Le Diamant de Saint-Maime
de
EUGÈNE PLAUCHUD
A MA FILLE.
1893
Pour être accessible à tous, ce texte qui, à l'origine, est en langue provençale est présenté, ici, en français.
Etait-elle gentille, la dernière née du noble comte Bérenger. (1)
(1) Raimon Bérenger IV (Reimoun Beringuié): fils d'Alphonse II de Barcelone, comte de Provence, et de Garsende de Sabran, comtesse de Forcalquier, réunit sous son sceptre paternel ces deux comtés souverains, comme héritier de son père en 1209 et donataire de sa mère en 1214. Mais cette réunion de la Haute-Provence à la Basse, comme plus tard celle des deux Provences à la France, ne fut pas une absorption.Chacun des Co-Etats garda ses statuts, ses coutumes et ses privilèges. Raimon Bérenger montra toute sa vie une affection vive pour le pays de sa mère. La tradition assure qu'il habitait une grande partie de l'année le château de Saint-Maime près Forcalquier, et que ses quatre filles y naquirent et y passèrent presque toute leur jeunesse. Les trois ainées, Marguerite, Eléonore et Sancio, épousèrent trois rois : Saint Louis de France, Henri III d'Angleterre et Richard de Cornouailles, roi des Romains. La plus jeune (la cacoio), Béatrix, l'héroïne de ce poème, avait quinze ans au moment où commence ce récit.
Pas besoin de joyaux, ni de brillants collierspour qu'elle fut la plus jolie en ce pays de Provence, où lajeunesse est si belle. Elle avait une taille faite au tour, les pieds, les mains d'un petit enfant ; et la double ondulation de son sein rendait éperdument amoureux tous les jouvenceaux de la cour. Et sous les boucles annelées de sa chevelure on voyait luire deux yeux, bluets plantés dans un champ d'épis. Au château de Saint-Maime (1) c'est elle qui fait naître la joie ; du comte elle est la préférée : toujours gaie vous l'entendez rire et chanter comme un pinson.
(1) Saint-Maime (Sant-Maime) : village où naquirent les quatre filles de Raimon Bérenger; il est situé à sept kilomètres au sud de Forcalquier. On y voit les vestiges du château comtal auquel sont contiguës une chapelle romane, bien conservée encore, et les ruines d'une tour heptagonale. (il a été démontré par les historiens de notre époque que les quatre filles du comte de Provence ne mirent jamais les pieds, sans doute, à Saint Maime.- note ajoutée par l'auteur du site qui a scanné ce texte-)
Depuis que ses soeurs ont ceint leur tête d'une couronne
d'or, elle seule reste, comme une étoile, sur
la crête du roc où est bâtie la tour de Baimon. Et
quand, au sommet de cette tour, les gens voient apparaître
son visage au lever du soleil, dans un
rayon de lumière: Allons! tant mieux ! disent-ils
les orages sont conjurés pour la semaine ; et tous
quittent leur cabane pour aller bâcher ou loucheter.
On entend carillonner les cloches là haut dans
tous les clochers ; de Lurs, de Volx, de Forcalquier
le bruit des tambours vous assourdit ; et sur la
tour du château flotte le drapeau du comte Bérenger.
Aujourd'hui la jeune châtelaine déroule sur son
dévidoir le premier jour de ses quinze ans. Le
Forcalquérois est en fête ; les grands seigneurs apportent des présents pour la parer, le peuple, par
brassées, de belles fleurs des champs. C'est pour le
peuple qu'aujourd'hui ont lieu tous ces apprêts. Les
nobles,pour chasser, sont invités demain. Et toujours
carillonnent les cloches là haut, dans tous les clochers
; de Lurs, de Volx, de Forcalquier le bruit
des tambours vous assourdit.
Lorsque le cadran (solaire) marqua midi, les portes
du grand château s'ouvrirent. Et nobles, paysans,
bourgeois s'avancèrent, pour venir présenter
leurs hommages au comte assis sur un trône au
milieu de la cour. Point de soldats, point de gardes
autour de lui, l'amour de son peuple le protège.
II a répandu tant de bienfaits sur le pays que pour
tous il est un père; et puis, chacun craindrait de
mal agir, redoutant un regard mécontent des
beaux yeux bleus de Béatrix, si bonne pour tous.
Soudain de toutes les poitrines part le cri enthousiaste
de « Vive notre comte Raimon ! Vive sa gente Demoiselle » A ce cri, partout, dans les rues, sur les
tourelles, tambours, flûtes et tambourins se mirent
à faire un vacarme qui faisait clignoter les yeux.
Et le peuple toujours criait à plein gosier : « Vive
le comte Bérenger ! »
Mais qu'est ceci ? on entend une trompette.... Ce
sont les syndics de Forcalquier, tout enrubannés
qui, sur des mulets, sur des chariots apportent du
vin, un veau, de jeunes chèvres, de beaux chapons
et des paniers pleins d'oeufs. A la suite on voit arriver
Niozelles avec dix panaux de froment ; ensuite
Volx, Limans, St-Michel apportant des jarrons
de miel, des tomes fraîches, des fromages ; Mane
fait hommage de deux brebis blanches avec leurs
blancs agneaux ; et Ste-Tulle arrive avec un âne
chargé d'aubergines. Pendant que chacun offre ses
présents, on voit poindre sur les aires, une procession de jeunes filles vêtues de blanc, qui chantent
en dansant, jetant des fleurs et des couronnes.
Béatrix prend la plus petite sur ses genoux, et la
couvre de baisers, et remercie ainsi le peuple en
souriant.
Les cloches sont devenues muettes ; les tambours
et les flûtes se sont tus. Regardez bien, là bas,
sur le chemin qui borde le précipice : Quels boeufs
superbes ! quel magnifique char !... Les voilà sous
le rempart. N'entendez-vous pas ?... Quels jolis
airs apporte le vent ! Mais les voici : ce sont les
troubadours, ils jouent l'air de la chanson du pays,
et femmes, vieillards, jeunes gens, à leur suite,
vont en foule, chantant tous ensemble en faisant
la farandole. Pendant que retentit ce chant enthousiaste,
voici un jeune homme de vingt ans ; ses
amis le conduisent par la main en lui disant : « Courage! Allons! Gaucher, n'aie pas peur fais
lui entendre ta voix de rossignol.» Mais lui, les yeux
fixés à terre, les mains inertes sur sa mandore,
est tout tremblant. Alors la voix du grand Auquier,
un majoral parmi les troubadours, lui dit: «Laisse
de côté toute crainte, petit, soutiens l'honneur de
Forcalquier, » Et le jeune homme reprend courage,
il ose regarder Béatrix, il sent que son coeur s'épanouit,
et fait entendre ce chant pendant que sous
ses doigts vibre la mandore :
« Celle que j'aime est la plus belle! Ses yeux sont
bleus comme l'azur
, de ses lèvres, coule du miel,
de la Provence elle est le symbole. Pour moi c'est
une enchanteresse ;jamais, pourtant, je ne le lui
dirai tant que je vivrai. « Elle est une fleur du pays, nuancée de pourpre
et d'or. Si j'étais papillon, sur le bord de son
calice, j'irais me poser ;jamais, pourtant, je ne le lui
dirai tant queje vivrai.
« Avant de l'avoir rencontrée, pauvre enfant, je
n'étais rien, le bruit du vent ne m'émouvait pas,
je ne distinguais pas le bien du mal ; un jour je la
vis aux Encontres. (1)
(1) Les Encontres (Les Encouontre) : c'est le nom d'un quartier situé au milieu de la plaine qui sépare Mane de Saint-Maime et Dauphin. Une sanglante bataille y fut livrée par les Romains, selon les uns aux Allobroges ligués avec les Saliens, selon les autres aux Cimbro-Teutons.
Jamais,pourtant,je ne le lui
dirai tant que je vivrai.
« C'est depuis lorsque la nature, m'initiant à ses
secrets, à mon insu me fit chanter ; j'étais resté
ébahi devant une si belle créature. Jamais, pourtant,
je ne le lui dirai tant que je vivrai. « Et quand, là haut, la nuit fait briller les
rayons des étoiles, quand le soleil darde ses traits
de feu, le jour, la nuit, dans mes rêves enivré, je
n'appelai plus qu'elle. Jamais, pourtant,je ne le lui
dirai tant que je vivrai,
« Ah ! si je pouvais d'une couronne ceindre son
front, et dans sa main mettre un sceptre de diamant,
dès demain j'irais la chercher pour la faire
reine, la jeune fille. Jamais, pourtant, je ne le lui
dirai tant que je vivrai.
« Mais je ne suis qu'une pauvre cigale ;je n'ai que
mes chants pour tout trésor, et ma mandore, et mes
vingt ans, et dans ma poitrine un coeur qui brûle ;
sur elle un fier blason s'étale. Jamais, pourtant,
je ne le lui dirai tant que je vivrai. « C'est qu'elle est noble autant que belle ! L'amour
qu'elle a jeté dans mon coeur est si puissant, sa force
si grande que je la suivrai jusqu'à la mort, pour
lui donner mon sang, ma vie. Alors je lui dirai
que je l'aime, car j'en mourrai. »
La mandore vibrait encore, et de toutes parts les
applaudissements partirent avec une telle frénésie
que le visage du jouvenceau s'empourpra plus
encore ; il avait les joues en feu, l'esprit perdit;
il lui semblait que la nuit l'enveloppait, et que tout
s'écroulait ; il n'y voyait plus, ses oreilles tintaient ;
lorsque la voix du comte Raimon lui dit : « Viens
ici ! mon garçon. Tu chantes comme un chardonner et
qui gazouille sur une branche de saule ;
ta physionomie me plait, tu as l'oeil vif ; tu es courageux
autant que bon chanteur,n'est-ce pas ? Aussi
pour tout aujourd'hui.... Allons! ne tremble pas, troubadour ! je te fais le chevalier de Béatrix.
Approche ! ne reste pas là derrière. » Et lui, le paradis
dans l'âme, plie le genoux, et la belle Dame
avec son air souriant lui attache sur l'épaule
un ruban couleur de pourpre, comme insigne.
« Maintenant, voici les enjeux ! » dit le comte en
se dressant. Au sommet d'une perche deux cerceaux
garnis de bimbelols, se montrent en même temps:
il y avait là des écharpes et des épingles, pour les
chanteurs une mandoline, pour les mulets de superbes
brides ; de beaux fichus pour les fillettes,
pour les jeunes mères de fins maillots, et des faux
pour les faucheurs ; et puis bien d'autres prix
encore. Pendant que ces beaux cerceaux se promènent,
le grand Raimon, étendant le bras, dit :
« Pour détourner la malechance qui, parfois, tombe
sur les vainqueurs, nous allons faire bénir tout ceci par le prêtre. » Les voila partis tous ensemble. Et
sur la place de l'église, où le prêtre est dans un
nuage d'encens, on se place sur deux rangées et
l'on plie le genoux ; et sur les prix, l'eau bénite,
pendant que le psaume se chante, se répand, et chacun
en reçoit l'aspersion.
La cérémonie est terminée ; le prêtre se tait. En
un clin d'oeil tout le monde est dehors ne songeant
plus qu'à s'amuser. Comme on va commencer les
jeux, chacun prend, pour les voir, le chemin qui
descend vers la Laye. (1) Et Saint-Maime avec Dauphin
(2) tout le jour danseront au son du même
tambourin.
(1) La Laye (La Laio) ; petite rivière qui prend sa source au pied de la montagne de Lure et se jette dans le Largue en face de Saint-Maime.
(2) Dauphin (Doufin): village séparé de Saint-Maime par une étroite vallée, au fond de laquelle coule la Laye.
Oh ! quel vacarme, et quels éclats de rire ! Bertrandi,
dit le dormeur, en roulant sur lui même,
vient de gagner la paillasse, il souffle comme un veau. Un peu plus loin, au dessus de l'écluse, se
balançait, fraîchement savonnée, une poutre ornée
d'une bouteille de vin, à l'extrémité ; tentation
pour Chaplevin. Notre ivrogne, d'abord, enlève
ses souliers, et puis, bien doucement, plan plan il
met le pied sur la poutre. A peine s'est-il avancé
de dix pans qu'il fait balin, balan, de ses mains
il bat l'air, et, pataflòu, il tombe en poussant un
grand cri. Là bas, le long des peupliers, les hommes
courent dans le sac;et dans les prés, sur l'autre
rive, ils se mesurent à l'étrangle-chat. Et la marmaille
fait la grimace ; les jeunes gens jouent aux
trois sauts ; les bergers font danser les chèvres ;
les fillettes veulent gagner un miroir ; et sous le
soleil qui les brûle, les ânes courent pour le mourrau.
Le bonheur est partout, tout le monde est en
fête ; le comte rit tout seul : c'est si bon d'être roi quand, au lieu de batailles, de massacres et de tempêtes,
un peuple n'a pour loi que l'amour. Et
pourtant il en est un qui dans son âme, plus que
tous les autres réunis, enferme du bonheur, oh !
qu'il est heureux ! Mais quelle crainte qu'un malheur
puisse l'éloigner de sa Dame! C'est le jeune Gaucher,
que sa chanson a fait le chevalier, pour tout
un jour, de la Princesse. Comme il tient ce qu'il
a promis! il la suit pas à pas, il la boit des yeux,
il s'enivre de sa voix, et voudrait bien que ce jour
n'eût pas de soir, et, sa vie durant, rester le page
aimé de dame si jolie. Eux deux mettent tout en
mouvement; on les voit d'ici, de là, sur tous les
chemins,criant aux uns : « Allons de la vigueur ! »
à l'autre: « Courage! Mathieu ,tu gagneras le prix. »
Et quand ils sont fatigués, à l'ombre d'un buisson,
d'un cerisier, ou bien d'un poirier, avec deux cailloux
ils se font un siège ; et, tout en prenant le frais, à Béatrix, Gaucher fredonne une chanson.
Son bonheur est tel qu'il n'ose pas y croire. Parfois
un grand effroi le prend : si tout cela n'était
qu'un beau rêve qui se brisera comme du verre ?
Et son coeur s'emplit d'épouvante. Béatrix, elle, est
une enfant qui va, qui vient, rit chante et babille;
elle est à peine assise qu'elle repart en courant ; et,
dans le vent, on voit flotter son voile blanc et sa
mante. On dirait un esprit follet, une fée mignonne
dont la baguette vous envoie des baisers.
Elle a fait signe aux tambourinaires: ils jouent
l'aubade des danseurs ; et, de tous côtés, on voit
accourir la jeunesse qui se précipite, pour venir
se montrer et briller en dansant sous les guirlandes
entortillées aux peupliers. Les jambes vont toutes seules. Le comte dit à sa fillette d'ouvrir le bal
avec son chevalier. Ah ! qu'il est heureux notre
Gaucher ! Tous les couples sautent en cadence,
et, sans arrêt, toute la nuit, à la lueur des torches
et des feux, on n'entend que chants, on ne voit que
danses. Et jamais Saint-Maime et Dauphin
n'avaient si bien dansé au son du même tambourin.
A SAINT MARCEL EYSSERIC
Le lendemain à la pointe du jour, quand le soleil dérobe à la nuit son manteau noir, la sentinelle qui est de garde au sommet de la tour voit, sur les sentiers qui longent le Largue (1) et la Laye, arriver des princes, des barons, des seigneurs qui viennent rendre hommage au grand comte Raimon, en présentant leurs voeux à la jeune princesse.
(1) Le Largue (lou Largue) : torrent qui descend de la montagne de Lure, reçoit la Laye, son affluent principal, en face de Saint-Maime, et va se jeter dans la Durance à Volx.
Aujourd'hui
Béatrix est l'hôtesse de ses vassaux. Dès que
ceux-ci furent réunis sous le rocher les cloches sonnèrent
à toute volée; et les attardés, dans la plaine,
courent que c'est un plaisir de les voir se hâter
ainsi. Monté sur un cheval d'Espagne aussi indompté qu'un dragon, Pierre d'Aragon est en tête,
beau, cavalier ! Mais la fourberie est écrite au fond
de ses yeux ; il a l'air sournois, on le dirait tourmenté
par le dépit, et pourtant le bruit court
qu'aujourd'hui même il doit demander si la jeune
fille accepterait sa main et sa couronne.
Le comte n'est plus sur un siège de fleurs ; mais
sur un trône incrusté où s'étalent l'argent et l'or, la
soie et le velours, les rubis, les diamants ; au dessus
se déploie une broderie de fin brocart royal que fait
flotter le souffle du vent.
L'Aragonais va tout droit vers la demoiselle et lui
dit: « Comme vous êtes la plus belle je vous offre ce
présent : ce sont deux mules d'Espagne, ne connaissant
pas la fatigue et rapides comme le vent. »
Lorsqu'il eut dit, à la suite, fiers barons et petits vassaux font agréer leurs dons à la jeune fille,
faisant assaut de galanterie.
Le soleil marquait dix heures ; et du côté de
Tavernoule (1) on aperçoit un grand nuage de
poussière.
