QUELQUES EPISODES de la Contre-Révolution à Sisteron en 1792
Annales des Basses-Alpes.
Bulletin de la Société
scientifique et littéraire des
Basses-Alpes
L'histoire de la Contre-Révolution en France est à peine
déblayée et celle de la Contre-Révolution dans le Midi est
à peu près inexistante. Cependant, elle fut marquée dans
nos contrés par des événements si importants, d'un si
dramatique intérêt, entièrement inédits et qui entraient si
bien dans le cadre de la grande histoire, que nous avons
entrepris de les retracer dans un ouvrage actuellement
en préparation.
En 1791 et 1792, la direction des forces contre-révolutionnaires
en Provence avait été confiée par les princes
émigrés à un jeune provençal de trente ans, Jean-Etienne-
Auguste Monier, fils du notaire de Viens. Ce jeune homme
n'avait peut être pas l'esprit médiocre et l'étroite mentalité
que de brillants esprits infligent charitablementà l'humble
bourgeoisie rurale actuelle et encore plus à celle qui
coulait modestement une vie paisible au fond des provinces
de l'ancienne France. En effet, au printemps de 1792,
il réunissait en Provence et dans les provinces limitrophes,
plus de trente mille hommes organisés, armés et qui
n'attendaient pour agir en liaison avec les autres armées
contre-révolutionnaires(celle de Jalès en particulier) qu'un
signal convenu (1).
(1) Commission, instructions et pouvoirs, délivrés par le duc de Sérent, agent général des princes émigrées le 1er novembre 1791, à M. Monier de La Quarrée, de Viens.Archives Nationale 0.3 2639, article 7. M. Monier (dont le nom de guerre était La Quarrée) avait déjà fait de grands efforts depuis 1790 pour soulever en faveur du Roi, les provinces méridionales. (Mémoires manuscrits et inédits d'Auguste Monier de. La Quarrée. Archives particulières).
Dans le plan stratégique de la contre-révolution du Midi, arrêté à Coblence au début de mars 1792, Sisteron jouait un rôle important. Cette citadelle, âprement disputée pendant les guerres de religion et commandée encore à la fin de l'Ancien Régime par deux officiers supérieurs le comte de Choiseul Beaupré, Gouverneur et le comte de Courtenay, lieutenant du Roi (1), commandait l'une des routes du Piémont en France, la grande voie de commucation du Dauphiné en Provence et. par la vallée du Jabron, les routes du Haut Combat qui débouchaient sur la vallée du Rhône. Enfin, par sa situation géographique, Sisteron était l'un des plus grands centres de communication de l'armée contre-révolutionnaire du Midi.
(1) Etat militaire de 1787.
Cette ville avait une minorité révolutionnaire turbulente
et active dont les chefs étaient MM, Hodcul et Mévolhon,
futur député, Mais la majorité de ses habitants et de la
contrée agricole, était en 1792, bien acquise à la cause de
la monarchie et de la religion. Les principaux chefs de ce
parti étaient à cette époque le médecin Jean-Aimé de
Laplane qui avait été en 1791 l'un des membres influents
du Directoire des Basses-Alpes, et qui en 1792, maire de
Sisteron, dirigeait les nombreux royalistes du pays ; le
subdélégué de Barlet-La Gazette, ancien lieutenant particulier
au siège, l'aubergiste Larmet, M. de Pélissier
d'Esparon, le chapelier Lagrange, le notaire Lachaux, le
chanoine Jacob, Figuière, homme de loi, M. Laugier, juge
de paix, l'avocat Chapus, M. Latil, député du Tiers aux
Etats-Généraux ; mais les trois plus ardents qui se
moquaient du danger et se livraient à une propagande
endiablée se trouvaient être sans contredit, M. Fichet,
juge au tribunal, M. Suquet, avoué et un pauvre homme
du peuple fort intelligent du nom de Martin et surnommé
« saint Eusèbe » , Enfin, M. Bonneaud, officier de gendarmerie, commandant
à Sisteron, était aussi entièrement acquis.
