Le Diamant de Saint-Maime

de

EUGÈNE PLAUCHUD

A MA FILLE.

1893

Pour être accessible à tous, ce texte qui, à l'origine, est en langue provençale est présenté, ici, en français.

I. Les quinze ans de Béatrix

II. La Font des Fiançailles

III. Dans la rue

IV. La Cour d'amour

V. La chasse

VI. Le Bâtard de Forcalquier

VII. La montagne des diamants

 

I LES QUINZE ANS DE BEATRIX

Etait-elle gentille, la dernière née du noble comte Bérenger. (1)

(1) Raimon Bérenger IV (Reimoun Beringuié): fils d'Alphonse II de Barcelone, comte de Provence, et de Garsende de Sabran, comtesse de Forcalquier, réunit sous son sceptre paternel ces deux comtés souverains, comme héritier de son père en 1209 et donataire de sa mère en 1214. Mais cette réunion de la Haute-Provence à la Basse, comme plus tard celle des deux Provences à la France, ne fut pas une absorption.Chacun des Co-Etats garda ses statuts, ses coutumes et ses privilèges. Raimon Bérenger montra toute sa vie une affection vive pour le pays de sa mère. La tradition assure qu'il habitait une grande partie de l'année le château de Saint-Maime près Forcalquier, et que ses quatre filles y naquirent et y passèrent presque toute leur jeunesse. Les trois ainées, Marguerite, Eléonore et Sancio, épousèrent trois rois : Saint Louis de France, Henri III d'Angleterre et Richard de Cornouailles, roi des Romains. La plus jeune (la cacoio), Béatrix, l'héroïne de ce poème, avait quinze ans au moment où commence ce récit.

Pas besoin de joyaux, ni de brillants collierspour qu'elle fut la plus jolie en ce pays de Provence, où lajeunesse est si belle. Elle avait une taille faite au tour, les pieds, les mains d'un petit enfant ; et la double ondulation de son sein rendait éperdument amoureux tous les jouvenceaux de la cour. Et sous les boucles annelées de sa chevelure on voyait luire deux yeux, bluets plantés dans un champ d'épis. Au château de Saint-Maime (1) c'est elle qui fait naître la joie ; du comte elle est la préférée : toujours gaie vous l'entendez rire et chanter comme un pinson.

(1) Saint-Maime (Sant-Maime) : village où naquirent les quatre filles de Raimon Bérenger; il est situé à sept kilomètres au sud de Forcalquier. On y voit les vestiges du château comtal auquel sont contiguës une chapelle romane, bien conservée encore, et les ruines d'une tour heptagonale. (il a été démontré par les historiens de notre époque que les quatre filles du comte de Provence ne mirent jamais les pieds, sans doute, à Saint Maime.- note ajoutée par l'auteur du site qui a scanné ce texte-)

Depuis que ses soeurs ont ceint leur tête d'une couronne d'or, elle seule reste, comme une étoile, sur la crête du roc où est bâtie la tour de Baimon. Et quand, au sommet de cette tour, les gens voient apparaître son visage au lever du soleil, dans un rayon de lumière: Allons! tant mieux ! disent-ils les orages sont conjurés pour la semaine ; et tous quittent leur cabane pour aller bâcher ou loucheter.
On entend carillonner les cloches là haut dans tous les clochers ; de Lurs, de Volx, de Forcalquier le bruit des tambours vous assourdit ; et sur la tour du château flotte le drapeau du comte Bérenger.
Aujourd'hui la jeune châtelaine déroule sur son dévidoir le premier jour de ses quinze ans. Le Forcalquérois est en fête ; les grands seigneurs apportent des présents pour la parer, le peuple, par brassées, de belles fleurs des champs. C'est pour le peuple qu'aujourd'hui ont lieu tous ces apprêts. Les nobles,pour chasser, sont invités demain. Et toujours carillonnent les cloches là haut, dans tous les clochers ; de Lurs, de Volx, de Forcalquier le bruit des tambours vous assourdit.
Lorsque le cadran (solaire) marqua midi, les portes du grand château s'ouvrirent. Et nobles, paysans, bourgeois s'avancèrent, pour venir présenter leurs hommages au comte assis sur un trône au milieu de la cour. Point de soldats, point de gardes autour de lui, l'amour de son peuple le protège. II a répandu tant de bienfaits sur le pays que pour tous il est un père; et puis, chacun craindrait de mal agir, redoutant un regard mécontent des beaux yeux bleus de Béatrix, si bonne pour tous. Soudain de toutes les poitrines part le cri enthousiaste de « Vive notre comte Raimon ! Vive sa gente Demoiselle » A ce cri, partout, dans les rues, sur les tourelles, tambours, flûtes et tambourins se mirent à faire un vacarme qui faisait clignoter les yeux.
Et le peuple toujours criait à plein gosier : « Vive le comte Bérenger ! » Mais qu'est ceci ? on entend une trompette.... Ce sont les syndics de Forcalquier, tout enrubannés qui, sur des mulets, sur des chariots apportent du vin, un veau, de jeunes chèvres, de beaux chapons et des paniers pleins d'oeufs. A la suite on voit arriver Niozelles avec dix panaux de froment ; ensuite Volx, Limans, St-Michel apportant des jarrons de miel, des tomes fraîches, des fromages ; Mane fait hommage de deux brebis blanches avec leurs blancs agneaux ; et Ste-Tulle arrive avec un âne chargé d'aubergines. Pendant que chacun offre ses présents, on voit poindre sur les aires, une procession de jeunes filles vêtues de blanc, qui chantent en dansant, jetant des fleurs et des couronnes. Béatrix prend la plus petite sur ses genoux, et la couvre de baisers, et remercie ainsi le peuple en souriant.
Les cloches sont devenues muettes ; les tambours et les flûtes se sont tus. Regardez bien, là bas, sur le chemin qui borde le précipice : Quels boeufs superbes ! quel magnifique char !... Les voilà sous le rempart. N'entendez-vous pas ?... Quels jolis airs apporte le vent ! Mais les voici : ce sont les troubadours, ils jouent l'air de la chanson du pays, et femmes, vieillards, jeunes gens, à leur suite, vont en foule, chantant tous ensemble en faisant la farandole. Pendant que retentit ce chant enthousiaste, voici un jeune homme de vingt ans ; ses amis le conduisent par la main en lui disant : « Courage! Allons! Gaucher, n'aie pas peur fais lui entendre ta voix de rossignol.» Mais lui, les yeux fixés à terre, les mains inertes sur sa mandore, est tout tremblant. Alors la voix du grand Auquier, un majoral parmi les troubadours, lui dit: «Laisse de côté toute crainte, petit, soutiens l'honneur de Forcalquier, » Et le jeune homme reprend courage, il ose regarder Béatrix, il sent que son coeur s'épanouit, et fait entendre ce chant pendant que sous ses doigts vibre la mandore : « Celle que j'aime est la plus belle! Ses yeux sont bleus comme l'azur , de ses lèvres, coule du miel, de la Provence elle est le symbole. Pour moi c'est une enchanteresse ;jamais, pourtant, je ne le lui dirai tant que je vivrai. « Elle est une fleur du pays, nuancée de pourpre et d'or. Si j'étais papillon, sur le bord de son calice, j'irais me poser ;jamais, pourtant, je ne le lui dirai tant queje vivrai. « Avant de l'avoir rencontrée, pauvre enfant, je n'étais rien, le bruit du vent ne m'émouvait pas, je ne distinguais pas le bien du mal ; un jour je la vis aux Encontres. (1)