(1) Tavernoule (Tavernouro) : ferme située dans le terroir de Saint-Michel, au bord du chemin Seiné, et dont le nom révèle suffisamment l'ancienneté.
Qui vient ainsi à franc étrier ? C'est
Charles d'Anjou, avec son escorte, accourant pour
présenter ses hommages à Béatrix. A peine arrivé
il met pied à terre. C'est un prince de haute taille
homme de fer, sans peur, aussi vaillant dans les
combats que sage dans les conseils. Il s'avance vers
le trône, et prenant la parole : « Aussi moi, grand
comte, j'ai voulu de la Provence venir fêter aujourd'hui
la beauté la plus parfaite. » Et se tournant
vers Béatrix : « Je vous apporte de la part de mon
frère Louis, et de la Reine Marguerite qui vous
ressemble, et qui est si belle, princesse, une relique de la croix sur laquelle est mort le Sauveur.» Et,
pliant le genoux, avec respect lui présente un
écrin tout incrusté d'or et d'argent. « Et permettez,
ajouta-t-il, qu'à mon tour, si je ne puis vous offrir
un diadème, je dépose à vos pieds l'amour qui
brûle dans mon âme. Pendant qu'ainsi parle l'Angevin,
Le front de Pierre s'est rembruni ; son
regard en dessous laisserait croire que dans son
coeur il y a du venin.
Et pourtant devant les merveilleuses choses étalées
sous ses yeux, Béatrix sent l'ennui chasser la joie
de son âme. C'est qu'elle a quinze ans, et elle se souvient
qu'hier, toute la journée, elle eut à ses côtés
un galant et beau jeune homme, et fier troubadour
aussi.
En même temps, sur le chemin, un pauvre malheureux,
l'âme en deuil, rôdait autour du château; il avait le coeur débordant d'amertume. De temps
en temps un long soupir s'échappait du fond de sa
poitrine. Pauvre Gaucher! qui avait si bien chanté.
Hier il était heureux, aujourd'huiil est anéanti ;
hier, là bas, sur les bords de la Laye, il courait en
chantant comme un oiseau; il aimait tout, tout lui
souriait; aujourd'hui un ver le ronge. Tous ces
grands seigneurs, qui viennent faire la cour à Béatrix,
le torturent, il les déteste, s'il le pouvait, il
les écraserait. Lorsqu'il entendit les chants de la
salle du festin, le pauvre enfant perdit la raison;
et s'élançant, comme un éclair, à travers champs,
il alla se coucher sur les bords du Vif (1), pleurant
sous les saules du ruisseau qu'en présence d'un
tel désespoir le vent fait gémir.
(1) Le Vif (lou Viéu) : ruisseau qui coule près de Forcalquier, et se réunit à la Laye sous Saint-Maime; il doit son nom à la limpidité de ses eaux.
Néanmoins le repas touche à sa fin. Dans les gobelets d'or, on a bu un vin fameux que produit le plan de Labrillane. (1)
(1) Labrillane(Labrihano), dont le vin avait une grande réputation, est un village situé sur la Durance a 10 kilomètres de Forcalquier.
La dernière bouteille coule à flot ;— et, se dressant, on choque les verres, buvant aux beaux yeux de la châtelaine. Alors le comte Bérenger, s'approchant d'une meurtrière, dit : « Le soleil tombe à pic sur Porchères (1) il faut partir pour Forcalquier.
(1) Porchères(Pourchiero) : ancien aleu, situé entre Mane et Saint-Michel, et qui, érigé plus tard en arrière-fief, a donné son nom à deux des quarante fondateurs de l'Académie française.
Une demi heure après, sur le chemin qui conduit d'Apt à Aulun (1), vous auriez pu voir, aux écoutes, derrière un saule des marécages,—notre Gaucher, qui, l'âme en peine, allait au milieu des chaumes, de loin en loin, suivant la Cour qui parlait de chasse et d'amour plus encore.
(1) Aulun (Oulun), était jadis une importante station romaine située sur la voie qui allait d'Apt à Sisteron. Aujourd'hui c'est un lieu de pélerinage très connu sous le vocable de N.-D. des Anges, dans la commune de Lurs.
Près de Gagnaud (1), le chemin tourne brusquement, et, bien à l'endroit où il fait le coude, que voient-ils, au pied d'une croix? Un homme qui prie à genoux. « Que fais-tu là, André? » lui disent-ils. « Je prie pour une âme que j'ai vue cette nuit, et qui souvent m'appelle.
(1) Gagnaud (Gagnaud) : c'est le nom que prenait, à l'extrémité du territoire de Forcalquier, le plateau du Plan-des-Aires, avant de se buter contre les collines de Tatet, vers la légendaire source de la Font-Beillane, qui, au temps des comtes, alimentait leur château de Saint-Maime.
Voulez-vous connaître l'histoire? Alors, soyez attentifs; et vous verrez que le mal n'a jamais
engendré le bien; ce que vous allez entendre en est
la preuve. » Quand tous se furent placés autour de
lui, André, après avoir fait le signe de la croix, leur
raconta ceci :
« Ici restait Barthélemy. Il avait une fille plus
que belle,jamais plus jolie vierge n'était sortie
des mains de Dieu.
« Son père n'avait d'amour que pour elle, son
bonheur, son seul bien : car l'affreux vent de la mort
avait un jour emporté la mère.
« Sur le seuil de sa porte un soir de mai que la
gentille Alix filait, pendant que Barthélemy labourait
en bas du côté du rouïssoir,
« Un cavalier aux cheveux noirs, monté sur un
noir cheval, s'arrêta devant la maison en lui disant
: « Alix il faut me suivre! » « Veux-tu venir ? » - « Non ! mille fois non! Partez!
ou j'appelle mon père. » - « Que peuvent me faire tes
cris, pauvre enfant! » et de sa main
« Il la saisit comme avec un étau de fer, et la soulève
en prenant son élan. La jeune fille jette un cri
d'effroi qui retentit dans la montagne;
« Et le cheval part au galop. Mais le cri a frappé
l'oreille du père, qui s'arme d'un soc de charrue,
soupçonnant quelque mauvais coup.
« Il voit qu'on lui emporte son enfant ; alors il
part comme un éclair, et vient arrêter le cheval
là où cette croix est plantée.
« Arrête! misérable juif! s'écrie-t-il les yeux enflammés
; laisse ma fille, ou, sur mon âme je t'éventre,
comme il n'y a qu'un Dieu. » « Tourne au large, manant, je ne rends rien, tu
n'es qu'un pacan » « je ne suis qu'un pacan ? monstre!
scélérat! tu n'es, toi, qu'un voleur de grand
chemin. »
« Il jette alors son chapeau et le menace de son
soc ; le cavalier d'un coup de massue lui écrase la
tête.
« Et le pauvre Barthélemy tombe raide mort. D'un
coup d'éperon, le cheval se sentant piqué bondit
et part comme une trombe.
« Il ne s'arrête plus. Il court toujours, et déjà il
atteint le pied de cette sombre roche qui, là bas,
baigne dans le Largue.
« Là, la bête reprend son élan, elle repart plus vite
encore et, comme la foudre elle gravit le roc avec
une telle ardeur qu'on dirait que le diable la pousse. « Elle arrive au sommet, fait un suprême effort,
le cavalier jette un blasphème; ses cheveux sont
droits, livide sa face ; d'un bond ils sautent dans le
vide.
« Le gouffre ouvert les engloutit. Maudit, il avait
bravé le ciel. Et l'on voit déjà les éperviers flairer
sa chair roulant dans l'abîme.
« C'est depuis lors que ce roc, sur lequel se voient
encore des traces de sang, a pris le nom de Roche-
Amère; (1) seuls les corbeaux la hantent. »
(1) La Roche-Amère (Roco-Amaro) : est un gigantesque rocher qui plonge à pic dans le Largue. Au sommet se voient encore les vestiges d'un château médiéval. Les seigneurs de la Roche-Amère ne craignirent pas, au commencement du XIIe siècle d'entrer en lutte avec les Forcalquier ; mais ils furent vaincus et durent, en 1126, abandonner aux comtes les terres de Volx, Niozelles et Labrillane.
Maître André se signa; l'histoire était terminée.
Autour de lui chacun restait silencieux, on eut entendu
voler une mouche. Le seigneur de Valori dit
enfin : - « Que fit-on du pauvre Barthélemy ? »
« Il fut mis en terre sainte. Et sur la pierre où
il avait reçu le coup mortel, on érigea cette croix, au pied de laquelle vous m'avez vu agenouillé, »
« Et la jeune fille ? »
«Ah! l'infortunée! elle s'était évanouie en tombant
dans les thyms ; quand elle reprit ses sens, la
pauvre Alix avait perdu la raison. »
« Prions!dit Béatrix, les yeux pleins de larmes,
et navrée de douleur,— prions, prions pour elle, messeigneurs une prière n'est jamais inutile. »
Chacun se découvrit. Bérenger, jetant alors sa
bourse à André : « Allons ! dit-il, remettons-nous en
route, car si nous allons de ce pas, nous n'arriverons
pas de sitôt. »
Pendant ce temps, le coeur endolori, Gaucher, derrière
une haie, écoutait en épiant ; et quand il vit
les pleurs de celle qu'il aime,pour les sécher il aurait
sûrement donné son âme, et, s'il les avait possédés,
les rayons du soleil. Et les seigneurs, silencieux, allaient lentement
leur chemin ; car cette histoire teinte de sang
avait à tous enlevé l'envie de rire. Pourtant, à Béatrix,
l'Aragonais, monté sur un cheval fin comme
une gazelle, faisait le beau dans son costume
pour séduire la Princesse. Derrière eux, Charles
d'Anjou, avec sa grande et belle mine, parlait
peu, mais bien, de tout ; surtout de la Provence et
de la France. Pendant qu'il parle, Bornée, en
voyant ce front large et pensif, pressentant l'avenir,
songeait « Quel beau rêve! se disait-il, et que
mon pays serait grand si la même main tenait Paris
et Marseille. Tout-à-coup la jeune Damoiselle s'écrie:
- « Voici la Font de Lone! (1)
(1) La Font de Lone (Fouont de Lono) : source qui coule non loin de Forcalquier, en face de la chapelle de Saint-Pancrace. Une vieille légende veut que toute jeune fille qui va s'y abreuver le dernier jour de la neuvaine du Saint, se marie dans le courant de l'année.
J'ai soif!» et sa
cavale part au trot.
Romée, qui a son idée fixe,
dit à l'Angevin: - « Pars au galop!si tu la veux présente-lui le verre ; quand elle aura bu, bois à ton
tour ; va! et bientôt Béatrix sera prête pour toi. »
Et, satisfait, il lève le front. C'est qu'il savait que
cette fontaine est la fontaine des fiançailles; et
que quand deux amoureux s'y désaltèrent ensemble,
avant un an la demoiselle sera dame.
Dès qu'ils eurent bu, là haut, sur le rocher se fit
voir, tout-à-coup une figure hâve; de sa poitrine semblaient
sortir des gémissements; et dans ses plaintes,
on devinait ce chant: Viens! viens vite! Viens
mon amoureux, Viens! viens vite!toi qui es si
beau! » Toutes les têtes se tournèrent de ce côté:
« Eh bien! dit Béatrix, où vas-tu, Isabelle? Viens ici! »
Gracieuse, agile les cheveux au vent, sans manteau,
triste et pâle, mais belle encore, Isabeau de Canelle s'avança. « Viens me voir ce soir au château,
lui dit la jeune comtesse ;nous parlerons de tes
infortunes et de ton galant cavalier. » Canelle
était une pauvre folle. Il y avait deux ans passés
qu'à Forcalquier un chanteur venu du côté de la
montagne lui avait juré sa foi de chevalier que
sûrement il viendrait la chercher pour la faire Reine
de la montagne où s'élevait son château-fort. Isabeau
lui donna son coeur, hélas! Attends et puis attends
encore. Soir et matin elle allait s'asseoir sur
la citadelle, pour voir si celui qu'elle aimait ne venait
pas. Mais à attendre si longtemps elle perdit
l'esprit, Isabelle. Chacun l'aimait, et Béatrix sentit
son coeur se serrer en l'entendant chanter comme
une idiote. Quand tous furent ensuite partis, que la folle resta
seule, d'un arceau on vit sortirnotre Gaucher,qui
se dissimulant, l'âme en deuil, s'avance sur le
sentier où s'est arrêtée la pauvre innocente. Il est
plus malheureux que cette insensée ; car ayant perdu
l'esprit elle ne souffre plus. Mais lui, comme un
pauvre maudit, va se traînant sur terre; il aurait
dit: merci! si un coup de foudre l'avait couché
dans la tombe. Quand il fut près d'Isabeau: - « Que
fais-tu là ? » lui dit-il.
«Je regarde mon amant qui m'arrive sur ce
nuage; qu'il est beau! Jamais il n'avait tant su me
plaire. Je cours me parer, moi ; je veux qu'il aime
son Isabelle; nous nous envolerons vers les étoiles,
et nous nous aimerons toujours, toujours! Tiens! le
voilà, regarde le! Ecoute !.... peut-être m'appelle-t-il ?... C'est lui! Il vient de lâcher la bride à son cheval.
J'y suis! j'y suis! Attends, j'y vais! » Et elle
partit en courant, l'innocente, répétant de sa voix
plaintive : « Viens! viens vite! Viens mon amoureux,
Viens! viens vite! toi qui es si beau! »
A LÉON DE BERLUC PERUSSIS
Le soleil disparaissait derrière le Luberon (1) ; au galop arrivait la nuit; et des clous d'or et de feu entaillaient le ciel du côté du levant, quand le comte Raimon arrive à Forcalquier.
(1) Le Luberon (lou Liberoun) est une chaîne de montagnes au sud de Forcalquier, elle court du levant au couchant, parallèlement à la Durance qu'elle accompagne de Volx au Rhône.
Soudain les cloches, annonçant son arrivée au peuple qui tressaille, carillonnent dans les clochers. De tous côtés l'enthousiasme éclate ; partout des feux s'allument; sur leur porte les commères, en bavardant, étalent tout ce qu'elles ont de plus beau ; les riches parures sortent des coffres en ce jour de bonheur. Et la foule de courir au portail de Chambon. (1)
(1) Le portail de Chambon, ou porte de la Violette {Pourtau de Chamboun): une des portes de Forcalquier. Elle regardait le sud-est, et commandait le chemin qui reliait Forcalquier à la voie romaine, en passant près de Fougères.
En tête, tout fier, le trompette Courbon,
grand plumet au chapeau, blason sur la poitrine,
marche devant les Syndics et le Chapitre; et dans
les rues les garçons et les fillettes, faisant la farandole,
vont, viennent, puis vont encore en chantant
des chansons; et la marmaille piaille en faisant des
cabrioles.
Les tambours ont fait rataplan! A deux battants
s'ouvrent les portes ; et chaque syndic porte son
chaperon pour honorer le suzerain. En s'avançant :
« Grand comte, disent-ils, par notre voix, femmes,
enfants, jeunes et vieux vous disent : Soyez béni!
Croyez-le; et aujourd'hui, comme toujours, votre
bonne ville vous jure, devant Dieu, amour, fidélité. »
Et pendant que le cri : Vive le comte! éclate, ils
lui présentent les clés (de la ville) sur un coussin de
pourpre. « Je vous connais, celà suffit, répondit Bérenger; si vous m'aimez, moi aussi je vous aime et
j'ai pensé à Forcalquier; et, pour que de ce jour on
garde le souvenir, je veux qu'inscrit dans l'histoire...
Mais allons à l'église, là je parlerai.
Alors dans la foule il se produisit un remous; on
n'entendit plus que chants; la farandole comme un
serpent ondoyait; les torches, de leurs rayons, et les
calens suspendus aux fenêtres faisaient le jour en
pleine nuit.Dans les carrefours des feux flamboyaient.
Les femmes quittaient leur ménage, et,
en avant de babiller; et quand sur leurs chevaux
passaient les seigneurs: « Tiens! vois un peu, disait
Simone à Jeanne, le connais-tu, celui-là? »
« C'est le baron de Mane. »
« On m'a dit qu'à Saint-Siffrein, un soir, dans
les blés... »
« Mauvaise langue! »
« Allons! ne te fâche pas, c'est un bel homme,
et puis quelle prestance! Tu rougis? Allons donc! il
n'y a pas de quoi. Cécile, regarde un peu ce long
freluquet? »
« On dirait un épervier qui fait maigre chère;
Quel nez ! »
« On dirait qu'un rat lui a rongé les mollets. Mais ces tambours vous cassent la tête »
« Tiens! le vois-tu, là bas, le Roi de la sagesse,
le bouffon Rigoulet? ne fait-il pas le grand seigneur! »
« Il devait être encore vert quand on le fit sécher
au four; c'est ce qui l'a tordu. » « Bon Dieu! quelle figure; si cela ne fait pas
suer! Nous savons d'où il est sorti, mais aujourd'hui
personne ne se connaît; et quand on voit cela, comment
ne pas faire la grimace. »
«Si vous vous taisiez! leur crie Roubaud. Vous
faites là plus de bruit qu'une nichée de pies. »
« Eh! non, puisque tu y es, dis que nous sommes
des rascasses! regarde-toi plutôt, tête d'épouvantait!»