Ce parti était si fort à Sisteron, qu'aucun club révolutionnaire
n'avait pu encore s'y établir. En juin 1791,
M. Mévolhon avait essayé d'en créer un à l'évêchê. Mais
soudain,, une armée de paysans avait fait irruption réclamant
avec insistance « la liste des membres du club,
pour les connaître et surveiller leurs menées »';'C'était, en
effet la manière idéale de les réduire à l'impuissance, car
l'un des éléments mécaniques de la force des clubs révolutionnaires,
était l'anonymat derrière lequel se retranchaient
les motions incendiaires et les mots d'ordre. L'anonymat
découvert, la forcé; de propension du club perdait toute
son acuité. Naturellement les jacobins de Sisteron refusèrent
cette liste. Aussitôt, les paysans armés poursuivirent
Escalier, le président du club, pour le pendre. Ils
firent beaucoup de bruit et ne pendirent personne mais
le club ne put s'établir. Les chefs du mouvement avaient
été Laplané et l'avoué Suquet, agissant à l'instigation de
M. Monier de la Quarrée.
Or, au mois de mars 1792, les révolutionnaires dirigés
par Marseille déclanchèrent une offensive générale
contre les villes du midi qui n'étaient, point animées
du plus pur esprit de la révolution. Apt était envahie et
pillée par 1' « armée grise », le 13 mars ; Arles attaquée
le 15 par une deuxième armée, succombait comme Apt et,
le 23, la ville de Sault était, elle aussi, submergée par une
armée d'inconnus. Sisteron n'était point oubliée, car les
clubistes du district devaient s'y donner rendez-vous le
Jeudi-Gras pour un « grand banquet ». La ruse était
cousue de fil blanc et il est probable qu'auraient afflué
sous ce prétexte, une troupe d'émeutiers et de clubistes
inconnus, étayés très certainement par les inévitables
« marseillais » ; une fois dans: la place, ils ne se seraient peut être plus inquiétés du banquet, et se seraient amusés
à prendre possession des pouvoirs et des adminstrations,
tout en pillant et en accrochant, aux arbres quelques
bourgeois, suivant l'aimable coutume de ce temps là. Mais
« l'exemple d'Apt avait servi » et les rédacteurs s'étaient
organisés. Le Jeudi-Gras, 400 paysans armés de gourdins
et de pierres surgirent dans Sisterpn et sur les dispositions
du maire, Laplane; et du juge Teyssier, furent placés aux
portes' de la ville pour empêcher toutes communications
entre les clubistes de Sisteron et les inconnus qui devaient
assister au « banquet ». (1)
(1) Archives départementales des Basses-Alpes. L 354 et L 674.
Laplane s?écriait:« Enfants, ne laissez pas passer le club! » Pendant ce temps, les trembleurs gémissaient prétendant « que les marseillais allaient venir » et que ce serait affreux. Mais l'avocat Suquet leur répondait alors joyeusement « Eh bien, s'ils viennent, les paysans se disposent aies bien recevoir.» Et il ajoutait cette réflexion symptomatique et curieuse : « Nous avons autrefois résisté aux Commissaires du Roi: nous saurons résister aussi aux commissaires de Marseille » (1).
(1) ibid.
Et la
ville de Sisteron fut sauvée une deuxième fois.
Or, le premier dimanche d'avril, l'avocat Suquet, qui
venait de jouer aux boules comme tout provençal qui se
respecte, fut avec ses compagnons de jeu, dîner à l'auberge
du « Soleil >. Ils mangeaient de fort bon appétit, quand
soudain la porte s'ouvre, un jeune inconnu de belle allure
présente et s'offre à souper. M. Suquet vint aussitôt causer
avec lui : c'était M. de. La Quarrée, son cousin. Le
repas fini, on se mit à jouer aux cartes, tandis que M. de
La Quarrée parlait « tantôt aux uns, tantôt aux autres ».
Le lendemain, le mystérieux jeune homme vit, en grand secret, MM. de la Gazette, de Laplane, Latil, Laugier,
Fichet, Chapus et termina la journée en allant dîner chez
Bertrand, quincailler (et marchand d'armes !!).
Quelquesjours après, une société secrète se fondait et
groupait, en vue d'une action prochaine, tous les contre-
révolutionnaires de Sisteron. C'était Auguste Monier, de
Viens, qui, mandaté par les princes émigrés, venait de la
fonder et de lui donner les directives de son action future
(1).
