amour,
    malgré les ravages du temps: tout-à-coup, quelque
    chose de suave, de mélodieux, d'angélique ;
    puis des accens pleins, vibrans, rendent hommage
    aux fortunés et courageux époux, répandent
    dans tous les quartiers de la ville, une volupté,
    une joie indicibles.
    Attirés par les lyres de nos orphées, l'homme
    octogénaire , appuyé sur sa béquille  descend,
    de sa demeure, la femme pieuse, dans l'extase,
    sent expirer sur ses lèvres, la prière au Seigneur;
    ô merveille! un financier passe de la
    réalité du budget dans le monde idéal de la musique
    !
    Jeunes vieillards, cacochimes d'âme et de
    facultés, qui, vous mirant dans un coffre-fort,
    ne psalmodiez que des airs métalliques; détracteurs
    , implacables ennemis de la gloire des
    grands maîtres, nos modèles; osez-vous appeler
    avec dédain les concerts castellannois, des charivaris;
    quel blasphème! J'avoue que la finale de celui de l'année passée, était, d'après les régles
    de Rossini et de Bellini, un peu hardie,
    précipitée, bruyante; aussi M. le maire, fier
    comme un cent-suisse, roulant sur les virtuoses
    un regard d'épervier, leur ordonne de changer
    de ton; aussi un gendarme paraît comme
    un nuage, un beau jour de fête, empoigne le
    chapeau-chinois et menace la grosse caisse de
    son sabre.
    Pauvres artistes! ignoriez-vous que le talent
    est aujourd'hui persécuté! que la médiocrité
    seule prospère et fait du bruit.
    Demain vous subirez la loi commnne. Vous
    serez obligés de croiser vos flûtes et vos archets
    contre les carabines de six brigades.
    Qu'opposerez-vous aux vétérans de Digne,
    aux soldats d'Antibes? l'indignation de vos compatriotes
    les larmes de vos mères !
    Que l'on se représente un bataillon de ces
    machines humaines , qui au moindre signe marchent,
    au mot fatal, fusillent, des chevaux qui
    piaffant, des torches qui font de la ville un incendie,
    des enfans qui agitent des instrumens, et
    on rira de pitié.
    Que l'on se représente des gens en délire, la
    banderole sur les reins, la menace à la bouche,
    une population exaltée, se pressant, trépignant,
    une haïe de baïonnettes, et on pleurera de donleur. C'est ce qui est arrivé à Castellanne.
    Le dix-sept février mil huit cent trente cinq ;
    cette ville a été mise en état de siège.
    Depuis deux mille ans, elle n'avait pas encore
    essuyé un pareil affront.
    Honte à quelques étrangers! à la fange dont
    ils étaient pétris, ils ont ajouté une tâche dont
    ils ne se laveront jamais!
    Castellanne les avait adoptés; elle les renie,
    et moi je les frappe au visage.
    La ville, victorieuse par sa modération et sa
    générosité, a célébré cet événement par une
    réunion mémorable, cent compatriotes, jeunes
    et vieux, riches et pauvres, cent amis, cent frères,
    ont fait un repas de famille :
    Un demi-savant, écrivain de race bâtarde,
    espèce de folliculaire, qui a pris un moment
    sa plume pour un oracle, parce qu'il l'a salie
    en la trempant dans son âme, qui s'est cru un
    très grand, un très puissant, un très haut personnage,
    parce qu'il s'est quelquefois chaussé
    sur des talons d'une imposante couleur, malheureux
    d'avoir déchiré de ses propres mains l'enveloppe
    empruntée, séduisante et mystique sous
    laquelle il s'était déguisé, et de n'être plus aujourd'hui
    que la triste image de l'eau qui, commençant
    à entrer en ébullition, s'évapore peu
    à peu et ne laisse rien au fond du vase, l'appelle
    repas de famille, mais c'est ironiquement. Qu'entend-il ce mort-né par famille?