Ces gentillesses auraient duré longtemps, si, tout-à-coup, le cri de : « Vive la Comtesse! » n'avait
coupé court à tous ces commérages. Est-elle belle, la
jeune fille! et comme elle se délecte en envoyant des
baisers à tous les enfants,gracieuse,on ne peut plus,
sur sa blanche cavale.
« Oh ! compère, dit Paule à maître Reynaud,
regarde quels yeux! ne dirais-tu pas des flambeaux
brillant comme des étoiles ? »
« Ecoute! commère, connais-tu la nouvelle? »
« La nouvelle! quoi?... Allons! parle vite. » « Notre princesse se marie. »
« Mais alors c'est cela qui la rend si belle; car
jamais, sur ma foi, je ne lui ai vu plus gracieux visage.
Et qui épouse-t-elle ? »
« Ah! voilà, on n'en dit rien encore. »
« Pourtant on doit le savoir. »
« Ecoute, joli minois, peut-être te le dirais-je,
si tu m'aimais un peu. «
« Veux-tu te taire! tête folle; voyons! dis vite, ou
je m'en vais. »
« Tiens! vois-tu ce grand brun qui se trouve à
son côté? »
« Ce n'est pas ce qu'il faut à notre Demoiselle.
Son air ne me plaît pas, il a le regard faux, il me
ferait presque peur, quelle figure blême! il doit être
sournois, à coup sûr sa femme ne rira pas tous les
jours; et malgré son velours, son beau cheval et toutes
ses fanfreluches, moi, pauvre Paule, fille de Rougon,
de l'épouserje ne me sentirais pas le courage. »
« Tu es difficile! c'est le Roi d'Aragon. »
« La belle affaire! et quand il le serait de Rome,
je ne le voudrais pas. »
« Et, dis un peu, comment trouves-tu celui qui
est près de Romée? »
« Certes! quel homme, Jésus-Dieu! Quel bon air, et quelle fière mine; regarde ses yeux, il ne les
cache pas, lui! Ce doit être un grand seigneur; comment
le nomme-t-on? »
— « Devine? »
« Que devinerai-je? ne me fais pas chercher. »
« Eh bien! il vient de l'Anjou. »
« Qu'est-ce que cela peut me faire; mais bien
sûr il me plait. »
« Tel que tu le vois, il est le frère du Roi de
France, Louis IX, soldat valeureux et sans peur.
On le dit envoyé par Marguerite, soeur de Béatrix;
et il serait venu, parait-il, beaucoup pour ses beaux
yeux, un peu pour ses écus. » « Rien que pour ses écus!» répondune voix claire.
« Tiens! maître Rigoulet? »
« Ce que vous disiez tantôt,je l'ai tout entendu.»
« Dites ! n'est-il pas vrai que ce serait un galant
« C'est un beau chevalier ! »
« Vous êtes toutes les mêmes, vous aimez ce qui
luit; mais il n'est pas provençal. »
« Elle est forte celle-là; et que nous importe? »
« Comment? que vous importe! Ah! vous n'êtes
bien que des femmes. »
« Et vous un vrai grincheux. »
« Si vous saviez ce que vous dites!... A quoi
bon!... Vous n'y voyez pas plus loin que votre nez. » «Ce n'est pas comme vous, qui dans votre bosse
portez tout le bon sens, savez tout ce qui doit arriver. »
« Sottes! vous verrez un jour que dans son petit
doigt Rigoulet a plus d'esprit que vous toutes ensemble.
»
La foule s'éparpille sur le Bourguet; (1) et sur le
ravelin, qui est devant le mur où se trouve la porte
du clocher, au milieu de son peuple et de ses chevaliers,
le grand comte Raimon s'assied sur l'escalier,
et dit : « Pour que de ce jour on garde la mémoire,
je confirme à Forcalquier toutes les libertés que
mes ancêtres ont octroyées à ses habitants; et je
veux qu'on inscrive dans l'histoire que dès aujourd'hui
chacun pourra vendre son vin quand bon lui semblera,
même avant celui du comte; et pour éviter
toute contestation, voilà le tout signé sur ce parchemin.
»
(1) Le Bourguet (lou Bourguet) est la principale place de Forcalquier, sur laquelle se trouve la cathédrale. C'était autrefois une esplanade située hors des remparts, devant la principale porte de la ville, dite porte royale de Notre-Dame.
Alors chacun se précipite, on lui baise les mains, on embrasse son manteau;et pendant que les acclamations s'envolent jusqu'au ciel, il remonte à cheval, et jette des poignées d'argent en se rendant au château. Pendant que cela se passait, à Saint-Pierre, (1) dans une maison, avant d'arriver au portail, une femme filait à la lueur de sa lampe.
(1) Saint Pierre (Sant Pèire) : quartier de Forcalquier au sud-ouest de la ville. Il tire son nom d'une ancienne église paroissiale, sise sur l'emplacement actuel des prisons, et d'une ancienne porte où aboutissait jadis le chemin d'Aix.
Bien qu'elle
ne fut plus jeune, de son aile le temps n'avait pas
encore ridé sa figure délicate; mais elle avait l'air
triste et dolent. Tout-à-coup on tire le loquet, un
jeune homme paraît; aussitôt elle quitte son fuseau,
et, sans prononcer une parole, elle l'enlace de ses
bras. C'était Gaucher, notre troubadour, et la
femme sa bonne mère qui n'avait que lui pour toute
consolation.
Il était encore tout petit enfant, quand un mal terrible,
un jour, passa comme une tempête, entraînant
après lui le père et deux enfants. Quel désespoir!
que de larmes ! Mais elle était forte cette femme,
elle sécha ses yeux pour sourire à son Jean.
Le petit Jean crût comme la pâle dans le pétrin. Lorsqu'il eut grandi, le Prévôt au presbytère, le fit
venir un beau matin, et lui dit : « Je t'ai entendu
par les rues, Jean, tu chantes comme une mésange,
il y a pour toi une place au lutrin. » Là, comme
ailleurs, sa nature franche sut gagner l'amitié de
tous. En peu de temps il apprit à chanter; bientôt
il devint fort en lecture ; et le bon Prévôt lui apprit
le latin;il lui enseigna même quelque peu d'histoire;
et quand il s'emparait d'un grimoire en cachette,
sans le quitter, il le lisait d'un trait. Il devint savant,
sa vaillante mère était fière de lui, et non sans
raison, et pour le marier elle jeta les yeux sur la
fille de Luc, un habile vanneur; mais quand elle lui
en parlait, il répondait: « Attends encore un peu;...
quandje reviendrai de Rome, il fredonnait un air,
et voilà comment Jean Gaucher devint troubadour.
Il était la joie du quartier, la coqueluche des fillettes; et quand le soir, sur la petite place, on jouait
à la brassette, chacune d'elles le voulait. Il fallait
voir comme il s'amusait; et comme toutes éclataient
de rire quand il était seul dans la ronde, et qu'en
se précipitant vers lui, elles se poussaient les unes
sur les autres.
De ce temps heureux Gaucher ne s'en souvient plus.
En entrant dans la maison il a pris une chaise,
et regarde sa mère qui file, et qui le boit des yeux
en faisant tourner son fuseau. « Tu sembles tout
penaud, lui dit la brave femme. Voyons! raconte moi
ce que tu as fait ces jours ci, était-ce beau, là
bas, à la cour ? Eh ! bien, tu ne répondspas ? »
Lorsqu'elle vit une larme couler des yeux de son
Jean si beau, elle sentit son coeur se serrer. Elle
l'attira sur ses genoux, et doucement elle le berçait
en lui disant: « mon petit enfant, dis vite que t'a-t-
on fait ? » Mais lui, essuyant ses paupières, Rien! ce ne sont que des chimères qui me traversent le cerveau.
Je vais me coucher, demain plus rien n'y paraîtra.
» Mais sur son coeur elle le presse: « Tu ne
dis pas vrai ! Si quelqu'un t'aime, tu sais que c'est
moi; allons! mon Jean, vide tes chagrins dans mon
âme, la mère sait toujours consoler son enfant.
Parle! dis-moi tout! ne crains rien, mon petit, regarde-
moi bien, va! je suis ta mère, je mettrai du baume
sur ton coeur .— Eh ! bien, tu ne parles pas ? C'est
quelque jeune fille qui t'aura pris ton coeur, et tu es
amoureux. Va! si ce n'est que cela, ne te désole pas. »
« Mère! Si vous saviez comme elle est belle! »
« Tant mieux! mon enfant ; n'es-tu pas le plus
beau? quand tu lui passeras l'anneau, sera-t-elle fière!
Eh! bien, voyons, pourquoi ne souris-tu pas? Et
pour qu'elle devienne ta femme, sans tarder, je te
promets d'aller demander sa main. Dis vite, qui
est-ce? » "non, ma bonne mère, le brin d'herbe qui germe dans la prairie ne peut songer à se marier
avec le chêne qui monte dans les airs. Vous n'avez
jamais vu le passereau, qui ne fréquente que les
buissons, s'allier avec les aigles. Celle que j'aime...
ce n'est pas d'aujourd'hui que je vis du rayon de ses
yeux, il y aura un an quand viendra la foulaison,
Elle est trop noble pour un pauvre diable qui n'a
pour gloire que son amour; elle est dans un palais,
moi je vis dans une masure, mais quel amour dans
ma triste cabane! »
« Tu l'aimes donc bien? »
«Si je l'aime ! autant que je vous aime ; mais
comme ce n'est pas la même chose!car vous aimer me
rend heureux; quandj e pense à elle, un torrent de
Et du fil à l'aiguille il racontaà sa mère, gémissant
devant tant de douleur, comment était né son
amour. Parler de cela ne l'ennuie jamais. Il dit que tout un jour il avait vécu dans le ciel; et puis
du lendemain les terribles angoisses; et que la jalousie,
comme un ver rongeur, dans son âme bave le fiel.
Quand il a fini, la pauvre femme ne peut plus arrêter
les larmes qui coulentde ses yeux. Que faire
pour guérir cet enfant de sa passion, pour éteindre
dans son âme ce feu qui brûle tout?
Quand elle a bien pleuré, elle se dresse, le prend
par la main; lui se laisse conduire comme quelqu'un
qui n'a pas de volonté; elle le fait agenouiller devant
la Madone qui est dans la niche, elle allume
un cierge, et dit: « Puisque tu es la mère de bonté,
Vierge Marie, je t'en prie,toi qui connus les mauvais
jours, toi la patronne des douleurs, guéris
mon Jean, et je te lèguerai et mon anneau, et ma
croix d'or. Mon enfant est mon seul bien; son coeur est bon, son âme pure. Guéris-le moi: j'en fais le voeu,
j'irai trois fois, nu pieds, faire mes dévotions à
Lure. (1)
(1) N.-D. de Lure (Luro) : célèbre lieu de pélerinage sur le flanc sud de la montagne de ce nom, où se trouve une chapelle, au milieu d'une forêt de hêtres.
Maintenant, va te coucher! lui dit-elle en l'embrassant; et, demain matin, tous les deux, nous irons prier Saint Mari (1) pour qu'il veille sur toi. »
(1) Saint Mari (Sant Màri) : abbé, patron de Forcalquier. Ses reliques, apportées à Forcalquier en 925, selon la tradition, furent d'abord déposées dans l'ancienne église située près de la citadelle, et transférées en 1486 dans la cathédrale actuelle.
Gaucher s'est jeté sur son lit: la tristesse est toujours dans son coeur; il sent qu'il perd la raison; il appelle le sommeil qui ne vient pas. N'y tenant plus, à la hâte il s'habille,prend son manteau et sa mandore, puis s'esquive à la dérobée, et s'en va rôder sous les murs du château.
AU BARON HIPP. GUILLIBERT
Toute la plus noble jeunesse des quatre coins de
la Provence, barons, chevaliers et seigneurs, se
trouvant réunie à Forcalquier ce jour-là, avec une
foule de troubadours, Raimon, pour terminer une
si belle journée, crut ne pouvoir mieux faire que
d'ouvrir une cour d'amour.
Lorsqu'il fut environ dix heures, le bouffon Rigoulet
soufflant dans sa trompette, tout en secouant son
grelot,annonce, aux hôtes du château, que la cour
vient d'entrer en séance. Aussitôt chacun se dirige vers la grande salle d'honneur. Quelle profusion
de lumières, mon Dieu! vous vous croiriez en plein jour.
Là, sur la voûte semée d'étoiles, on voit la Provence
luttant contre les Sarrasins. La citadelle du Freinet
dresse son front là bas; elle est investie de tous côtés.
Guillaume, en tête, avec son frère Roubaud,
comte de Forcalquier, poussent leurs cavaliers contre
les mahométans. Quel carnage! quel écrasement!
La massue de Roubaud vient de broyer l'armure de
l'Emir qui commande sur le croissant. La terre
regorge de sang; mais ce sera la dernière guerre:
les Maures, en rugissant, sont tous morts.
Du côté droit, sur la muraille, vous voyez tout
Forcalquier qui s'achemine là bas du côté des prés.
D'une clarté on suit la trace. Où va-t-on? Au devant
de la chasse qui renferme les reliques de Saint
Mary. Sur un brancard, tout verdoyant de feuillage, des pénitents, avec leurs robes blanches,
l'apportent directement de Sisteron. Ils sont exténués.
On comprend qu'ils sont à bout de forces, Mais
le Saint paraît dans la nue; et, soudain, sur la
route, une fontaine d'eau vive jaillit à côté d'une
belle source de vin. Les pénitents se précipitent aux
fontaines jumelles; et après qu'ils s'y sont abreuvés,
qu'ils ont recouvré leur vigueur par cette boisson,
le jet de vin cesse de couler.
Au fond, en face de l'entrée, au milieu de gerbes
de fleurs, est une large estrade où doit siéger la
cour. Le trône est à côté. Un dais de pourpre et
d'or abrite Bérenger, qui de la main, caresse son lévrier,
entre la comtesse et sa fille. Sur des sièges
recouverts de tapis, les dames, en attendant, causent
entre elles; on dirait un champ de fleurs, et jamais on ne vit si jolis minois, coiffures si coquettes.
Tout autour chevaliers, troubadours et barons
usent leurs yeux à regarder si beaux visages.
Sept dames prennent place sur le tribunal; et, sur
le siège le plus élevé, Fanète de Gantelmi, (1) descendante
des princes des Baux, s'assied: elle a un chaperon de velours blanc, dont la trame est en fil d'or.
(1) Fanète de Gantelmi, la légendaire dame de Romanin, fut chantée, au dire de Nostredame, par Bertrand de Lamanon. Alaète, dame d'Ongles, près Forcalquier, ne serait autre, d'après le même auteur, que la mystérieuse Ciberna, célébrée par le grand maestro d'amore, Arnaud Daniel, qui l'aurait allégoriquement désignée, en disant que becs, ni ongles ne pourraient entamer sa réputation. Uguette de Sabran Forcalquier est, également, une des dames que Nostredame fait siéger en Cour d'amour. Son nom nous obligeait à l'y asseoir, nous aussi, mais sous les expresses réserves que commande le peu de crédit de l'écrivain salonais. De même pour Isabelle Bourrillon. En revanche, les autres dames de notre assemblée d'amour appartiennent sans conteste à l'histoire : Tibors, née à Séranon, une des terres du troubadour Blacas, rima à l'exemple de ce dernier ; quelques vers d'elle sont arrivés jusqu'à nous. Adélaïs de Mévolhon, fille du seigneur de Saint-Vincent, épousa, vers 1250, Amiel d'AgouIt Curbans. L'inévitable Nostredame parle de ses amours avec le troubadour R. Feraut de Glandevès. Laplane donne comme plus certain qu'elle fonda, en 1283, l'abbaye Sainte-Claire de Sisteron, Philippine de Porcelet était la nièce, semble-t-il, d'Azalaïs de Porcelet Roquemartine, vicomtesse de Marseille, dont le nom est mêlé à la biographie de P. Vidal. Elle prit le voile chez les Béguines fondées par Sainte-Douceline de Digne, la mystique Egérie de Charles d'Anjou, et lui succéda comme supérieure en 1274. On lui attribue avec toute vraissemblance la vie de Douceline, écrite en provençal en 1297, et publiée de nos jours.
Sur les questions d'amour nul n'est plus compétent;
aussi préside-t-elle la cour. Adelaïs de Mevolhon se
place à sa droite; puis la charmante Sabran, la jeune
Porcelet.A gauche on voit siéger dame Tibors,
puis Alaète d"Ongle,aimée du grand maestro d'Amore ;
enfin à la suite vient Isabeau Bourrillon: elle est
la plus jolie, l'âme d'un troubadour palpite dans
son sein, c'est la physionomie la plus charmante
d'Aix; et six cents ans après, on voit encore fleurir
tous les arts chez ses neveux.