(1) Notes inédites d'Auguste Monier de La Quarrée (Archives particulières). Elles corroborent les détails qui se trouvent à ce sujet
dans un dossier des Archives départementales des Basses-Alpes
(L 360. Interrogatoires de Suquet, La Gazette, Latil, etc., prévenus
de conspiration)
Il fallait, au moment venu,.s'emparer de la citadelle de
Sisteron. Or, comme par hasard, cette société qui prit, le
nom mystérieux de "Deus providebit ", tint ses réunions
dans une salle souterraine et voûtée de cette même citadellie. Elle avait plus de 300 membres qui assistaient régulièrement
aux séances. Des prêtres réfractaires y prêchaient et des orateurs y prononçaient des « allocutions. » Le secret était bien gardé et tous les confrères se reconnaissaient
dans la rue en frappant du pied d'une façon
particulière. Le mot d'ordre pour entrer dans la salle, des
séances sous la citadelle était : « Henry IV sur le Pont-Neuf à Paris. »
Le 15 mai 1792, cette société voulant s'assurer une plus,
grande extension,.décida de faire un grand banquet fraternel
sur la place des Ormeaux. Tout Sisteron répondit à
son appel et plus de 500 hommes s'inscrivaient
; à ce banquet qui s'annonçait triomphant, lorsque les jacobins se
mirent à trembler. Ils pressentirent que cette journée
allait sceller, contre leurs machinations, l'union de tous
lés habitants et que les contre-révolutionnaires allaient devenir les maîtres incontestés de la ville. Ils envoyèrent
aussitôt des exprès dans toutes les directions implorer
l'assistance des frères et amis et surtout des fameux Marseillais.
Cette fois ci, les révolutionnaires firent un effort
magistral. Un corps nombreux dé gardes nationales de
Manosque, 4 compagnies de volontaires de Forcalquier et
tout ce que les clubs locaux avaient pu ramasser d'hommes
autour de Sisteron, s'approchèrent de la ville le 17 mai
avec les inévitables Marseillais qui, au nombre de 300,
venaient soi-disant établir un club patriotique. Bientôt,
un commissaire de la Société des Amis de la Constitution
se présenta et, de sa propre autorité, prétendit interdire
le fameux repas public. Il fut insulté, se retira furieux et
recourut à un moyen de persuasion qui ne manquait
jamais de réussir. Il fit annoncer pas ses émissaires l'arrivée
prochaine de 6000 marseillais dans Sisteron si le banquet
n'était pas supprimé et si M. de Laplane ne donnait
immédiatement sa démission. En même temps, il donna
l'ordre aux troupes qui l'accompagnaient d'entrer en ville,
menançantes. Le résultat désiré fut obtenu. Les 6000 Marseillais
étaient 300, mais les chefs de la contre-révolution
comprirent bien vite que s'ils acceptaient le combat dans
ces conditions, Marseille entreprendrait, contre Sisteron,
une de ces expéditions redoutables ou ses armées rouges
ne laissaient, après leur passage, que ruines, douleurs et
pillage. Il était plus sage de capituler et de garder intactes
les forces royalistes de Sisteron en vue du déclenchement
général de la contre-révolutionqui ne pouvait tarder.
Le banquet fut donc supprimé, M. de Laplane donna sa
démission et le juge Laugier la sienne. Le club patriotique
fut enfin fondé et l'arbre de la Liberté planté par le
Commissaire Marseillais (1).
(1) Arch. dép. des Basses-Alpes, L 354 et L 674,
Mais la société « Deus providebit. » continua d'exister. Officiellement, ses membres poursuivaient trois buts précis: se divertir, se soutenir,.» n'avoir qu'un même esprit dans les assemblées pour contre balancer un certain parti » (1).
(1) Interrogatoire de Latil.
Le 14 juin 1792, les chefs royalistes de Sisteron, loin de se décourager, établissaient sur les suggestions de M. Monier « un comité de prudence à la poste de Sisteron. ». Désormais, il; n'arriva plus de lettres officielles ou marseillaises et il ne partit plus de lettres adressées aux chefs révolutionnaires, sans que les conjurés de Sisteron en aient pris connaissance à toutes fins utiles (1).
(1) Notes inédites de M. Monier. Arch. des B.-A. L 360. Lettre du procureur général syndic de l'Isère.
Le dénouement de cette vaste conjuration dont faisaient
partie 300 habitants de Sisteron approchait. De Lyon à la
mer et des Cévennes aux Alpes, plus de cent mille hommes
organisés en Provence et dans le Comta tpar Auguste
Monier, en Vivarais par le comte de Saillant et l'abbé
Allier, en Dauphiné par le marquis de Bésignan et le
chevalier de Lestang, à Lyon par l'abbé Tournachon de
Montveyrand, tous commandés par le comte de Conway,
maréchal de Camp, allaient créer dans l'histoire une
Vendée méridionale, unie par un plan habile aux efforts
de celle qu'organisait dans l'ouest le marquis de La
Rouarie.
Mais la trahison d'un indicateur de police à la solde de
Danton devait livrer le 20 août 1792 les soixante chefs
principaux de Provence et paralyser la contre-révolution,
au moment où elle allait peut être détourner le cours de
la grande histoire.
JEAN BARRUOl.