UN CLUB EN 1792
Les Amis de la Constitution à Digne

 

Annales des Basses-Alpes : bulletin de la Société scientifique et littéraire des Basses-Alpes

tome III = 1887-1888

 

Michelet, dans son Histoire de la Révolution française, a parfaitement mis en relief le rôle qu'ont joué les sociétés des Amis de la Constitution, qui « partout furent obligées de pousser les municipalités, d'accuser leur inaction, au besoin d'agir à leur place ». Mais ces sociétés, qui tout d'abord rendirent de réels services, se laissèrent aller plus tard à l'intolérance et n'obéirent plus qu'aux Jacobins.
Certes, il y avait à Digne quelques Amis exaltés, quelques énergumènes. Pourtant, au début, la société ne subissait point leur influence. En 1791 et au commencement de 1792, c'était encore la bourgeoisie qui dirigeait les Amis de la Constitution. Rien n'avait ébranlé jusqu'alors la confiance qu'inspiraient les libéraux et les modérés de 89. On écoutait volontiers ces magistrats, ces avocats, ces administrateurs du département, ces médecins qui étaient avant tout attachés aux principes que venait de consacrer l'Assemblée Constituante. Le juge Arnaud et Dieudé présidèrent
longtemps le club, déployant dans cette tâche difficile le tact, la prudence et l'énergie nécessaires pour réprimer les écarts d'un « civisme » inconsidéré. Le procureur général syndic lui-même, après une journée absorbée par les multiples travaux du Directoire, se rendait, le soir, aux séances des Amis et montait souvent à la tribune. Le 19 août 1792, il fit, en provençal, un discours très applaudi sur " les devoirs des citoyens".
La société avait obtenu des administrateurs du département l'autorisation de se réunir dans l'église des Ursulines (1).

(1) Aujourd'hui salon jaune et salon de réception de la préfecture.

Mais ce local fut trouvé, plus tard, trop exigu, et les séances se tinrent dans la chapelle des pénitents blancs (2)," les jours de courrier" (mercredi, vendredi et dimanche), à huit heures du soir, pour permettre aux cultivateurs « d'y assister , étant très essentiel que cette partie intéressante des citoyens pût s'instruire ».

(2) A la Charité, actuellement caserne Desmichels.

L'état-major et les volontaires de la garnison étaient également bien accueillis. Mais les Amis se montraient surtout très aimables, pleins de prévenances pour les « dames », à qui la tribune était réservée. Le vice-président, obéissant un soir à un très louable sentiment de galanterie, fit « un discours aux dames ... et termina par demander que la société témoignât sa satisfaction aux dames de les posséder dans son sein, en faisant mention honorable de leur présence ».
La motion du vice-président n'a rien qui nous doive surprendre. On ne parlait alors que de « sensibilité ». Ce mot revient constamment clans les discours et les écrits de cette époque. Léserais poussaient la sensibilité si loin qu'ils s'appelaient tous frères (1).

(1) Dans le registre 54 (série L des Archives départementales), les membres de la société sont ainsi désignés :" "Frère un tel monte à la tribune. "

Pour cimenter encore cette fraternité, un membre proposa de supprimer « le mot "vous", en parlant au singulier, et d'y substituer le mot "tu". Là-dessus, longue et savante discussion. Frère Rougier estimait que « chacun devait avoir la liberté d'employer ou de rejeter le mot "tu"; que, tant que nous étions français, nous pouvions user du langage de la France ; que le mot "vous" ne marquait nullement la soumission et la servitude, puisque jamais il n'était venu à l'esprit de personne de se croire l'esclave de celui qu'on ne tutoyait pas; que le pronom tu n'était pas plus un terme de mépris, puisqu'on l'employait en adressant la parole à un frère, à une épouse, à un ami, qu'on était loin de mépriser ». Mais frère Bonard, " du haut de la tribune, soutenait vivement l'opinion contraire". Doctement, il répondait, « en s'appuyant sur l'exempledes Grecs et des Romains, que ce "vous" était un reste de la féodalité éteinte ». La motion de Rougier fut mise aux voix, et l'on décida (1) que chacun serait libre de dire "tu" ou "vous", « selon qu'on le jugerait à propos, sans qu'aucun membre pût se formaliser si on le tutoyait ».