Fanète se levant: « La séance est ouverte! dit-elle
Ce qui nous est demandé, certes, n'est pas facile; il ne s'était jamais présentéun cas plus épineux; voici
ce dont il s'agit: On demande à la cour si, pour
qu'elle soit heureuse...»Soudain un page paraissant
crie: « Le comte de Toulouse! » Chacun de se dresser.
Le comte éblouissant dans un vêtement brodé,
tout garni de dentelles, vers Béatrix s'avance, et dit:
« Damoiselle, la haut, touchant le ciel, au plus
profond d'une combe, au sommet des Pyrénées, tombent
dans un abîme les suintements d'un glacier;
la caverne, ciselée par la main d'une fée, étincelle
de pierreries. J'ai choisi les plus précieuses; sur ce
manteau de Chine je les ai semées,pour que vos épaules,
plus blanches que l'opale, en fussent ornées. » Fanète, regardant ses compagnes, à voix basse
leur dit: « Les voilà tous trois, nous allons un peu rire,
ce sera drôle. » Alors, élevant la voix: « Je vous disais
qu'une fois une jeune et belle comtesse avait trois
amoureux, tous les trois beaux et vaillants, issus
tous les trois d'une vieille noblesse, sur de riches pays
flottent leurs drapeaux.
Le premier est brun, trapu, et parle si peu qu'on le
croirait muet; s'il faut en croire le dire de ses gens,
jamais sur ses lèvres n'éclot le rire; mais quand l'amour
envahira son coeur il restera fidèle jusqu'à la
mort.
« Nous voici au second; ici race racège. C'est un
prince bien fait et gai comme un pinson; sa langue
fredonne sans cesse et fait entendre des chansons.
A sa cour toujours on est en fête, là ni coups ni batailles,
mais fins repas, bals et le reste; partout la joie s'épanouit. Mais, car il y a un « mais » en
toute chose, il est tant soit peu volage, et se moque
de ce qu'on fait, de ce qu'on dit.
« Le troisième est grand, blond, à fibre mine; dans
son pays les brouillards voilent le soleil; à la guerre sa
place est toujours au premier rang; et s'il ne chante
pas souvent, il est homme de conseil. »
Dès qu'elle eut parlé, tous se regardèrent; elle n'avait
prononcé aucun nom, et chacun souriait. Seule,
Béatrix à cela ne comprenait rien, et ses yeux bleus
cherchaient si, dans les groupes, ils ne verraient
La Présidente, alors, levant la tête, fait de son
doigt mignon un geste qui veut dire: Silence! Le tribunal, dit-elle, demande à s'éclairer pour
savoir lequel des trois a des chances pour plaire à la comtesse et faire son bonheur. Allons! si quelque
aimable diseur veut élucider cette question, qu'il
s'approche! la cause est belle assurément. »
Emeric Péguilhan, (1) venu de Catalogne,soudain
se lève, et dit: « Cette affaire me plait, et je prouverai
que tout ce qui luit n'est pas de l'or.
(1) Aimeric de Péguilhan, toulousain, habita l'Espagne dans sa jeunesse. Il chanta, pendant la guerre des Albigeois, la cause de Raymond VI et de Pierre d'Aragon ; mais sa pièce la plus connue est celle qu'il écrivit contre Charles d'Anjou, à l'occasion de son mariage avec Béatrix : « Au lieu d'un brave seigneur, les provençaux, dit-il, auront un sire. Subjugués par les français, ils n'oseront plus porter lance ni écu. Puissent-ils être tous morts, plutôt que de se voir réduits en cet état ! Mais ils le méritent par leur infidélité envers celui qui pouvait les en garantir. » Ces derniers mots semblent une allusion à Pierre d'Aragon, et nous ont autorisé à faire de Péguilhan l'avocat de celui-ci, a la Cour d'amour de Forcalquier Nous aurions pu, avec plus de vraissemblance encore, confier ce rôle au fier troubadour des Alpes, Boniface de Castellane, ennemi juré d'Anjou, et grand partisan d'Aragon ; mais Castellane était un puissant personnage, qui ne descendait pas dans l'arène poétique pour se mesurer avec les chanteurs nomades.
Quand vous
voulez trouver un trésor, voyons ! où allez-vous le
chercher? Dans les profondeurs de la terre ou au
sommet des montagnes. Et lorsque vous avez trouvé
le filon où il gît, vous êtes riche, et vous pouvez alors
faire de beaux rêves. Ce que je dis des trésors, mesdames,
je le dis aussi du coeur humain: il en est qui
sur leur main l'étaient, le donnant aujourd'hui, demain
le reprenant, offrant leur flamme à la première
venue, princesse ou paysanne, qu'importeI cela leur
est égal. Joie en ville, douleur à la maison; leur
amour est volage, le prend qui veut. Ce n'est pas là
le trésor qui peut rendre une femme heureuse.
Maintenant que penserez-vous de celui qui ne sait prendre conseil que de l'épéeou de la lance, cherchant
toujours si quelque aubainene lui jettera pas
dans la main un pays qu'il puisse gouverner en
maître? Pendant ce temps, que devient sa femme. Elle s'allanguit, la pauvrette, et ses larmes coulent.
Adieu, ses rêves d'or perdus! Tenez, j'en ai le
coeur brisé, j'en suis tout ému. Aussi laissons cela de
côté.
Parlons, au contraire, de quelqu'un qui n'a qu'une
ambition: gouverner par l'amour, et chercher à
plaire à celle qui l'aura captivé. Le voilà, le trésor
dont je vous parlais tout-à-l'heure. Ne le rencontre pas
qui veut; mais celle qui saura le prendre
trouvera sûrement, dans un coeur tout neuf, la
source du bonheur, et, portée sur les ailes de l'amour
que sauront faire naître ses baisers, elle s'envolera
dans un ciel sans nuages à l'horizon. Ce Prince est
une fleur cachée dans l'ombre, son calice est fermé
et comble de parfums.S'il ne s'est pas ouvert encore,
c'est que personne n'a su découvrir l'endroit où il se
cache; mais le jour où un rayon de soleil, envoyé par une gentille fée, viendra se répandre sur lui
et battre l'aubade dans son coeur, il s'échappera tant
de parfums du sein de cette âme timide, que la
femme qui saura faire éclore cette fleur sera embaumée
pour la vie.
Excusez-moiI j'ai terminé ma longue causerie. Je
pense qu'à mon client la cour sera propice, et je finirai
par ce que j'ai dit au début. Prenez mon Prince,
c'est un trésor ! »
Dès que Péguilhan eut terminé son plaidoyer, les
applaudissements partirent de tous côtés; mais les
comtes de Toulouse et d'Anjou riaient jaune, et faisaient
un peu la grimace.
Pierre Vidal (1) prend alors son luth, et se met à
chanter pour Raimon de Toulouse.
(1) Pierre Vidal, (Pèire Vidau), se montra si attaché aux Toulouse, et donna, à la mort de Raymond VI, des marques si singulières de son deuil, que nul ne nous blâmera de l'avoir fait vivre jusqu'en 1245, pour faire de lui le défenseur de Raimond VII.
En l'entendant
on dirait que sa langue veut se dédommager de son
mutisme antérieur. " La vie est loin d'être éternelle, bien fugitifs sont
les plaisirs, à la volée il faut savoir les prendre
lorsqu'ils passent à notre portée."
« Sur cette terre il n'est qu'un bien, un bien qui
jamais ne vous échappe, qui vous accable sous le
bonheur; c'est au fond du coeur qu'il se trouve.
Vous le savez bien, mes nobles Dames: c'est l'amour
dont les âmes se nourrissent qui ouvre les portes du
ciel. Il est certain que lui seul donne aux baronnes
comme aux bergères l'épanouissement du beau,
La vie est loin d'être éternelle, bien fugitifs sont
les plaisirs, à la volée, il faut savoir les prendre
lorsqu'ils passent à notre portée.
« On vous a dit que pour être heureux il faut se cacher
dans un palais, passer son temps à réchauffer
Une dame qui a la beauté doit voler de fête en
fête, être toujours prête pour le plaisir, et pour
cela savoir chanter :
La vie est loin d'être éternelle, bien fugitifs sont
les plaisirs, à la volée, il faut savoir les prendre
quand ils passent à notre portée. Un autre viendra vous dire : Pour un Prince il
n'y a que la gloire, l'histoire doit enregistrer son
nom. En attendant, sa femme pleurera. Parlez moi
d'un seigneur troubadour dont l'unique ambition
est de faire un beau destin à sa Princesse,
ayant sa cour toujours pleine de chanteurs de
tout genre chansonnant du soir au matin : La vie est loin d'être éternelle, bien fugitifs sont
les plaisirs, à la volée, il faut savoir les prendre
quand ils passent à notre portée.
« Là, dans son palais, la jeune et belle châtelaine
sera la déesse glanant la fleur de tous les rêves.
Pour elle seront tous les coeurs, et chacun chantera
l'étoile qui luira dans ce ciel bleu. La poésie
vaut bien l'histoire! Et elle aura plus de gloire
qu'un roi, car les chants ne sont jamais perdus.
La vie est loin d'être éternelle, bien fugitifs sont
les plaisirs, à la volée, il faut savoir les prendre,
quand ils passent à notre portée. »
Albert de Sisteron (1) s'exclama: « Vive Vidal!
il est toujours notre maître. » Et Reforsat; (2) « Si,
pour chanter ainsi, il faut ne pas avoir de langue,
je vais faire raccourcir la mienne pour être ton rival. » Pendant ce temps, Villeneuve préoccupé parlait à
voix basse au troubadour Bertrand de Lamanon. (3)
(1) Albert ou Albertet de Sisteron, (Oubert de Sisteroun), natif du Gapençais, habita Sisteron et y mourut. On a de lui une vingtaine de pièces; écrites aux environs de 1220. Certains le font vivre jusqu'en 1290.
(2) Reforsat de Forcalquier (Refoursat de Fourcouquiè), nous a laissé un sirventés. On manque de détails sur sa vie. Il semble ne faire qu'un seul et même personnage avec le troubadour Reforsat de Tretz. Nous croyons être resté dans la probabilité historique, en rangeant ces deux troubadours locaux dans le parti toulousain. Forcalquier, .et Toulouse cousinaient, et portaient fièrement la même croix d'or pommetée. L'allusion que nous mettons dans la bouche de Reforsat, rappelle une aventure bien connue de Pierre Vidal, qui eut la langue percée pour avoir médit d'une dame.
(3) Bertrand de Lamanon (Bartran de Lamanoun), déploya autant d'ardeur à soutenir Charles d'Anjou, que Péguilhan en mit à l'attaquer. Il lui adressa un sirventés pour l'exhorter à ne pas se laisser enlever Béatrix par Aragon ou par Toulouse. « Venez sans délai, lui disait-il. Si le fils d'un roi de France se laisse dépouiller par ses voisins, comment ferait-il des conquêtes outre mer? » Plus tard, Lamanon, désabusé du parti angevin, rima contre Charles II, et fut dépouillé par ce prince de la gabelle de Pertuis, qu'il possédait héréditairement.
Celui-ci ne parait pas être à son aise. Parlera-t-il
ou ne parlera-t-il pas ? Bornée enfin lui dit : « Ne
tremble pas, courarge ! »
« Trembler, moi ! qui ai bravé tant de périls,
moi, Lamanon! »
ll ne fait qu'un bond, et le voilà debout devant le
tribunal :
« Je ne vous ferai pas, mesdames, un long discours,
paroles longues font journées courtes ; encore
faudrait-il savoir le faire. Je n'ai pas la faconde de
ces beaux diseurs que vous venez d'applaudir
avec raison. Mais lorsque je vous aurai dit que le
Prince pour qui je prends ici la parole, est un
prince vaillant comme on n'en a jamais vu, je pense
que vous changerez d'avis, bien que pour plaider je
ne sois qu'un pauvre orateur. On vous a dit : Le
bonheur n'est que dans l'amour ! On vous a chanté:
Cherchez-le dans les plaisirs! Moi je vous dirai : l'amour et les fêtes ne suffiront jamais à rendre une
femme heureuse. Le bonheur gît dans la grandeur
de l'âme. Aussi ne me parlez pas de ces efféminés
toujours pendus à la robe de leurs dames. J'aime
moins encore, et je le dis tout net, ces bons à rien,
ne connaissant aucune retenue, et qui passent
leur vie â la recherche des plaisirs. Il est bien
autre le noble chevalier que je voudrais pour
époux à la belle Princesse dont vous me parliez; il
est homme de tête, de bon conseil; et quand sur son
coursier il est au front de la bataille, l'épêe à la
main, rien qu'en le voyant les ennemis, comprenant
que c'en est fait, sentent la peur les envahir.
Trouvez-moi,si vous le pouvez, un plus noble destin !
Quand le coeur est si haut, l'âme ne peut qu'être
belle; et donner un tel époux à une jeune fille
c'est lui faire un présent divin. Quoi de plus beau
pour une dame, que de voir celui que son coeur
aime,triomphant dans cent combats, à ses petits pieds venir déposer toute sa gloire pour lui plaire,
enivré, fou de sa beauté ; sentir que seule elle est
la Reine de ce géant redoutable, qui vient se
mettre à ses genoux pour se faire tresser des chaînes de fleurs ; c'est un lion devenu agneau, c'est
l'amertume transformée en miel. Que faut-il de plus
pour rendre une femme heureuse ? Un tel mari ne
le trouve pas qui veut ».
Lamanon ne parlait plus, et dans la salle il
y avait un silence si profond qu'on aurait entendu
voler une mouche; tous les cous étaient tendus
pour savoir lequel des prétendants verrait enfin
cesser ses incertitudes. Alors Fanète se dressant :
« Nous allons délibérer, si personne n'a plus rien à
dire. » Soudain, au fond de la salle on entend
des grelots tinter, et sur un long bâton, comme sur
Bucéphale, voici Rigoulet qui s'avance au grand galop, devant le tribunal il arrête sa monture,
puis, ayant raclé son gosier, de sa voix la plus claire
dit :
« Dames, seigneurs, vous tous qui avez la taille bien
faite, écoutez un tordu vous dire où est le droit :
Vous avez entendu trois bavards. Que vous ont-ils
dit? L'un que son Prince est beau,qu'il est un trésor;
l'autre qu'il est troubadour; celui-ci que le sien est
vaillant et doux comme du miel. Ont-ils dit un mot
de la Princesse ? Lui a-t-on demandé si elle aimait
les galants que sont venus proposer ces trois vantards
? Ah! si vous les écoutez, quelles promesses ne
feront-il pas? Voyez ! mon Prince d'ici; tenez! mon
Comte de là. Et la jeune fille! Hélas! on la laisse de
côté comme un chiffon au séchoir. Telle folie
est incroyable!Et dites-moi donc un peu pourquoi
l'on ne prendrait pas l'avis, d'abord, de la Princesse
? A-t-on jamais vu disposer ainsi d'une jeune
fille, sans savoir si son coeur ne s'est pas encore
donné? Vous me direz que je suis tordu; mais mon bon sens ne l'est pas; et la Cour de Provence dira que
Rigoulet a raison de parler, si, par son dire, il
peut faire qu'elle juge sainement. Comme il vont
chercher midi à quatorze heures ! Cette pauvre
fiancée a l'air d'une tourterelle que convoitent trois
éperviers. Voyons ! Est-ce sa vertu qu'ils aiment,
dans la Princesse? Est-ce sa jeunesse, sa beauté?
son coeur pur ? Je crois bien mieux qu'ils lorgnent
ses châteaux. Ah! si elle pouvait m'entendre, la Damoiselle,
je lui crierais : Vous êtes trop belle et trop
noblepour vous laisser marchander. Libre comme
le vent qui souffle au sommet de Lure, et comme la
Durance aux allures indomptées, prenez celui qui
a fait tressaillir votre âme. Qu'est-ce donc qu'un
royal blason, et même la gloire ? Là n'est pas le bonheur,
ce ne sont que des hochets.Regardez les oiseaux
voleter dans les airs: Deux par deux ils se cachent
dans les broussailles, ou se becquettent sur les peupliers,
dans les buissons épineux, sur les pins verts;
et ils sont heureux, ils gazouillent sans cesse; et
quand le soir l'ombre s'allonge, ils se perchent en chantant le Dieu de l'univers. Faites comme les oiseaux, comme vos vassales,choisissez un jouvenceau
qui vous aime pour vous;et,tous les deux, vous chanterez
comme font les cigales;car vous êtes assez riche
et assez noble pour deux.