    Dix Harpagons ! vingt Janissaires ! trente
    Pilades contre un Oreste !
    Des vampires s'abreuvant du sang du pauvre
    !
    Une sainte-alliance voulant tout pour elle,
    places, argent, etc. , etc. , et ne voulant rien
    pour les autres ; se battant les flancs, se tordant
    les nerfs, écumant de rage, forgeant tout ce que
    de basses manoeuvres ont de plus perfide, tant
    qu'elle ne voit pas loin d'elle ce qu'il y a encore
    d'hommes probes et libres qui lui font ombrage,
    qui entravent son système de centralisation !!!
    Entend-il une camarilla?
    J'en connais une
    Elle rugit.
    Un tartuffe , qui sans cesse remue un boisseau
    d'hosties, fait le signe de la croix, et regarde
    le ciel, en est le chef, le génie, le fantôme
    inévitable.
    Vers la fin de l'année mil huit cent trente cinq,
    Castellanne a été témoin d'un spectacle
    également déplorable. Après une lutte longue,
    immorale, indécente, son premier pasteur a été
    révoqué, il ne devait pas l'être, aux termes du
    concordat, sans un jugement basé sur une enquête:
    que la ville se félicite de ce que cette
    enquête n'a pas eu lieu: s'il est innocent, M.
    Isnard, par sa résigaation, aura un trait de ressemblance avec les martyrs, s'il est coupable,
    l'humiliation est pour lui plus qu'un devoir.
    Ils trahissent leur conscience, ceux qui
    lui imputent la cause de bien des mésintelligences. Que les dépouilles de cet ecclésiastique
    ne servent pas de manteau à autrui : il a déjà
    assez de torts. La ville lui reprochera de n'avoir
    pas osé, ou de n'avoir pas voulu saisir le
    véritable point
    de sa défense, et d'être sorti
    de sa coquille, en étant trop charitable envers
    des gens qui, dans le malheur, l'ont abandonné,
    dénigré, poursuivi.
    A cette occasion, Monseigneur l'Evêque de
    Digne, malgré son grand âge, s'est transporté à
    Castellanne pour faire entendre des paroles de
    paix dans l'intérêt de l'église. Le vénérable prélat
    n'a pas recueilli de son voyage tout le fruit
    qu'il en attendait; aussi, sous le poids d'une
    noble afliction, il a été peu sensible à l'encens
    de ces hommes qui, à la moindre occasion, se
    courbent devant le parti qu'ils croient le plus
    fort.
    Monseigneur n'a pas moins donné, avec une
    admirable bonté, les bénédictions qu'on lui a
    demandées à chaque pas: son allocution sur
    les sept péchés capitaux lui a paru faire une
    impression salutaire ; mais, le saint homme! il
    n'était pas encore sur sa douce monture, que déjà les incorrigibles, riant sous cape, allaient
    leur train.
    On ne peut pas s'occuper un moment de Castellanne
    sans signaler ses besoins, et indiquer
    quelques moyens d'amélioration, même de prospérité.
    Sous l'abbé Bernard, lorsque dans nos montagnes
    l'instruction avait moins de prix et par
    conséquent les études moins de développement,
    le collège, dont la position est si favorable, a
    compté jusqu'à vingt pensionnaires et soixante
    externes. Aujourd'hui à peine aperçoit-on dans
    la cour, deux écoliers qui meurent d'ennui, au
    bout d'une galerie, un professenr qui fait son
    surnumérariat, et dans le jardin, le principal
    qui plante des choux.
    Pourquoi cela ?
    Parce que certaines gens ne veulent pas que
    les lumières contrastent avec leur ignorance.
    Parce qu'un chef capable est découragé,
    tracassé.
    Parce que l'académie ne nous enverra jamais
    que son rébut.
    Voyez l'honorable M. Jouve! quel beau titre
    à la confiance, à l'estime, à la reconnaissance
    publiques il amène comme un père de famille,
    de la ville d'Arles, dix jeunes élèves et d'excellens
    collaborateurs.