(1) Pour voter, on ôtait le chapeau en signe d'adhésion, et, en signe de refus, on le gardait sur la tête.

A la séance suivante, on « proscrivit » de la société les mots de Monsieur et de Monseigneur. Les sentiments de fraternité dont les Amis étaient animés s'étendaient à « la société mère, à Paris », et à toutes les autres sociétés qui demandaient l'affiliation.
En 1792, les plus petits villages des Basses-Alpes possédaient un club, Annot, Thorame, les Mées, Puimoisson,
Saint-Étienne, Quinson, Saint-Paul, Puimichel, etc., etc., sollicitaient l'honneur de l'affiliation. Les Amis de Digne n'accordaient pas à la légère cette marque de confiance. Presque toujours, l'ajournement était prononcé. Avant de décider si telle société serait affiliée, on voulait « avoir le temps de connaître ses principes ». La société de Saint- Paul essuya d'abord un refus formel, et cette décision ne fut ensuite rapportée que grâce à l'intervention bienveillante des « vrais Amis de la Constitution à Barcelonnette ». L'affiliation pouvait, d'ailleurs, être retirée. C'est la disgrâce que faillit encourir le club des Mées, dans lequel, disait-on, il y avait beaucoup de « membres gangrenés « Pourtant, après de longs débats, la société de Digne écrivit à celle des Mées « pour lui assurer la continuation de son amitié, en lui recommandant de surveiller fortement le curé de cet endroit, reconnu pour être plus que suspect ». Au surplus, « la société, enchantée de propager dans toutes les vallées l'amour de la Constitution », mettait le plus vif empressement à donner, dès qu'on lui en manifestait le désir, toutes les instructions nécessaires pour arriver à l'organisation des clubs. C'est ainsi que frère Rougier se chargea « de remplir cette commission à Clumanc, pourvu que ce fût gratuitement, ses affaires l'appelant dans ce pays-là ». L'assemblée applaudit à ce désintéressement.
Si, au club de Digne, les Amis désintéressés, comme Rougier, ne manquaient pas, les orateurs abondaient. Il y avait toujours quelqu'un à la tribune. Le fait est qu'on aimait beaucoup à pérorer. On pérorait un peu sur tout et sur le reste. Le tambour-major du 2e bataillon des Bouches-du-Rhône, en garnison à Digne, vint un soir réclamer «l'intercession de la société, tendant à demander au général la solde pour son enfant. Il a fait valoir les services que sa famille a rendus de père en fils, depuis sept cents ans, à la patrie ! » Cette demande fut prise en considération.
Frère Roustan cadet, le 12 juillet, demanda la parole et annonça, avec une joie évidente, que sa femme était accouchée d'un garçon. Il ne cacha point « qu'il serait bien aise que le président de la société le tînt sur les fonts baptismaux ». En apprenant la naissance du « garçon », l'assemblée ne marchanda pas les éloges à frère Roustan et applaudit à son zèle«. Il fut décidé qu'on prierait l'évêque de baptiser le nouveau-né, au Champ-de-Mars, sur l'autel de la patrie, le 14 juillet.
Un Ami à qui la tribune ne faisait pas peur non plus, le cordonnier Mayen, prononça une harangue tout comme un autre. Il dit même des choses fort sensées. « Avec une éloquence franche et naïve », il parla de « la fureur du jeu et observa que tous les crimes ensemble marchent sur les traces d'un homme esclave de cette passion funeste ».