Pendant ces plaidoyers, Béatrix, s'amusant avec
les glands de sa pelisse, avait peu écouté, son
esprit était ailleurs.Mais lorsque Rigoulet, malicieusement,
revendiqua les droits de la justice, en
rabrouant ces trois charlatans qui se disaient marchands
de bonheur, elle ouvrit les oreilles et ses
yeux d'azur, sans s'expliquer son caprice. Elle
donna le signal des applaudissements quand elle
vit Rigoulet remonter sur son cheval; et se tournant
sur son siège elle dit au comte en riant : « Oh! ce
Rigoulet! qui aurait dit ?» Mais dans la rue une
voix en chantant lui coupa la parole. Elle disait
cette voix fraîche et timide : « Celle que j'aime est
la plus belle ! ses yeux sont bleus comme l'azur,
de ses lèvres coule du miel, de la Provence elle est le symbole, pour moi c'est une enchanteresse.
Jamais, pourtant, je ne le lui dirai tant que je
vivrai. »
Le chant montait pur, on aurait dit une caresse.
La princesse s'écria : « C'est mon ami
Gaucher! Dites lui de monter, vous verrez s'il
chante bien ! Béatrix l'appelle, va-t-il être content!
Mais courez vite, il s'en va, je n'entends presque plus
sa voix ». Et elle sautait de joie, elle frappait des
mains. La belle chose que quinze ans lorsque,
sournoisement, au milieu d'un jeune coeur, l'amour
commence à poindre ! Pour satisfaire son désir
chacun court d'ici, de là, cherchant de tout côté;
mais le troubadour avait disparu. Sans savoir
pourquoi, la jeune fille, hélas!se sentit le coeur gros,
quand on lui dit qu'il n'y avait pas de Gaucher. Pendant ce temps, la cour discutait. Pour se
mettre d'accord ce n'était pas facile. Elle annonce,
enfin, que pour une cause si grave, il lui fallait
huit jours de réflexion.
A JOSEPH HUOT
L'aube commençait à poindre sur les Alpes; et sur
le roc où se trouve le castel, enveloppé dans son
manteau, le comte Bérenger songeait. Oh! qu'il
est sombre ce matin à l'heure où tout le monde dort
encore! D'où lui vient la tristesse répandue aujourd'hui
sur sa belle figure ? Ne se trouve-t-il pas
assez grand ? Pourtant la destinée, de sa main, a
semé sur sa route tout ce qu'un prince peut envier :
elle l'a fait vainqueur dans les batailles, et sous
ses pas a jeté plaisirs, grandeur, bonheur et gloire. Ses trois gendres sont plus que princes, ils sont
Rois ; la Provence est en paix; et les plus illustres
troubadours de venir ici ne sont jamais las, aux
pieds des dames accourant déposer leurs chants
d'amour et leurs hommages. Et pourtant sur la
citadelle, ce matin, le grand Raimon sent son
âme endolorie, comme si un frelon l'avait piquée.
C'est que dans la force de l'âge, plein de vigueur,
depuis quelque temps, sans savoir d'où cela vient,
ni quelle en est la cause, il sent parfois ses forces
qui l'abandonnent. Qu'est devenue cette vigueur
qui faisait vibrer son âme, et qui débordait
autrefois en lui?
Laissant tomber sa tête sur sa poitrine angoissée,
il pense à Bêatrix. Aujourd'hui, le jour de sa fête,
ne sera-t-il pas la veille de son deuil? Raimon a
deux amours : sa fille et la Provence ; l'avenir de
toutes deux bien souvent l'emplit de crainte. Il les voudrait si heureuses ! Parfois il redoute de les
voir tomber en de mauvaises mains. Trois princes
fiers, valeureux et puissants sont arrivés pour plaire
à la Princesse.Lequel choisir? Le seigneur Romée (1) préfère le duc d'Anjou, et le presse, sans plus
tarder, d'en faire son fils.
(1) Romée de Villeneuve (Roumiéu de Vieronovo) ministre général de tous les états de Raimon Bérenger, le comte vivant, devint administrateur de la Provence, après sa mort, en sa qualité d'exécuteur testamentaire et de tuteur de Béatrix qu'il maria à Charles d'Anjou.
Mais Bérenger craint qu'il n'aime trop la guerre, et que la Provence, dans ses mains, ne voie ses chansons changées en pleurs. Rigoulet pourrait bien avoir raison : l'amour vrai vaut la gloire, et bonheur obscur mieux que victoires retentissantes. Est-ce bien sa Béatrix qu'aiment ces grands seigneurs? N'est-ce pas plutôt son héritage?car ils savent que sans partage, et peut-être le jour n'en est-il pas éloigné, elle possèdera la perle du midi (1).
(1) Dès le 20 juin 1238, aux Cordeliers de Sisteron, Raimon Bérenger avait testé en faveur de Béatrix, sa plus jeune fille, à l'exclusion expresse des trois ainées, et avec clause de substitution, à défaut de Béatrix, en faveur de son cousin Jacques roi d'Aragon. Ce testament indiquait nettement de la part du Comte, le vif désir de sauvegarder l'autonomie de la Provence, et probablement aussi de marier Béatrix à l'héritier de la dynastie aragonaise. Plus tard, la main de la Princesse fut promise au Comte de Toulouse. La mort seule de Raimon Bérenger permit au prétendant Angevin de triompher de ses rivaux.
Du sommet du roc dominant la contrée, il parcourt du regard cette terre prédestinée qui va des bords du Rhône à la cime des Alpes, du rivage de la mer à la crête de Lure (1).
(1) Lure (Luro) chaîne de montagnes, qui va de la Durance, près Sisteron, au Rhône, où elle se termine par le Ventoux.
Bien loin, là haut, la neige ; sous ses pieds, la verdure; et par delà, la gorge de Volx, le pays des oranges, où jamais il ne pleut. Devant cet horizon immense, Raimon par une noire mélancolie se sent envahir. « Et que m'importe, dit-il, d'abandonner tout cela ? » Aussi pas une plainte. Il ne pense qu'à sa fille. Avant de monter ici, ce matin, il lui a fait sa première visite pour déposer un baiser sur son front. Comme elle était belle dans son sommeil!Quel sourire de jeune vierge! Il la buvait des yeux, il la trouvait si belle noyée dans ses cheveux d'or. Où est le seigneur, se disait-il, qui pourra lui donner assez d'amour? Nous verrons cela plus tard. Les cors sonnaient là bas sur le Bourguet;et, de là haut, le comte vit les chasseurs qui s'assemblaient. En voyant cette belle jeunesse il se sentit de nouveau plein de vie, et descendit content. On est matinal quand il s'agit de plaisirs. Les chasseurs étaient déjà sur pied, et, tout en courant, faisaient leurs apprêts. C'était un charme de voir cet entrain. Il y avait là dames, grands seigneurs, nobles écuyers, pages, troubadours; ceux-ci, pour se faire chasseurs, avaient troqué leurs violes d'amour contre le couteau, l'épieu et la lance. « Mais des Cordeliers (1) qui diable s'avance ?
(1) Les Cordeliers (les Courdelié) quartier de Forcalquier qui doit son nom au couvent des frères mineurs dont la fondation est attribuée à Raimon Bérenger dont le cloître subsiste encore, ainsi que le portail gothique de l'église.
Rigoulet
sur un âne ! Faisons-lui une ovation! » Et notre
tordu, fier comme Artaban, ayant sonné un air
sur sa trompette, passa la revue, monté sur sa bourrique.
Cependant les chiens en courant aboyaient;
les faucons coiffés battaient des ailes; et chacun
de rire en se disant: « Tout à l'heure le bossu va nous
lâcher quelque bourde». Tout-à-coup, la foule,
qui se trouvait sur la place, se met à crier :
« Vive Bérenger! » C'était Raimon qui descendait
tout seul de la Citadelle, heureux d'entendre son peuple qui l'acclame. « Hâtons-nous, dit-il, le soleil
monte, n'attendons pas la chaleur pour gravir la
Cole (1) ».
En même temps, du côté de Lure, au milieu des
Mourres (2), qu'un jour Dieu planta sur la hauteur
comme des géants de rocher, vous auriez pu voir
un malheureux accablé de tristesse, l'âme débordante
d'amertume, accroupi sur une pierre, la tête
dans les mains.
(1) La Cole (la Couolo) est la montagne, peu élevée, qui se trouve au nord de Forcalquier, dans la direction de Lure.
(2) Les Mourres (lei Mourre) rochers isolés au nord de Forcalquier, ressemblant vaguement, vus de loin, à une armée de géants à tête énorme.
C'était Gaucher qui demandait, en
pleurant, à Dieu de l'arracher à la torture.
Après avoir chanté sous les fenêtres du château le
soir d'hier, le coeur plein de fiel, la tête en feu, il
était allé au hasard, devant lui. La lune était au
ciel, là haut brillaient les étoiles; le rossignol
chantait en s'égosillant sur les branches; mais
lune, étoiles, rossignol, que pouvait faire tout cela
à cette âme en deuil, qui, sans espoir, brûlait
d'amour? « D'où vient, se disait-il, que je ne suis pas grand seigneur?Pourquoi la joie aux uns, aux autres
la souffrance? Est-ce juste, cela ? Dieu ne nous
a-t-il pas tous pétris du même limon? Et ces nobles
barons, qu'ont-ils de plus que moi ? Peut-être point
de coeur, et le mien me torture. Ils sont nés dans
la soie et moi dans le cadis; moi dans une pauvre
maison, eux sous des lambris princiers. Qu'ont-ils
fait? Pourtant devant eux chacun s'incline.Et vous,
mon Dieu, qui êtes le Roi des Rois, vous aviez pour
palais quatre pauvres murs, et pour berceau une
crèche avec un plein tablier de paille, pauvre à ne
pas avoir un grain de mil. Ce ne sont donc pas les
grandeurs qui font les grandes âmes! Celui-là seul
aime bien qui sait souffrir, mourir. Mais de mourir
pour elle je n'aurai pas le bonheur. Mourir pour
Béatrix! mon Dieu, quelle joie! Lui tout donner,
mon âme, ma jeunesse, ma vie, et être sûr qu'elle
pleurerait sur moi, pauvre hère, ce serait trop de
bonheur pour l'infortuné troubadour, et puis, il ne
souffrirait plus. Mon Dieu! vous qui pouvez tout,
écoutez ma. prière! ». Et il marchait toujours droit
devant lui, sans savoir où il allait, pleurant, gémissant. Parfois il eut crié: Au secours! Navrante était
sa douleur.
Et lorsqu'il arriva sur les Mourres, ces hommes
de pierre, aussi hauts que des tours, échevelés,
barbus, pour tous sinistres, furent émus par le
pauvre amoureux. A ces géants Gaucher conta ses
peines comme s'ils l'entendaient; son âme débordante
se sentit soulagée en exhalant sa douleur à
quelqu'un. La lune se couchait, et, dans le crépuscule,
les ombres des rochers s'allongeaient sur le sol;
on aurait même cru qu'ils remuaient, parfois.
Lorsque Gaucher eut assez gémi, au pied des
rocs il se laissa choir; et, exténué, il allait s'endormir,
lorsqu'il entendit passer dans l'air comme un
souffle compatissant.— C'était des voix qui se disaient :
« Ne faisons pas de bruit, c'est notre frère. Ali !
s'il savait ce que nous savons, qu'à Béairix il a su
plaire,et que la jeune fille l'aime bien! » Gaucher
ouvrit les yeux peut-être rêvait-il? Son coeur
battait mais il n'entendit plus rien, que le souffle du vent à travers les Mourres, Tout pensif, il se
coucha de nouveau. Dès qu'il eut fermé les yeux,
voilà que le rêve recommence. Et la voix, plus
douce encore, reprit : « Va ! elle doit t''aimer;
dans son coeur sûrement l'amour germe, et son âme
en est embaumée. » Mais voilà qu'une voix sombre,
qui semblait sortir d'un Mourre caché dans l'obscurité,
dit : « La vie est semée d'un peu de joie
et de beaucoup de tristesses ; et le malheur qui nous
épargne ne nous fera pas grâce pour longtemps.
Il me semble voir la mort qui vient frapper la
tête la plus haute. Après.... tout disparaît dans une
horrible tempête. » Puis, on n'entendit plus rien.
Mais bientôt un Mourre recommença : « Du
Nord nous viendront les ténèbres au milieu des
tonnerres et du carnage! Alors plus de chanteurs;
alors le parler que nous, les Mourres, nous aimions tant sera pourchassé. Plus d'aubades! Adieu les cours
d'amour, adieu les chevauchées! et au lieu de cela
que vois-je? Du sang! encore du sang! du sang
sur les champs de bataille; au loin, par delà la
mer, les murailles des villes sont rouges, c'est
encore du sang; car un peuple affolé massacrera
nos frères à grands coups de couteau. Là sera frappée
notre fière jeunesse (1).
(1) Allusion à la conquête du Royaume de Naples par Charles d'Anjou, et surtout aux Vêpres Siciliennes.
Quel deuil pour la Provence! Mais toi, Gaucher, souviens-toi bien
qu'aujourd'hui il ne faut pas un seul instant
perdre de vue la Princesse. »
Il était grand jour, et Gaucher dormait encore,
quand il lui sembla sentir sur sa figure comme
une haleine tiède qui le réveilla. C'était Diane,
la chienne favorite de la Princesse, qui sautillait
sur lui, le dévorant de carresses; de lui lécher les
mains elle ne se lassait pas. Qu'elle était jolie, cette
levrette! Elle avait l'échine toute blanche gentiment
tachetée de noir, et ses yeux étaient bleus. Quelle
grâce quand elle jouait! et comme elle dévorait
l'espace sur ses jambes nerveuses, fines comme des fuseaux. Gaucher lui rendait caresse pour caresse;
et la tristesse de son coeur se dissipait un peu.
Voilà qu'au détour du chemin la chasse se montre ;
vite derrière un Mourre le jeune homme se cache ;
et Diane de courir vers sa maitresse qui arrivait la
première.
Ils ont atteint le sommet qui domine les Truques (1). Ce n'est pas tous les jours qu'on admire un aussi
beau coup d'oeil. Sur la crête, comme un Mourre
vivant, se tenait Roubaud, le plus intrépide chasseur
de Forcalquier. Un épieu à la main, le couteau
à la ceinture il attendait. « Eh bien ? lui dit
Bérenger ». « Grand comte, j'ai tout fouillé, les
taillis, les clapiers ; le gibier ne manque pas ;
même au sommet de Valmagne (2) j'ai vu, bien
marquées dans la rosée, les traces d'un ours ».
(1) Les Truques (les Truco) nom d'un quartier de Forcalquier
(2) Valmagne (Voumagno) : la vallée la plus profonde de la Cole, elle va déboucher dans le Béveron.
« Tant mieux! nous verrons là ceux qui ont tété du bon lait; on va t'obéir. Je te nomme chef, Roubaud ». « Alors, en avant! dans la combe, pour essayer de débucher cet ours ; que les fainéants poursuivent les tourterelles; de tuer le monstre sauvage nous seuls aurons l'honneur. » « Bien parlé ! dit Raimon, je n'ai rien à répondre. Détachez les chiens, chacun à son poste. Allons! en chasse! mes seigneurs. Voyez! comme Diane flaire déjà. Et n'allez pas oublier qu'au coup de midi le dîner sera prêt aux sources de Fontienne (1) ». « Bonne chance! mon Prince ». C'était Rigoulet qui parlait ainsi ; et, ce disant, toujours alerte, il faisait danser, sur sa bosse, de nombreuses cages d'oiseleur « Mais, ainsi harnaché, où donc vas-tu ? » « Je viens aussi chasser; et j'enragerai si je ne prends pas les pies-grièches qui sont venues sur notre terroir. » « Alors, tu leur as déclaré la guerre ? »« A mort! Et je les tiens en respect. Vous voyez ce champ de gesse ? Tout au milieu, je vais placer ma chouette, et s'il vient quelqu'un, de ces oiseaux de malheur, gare le quiche-pied! (2) »
(1) Fontienne (Fountiano) village situé sur la route de Forcalquier à Saint-Etienne-les-Orgues, et qui doit son nom a ses belles sources.
(2) Quiche-pied (guicho-pèd) instrument dont les oiseleurs se servent pour attrapper les petits oiseaux par les pattes.
«Prends en
beaucoup ». « Je ferai mon possible ». Et, tout
en s'en allant: « N'est-il pas affreux, se disait à
lui-même Rigoulet, de voir des étrangers venir
tout nous prendre. Pourquoi donc la Princesse ne trouverait-elle pas en Provence un homme digne
d'elle? Au diable ces Princes ! Ah! si Jean Gaucher
C'est que Béatrix l'aime, et elle ne s'en
doute pas. Et si, de cet enfant, nous faisions notre
comte? »
Le soleil passait au zénith tombant d'aplomb sur
Forcalquier; et la faim, qui les pressait faisait
se hâter chacun vers Fontienne. Au bord de l'eau
dans les prés, on venait de servir le diner. Pour
le préparer on n'avait pas compté sur la chasse.