    Quelle honte pour ces hypocrites qui, à les croire sur parole désireraient à Castellanne une
    Sorbonne! ou froisse, on entrave M. Jouve, on
    lésine ; M. Jouve part, suivi de son fidèle troupeau,
    va à Grasse, et Grasse s'en glorifie.
    A Castellanne, ville frontière, aux portes du
    Piémont, qu'elle serait bien placée une garnison
    de cent cinquante soldats ! elle lui vaudrait
    toutes les années un trésor, de soixante mille fr.,
    et ce trésor se répandrait dans la classe la moins
    aisée; que d'occasions n'a-t-on pas laissé échapper
    pour l'obtenir! aujourd'hui même, on réussirait
    si on fesait une demande sérieuse.
    Mais c'est un arrêt irrévocable ; les bourgeois
    n'en veulent pas, mollement étendus sur des
    coussins pas toujours garnis de leurs plumes, autour
    d'une table servie à bon marché, ils craignent
    que leur sommeil ne soit troublé , qu'ils
    ne paient un poulet cinq centimes de plus.
    Où loger ces cent cinquante hommes?
    Dans la maison de M. Gras; dans la maison
    d'arrêt, aérée, commode, mal située sur la place
    publique, trop vaste pour quelques détenus que
    l'on doit enfermer dans les chambres qui envisagent
    le Verdon.
    Il y a déjà assez de tristesse pesant sur les
    journées d'un prisonnier, sans les assombrir
    encore par le voisinage d'un lieu que les jeux
    et la liberté ont choisi pour leur théâtre, par la
    vue d'un dénonciateur, par celle d'un magistrat irréprochable, il est vrai, mais de la justice
    duquel la conscience bonne ou mauvaise du
    malheureux se plaint quelquefois.
    A ces réflexions, une autre se rattache.
    Ce qui demande le plus de solitude, le plus
    de respect, la couche des trépassés, le cimetière
    est à l'extrémité de la place publique à deux pas
    de plusieurs maisons habitées et d'une fabrique.
    Au milieu des inconvenances et du bruit,
    on est obligé pour y parvenir de traverser une
    partie de cette même place: où trop souvent
    hélas! retentisssent les coups de la bêche du fossoyeur.
    Sous la restauration; horreur!! j'ai
    vu ; qui ne la pas vu! qui n'en a pas gémi! j'ai
    vu, dans ce sanctuaire, sans porte, sans murs,
    sans croix , des animaux domestiques errer
    comme dans un pré, fouler aux pieds des cendres
    les jeter au vent, arracher la plante sacrée
    qui avait pris racine dans les entrailles d'un
    cadavre
    Mais où trouver un autre emplacement ?
    Castellanne n'en manque pas.
    Mais l'éloignement? quelle raison! l'homme
    a t-il jamais fléchi sous le poids d'un cercueil !
    Le prêtre, rendons lui cette justice, s'est-il
    jamais refusé à faire pour un mort quelques
    pas de plus!
    Et ces deux fontaines tou jours sèches, objets
    de tant de réclamations pour le pays, de dérision pour l'étranger! depuis que l'on travaille,
    que l'on paye pour elles, elles devraient être
    celles de Pétrarque, l'eau devrait en couler argentée.
    La vieille source est ingrate ; me dira t-on ?
    Abandonnez la vieille source , l'urne de Notre-
    Dame, celle du Verdon seront plus reconnaissantes.
    Mais nous n'avons plus de fonds ?
    Je le crois bien! la ville s'imposera.
    Lorsque nos grands propriétaires, lorsque
    nos autorités ouvrent le sac à leurs fermiers,
    tendent la main au gardien des finances pour
    en recevoir un blé bien propre, bien beau, des
    écus bien luisans, il leur importe fort peu que
    le malheureux qu'ils tutoient, qu'ils appellent
    paysan, perde dans la poussière ou la boue son
    peu de grain, et voie ses meubles vendus à l'encan
    aux poursuites et diligence du percepteur
    des contributions.