L'orateur demanda qu'on prît « des mesures efficaces contre ceux qui l'alimentent en donnant à jouer chez eux ». Renvoyé au comité secret. Un discours « plein de chaleur et d'éloquence » fut celui du curé de Castellane (séance du 6 juillet). Nous avons raconté ailleurs les lugubres aménités des femmes de Castellane pour le curé élu. « Une conduite si inconstitutionnelle » exaspéra le Directoire et le procureur général syndic du département. Mais le curé, avec une sérénité qui ne se démentit pas un instant, répondit aux outrages par des paroles de paix et de pardon. Pour assoupir les haines, pour que tout fût oublié, il vint lui-même à Digne, se rendit chez les Amis, leur parla du repentir de la plupart des Castellanais d'une manière si touchante et de l'envie de réparer leurs torts avec tant d'énergie que l'assemblée a arrêté de leur pardonner et de faire mention honorable du discours de M. le curé dans le procès-verbal Parmi les frères qui montaient le plus volontiers à la tribune, il convient de citer Juglard, Bonard et Peyron. Juglard, « avec le pathétique qui lui est propre », s'élevait contre « les ennemis de dedans ». Il demandait que, « reconnus, ils fussent désarmés et, si le salut public l'exigeait, qu'ils fussent gardés en lieu de sûreté ». Bonard abordait quelquefois des sujets élevés, des thèses générales, celle, par exemple, de la « liberté conquise ». Quant à Peyron, qui depuis— Mais alors il était adulé et faisait, au club, de belles dissertations « sur les choses passées, présentes et futures ».
Tous les discours cependant ne roulaient pas sur une matière qui prêtât si bien aux développements oratoires.
Certains Amis étaient brefs. Ils disaient simplement ce qu'ils avaient à dire. Ainsi Salafon était abonné à la Gazette universelle. Il déclara qu'il ne voulait plus recevoir ce journal « aristocratique » et qu'il apporterait à la société, jusqu'à la fin de son abonnement, la Gazette " toujours cachetée ». Mais l'exemple de Salafon ne fut point suivi par quelques membres, « qui firent des difficultés pour renoncer à leur feuille ». L'administration du département avait pourtant invité ceux qui recevaient des « papiers incendiaires à en faire le sacrifice ». Pour avoir raison des récalcitrants, on nomma des commissaires « qui assistaient à l'ouverture du paquet et arrêtaient tous les papiers entachés d'aristocratie ».
Les militaires qui prenaient la parole au club n'étaient pas aussi prolixes que Peyron et Bonard, ce qui n'empêcha pas un officier du 70e régiment ci-devant Médoc de prononcer (séance du 26 septembre) un discours « très énergique et cousu du plus pur patriotisme ». Deux soldats du même régiment, qui vinrent développer « les mêmes sentiments de dévouement à la chose publique », excitèrent aussi des applaudissements « réitérés ». Un grenadier de Saint-Martin-de-Brômes, par une allocution « pleine de civisme », obtint un si vif succès que le président lui donna l'accolade, au nom de la société.
Quelquefois, lorsque personne ne demandait la parole et qu'on était un peu de loisir, un Ami lisait à la tribune « les papiers publics », les journaux, les Annales patriotiques de Carat. Mais on ne pouvait jamais consacrer à ces lectures que de courts instants. Les affaires les plus diverses s'imposaient, en effet, à la constante sollicitude du club. Il avait souvent à se prononcer sur la conduite de certains patriotes dont on suspectait à tort les sentiments civiques » et qui avaient à coeur de se justifier. Le juge Blanc, de