Ils furent bientôt tous placés, la course avait
aiguisé les dents. Tout d'abord personne ne dit
rien, on avait bien autre chose à faire. Les chasseurs
ne sont pourtant pas muets ! Il n'y eut rien de
perdu pour attendre. Et quand le vin eut
échauffé les têtes, c'est à qui parlera le plus,
ils ne son arrêtés par rien. Il n'y a qu'un
instant tous étaient silencieux; maintenant,
tous à la fois font assaut de mensonges; à les
en croire, ils ont tout tué; les maladroits surtout
content des histoires à vous faire dormir debout. Et tout le monde rit, et la Princesse songe; à quoi
peut-elle bien rêver quand tout le monde rit? Le
comte est plus qu'heureux en voyant tant de gaieté;
et se tournant vers Rigoulet il lui dit: « Tu
semblais, ce matin, avoir beaucoup d'ardeur pour
aller, disais-tu, prendre des pies-grièches; et dans
tes cages, que vois-je ? cinq ou six chardonnerets,
quelques pinsons, des tarins, des allouettes; tu les
as donc manquées?»« Ne me faites rien dire, hélas!
Mais comme leur troupe n'est pas nombreuse,
je la guetterai de nouveau, si elle passe à ma portée.
Laissons ce propos de côté. Devinez qui j'ai vu
au four à chaux?» « Sans doute quelque jolie
bergere? » « Non! » « peut-être l'ours? » « Pas
davantage! » son oeil riaiten regardant Béatrix:
« J'ai vu Jean Gaucher! » « Pourquoi ne l'as tu pas
amené! répliqua la Princesse, on dirait qu'il nous
fuit. » « Et toi maître Roubaud, dit Raimon, où
donc est l'ours que tu devais nous apporter? » « Mon
Prince, il est au précipice de la Roche-Rouïne,
(1) et nous irons vous le chercher.
(1) Roche-rouihe (Rouocho-Roume) rocher éboulé au sommet de la Cole, sur le versant nord qui fait face à Lure.
Foi de Roubaud, avant le coucher du soleil nous l'aurons cerné dans sa tanière. Ce sera notre triomphe aujoud'hui. » Tous de crier: « A l'ours! » Alors il se produisit un remous; et, en un clin d'oeil, chacun fut sur pied. « A l'ours! à l'ours! » criaient-ils, en saisissant les lances. Béatrix leur dit : « Heureuse chance! beaux messieurs, mais songez que c'est un ours, et soyez prudents. » Pendant que les chasseurs gravissaient la Cole, Béatrix rêveuse, ainsi que ses dames d'honneur, pour fuir les brûlantes ardeurs du soleil, cherchèrent un endroit où, sur l'herbe molle, elle se trouvassent au frais; et, tout en cheminant, elles arrivèrent à la Baume (1).
(1) La Baume (la Baumo). A mi-chemin de Forcalquier à Fontienne, au fond d'un étroit ravin, une source d'eau vive jaillit dans une excavation, sous un rocher, c'est la Baume, très fréquentée, jadis, par les chasseurs, le jour de Saint-Hubert.
On ne peut rien voir de plus joli que
ce vallon: là l'eau coule en chantant; et sur les
grands chênes, le vent, dans leurs nids, berce les
colombes. Le sol est couvert de fleurs, il y a des
fougères hautes de deux cannes, et l'on entend,
tout le long du jour, gazouiller les oiselets dans les
roseaux.Béatrixs'est placée à l'écart, et se demande
d'où vient que Jean Gaucher erre dans le bois. Tout-à-coup un bruit se fait' entendre, là haut,
dans la Cole, et les chiens furieux d'aboyer tous
ensemble. Serait-ce une bête sauvage? Le bruit
augmente et paraît se rapprocher; soudain retentit,
au loin, le cri: " A l'ours! à l'oursI à l'ours"
Hors du bois la bête s'élance les yeux flamboyant,
le poil hérissé ; elle va comme l'éclair, et court sur
les dames; leurs Ames sont glacées par ses hurlements
féroces, et, mortes de frayeur, elles vont d'ici, de là.
Béatrix seule reste en place pour toute arme elle
n'a qu'un bâton, mais elle s'apprête à faire face
à l'ours farouche; encore un bond et le monstre est
sur la Princesse. Mois, aussi rapide que l'éclair,
un homme caché ne fait qu'un saut, se heurte à
l'ours, avec adresse lui plonge un couteau dans le
flanc. L'ours rugit, reprend élan, vient sur lui
la gueule écumante, l'homme l'attend, et de nouveau
lui enfonce son arme juste où est le coeur. Mais dans son élan il tombe sur lui; ils roulent au fond
de la combe, l'ours hurle encore une fois, et reste
raide mort. L'homme n'a pas de mal, et se relève
ensanglanté; Béatrix laisse échapper de son âme
un cri qu'elle retenait, car elle a reconnu Gaucher
dans son sauveur.
Tous les chasseursarrivent hors d'haleine; dames,
seigneurs entourent le trouvère pour voir s'il est
blessé et lui porter secours;et le comte Raimon le
tenant dans les bras lui dit: « C'est à toi que je dois
ma fille aujourd'hui ; et pour payer ma dette
à ta valeur, Gaucher, ici, devant tous, je te fais
chevalier. A l'avenir tu vivras dans ma maison,
et tu seras le gardien de celle que tu assauvée.» En
entendant ces mots Gaucher croyait rêver, et faillit
s'évanouir. Et le comte ajouta : « Dans toute la
Provence je le ferai publier. Rigoulet qu'en dis-tu! »
" Je dis que jamais, grand Comte, vous n'aviez rien
fait de mieux ».
A FREDERIC MISTRAL
Le Mourre avait deviné juste! Quand la cime des Alpes prit son manteau de neige, à Saint-Maime, sur la grande tour, un crêpe de deuil remplaça le drapeau. La mort, avec sa grande faux, avait, en passant, jeté par terre le comte Bérenger, comme sur un sentier un paysan vous fauche une poignée de broussailles. Et lorsqu'il fut enseveli à Saint-Jean, (1) là bas, dans la grande capitale, sa veuve et Béatrix, au pays natal, pour pouvoir pleurer plus à leur aise, retournèrent aussitôt.
(1) Saint-Jean (Sant-Jan) Raimon Bérenger, par son testament, avait élu pour sépulture l'église des Hospitaliers d'Aix, et il s'était fait agréger, l'année suivante, à leur ordre ; mais ce n'est qu'après l'achèvement et la consécration de cette église, en 1251, que son corps y fut inhumé. Béatrix, sa veuve, et Béatrix, sa fille, voulurent également y reposer. Le tombeau de Raimon Bérenger, détruit pendant la terreur, fut rétabli en 1828, sur les dessins du monument primitif; mais celui de sa fille ne l'a pas été.
Hier, là tout était joie, troubadours et jongleurs
arrivaient de partout; Saint-Maime ignorait ce
qu'est la tristesse, on n'entendait que chants, on ne voyait que fleurs. La page est tournée : il n'y a
qu'affliction aujourd'hui dans le grand château ; et
les nobles Princesses, toutes à leur malheur, au lieu
d'une cour,n'ont que quelques amis, quelques dames
d'honneur qui cherchent à distraire Béatrice et sa
mère.Là se trouve aussi Gaucher, notre troubadour,
qui, depuis qu'il a sauvé la Princesse de l'ours,
ne l'a plus quittée d'un pas, cachant dans son âme
l'amour qui toujours le consume. Jamais, cependant,
il n'a déclaré sa passion; heureux de la servir,
de lui parler, de vivre de sa vie, en se sentant mêlé
à tous ses plaisirs comme à toutes ses peines; et
lorsque son âme déborde de pensées noires, il s'en va
courir à travers champs, en jetant ses plaintes au
vent; ou bien il court trouver sa mère qui dans
son coeur, toujours, sait mettre un peu de paix.
Pourtant, les jours passent, les semaines s'écoulent.
Avec le temps, les nobles châtelaines voient
arriver pages, écuyers, seigneurs, qui, pour les Princes et les Rois, viennent faire la cour à celle
qui aura, un jour, la Provence pour dot. Gaucher
n'en dort plus ; et la jeune fille craint, sans savoir
pourquoi, de voir s'évanouir le temps où, seule avec
Gaucher, elle se trouvait si bien.
Un jour que le froid piquait et que soufflait le
mistral, sous le château, Gaucher, en se promenant
songeait; et sa pensée, vous la connaissez !
Soudain il vit, au revers du côteau, venir un homme
qui le regardait.
« Bonjour Gaucher ! »
« C'est vous, Rigoulet, comment allez-vous »
« Pas mal ! c'est toi que je cherche tout en
rôdant, car je veux te parler. Il me plaît de te
trouver ici, cela m'évitera d'aller frapper à la
porte du château, là haut perché. Sommes-nous
seuls? Voyons! dis-moi, que se passe-t-il ici ? »
« Mais rien que d'ordinaire. »
« Bien sûr ! Alors moi qui reste à Saint-Mari (1) j'en sais plus que toi.
(1) Saint-Mari (Sant-Màri) quartier de Forcalquier, ainsi nCatelan : Une poétique légende raconte que le troubadour Catelan, amoureux de Marguerite de Provence, la suivit à Paris, après son mariage avec Louis IX, et fut, à son arrivée, assasommé parce que sa principale rue aboutissait à l'église de Saint-Mari dont on voit encore les vestiges sous le rocher qui supportait le château.
Viens au pied de ce cagnard,
là haut, nous serons plus seuls. Ecoute-moi, Gaucher: je vois tout ce qui se passe,je vais, je viens
de tous les côtés ; sans en avoir l'air je fais causer
les seigneurs et les marchands de chiffons, je sais qui
s'en va, je sais aussi qui vient. Aimes-tu toujours
bien notre gente comtesse? »
« Je l'aime plus que jamais, je l'aime éperdûment"" Tant mieux! Et je te dirai qu'elle t'aime aussi,
toi. »
« Moi! Pourquoi m'aimerait-elle? Ne l'a-t-on pas
promise à un de ces grands seigneurs qui envoient
leurs valets ici, chaque jour, pour se faire proposer?»
« Tu es un enfant! va! elle t'aime; et crois ce
que je te dis; elle te tient renfermé dans son âme,
et ne se plait qu'avec toi. Mais ce que tu ignores,
c'est que l'Aragonais veut la faire enlever, par
peur de l'Angevin. Oui, Pierre craint, s'il n'a pas
Béatrix, de perdre la Provence. Alors il s'est
décidé,pour en finir d'un coup, de la faire dérober,
pensant qu'ainsi il aurait la dot. Un juif me l'a dit. »
« L'enlever? Malepeste! Enlever Béatrix tant
que Jean Gaucher vit! Non! cela ne sera pas! Je le jure sur ma tête, sur celle de ma mère, je le jure
par Dieu. »
« Le juif, parait-il, serait venu pour voir
comment on s'y prendrait. »
« Et vous ne l'avez pas mis en pièces, comme
l'on brise un morceau de verre ? »
«A dire vrai, j'y ai pensé. Mais, me suis-je
dit, qu'est-ce que cela peut me faire? »
« Comment? C'est vous, Rigoulet, vous, qui parlez
ainsi? »
« Ne t'emporte pas, écoute la fin: L'enlever à
Pierre pour la donne à l'Angevin, à quoi bon ?
Serions-nous plus avancés? Moi, cela m'est égal. »
« Mais alors vous ne l'aimez pas ? »
« Je ne l'aime pas! mieux que toi. Mais toi tu
l'aimes pour elle, notre Princesse Béatrix,et moi je
l'aime pour mon pays. Pour moi, Béatrix est l'étoile
qui scintille dans notre ciel, pour moi, elle incarne
la Provence, et je tremble que sur les rives de la
Durance ne s'implante quelque Prince aux serres
d'épervier. La Provence, Gaucher, voilà ma bien
aimée, elle est ma seule passion, à elle toutes mes ardeurs; la voir grande et libre, c'est mon
rêve. Mais il faut, pour cela, que jamais sur
notre fier blason, une griffe étrangère ne vienne
s'implanter; car, vois-tu! Jean, nous sommes au
point culminant, et, pour toujours, tien serait fait
de notre génie. Tout prétendant, pour moi, est un
voleur qui vient me dérober mon bien, et jeter le
malheur sur ma patrie. Donc, tu le comprends, peu
m'importe que celui qui aura notre Princesse
vienne de là haut ou de là bas. Si tu étais un
homme de tête, toi, Gaucher. Mais je vois que tu
ne l'es pas encore. Si tu l'aimais réellement, si tu
lui étais attaché, si sa pensée enivrait ton âme!» « Si j'y suis attaché? Comme la main au bras,
et le bras à l'épaule. Ah! si vous entendiez mes soupirs; le jour, la nuit mon coeur l'appelle. Oh! Rigoulet,
le jour que je serai séparé d'elle je le sens là, j'en
« Mon âme est ravie de ce langage. Notre
Princesse est si jolie que ce serait un gros péché de la laisser partir. Entends-tu ? Gaucher, tiens-toi pour averti. Il nous faut un roi de notre race,
un roi de notre sang, au parler provençal, ayant
le coeur sur la main, et qui, bien en face, vous regarde;
aimant notre soleil, la Durance, les Alpes;
aimant son peuple, et surtout ce bel ange au regard
si pur, au sourire si doux. Gaucher, tu trouves
étrange, peut-être, de m'entendre parler ainsi ?
Pour le pauvre bossu, qui n'a jamais rencontré que
dédain, Béatrix est la rosée qui lui a fait le coeur
bon et quelquefois heureux. Tiens!je me sens ému ;
laissons cela de côté. Gaucher il faut chercher un
roi ! Pense à ce que je te dis. »
— « Mais où le trouver? »
— « Là ! devant moi. Il n'y a que toi, mon ami,
pour nous tirer d'embarras. »
— « Mon pauvre Rigoulet, je crois que vous radotez."
— « Radoter? oh! non! Mais je ne puis m'enlever
de la tête la peur de voir arriver quelque mauvais
sujet qui serait un horrible fléau pour le pays, et pour nous tous un vautour. Voilà pourquoi je
compte sur ton amour et sur celui de la Princesse. »
— « Mais, mon bon Rigoulet, je ne suis pas même de
la noblesse. »
— « Pour être noble est-il besoin, simple que tu
es ! d'être gentilhomme? Le meilleur des titres est
dans ta fière mine. Tu as jeunesse, bravoure, honneur,
esprit et foi, l'amour d'une princesse, un nom
que rien ne ternit, tu es donc noble de droit.
Veux-tu l'être de nom? Allons! un peu d'audace.
Et puis songe qu'à la chasse, un jour, là haut, à
la Baume, tu as sauvé Béatrix, qui, sans toi, serait
morte. Et quand s'épanouit cette fleur suave, colorée,
si belle, au parfum si exquis, te la laisser prendre
— « Et conseillez-moide l'enlever!— Mais vous ne
voyez donc pas que dans mon âme vous enfoncez le couteau,
et que vous y retournez le fer à me faire crier:
Au secours! Non! vous ne ferez pas que l'enfant de
ma mère soit autre chose qu'un troubadour, et par les gens de cour considéré comme un galeux. Non!
je ne veux pas qu'on puisse rire de moi. »
— « Tu fais l'entêté? Eh ! bien, je vais te dire tout.
Si je te froisse, tant pis ! tu l'auras voulu; mais
tu comprendras que nul ne rira de toi. Toi seul
ignores ce que sait tout le monde. Tu n'es pas un
Gaucher! Sous ce nom se cache un des plus nobles
rejetons qu'aient porté les Alpes;car dans tes veines,
ami, coule un sang royal. »
— « Taisez-vous! Rigoulet, vous insultez ma mère;
taisez-vous! car mon bras pourrait vous écraser. »
— « Ecoute jusqu'au bout, et ne m'interromps pas :
Ta mère est une sainte, en dehors de tout ceci.
Oui! ta es de grande race, ici chacun le sait; et
lorsqueje te crie: En avant ! je sais ce que je fais.
Peuple et seigneurs, pour toi, sortiront leurs bannières;
et plutôt que d'avoir quelque maître étranger
qui les tondra de court, en voyant ta mâle prestance
tous acclameront le fier Bâtard de Forcalquier.
Jean, veux-tu toute ma pensée? Eh ! bien, quand
le comte Raimon un jour, à la Baume, devant ses grands vassaux te donna l'accolade, il connaissait
ton origine; il pressentait qu'un jour ce serait
toi qui aurais l'heureuse fortune de sauver la
Provence des chasseurs de dot, comme tu avais
sauvé sa fille de l'ours.
Eh ! bien, voyons, tu ne trouves rien à me dire?