    Les aires publiques sont un puits; on ferait
    bien de les paver.
    Daigne l'administration actuelle, ne pas mépriser
  ces courtes observations! la ville applaudira.
DESCRIPTION DE CASTELLANNE.
Castellanne, chef lieu d'arrondissement, limitrophe
    du département du Var, d'une population de 2,100 ames, est située sur un terrain
    spacieux, dont une colline, la montagne de Destourbes
    et le Roc forment une espèce de berçeau:
    ses
    maisons régulières, ses rues larges
    et propres, une très belle place publique, qu'ombragent
    des platanes et des ormeaux, qu'environnent
    des édifices et des hôtelleries , qu'embellissent
    des jardins et des promenades, un
    ciel d'azur, un climat tempéré, ne font pas envier
    à ses habitans de plus agréable séjour. Ses
    campagnes sont nombreuses, fertiles et pittoresques.
    La lisière des coteaux d'Angles, du
    Serre, de Balaud, de la Colle, de Brans, s'étend
    au loin et s'abaisse en étages, comme un promontoire,
    jusqu'au rivage du Verdon. D'un
    côté, les moissons y flottent en gerbes dorées,
    les branches de la vigne grimpante s'y marient
    et tombent en festons; de l'autre, une pépinière
    d'amandiers, des vergers, le figuier, et sur un
    point élevé, aride, un pin. nu. Devant vous:
    une pelouse de verdure et la brise d'une onde
    fraîche; plus loin, un sentier sauvage et des
    flots gémissans.
    La plaine des Listes , bordée de peupliers,
    coupée par mille chemins, dessine un labyrinte
    de petites iles, émaillées de fleurs, parsemées
    de prairies; ici les fruits les plus utiles , et une
    cabane, là un enclos, un champ et la bastide,
    partout des ruisseaux qu'un même canal distribue ; des bois de pommiers, de pruniers, de
    poiriers, le chant des oiseaux, un air embaumé,
    ravissant, extatique.
    Comme une nuance à ce tableau , l'oeil enchanté
    découvre à peine, à l'extrémité, une galerie
    de gros arbres verneux, dont l'écorce épaisse
    et tendre reçoit un jour d'été, entre les rayons
    du soleil couchant, des soupirs, des sermens,
    des chiffres amoureux; lieu de solitude, de promenades, de rêveries classiques et romantiques :
    enfin la plaine des Listes est toute une nature
    riante de la haute Provence, dont chaque famille
    castellannoise a un lot.
    La plaine de Notre-Darne, sa voisine, séparée
    d'elle par le chemin de Riez, est moins gracieuse,
    plus resserrée, mais plus fertile.
    La plaine de la Palud s'allonge et s'élargit,
    la plus grande, la plus riche, la plus noble,
    divisée, bien assainie, cultivée avec soin, elle
    serait la nourrice de toute la ville. Il y a quarante
    ans, nos gentilshommes sans vassaux,
    qui s'aimaient, qui nous aimaient autant que
    nos bourgeois en herbe nous haïssent et se détestent,
    fesaient de ces maisons de campagne
    leur rendez-vous, leurs lieux de plaisance, où
    nous étions cordialement admis.
    Castellanne voit enfin s'ouvrir devant elle,
    grâces aux besoins du gouvernement, la grande
    route de l'Italie à la capitale. Déjà les ravins sont combles , les rochers mis en poudre les
    ponts suspendus ; bientôt le voyageur dans son
    carrosse ne s'effrayera plus, comme autrefois, à
    pied, drs précipices affreux du Mont St.-Pierre,
    que Napoléon, indigné de l'inexécution de ses
    ordres, abandonnant son artillerie, fut obligé
    en mil huit cent quinze, de gravir comme un
    autre St.-Bernard.