Castellane, se plaignit « de l'exclusion que la société de Marseille demandait à celle de Castellan, outrage cruel pour un homme qui a toujours bien mérité de la patrie ». La société de Digne, « jalouse de posséder dans son sein un membre qui l'honore, délibère d'écrire à celle de Marseille pour détruire l'impression défavorable qu'un malentendu a fait concevoir à son égard ». Un officier du 61e vint également chez les Amis exposer ses griefs. Il avait été expulsé du corps, avec quelques-uns de ses camarades, « sans qu'on eût d'autres reproches à leur faire que celui d'avoir toujours rempli leur devoir avec zèle ». Le juge Arnaud présidait ce soir-là. Il résuma « les observations faites de part et d'autre ; il parla avec intérêt de l'amour de la liberté et de l'égalité. Alors les officiers, par un mouvement spontané, se lèvent et prêtent, au milieu des applaudissements réitérés de l'assemblée, le serment d'être fidèles à la nation, de maintenir de tout leur pouvoir cette liberté et cette égalité, si chères à tous les coeurs, et de mourir en les défendant. » Si l'on allait ainsi chez les Amis exhaler des doléances ou se répandre en récriminations, c'est que, de jour en jour, la société devenait plus puissante. Elle s'immisçait dans toutes les affaires, tenait tête à la municipalité, balançait l'influence du Directoire, imposait ses volontés à l'évêque.
Parmi les prêtres qui fréquentaient le club, l'abbé Bertrand, curé de Reynier, et l'abbé Guieu avaient su tout spécialement se concilier les sympathies des « frères ». L'abbé Bertrand jouissait même d'une grande popularité, ce qui lui avait valu l'honneur d'être élu député suppléant à la Législative. Les Amis admiraient fort le patriotisme de ce prêtre. Aussi, dans la séance du 2 septembre, sur la proposition de frère Roustan, la société chargea six commissaires de se rendre auprès de l'évêque, afin de solliciter pour l'abbé Bertrand une place de vicaire épiscopal. L'évêque ne laissa pas d'être surpris de cette ingérence du club. Si constitutionnel que fût M. de Villeneuve, il ne lui plaisait point de subir une telle pression. Il répondit d'abord tout net qu'il ne pouvait «acquiescer au voeu de la société ». Puis, sur les instances des commissaires, il promit de soumettre à son conseil la délibération des Amis et « de rendre compte sous huitaine ». Simple échappatoire. Quelques jours après, M. de Villeneuve écrivit sèchement aux Amis qu'il refusait à l'abbé Bertrand la place de vicaire. La société fut « peu satisfaite ». Mais, sans se rebuter, elle désigna de nouveaux commissaires, qui allèrent immédiatement à l'évêché. M. de Villeneuve dut alors plier et accepter le candidat du club. L'abbé Bertrand, avant d'aller remercier l'évêque, épancha son coeur en adressant aux Amis un discours « éloquent et patriotique ». M. de Villeneuve n'était pas seul à s'incliner devant les injonctions de la société. Le commissaire du roi, dénoncé en pleine séance par frère Roustan aîné, s'empressa de venir se disculper et protesta vivement de son « civisme ».
La municipalité elle-même, qui, une fois déjà, avait été invitée à faire procéder aux visites domiciliaires, s'attira le blâme des Amis « pour n'avoir point exécuté sur tous les points la loi concernant les émigrés ». Le Directoire, qui montrait pour la société une extrême déférence, promit d'intervenir clans cette affaire et d'admonester la municipalité (1)