Serais-tu, par hasard, devenu muet?.. Je vois que
c'est perdre son temps que de s'occuper de toi. Mettons
que je n'ai rien dit, et que ce n'était que pour
rire. Adieu! Jean.... Tu n'es pas jaloux; cela
me fait plaisir, je m'en vais presque heureux. Mais
quand tu reverras la jeune fille qui est si belle et
qui t'aime tant, imagine qu'un prince la tiendra
demain dans ses bras, et souviens-toi de Catelan.(1)
(1) Catelan : Une poétique légende raconte que le troubadour Catelan, amoureux de Marguerite de Provence, la suivit à Paris, après son mariage avec Louis IX, et fut, à son arrivée, assassiné par des voleurs, dans le bois de Boulogne, au lieu qui a retenu le nom de Pré-Catelan. Mistral a fait là dessus une exquise ballade, dont il donna la primeur à l'école des Alpes, dans la félibrée de Saint-Clément en 1879.
Rigoulet était déjà loin dans les champs, que Jean
Gaucher restait là, droit comme une borne,
abasourdi, comme si quelque folie lui troublait la
pensée. Avait-il, parfois, dans son cime bercée
par les tressaillements de son coeur amoureux, songé qu'il ne pourrait être heureux que s'il était comte
de Provence? La jeunesse est si simple! Aveuglé
par son coeur, jamais il n'avait fait un tel rêve.
En Béatrix il n'aime rien qu'elle, elle, rien qu'elle,
et jusqu'à la moelle de ses os. Que lui importe la
Provence ! Son amour l'emporte plus haut dans
les régions où tout est idéal. Mais la Provence et
Béatrix ne font qu'un. Lui, tout à sa passion, ne
songeait pas à la gloire. Et voilà qu'il apprend qu'il
est un personnage, qu'il peut prétendre à la jeune
fille. Ce qu'a dit Rigoulet bourdonne à ses oreilles.
Serait-il ensorcelé? Ou bien aurait-il le cerveau
détraqué? Est-ce que cet ange si beau aimerait le
troubadour? Alors, n'y tenant plus, il court
enjamber un cheval, et, comme un coup de vent, le
voilà parti pour aller trouver sa mère. Le jour baissait, mais il n'était pas nuit encore.
La mère de Jean, au coin de son feu, tout en
regardant le sarment qui brûle, songe à son enfant;
de grosses larmes remplissent ses yeux; elle le sait
malheureux; et son pauvre coeur est sans cesse
dans les transes. Comment le sauver? Jour et nuit
elle l'appelle, mais l'enfant est sourd; mon Dieu,
quelle croix! Brusquement la porte s'ouvre, Jean
entre comme un tourbillon, court à sa mère, qui
lui dit: « Qu'est-ce qui t'amène ? Est-ce encore
quelque ver qui te ronge le cerveau? »
— « Mère, ma vie n'est que fiel. Secourez-moi!
Secourez-moi! Je perds la tête.» Et lui jetant les
bras autour du cou: " Bonne mère, dit-il, je me
sens devenir fou; mais je vous fais mourir d'épouvante,
je m'en vais! »
— « Non, reste!» Et, comme lorsqu'il était petit
enfant, elle le prend sur ses genoux, le berce,
comme pour l'endormir, le dévore de baisers, chante,
comme jadis. Lui, pleure. Alors elle le presse pour
Et, du fil à l'aiguille, alors Jean raconte
ce que lui a dit Rigoulet.
— « Comment! Rigoulet? Il ne songe qu'à la
Provence. Mais moi je ne pense qu'à toi, je ne
rêve qu'à ton bonheur. »
— « Ce qu'il m'a dit, est-ce la vérité? Oh! dites-le
moi sansrien me cacher. »
— « Il a dit vrai, c'est certain. Mais toi, Jean,
tu es de Gaucher ton père, tu es blanc comme la
neige, entends-tu beau troubadour? La chose datant
de ton arrière grand-mère. »
— « Je suis donc bien un descendant de nos anciens
comtes? »
— « Tu es mon Jean, mon bel enfant; voilà, ce
qui est vrai, le reste ne compte pas; il n'y faut
plus penser. »
— « Non! personne ne rira de moi quand on
saura l'amour qui me consume. »
— « Oublie tout cela; crois une pauvre femme
qui parle avec son coeur, et qui demande à Dieu de
guérir son enfant. Le bonheur, sur la terre, n'est pas dans les honneurs, dans le bruit, dans les
combats, il est dans la paix de sa maison. Avant
que le bon Dieu m'eut enlevé ton père, bien que
pauvre, la joie était dans notre réduit. Près du sol
on est bien mieux que là haut dans les airs. »
— « Moi, Jean, un Forcalquier ! un grand nom !
un drapeau! »
— « Les grandeurs, pauvre enfant, sont une
anguille qui glisse entre les doigts, une bulle de
savon qui crève. »
— « Que m'importe les grandeurs! je ne pense qu'à
l'Aimée. »
— « Qui pourra de cela détourner ta pensée? Et
si mes larmes sur ton coeur ne peuvent rien, je te
vois comme perdu dans les profondeurs d'un abîme. »
— « J'ai su la sauver je saurai la défendre. »
— " Il ne te souvient donc plus de ce qu'un jour tu
m'as dit: Le pinson ne doit pas rechercher le vautour;
le sage ne doit jamais s'étendre plus loin que
son drap; et le grillon, qui saute sur la terre,
tout grillon qu'il est, ne fera jamais merveille, s'il
veut, comme l'aigle, monter dans l'empyrée, Tu avais raison de parler ainsi. Oublie les grandeurs,
garde ton simple nom,reste avec moi. Te souvient-il
du temps où je te gâtais? Où je faisais toutes tes
volontés? quels jolis noëls je te chantais le soir !
Nous étions heureux alors; pourquoi donc chercher
mieux? Ne t'en vas plus ! et la joie reviendra. » Mais Jean tombant à ses genoux: « Mère, je
pars ! il n'y a plus pour moi que tourments;bénissez moi !
En le serrant dans ses bras, la pauvre femme
l'arrosa de ses larmes, et lui dit : « Adieu ! et
souviens-toi toujours que les Gaucher ont fait un
pacte avec l'honneur. »
Rentré au château, Gaucher fait comme si de rien
n'était; il ne dit pas un mot de ce qui s'est passé.
Il a peur. D'un côté sa mère qu'il adore, et de
l'autre son amour. Son âme est déchirée. Il lui
semble que personne n'endure un tel supplice.
Sacrifier Béatrix, il ne le peut; il se sent défaillir
rien qu'en y songeant.que faire? Lire tout ce
qui se passe dans son âme? comment sera-t-il accueilli ? qui connaît l'avenir ? Et pourtant dans
sa poitrine il sent quelque chose qui lui dit: « Bon
espoirI » En effet, en y songeant, pourquoi le feu
grégeois qui le brûle n'aurait-il pas transpercé,
comme fait une épée, le coeur de la jeune fille aimée
de tout temps? Et il sent croître son audace. Il
n'est plus un simple pacant condamné à suivre de
loin la trace de celle qui l'a ensorcelé. Il la veut
pour lui, et il la veut toute entière; mais si pourtant,
pour avoir trop parlé, on allait le jeter à la
rue
Quand venait Noël c'était l'usage, autrefois, que
maîtres et serviteurs mangeaient à la même table
la veille de la fête ; coutume provençale. A Saint-Maime jamais on n'y manquait. Cette année, lorsque
dans la grand salle la bûche calendale fut bien
embrasée, tous, pour le repas, vinrent s'asseoir.
La veuve de Raimon prenant alors son verre:
« Pour la Noël, dit-elle, il ne faut pas oublier les
aïeux, enfants, souvenons-nous du Comte qui est
mort; car ce soir, ici même, son âme voltige. » Parlant ainsi, elle jeta tout son vin dans la flamme;
la bûche, en pétillant, flamba plus fort encore.
Le repas ne fut pas gai ; le souvenir du comte était
encore trop récent. Mais, quand vint la veillée,
comme du vin nouveau chacun était un peu pris,
toutes les langues, peu à peu, se délièrent; qui
chanta un noël, qui dit une chanson. Béatrix dit
alors: « Voyons! est-il besoinde te prier, Gaucher?»
Et tous de répéter: «Allons! Jean, toi qui
chantes si bien dis nous en une bien belle, et nous
reprendrons ensemble le refrain. Allons ! vite, que
diable! un peu d'entrain. Tu es bien sombre! on
dirait que tu boudes ; la princesse t'en prie. Eh!
bien, serais-tu muet ?» Et Gaucher, prenant son
luth, chanta ainsi:
« Sur les bords de la Durance, au sommet d'un
rocher, jadis s'élevait un château fier de ses tours;
et tous les jouvenceaux de s'y rendre, allant et
venant sous les pins. C'est que là se trouvait une jeune fille qui avait, à cent lieues, la réputation
d'avoir esprit, grâce, sagesse, et Blanchemain
(1) était son nom.
(1) Blanchemain écrivit aussi des Coblas. Tout cela est perdu aujourd'hui, sauf quelques fragments de Blanchemain, translatés en italien dans Barberino. Voir à ce sujet l'excellente et définitive édition des Biographies des Troubadours, donnée par Camille Chabaneau.
« Elle était aussi et noble et belle, belle à prendre tous les coeurs; et quand sa voix enchanteresse disait quelque chanson nouvelle, elle rivait à ses pieds les hommes les plus forts. Un jour que sur sa blanche cavale, elle allait sous les pins, lentement, écoutant le vent dans les branches,elle rencontra Ugolin (1).
(1) Ugolin de Forcalquier (Ugoulin de Fourcouquié), et Blanchemain (Blancoman), qui nous parait être une grande dame dauphinoise, nous sont connus par les documenti d'amore de F. de Barberino où sont longuement racontées leurs romanesques aventures. Ugolin composa, vers 1200-1220, des Coblas et une glose des oeuvres du troubadour dauphinois R. d'Anjou.
" Ugolin n'était qu'un troubadour à l'oeil noir
plein de fierté, courant, sans souci, de tous côtés,
avec son luth pour se distraire, ne rêvant que soleil,
chanson et liberté. Mais quand il vit minois si distingué,
yeux si beaux et de tels cheveux blonds,
ravi devant une beauté pareille il sentit son sang
bondir. Ugolin n'osait rien dire, elle si noble, lui si roturier.
Mais Blanchemain, par son sourire, savait
entretenir la passion que ses yeux avaient jetée dans
son coeur amoureux. Et la nuit, sous les étoiles,
de loin elle entendait le jouvenceau lui chanter
qu'elle était la plus belle, et qu'elle seule avait tout
Un beau matin, en chevauchée, tous les hôtes du
château partent pour la grotte des Fées ; le trou
est là haut béant, de l'autre côté de la Durance, au
milieu du plateau.Pendant qu'ils visitent la caverne
une tempête éclate avec tonnerres et éclairs, et
des grêles énormes se brisent en tombant sur les
cailloux.
Et l'eau tombe! c'est un déluge qui fait déborder
tous les ruisseaux; aussi quand ils quittent la grotte,
les châtelains, dans les bruyères, s'en vont la tête basse, mornes et pensifs. C'est qu'ils entendent le
ronflement de la rivière, là bas; et quand ils
voient le remous de l'eau tous arrêtent leurs montures.
Mais voilà que la jumentde Blanchemain, toute
affolée,l'emporte comme une rafale; vous diriez
un rocher qui roule, et d'un bon énorme elle a sauté
dans l'eau. Au secours! crie la jeune fille; et ses
deux frères, aussitôt, se précipitent dans l'eau qui
bouillonne, et se noient dans le courant.
« Mais soudain, à travers les peupliers, au grand
galop un cavalier se montre, il arrive comme un
éclair, et, sans s'arrêter sur la rive, il se précipite, avec son cheval, au milieu de l'eau. Quels efforts!
Avec quelle adresse il nage, en se dirigeant tout
droit sur Blanchemain; l'espoir renaît sur les
visages, de la main il la touche presque.
Mais du fleuve l'eau noire monte, rugit et croît
sans cesse ; elle écume, rebondit et emporte des
arbres, des rochers, des détritus et ce qu'en roulant
elle arrache de tous côtés. Et la jument harrassée,
après un dernier soupir, plonge. Le cheval, qui
est de race, nage toujours. Un bras nerveux
saisit alors la demoiselle, c'est Ugolin de Forcalquier
qui la pose sur la selle de son cheval;
à la suite lui va nageant, tenant la queue de son
destrier.Encore un instant; la rive avance; le cheval
bondit soudain, s'élance hors de l'eau, et Blanchemain
s'évanouit. Autour d'elle chacun s'empresse ; et lorsque,
enfin, elle reprend ses sens, son oeil bleu, plein de
douceur, s'en va, doux comme une caresse, porter
le baume au coeur du troubadour Ugolin; et,
devant tous, tendant la main au jeune homme,
elle lui dit: « C'est toi qui m'a sauvée, à toi se donne
Blanchemain, »
Le chant avait pris fin, qu'on écoutait encore. En
entendant cette voix puissante et si harmonieuse, qui
laissait couler des paroles de miel, les hôtes du château
avaient été émerveillés. Pendant que chacun
félicitait le troubadour, le sein ému de Béatrix se
soulevait; son regard humide était perdu dans le
vide Tout-à-coup, s'avançant de Gaucher, elle
lui tend la main, sans dire un mot ; mais en l'accompagnant
d'un sourire à faire tressaillir les anges du bon Dieu. Le sang du jeune homme
bouillonne, et il sent en lui, comme un torrent
de lave qui saute et rebondit
Les cloches ont sonné la messe de minuit. »
A L'ABBÉ A. RICHAUD
Depuis le jour où la Princesse en serrant la main
de Gaucher, lui a, pour ainsi dire, promis de lui
donner son coeur, celui-ci n'y tient plus, son âme
est en fête tout est rêve d'or, il nage dans la joie
se voyant aimé pour lui seul, pauvre hère. Et,
comme un insensé, il va, il court de tous côtés,
parlant de son amie aux plantes du chemin, aux
rochers, aux oiseaux qui s'envolent dans l'air; et
tout le long du jour que Dieu a fait, comme enivré,
il promène ainsi son amour. Et quand le sommeil
fuit sa paupière, il monte au sommet d'une tourelle;
et, les yeux perdus dans la nuit, il cherche encore Béatrix. II la voit dans les feux qui
brillent sur les fermes, dans les nuées des montagnes,
dans les étoiles, là haut ; et, sa pensée folle
partant sans bride dans les espaces bleus, il lui
semble qu'il l'aimait avant de la connaître, qu'il l'a
rencontrée ici bas, et qu'ils se sentiront renaître dans
un monde d'azur, l'un dans l'autre confondus. Et,
tout en rêvant, il prend sa mandore, et laisse aller
sa main qui, tremblante, accompagne ses chants
palpitant de bonheur; et de son coeur, d'où la poésie
déborde, s'échappe un fleuve d'harmonie qui va
trouver la jeune fille écoutant dans l'obscurité. Et
la jeune fille en est toute troublée; et elle laisse
aussi s'envoler sa pensée dans un monde angélique,
tout en haut, dans le ciel. Il y a du mystère dans
son âme ; mais lorsqu'elle songe que Gaucher l'aime,
elle est comme inondée par un rayon de soleil.
Et pourtant elle l'évite; lui sans cesse la cherche, et
souvent ils se rencontrent; c'est que la candide enfant
près de son ami, sent un frisson qui toujours
l'enchaîne; et son âme exultant voudrait passer sa vie bien seule avec Gaucher. Ils restent ainsi des
heures à se regarder, ils ne se disent rien, et ne
s'ennuient jamais.
Une brise printanière soufflait ; pas un brouillard
au couchant, le soleil semait des flocons d'or aux
flancs du Luberon; et du haut des tours descendaient
les premiers cris des passereaux. C'était un
frémissement de bonheur dans toute la nature; et
dans l'air il y avait comme un mélange de parfums,
de musique,et de vie et d'amour qui faisait tressaillir,
de la racine au faîte, les peupliers, et se
gonfler de plaisir l'âme divine des fleurs. Béatrix
et Gaucher, debout sur un talus, étaient à l'unisson
de ce grand concert. Pourtant la Princesse était
pâle, et ses beaux yeux, parfois, se remplissaient de
larmes. Gaucher, sombre, n'avait plus cet air
que donne un coeur content. C'est que Villeneuve,
arrivé la veille, avait apporté la nouvelle que
Charles d'Anjou venait pour demander la main de
Béatrix. La foudre qui éclate dans un ciel sans
nuages, produit moins d'émotion que Romée survenant sans être attendu. Ces pauvres enfants
ne savaient que devenir, inquiets, ils allaient de
tous côtés; mais ils ne se quittaient plus, se sentant
ainsi plus forts. La jeune fille était toute attristée;
Gaucher, les poings fermés, la rage au coeur,
était prêt à lutter, il ne connaissait plus la crainte;
il avait l'amour, la foi ; le sang des Forcalquier,
pour la première fois, bouillonnait dans ses veines;
il se sentait de taille à vaincre dix armées. Non,
rien ne l'arrêtera, il lui faut atteindre le but. Dès
demain il ira consulter Rigoulet; car il ne peut
perdre ainsi celle qu'il aime.