    Point central des villes de Draguignan , de
    Grasse, de Riez, de Digne, Castellanne va devenir
    l'entrepôt des productions de la montagne
    et des richesses de la Provence. Ses foires, déjà
    si belles, s'animeront d'un commerce nouveau ;
    ses hôtelleries seront le lieu de halte, ses marchands,
    les fournisseurs de la foule des étrangers.
    Elle a des fabriques de cire, de cuirs, de chapeaux
    et de draps.
    Les Castellannois sont babillards, légers,
    mais doux, très hospitaliers, très humains.
    Le bourreau ne les a jamais frappés.
    Comme si la meilleure patrie n'était pas celle
    qui donne le meilleur pain, ils sont inséparables
    de leurs toits; ils négligent, avec une insouciance
    coupable, tout ce qui tient à leur repos,
    à leur liberté et à la progression de leur
    bien-être.
    A leurs yeux, l'enfant est déplacé à l'enseignement mutuel, ce banc commun, ce marchepied
    de toutes intelligences.
    Entre leurs mains, le système électoral, qui
    quoique très imparfait, est le règne de l'opinion
    et notre sauvegarde, sert d'instrument à l'ambition
    d'une minorité.
    On les voit exhaler leur bile pour un église,
    prendre parti pour un prêtre.
    Qu'ils sachent que le temple de Dieu est bien
    partout : et que c'est à la religion et non à l' homme
    qu'ils rendent hommage, qu'ils ne doivent
    jamais les confondre ; que celui-ci n'est que
    trop souvent l'esclave du vice, et que celle-là
    est toujours la même, toujours la fille du ciel.
    Dans tous les temps, les dogmes ont divisé,
    ensanglanté les nations ; le ministre jamais! une
    société sort de son assiette, rampe et s'avilit,
    lorsque pour un seul et pour une pareille cause,
    elle se partage en deux camps.
    Au lieu de se former à un esprit d'opposition
    mesurée, sage, compacte et de résistance morale
    à l'oppression, ils se livrent à une escrime
    de mots.
    Dernièrement ils ont fait d inutiles et de ridicules
    démonstrations.
    Qu'ils sachent que lorsque la loi est remplacée
    par le pouvoir, les masses ont raison, qu'alors
    les leçons du silence et du mépris, ou la conspiration
    des idées et l'usage du droit de pétition, offrent une arme pacifique et féconde en
    résultats.
    Enfin mes compatriotes ignorent encore, que
    de l'éducation, du travail et de l'économie naissent
    les lumières et l'aisance, que celui qui les
    possède est toujours maître de son indépendance
    et de sa dignité , et qu'avec la vertu il
    mériterait le bonheur, si le bonheur ici-bas n' était
  pas le rêve d'une OMBRE.
PERSONNAGES REMARQUABLES DE CASTELLANNE.
G. Audoul, de St.-Jullien; son traité sur la
    Régale est un très bon ouvrage.
    H. Simon, homme de lettres, auteur d'une
    excellent dictionnaire.
    F. Dolle, sculpteur; les trophées d'armes
    que l'on voit sur la porte de l'arsenal de Toulon
    appartiennent à son ciseau.
    J. Martiny, antiquaire et lieutenant criminel
    J. André, peintre ; on lui doit tous les tahleaux de l'église de Notre-Dame-du-Roc , et
    une partie de ceux de l'église St.-Joseph.
    A. et E. Feraud, architectes, ils ont fait plusieurs
    travaux importans, entr'autres le chemin
    de St.-Auban, l'église de Fayence, etc., etc.;
    A. Feraud, jeta dans quelques heures, sur le
    Var, un pont qui servit de passage aux troupes
    françaises en Italie.
  P. Duchaine , président au parlement d'Aix.
FIN DE L'OUVRAGE
Numérisé par Jean-Paul Audibert.