(1) La question des émigrés était souvent agitée au club. Dans la séance du 5 août, un membre fit la motion de ne pas recevoir dans la société " ceux qui avaient leurs parents émigrés". Salafon lui a observé que les fautes étaient
personnelles. L'assemblée n'a pas délibéré.Le 2 octobre, des commissaires sont envoyés au Directoire du district, pour le prier de faire transporter à Digne et mettre aux enchères les meubles qui se trouvaient à Aiglun et qui appartenaient au " ci-devant évêqueé". Frère Roustan, orfèvre, demanda également " la séquestration des meubles de l'abbé Paris, de l'abbé Gassendi, des trois Gaudemar, de Brunet fils, ci-devant d'Estoublon, de l'abbé Estays, du Brusquet, d'Eyssautier, ci-devant de Prads, etc. „

C'est qu'il importait de ne pas s'aliéner les Amis, depuis qu'ils s'étaient érigés en juges (séance du 2 octobre) et qu'il s'étaient arrogé le droit de discuter « à toutes les séances, sur le compte à rendre par les administrateurs des autorités constituées en général ». Les Amis avaient quelquefois des accès d'indignation que rien ne justifiait. Dans la séance du 20 novembre, une lettre de Barrême leur apprend que le curé de Saint-Lions a dit « la chaire de Saint-Pierre, pour le pape », et qu'il a ajouté : « l'évêque de Senez, seul chef que l'Eglise doive connaître ». Ce n'était pas tout. La même lettre révélait « l'incivisme » du nommé Marc-Antoine Bonnet. Ce Marc-Antoine Bonnet était un pauvre diable de paysan, pas méchant du tout, mais très naïf. Un jour, il dit tout haut, avec conviction, qu'il « se faisait gloire d'être aristocrate ». Les amis trouvèrent que Bonnet était un peu osé. Heureusement, le recteur de Barrême, qui était venu à la séance, déclara que cet individu était « plutôt l'instrument de l'ignorance que celui de la méchanceté ». Quant au curé de Saint-Lions, il n'était plus sur les lieux. Pour rendre la surveillance encore plus rigoureuse, la société, sur la proposition de l'abbé Guieu, nomma un comité composé de douze membres élus au scrutin et renouvelés par moitié tous les quinze jours. Ce comité était « occupé à recueillir tous les faits relatifs au moment présent ». Il recueillait surtout des dénonciations. Pourtant,"plusieurs citoyens se faisant une peine de porter leur dénonciation au comité secret", frère Tomine proposa, « pour obvier à cet inconvénient, d'établir une boîte semblable à celle de la poste aux lettres, où chacun serait libre d'insérer les renseignements et avis qu'il croirait utiles au bien public. On n'aurait égard qu'à ceux qui seraient signés. » Une dénonciation dévoila, un jour, aux Amis tout confus, qu'un de leurs frères s'était moqué avec excès de la justice et de ses représentants. Effectivement, un membre de la société avait « fait infraction à la loi, en forçant un ancien magistrat à lui restituer une amende à laquelle il avait été condamné pendant sa magistrature ». Il paraît d'ailleurs que ce procédé avait également séduit quelques âmes peu délicates. L'accusateur public dirigeait en ce moment, pour le même fait, des poursuites contre plusieurs individus. Les Amis, en apprenant que dans leur société se trouvait « un coupable », éprouvèrent un vif sentiment d'horreur pour celui qui « les déshonorait, en manquant au respect dû aux personnes et aux propriétés ». Quelques membres désiraient cependant « qu'on priât les juges de s'intéresser à une famille malheureuse, en considération de la femme et des enfants ». Mais Imberti, le nouveau procureur général syndic, resta « inflexible comme la loi » et « l'accusé » fut impitoyablement rayé du tableau de la société.
Les Amis se virent, quelques jours après, dans la pénible nécessité de sévir encore, mais pour d'autres motifs, contre un membre, frère Peyron, qu'ils avaient jusque-là comblé d'éloges et entouré de la plus profonde estime. Lorsque l'assemblée électorale se réunit à Digne, Peyron se présenta pour voter comme suppléant. On l'invita à se retirer, et, pour toute explication, on lui remit une lettre que la société de Marseille « avait écrite pour l'incriminer à plusieurs reprises ». L'outrage était sanglant. Le soir, au club, frère Peyron exhala sa rancoeur. La pluie avait empêché beaucoup de membres de se rendre à la séance. Il n'y avait là que les plus fidèles partisans de Peyron. Aussi quel frémissement d'indignation ! Comment avait-on pu surprendre la religion de nos frères de Marseille? Comment suspecter un citoyen qui avait toujours « fait consister sa gloire à défendre les propriétés et les personnes, à respecter les lois, à combattre les abus, etc. ». Il les avait si bien combattus récemment, au Brusquet ! Là « en visitant ses frères d'armes », il avait appris « que des gens mal intentionnés avaient forcé Delaye et le curé de Prads à donner, l'un 25 et l'autre 23 louis ». Que fait Peyron ? Il « appelle les coupables, les regarde avec cette fierté qui sied à la vertu, les traite avec mépris », les décide enfin « à réparer leur bassesse ». Et c'était l'homme qu'on