Tout-à-coup la jeune fille, lui tendant la main,
dit à son bel ami : « Tu m'avais promis, un jour, de
me conduire à la cueillette des diamants, (1) veux-tu
que nous y allions ?
(1) Les Diamants de Saint-Maime n'ont des diamants que le nom. Ce sont de très petits cristaux de quartz (cristal de roche) représentant des primes hexaèdres terminés à leurs extrémités par des pyramides à six faces. Ils sont admirablement cristallisés et d'une transparence parfaite. On les trouve dans un des contre-forts du Luberon, presque en face de Saint-Maime. Aller à la recherche de ces diamants est une partie de plaisir que l'on se procure ordinairement le lendemain d'un orage; car ils sont alors bien lavés, reluisent aux rayons du soleil, et sont facilement aperçus.
— « Allons! Faisons trêve à nos ennuis. »
Et les voilà partis en courant, franchissant
rochers et buissons.En un clin d'oeil ils sont dans
les prés où tintent les sonnailles des troupeaux
qui ont abandonné la crau (d'Arles), avec son herbe desséchée, pour s'en aller paître dans les Alpes où
la neige, en fondant, fait verdir les prairies.
Ils arrivent au Largue, haletants. Ils trouvent, en
travers du courant, un long peuplier ; tous les
deux, se tenant par la main, pendant qu'un berger
souffle dans sa conque, passent l'eau lentement sur
ce pont qui se balance,
l'eau franchie, vite de courir dans les roseaux à
pompons, dans les ajoncs piquants. Là, les glaieuls
dresseront bientôt la tête, les craintives violettes
embaument les talus. On entend dans l'air gazouiller
l'hirondelle, bourdonner les mouches aux ailes de
feu, le papillon va de fleur en fleur, les effleurant
toutes, et ne s'arrêtant nulle part. Au milieu de
cette ivresse nos deux amoureux, oubliant les
ennuis qui troublent leur bonheur, s'en vont
rêvant le long des haies; mais pour atteindre la
montagne, ils grimpent longtemps, et les chemins sont difficiles. Aussi la jeune fille fatiguée,
apercevant le tronc d'un vieux chêne abattu, s'y
assied. Pendant ce temps, dans la prairie, Gaucher
va lui cueillir une brassée de fleurs: « Regardez ces
marguerites, lui dit-il, quelle fraîcheur! et comme
elles sont jolies ! connaissez-vous, dites-le moi,
quelque chose de plus beau? Eh bien! je connais,
moi, une fleur plus belle encore, cette fleur est une
jeune vierge ayant le parfum des roses et la douceur
du miel. Vous le savez, ici chacun l'aime;
moi, je lui ai donné toute mon âme; et, là, bien
vrai, j'en mourrais s'il me fallait lui dire adieu.
Mais, non! vous ne partirez pas, car tout vous crie:
Reste ! Non! vous ne voudriez pas jeter le pays dans
le deuil; le vent en pleurerait, et les rossignols,
et le Largue, là bas, et même les tempêtes qui
roulent leurs tonnerres dans les roches de Volx. »
Ce doux parler, comme une musique berce la
jeune fille, et sur son coeur frappe comme un marteau
d'or, qui le fait chanter; un sourire suave
court sur son visage; Gaucher ne parle plus, mais gémir; hâtons-nous!car l'eau croît de plus en plus;
voyez! sur la berge, pour nous aider, un peuplier
se met en travers. Courage! ne craignez rien, ne
perdez pas la tête. » Il la prend sur sa poitrine, et,
en avant de guéer. L'eau pousse, il résiste ; le
gravier fuit sous ses pas; ah! quelle vigueur! C'est
qu'il dispute au gouffre le trésor qu'il tient dans ses
bras. Mais la pensée que la jeune fille sera peut-être
pour un autre, soudain traverse son cerveau
au milieu de l'eau en fureur. Alors, comme dans un
éclair, il voit Béatrix aux bras de son rival; il
sent que la tête lui tourne, et, la pressant plus fort
encore, il se dit: « Puisque l'eau m'attire, disparaissons
tous deux dans la mort. » Encore une
fois il abaisse son regard sur la jeune fille qui, toute
heureuse, se tapit contre lui. Et Gaucher voit luire
deux jolis yeux bleus tout étonnés de crainte et de
bonheur. Soudain sa folie disparait comme un de ses petites mains dans ce terrain léger. Tout-à-
coup Gaucher s'arrête, écoute et, remuant la
tête : «Je viens d'entendre le tonnerre gronder
derrière le bois-d'Asson, (1) dit-il, l'orage vient de
Lure; voyez ces nuages? sont-ils noirs!
(1) Bois d'Asson (Boui d'Assoun): massif montagneux qui sépare la vallée du Largue de celle du Béveron, et se termine, au levant, par la Roche Amère.
Partons!
car le Largue est d'un naturel perfide; s'il allait
nous jouer un tour de sa façon! » Mais l'orage vient
au galop; le vent de la pluie secoue les arbres à
les briser.«Courons!dit Béatrix, courons à la cabane
de la vieille Suzon, elle est tout près, la tempête
arrive, et nous serons abrités.» Et de se hâter! Mais,
comme une avalanche, voici la crue du Largue,
elle entraîne tout; adieu! la planche qui devait
servir de pont au jeune couple. « Que faire? » dit
la jeune fille, toute émue; sur une cépée elle se
laisse tomber, regardant son ami. « Il n'y a qu'un
moyen, dit le troubadour, pour vous passer de
l'autre côté; je vous porterai. Allons! il ne faut pas elle l'entend encore, fermant les yeux pour mieux
écouter. Tout-à-coup, cependant, elle tressaute,
sent ses joues s'empourprer, et se dresse: " Je te
dirai tout demain, dit-elle. Viens! nous sommes
venus pour chercher des diamants."
«De diamant! Il n'en existe qu'un dans toute la
contrée, le Diamant de Saint-Maime. Son nid est
au château. Il fait de la Provence une terre bénie
des Dieux, et son éclat rayonne partout. »
Le gel et le dégel, sur la montagne, en soulevant
la terre, ont fait sortir de son sein les plus éclatants
joyaux. Au milieu du gazon qui verdoie, on voit
les diamants briller en renvoyant la lumière dérobée
au soleil. Y en a-t-il ? C'est à n'y pas croire ! De
gros, de moins gros, de jolis et de laids, ceux qui
brillent le plus, ce sont les plus petits. C'est un
plaisir de voir avec quelle ardeur la charmante
Béatrix va, vient, monte, descend, trotte, fouillant fantôme; deux yeux riants lui ont rendu la raison. ll est hors de l'eau ; et, comme un affolé, il court
chez Suzon avec son fardeau.
La bonne femme, au fond de sa cabane, dévidait
un peloton de laine ; autour d'elle ses petits enfants
priaient Dieu, et faisaient le signe de la croix
chaque fois que le tonnerre éclatait ; et le cierge
béni brûlait devant le rameau d'olivier, lorsque
la porte s'ouvre:
« C'est vous, seigneur Gaucher? par un temps
pareil! Aussi done Béatrix? Nous n'y sommes donc
plus! il faut être fous ! D'où venez-vous? Vous êtes
ruisselants. » Remuant la queue, la chienne Fidèle,
leur lèche les mains. « Vite ! près du feu. Et
toi, petite Catherine, va-t-en chercher un fagot,
et qu'il flambe sur les chenets. » La bourrée s'enflamme;
et la vieille leur dit: « Maintenant, dites moi,
comment se fait-il que vous soyiez ici? » Pendant ce temps, cachés sous un rocher, sept hommes,
envoyés par l'Aragonais, complotaient d'enlever
Béatrix. C'étaient les sinistres figures que
Suzon avait vues le matin.
« Ce qui m'inquiète et ce qui m'enrage, dit le
chef, c'est Gaucher. Il faut en avoir raison. Toi,
Traucopel, cela te regarde; frappe au bon endroit ;
car il ne faut pas que les gardes qui veillent sur la
tour entendent un seul cri. »
— « Maître, vous serez content. »
— « Quand à la Damoiselle, il faut d'abord la
bâillonner; pour cela faire, Quichedur, je compte
sur toi. »
— « C'est bien. »
— « Toi, le Guèche, avec tes yeux qui regardent de
tous côtés, tu surveilleras. Voilà, dès à présent, dix
écus d'or; ils seront triplés si vous menez l'affaire à
bien. Mais souvenez-vous qu'il ne faut pas que le
corps de Béatrix ait une égratignure. A votre
poste, allez! je reste ici sur l'éminence. » — « Nous accompagner! pourquoi? Croirais-tu que
nous avons peur? »
— « Non pas! mais sur le drap de mon lit j'ai vu
ce matin courir une grosse araignée; je n'ai pu
débrouiller mon écheveau.N'en riez pas! Hier le feu
brûlait encore lorsque le coq a chanté, bien avant
minuit. »
— « Explique-toi, voyons, que signifie tout cela?
— « C'est le pronostic d'un malheur. »
— « Est-ce que nos diamants tenteraient les larrons ?
— « Dieu nous prévient ainsi, jamais il n'en faut
rire. Ce n'est pas tout: Dans la bois, ce matin,j'ai
vu passer une bande d'hommes à figure sinistre, ils
allaient éparpillés, évitant les chemins,et se cachant
dans leurs manteaux; tous étaient armés et gardaient
un profond silence. Puis un homme à cheval
a passé au grand galop. »
— «Tu as rêvé, Suzon, c'étaient des sorciers.
Adieu ! au revoir. »
— « Menez au moins la chienne. Fidèle ? ici !
Ecoute bien : Marche devant, veille sur Béatrix et
Gaucher, et, si tu sens un danger, aboie fort. » Pendant que Béatrix raconte son aventure, les enfants,
qui se cachent, regardent tout ébouriffés; l'âne,
dans un coin, broie la paille; et l'on entend les
brebis qui ruminent. Dans les champs la tempête
fait rage, elle rugit, elle éclate, la grêle à la pluie
s'est mêlée. Cependant, dans une jatte, Suzon,
à ses deux hôtes, apporte du lait. Et la bourrée
toujours pétille. « Comme on est bien ici! » dit
Béatrix. Gaucher ne répond rien, mais il aurait bien
envie d'y rester toujours, d'y faire son nid.
Cependant le vent balaie la tempête; le soleil
reparaît entre les nuages; les oiseaux planent dans
le ciel. On dirait le tonnerre fatigué de faire du
bruit.
— « Il faut partir! dit le troubadour, bientôt le
soleil va descendre derrière la montagne, et votre
mère serait inquiète. »
— « Attendez mon Michel, dit Suzon, il vous
accompagnera; il vient de la Roche-Amère, et ne
tardera pas d'arriver; ne partez pas encore. » Sur le chemin que suivent nos deux amoureux
tout-à-coup la chienne tombe en arrêt; sa
queue ne remue plus, elle grogne entre ses dents.
Au beau milieu, un homme armé se dresse. Fidèle
bourre, aboie et mord jusqu'aux os. L'homme veut la
chasser; Gaucher se précipite, l'étend par terre,
s'empare de son épée et jette sur sa tête un pavé.
Mais voilà que du bois sortent les brigands; la chienne
s'irrite ; Gaucher, tout en l'excitant, tient
Béatrix ; son épée va comme un éclair, où elle
frappe, une blessure s'ouvre; les truands exaspérés
tiennent tête; Fidèle, vous diriez un lion, mord
en jappant, ni coups, ni cris, rien ne l'arrête; Gaucher,
l'oeil enflammé, lutte comme un démon; la
tête au vent, il se plaît dans la bataille; son épée
flamboie et taille dans la chair. Trois des rufiens
sont par terre; les autres lâchent pied, ils ont peur, malgré le chef qui les excite. Mais du château on
a entendu crier, les gardes arrivent en courant, et ne trouvent personne; les brigands se sont
enfuis.
Vers Gaucher Béatrix se tourne alors: « Voilà la
seconde fois que tu me sauves la vie, lui dit-elle. »
— « Ah! quel bonheur de m'être trouvé là. »
— « Au moins n'as-tu pas été blessé dans la lutte? »
— « Non! »
Mais les scélérats qui ont fui le danger n'en sont
pas moins ivres de colère;et, lorsqu'ils voient à l'écart
Béatrix et Gaucher, à la dérobée, sans bruit, ils
franchissent la haie ; et par derrière, dans l'ombre,
arrive Traucopel qui enfonce son couteau dans le
flanc de Gaucher.Celui-ci tombe, Béatrix pousse un
cri; l'assassin fuit comme un éclair. De la plaie
un flot de sangjaillit; la vie s'échapperait bientôt,
si, avec ses vêtements déchirés, toute oppressée de
sanglots, la jeune fille ne pansait le blessé. L'infortuné,
la face livide, pouvant à peine se soutenir,
sourit et perd connaissance. Bien doucement, alors,
sur une civière, enveloppé dans son manteau, on le couche, puis on le porte au castel; et Béatrix suit
en priant.
Sept grandes journées se sont écoulées depuis que
Traucopel a plongé son couteau dans le flanc de
Gaucher; et le blessé dans une chambre obscure,
tout juste éclairée d'une vague lueur, sur un grand
lit perdu dans l'ombre, gémit; le mal s'est aggravé
au point que, lorsque vient la nuit, on dirait que la
mort est là qui l'attend. Aussi dans la soirée lui
a-t-on apporté le bon Dieu. Tout Saint-Maime était
là. Comme chacun l'aimait, c'était chose navrante
que les pleurs de cette foule, qui priait en lui faisant
ses adieux.
Ils sont partis. Près de lui sa vieille mère,
accablée par la douleur,ne sait que gémir, ses pleurs
coulent sur son Jean, sur son troubadour. A côté
d'elle Béatrix à genoux prie désespérée, ses beaux
yeux n'ont plus cessé d'être inondés de larmes; qui
dira ce qu'elle endure ? Là bas, au fond, dans un coin, sombre, farouche, solitaire, grinçant des
dents, Rigoulet ne peut tenir en place. Et dans
cette chambre obscure, sur ce grand lit perdu dans
l'ombre, on n'entend que l'haleine oppressée du
malade.
On dirait, pourtant,qu'il est moins mal; ses yeux
cherchent de tous côtés. Le voilà qui sourit, et qu'il
dit à sa mère: « Ouvrez la fenêtre! que je voie une
fois encore le soleil.... Qu'ils sont beaux ses rayons
d'or ! Adieu! Adieu ! à vous aussi. Ne m'oubliez
pas dans vos prières. Mère pardonnez le mal que je
vous ai fait. Je m'en vais loin des tribulations, ne
me plaignez pas car tout n'est pas délices sur la
terre. » De Béatrix prenant alors la main, les
yeux brillants de fièvre, « Princesse, dit-il, ayez
soin de ma mère; et quand sa douleur sera trop
grande, eh! bien.... parlez-lui de son Jean. »
Après cet effort, suffoqué, Jean s'arrête. Plus près
de lui encore il attire Béatrix; et, lorsque sur lui
sa tête repose, à son oreille il dit: « Celle que j'aime est la plus belle, ses yeux sont
bleus comme l'azur, de ses lèvres coule du miel, de la
Provence elle est le symbole. Pour moi c'est une enchanteresse.
Jamais, pourtant, je ne le lui dirai tant que
je vivrai. »
II se tait, il est à bout de forces ; la jeunefille sanglote.
Cependant peu à peu la voix lui est revenue; il
abaisse son regard qui flottait dans le vide, et,
plus doucement encore, il continue:
" C'est qu'elle est belle autant que noble! L'amour
qu'elle a jeté dans mon coeur est si puissant, sa force
si grande, que je la suivrai jusqu'à la mortpour lui
donner mon sang, ma vie; alors je lui dirai que je
l'aime car j'en mourrai. »
Et l'âme du troubadour s'est envolée dans l'espace,
ses yeux se sont fermés; maintenant il est en face de Dieu. La mère jette un cri qui vous
arrache l'âme; courant désespérée, elle répand
ses plaintes en criant: « Mon enfant! Mon enfant! »
Et les sanglots étouffent la Princesse. Rigoulet
s'avance alors : « Il est mort! dit-il, la face assombrie par une noire tristesse. Le pauvre enfant!
C'est, en vérité, trop cruel d'être égorgé ainsi. Ah !
voilons-nous tous de deuil! Il était le dernier rejeton
de cette noble lignée qui jadis brillait ici avec tant
d'éclat. Il n'aurait pas fait mentir le vieux sang de
ses pères. Si vous saviez tout, Princesse !dit en
pleurant le troubadour vous pleurez sur vous-même,
car c'était un Forcalquier. Les destins sont contre
nous, le bon Dieu nous renie: espérance, art, génie,
tout disparaît avec Gaucher. Il est mort ! tout est
fini! Malheur au pays que la Durance arrose et que
baigne la mer bleue. Pauvre mère, pleurez! sanglotez,
Béatrix! Avec lui s'est envolée l'âme de la
Provence. »
FIN DE L'OUVRAGE