osait aujourd'hui calomnier, comme si l'on ne connaissait pas « ses principes purs, inaltérables ! » On le « taxait d'ambition », lui qui avait juré de n'accepter aucune place. Aussi les Amis, n'écoutant que leur indignation, déclarèrent, en réponse à la lettre de Marseille, que « Peyron avait bien mérité de la patrie ». Ce Peyron, qui avait bien mérité de la patrie, n'était au fond qu'un vil intrigant. Il était venu à Djgne, chargé, disait-il, par les Marseillais d'une mission secrète. Les Marseillais, qui le connaissaient bien, se seraient gardés de lui donner cette marque de confiance. Ils écrivirent même aux Amis, pour les renseigner sur le compte de cet ardent patriote. Mais Peyron, qui présidait à cette époque la société, eut soin d'intercepter la lettre. Pour se donner du relief et « fasciner » les frères, il leur avait persuadé qu'il avait été « député extraordinaire de Marseille à l'Assemblée nationale », qu'il avait joué un rôle important chez les Jacobins, qu'il était l'ami de Pétion, de Danton, de Robespierre et d'autres « hommes fameux ». Pétri d'ambition et d'orgueil, il aimait à faire parade de son prétendu désintéressement. Malgré toute sa modestie, il s'était pourtant résigné à accepter le grade de chef de légion; il espérait, aux prochaines élections, entrer au Directoire et il ne cachait pas que le ministre lui avait promis de le nommer commissaire des guerres ou chef de la gendarmerie nationale. Peyron, qui était, on le voit, d'une « jactance » rare, avait-il du moins quelque talent?
Il en avait un d'abord, qu'il poussait jusqu'à l'impudence : le talent de la réclame. Sa fameuse « action » du Brusquet, par exemple, il la fit « préconiser » partout. Cela fut imprimé et « distribué dans toutes les communes ».
Peyron, orateur de club, possédait un autre talent : celui de parler pour ne rien dire. Les Amis comprenaient tout de même, puisqu'ils applaudissaient. Quelquefois, ils votaient l'impression de ces remarquables discours, ce qui devait cruellement blesser l'humilité de Peyron. Il était temps qu'on se débarrassât de ce personnage. Les pompeux éloges qui venaient de lui être décernés, la solennelle et ridicule déclaration « qu'il avait bien mérité de la patrie », tout cela révoltait les patriotes sensés. Est-ce que personne n'aurait le courage de démasquer cet homme ? L'avocat Pierre Ailhaud, dit Brutus, se décida à braver la colère des plus farouches Amis. Ce fut dans la séance du 14 novembre que Peyron obtint sa triomphale ovation. La séance suivante vit s'écrouler l'idole. Brutus, d'un virulent réquisitoire, flagella le « charlatan ». « Ce n'est pas, s'écria-t-il, dans un gouvernement républicain, dans une société d'amis de la liberté et de l'égalité qu'on peut supporter qu'un simple individu soit déclaré avoir bien mérité de la patrie, sans lui avoir rendu aucun service. Et qu'a fait Peyron pour lui avoir décerné cette glorieuse déclaration ? etc. » Enfin le « bandeau » fut arraché. Il y eut une soudaine explosion de fureur contre celui qu'avait acclamé la veille un délirant enthousiasme. Peyron fut honni, conspué. On aurait voulu effacer le procès-verbal de la précédente séance, déchirer cette page « qui salissait les autres et la brûler à la porte de la société ». Cette honteuse délibération, « prise dans un moment de stupeur », fut annulée au milieu d'applaudissements frénétiques.
Les préoccupations politiques n'empêchaient pas les Amis de porter en même temps leur sollicitude sur des questions d'humanité et de venir en aide aux malheureux, aux infirmes. La société témoigna le plus vif intérêt à un « citoyen accablé d'infirmités, gisant, à Gaubert, sur un triste grabat ». Le chirurgien Frison fut chargé d'aller
visiter ce malade, et « il émut la sensibilité de l'assemblée en disant comhien il était urgent de soulager cet infortuné ». Les Amis firent transporter " l'infortuné", avec sa femme et son enfant, à l'hôpital de Digne, et, comme ce malade était de Saint-Julien-d'Asse, ils payèrent les dépenses nécessaires pour son admission à la Charité. Le président fit, pour cette famille, une quête « dont le produit a répondu à la générosité connue de nos frères ». « L'humanité souffrante » inspirait aux Amis les sentiments de la plus touchante commisération. Dans la séance du 16 septembre, un membre déclara « qu'il serait nécessaire que les pauvres vieillards de la Charité eussent journellement un quart de pinte de vin et un quarteron de viande». Des commissaires allèrent prendre connaissance « des règlements et des revenus de la Charité et de l'hôpital ». En attendant, la société décida qu'un registre de souscription resterait ouvert pendant un mois. Ce qui était vraiment attristant, c'était l'encombrement des malades à l'hôpital. Le chirurgien Frison disait que « les malades, dont le nombre grossissait tous les jours, étaient si resserrés qu'ils se communiquaient leurs maladies ». Le club invita la municipalité à se procurer en ville « les salles nécessaires » (1).

(1) Les Amis surveillaient également les boulangers. Un jour, quatre commissaires se transportèrent dans toutes les boulangeries " pour s'assurer si le pain était bon. Un nommé Vincent Roux se plaignit de ce que François Builly lui avait vendu, à raison de trois sols un denier la livre, deux pains " d'une qualité inférieure. Roux déposa un de ces pains sur le bureau de la société et réclama des poursuites contre le boulanger Builly. Des commissaires délégués par le club, " un ruban tricolore au bras se tenaient sur la place Grenette, les jours de marché, pour surveiller la vente du blé et prévenir les accaparements.

Les Amis, qui s'appliquaient à soulager de si poignantes misères, n'oubliaient pas non plus « les parents qui se trouvaient dans le besoinpar l'absence de leurs maris, pères, frères ou fils, soldats au service de la patrie ». Le 30 septembre, les dons patriotiques s'élevaient à 232 francs. Il y eut, dans cette période si triste, si troublée, de merveilleux élans de charité. On rivalisait de générosité et de « dévouement à la chose publique ». L'un s'engageait à nourrir l'enfant « d'un citoyen qui vole aux frontières »; l'autre fournissait la moitié de l'équipement d'un volontaire.
Rougier payait l'habillement complet d'un grenadier. Frère Roustan cadet, régent des écoles, se chargeait « d'éduquer les enfants de ceux qui s'armeraient pour la défense de la patrie ». Une femme se piqua aussi d'émulation. Ce fut la Bataillonne, « la citoyenne et héroïne Madeleine Liautaud ». Elle promit de « nourrir, entretenir et faire éduquer un et même deux enfants d'un digne citoyen pauvre qui s'arme pour défendre nos frontières ». Cette libéralité valut à la Bataillonne « des louanges immortelles auprès de ses concitoyens et concitoyennes » (1).

(1) A Moustiers, Alexandre Clapier " fit le trait d'un romain, en remplaçant un père de famille à qui le sort avait tombé et en faisant abandon d'une somme d'argent à ce père de famille et à trois des plus pauvres citoyens" Louanges immortelles! Et tout cela était sincère. La défense de la patrie, c'était alors la grande, l'angoissante préoccupation. L'ennemi était là, tout près, de l'autre côté des Alpes. Mais l'imminence du péril, loin d'abattre les courages, faisait vibrer toutes les âmes d'un enthousiasme patriotique. Le dimanche, dans les villages, on s'exerçait au maniement des armes, et des ordres étaient donnés à chaque chef de corps de tenir « les citoyens en état de réquisition permanente ».
Soudain, le 9 octobre, à 11 heures du soir, terrible alerte. On apprend que « des ennemis du bien public ou des scélérats couronnés avaient souillé le territoire de la liberté ». Les Piémontais avaient, disait-on, franchi la frontière. Les Amis, au milieu de la nuit, courent au club, déclarent leur société « en état de permanence ». Puis ils s'engagent " hautement" à tenir le serment de « vivre libre ou mourir, sans qu'aucune puissance terrestre puisse les empêcher de courir aux armes pour sauver nos divinités chéries, l'égalité et la liberté ». La discussion s'ouvrit immédiatement sur « la diplomatique », ensuite sur les moyens de défense. Le procureur général syndic Imberti indiqua les premières mesures à prendre. « Après quoi, l'esprit universel de veiller à la défense de la patrie s'étant emparé de toutes les âmes, nous avons tous juré de veiller pour le bien général et d'attendre, appuyés sur nos mousquetons, tous les événements. » Dans la nuit, il n'arriva " rien d'extraordinaire". Le matin, à 5 heures, deux individus d'Entrages qui étaient venus à Digne, en passant par la montagne de Cousson, apportèrent « une dépêche importante » envoyée de Bédejun. Cette lettre annonçait que l'ennemi « avait pénétré dans la vallée de Barcelonnette ». Les Amis se concertèrent avec le Directoire pour que des fusils fussent donnés « à tous les bons citoyens ». Ce fut une journée de fiévreuse inquiétude. Enfin, le soir, on reçut des nouvelles « très satisfaisantes ». Cette prétendue invasion se réduisait à quelques escarmouches d'avant-postes entre « une patrouille piémontaise » et un détachement de la garde nationale.
Peu de temps après, de nouvelles alarmes vinrent assaillir les Amis. Le club de Manosque trouvait la société de Digne trop tiède, trop modérée. On était allé jusqu'à dire « que la société de Digne et celle de Forcalquier se composaient de coquins d'aristocrates et que la peau de l'une devait servir à étrangler l'autre ». Les patriotes de Manosque auraient peut-être désiré qu'on procédât plus sommairement avec les prisonniers détenus à Saint-Charles. Mais les Amis avaient juré « de défendre la vie de ces prisonniers, qui ne doivent périr qu'en exécution des lois ». Les Dignois n'étaient pas très rassurés : Manosque les menaçait d'une « invasion ». Ils réclamèrent aussitôt l'intervention de la société de Marseille, « qui rappela à l'ordre » les Manosquins et apaisa leur courroux. La Société de Marseille entretenait d'ailleurs d'excellents rapports avec celle de Digne. Il y parut bien à l'accueil flatteur que les Amis firent, le 19 août, aux délégués marseillais. Après les discours et les congratulations d'usage, Giraud, « le député de la société de Marseille », voulut donner « le baiser fraternel au plus ancien des cultivateurs ». On applaudit. Mais, au club, il y avait par hasard des hommes bizarres, enclins à croire que, s'il est très doux d'embrasser un vieillard, ce n'est pas une raison pour dédaigner les jolies femmes. Frère Arnoux demanda que « deux dames prises clans la tribune fissent partie de ce baiser de fraternité ». Cet honneur échut à MMmes Granier et Bonard. Cependant Giraud et les autres délégués se montraient de plus en plus animés d'une fraternité très vive et semblaient prendre goût aux accolades. Il y avait dans la salle des ouvrières, des « femmes de la campagne ». Il était évident que, si l'on embrassait seulement les « dames », on risquait de mortifier les jeunes personnes qui se trouvaient là. C'eût été discourtois. Les demoiselles ne se firent pas prier. L'invitation à « l'accolade » fut acceptée avec joie par Mlle Mayen et la Bataillonne. La Bataillonne, avant de tendre la joue, ne put résister au plaisir de crier : « Vibre libre ou mourir ! » Tonnerre d'applaudissements. Les Amis savaient que ce cri était parti du coeur. La Bataillonne, jusqu'à ses derniers jours, garda un culte passionné pour les hommes et les choses de la Révolution.
Souvent, en tricotant des bas devant sa porte, rue Mère-de-Dieu, elle évoquait les souvenirs de cette lointaine époque. La vieille femme avait déjà vu tant de régimes se succéder en France! Mais qu'importe? Elle se rappelait volontiers les séances du club, la fête de la Déesse Raison et celui qu'elle avait tant aimé, ce beau représentant du peuple. En 1848, elle retrouva l'élan et le fougueux enthousiasme de sa jeunesse. Au banquet patriotique, à Saint-Pons, elle fut encore la Bataillonne de 93. Le corsage orné de rubans rouges, elle exultait. Pétillante, entraînante, endiablée, elle entonna la Carmagnole. Ce fut le chant du cygne.

ALBERT AUBERT.

sommaire