(1) Les Encontres (Les Encouontre) : c'est le nom d'un quartier situé au milieu de la plaine qui sépare Mane de Saint-Maime et Dauphin. Une sanglante bataille y fut livrée par les Romains, selon les uns aux Allobroges ligués avec les Saliens, selon les autres aux Cimbro-Teutons.

Jamais,pourtant,je ne le lui dirai tant que je vivrai. « C'est depuis lorsque la nature, m'initiant à ses secrets, à mon insu me fit chanter ; j'étais resté ébahi devant une si belle créature. Jamais, pourtant, je ne le lui dirai tant que je vivrai. « Et quand, là haut, la nuit fait briller les rayons des étoiles, quand le soleil darde ses traits de feu, le jour, la nuit, dans mes rêves enivré, je n'appelai plus qu'elle. Jamais, pourtant,je ne le lui dirai tant que je vivrai, « Ah ! si je pouvais d'une couronne ceindre son front, et dans sa main mettre un sceptre de diamant, dès demain j'irais la chercher pour la faire reine, la jeune fille. Jamais, pourtant, je ne le lui dirai tant que je vivrai. « Mais je ne suis qu'une pauvre cigale ;je n'ai que mes chants pour tout trésor, et ma mandore, et mes vingt ans, et dans ma poitrine un coeur qui brûle ; sur elle un fier blason s'étale. Jamais, pourtant, je ne le lui dirai tant que je vivrai. « C'est qu'elle est noble autant que belle ! L'amour qu'elle a jeté dans mon coeur est si puissant, sa force si grande que je la suivrai jusqu'à la mort, pour lui donner mon sang, ma vie. Alors je lui dirai que je l'aime, car j'en mourrai. »
La mandore vibrait encore, et de toutes parts les applaudissements partirent avec une telle frénésie que le visage du jouvenceau s'empourpra plus encore ; il avait les joues en feu, l'esprit perdit; il lui semblait que la nuit l'enveloppait, et que tout s'écroulait ; il n'y voyait plus, ses oreilles tintaient ; lorsque la voix du comte Raimon lui dit : « Viens ici ! mon garçon. Tu chantes comme un chardonner et qui gazouille sur une branche de saule ; ta physionomie me plait, tu as l'oeil vif ; tu es courageux autant que bon chanteur,n'est-ce pas ? Aussi pour tout aujourd'hui.... Allons! ne tremble pas, troubadour ! je te fais le chevalier de Béatrix. Approche ! ne reste pas là derrière. » Et lui, le paradis dans l'âme, plie le genoux, et la belle Dame avec son air souriant lui attache sur l'épaule un ruban couleur de pourpre, comme insigne.
« Maintenant, voici les enjeux ! » dit le comte en se dressant. Au sommet d'une perche deux cerceaux garnis de bimbelols, se montrent en même temps: il y avait là des écharpes et des épingles, pour les chanteurs une mandoline, pour les mulets de superbes brides ; de beaux fichus pour les fillettes, pour les jeunes mères de fins maillots, et des faux pour les faucheurs ; et puis bien d'autres prix encore. Pendant que ces beaux cerceaux se promènent, le grand Raimon, étendant le bras, dit : « Pour détourner la malechance qui, parfois, tombe sur les vainqueurs, nous allons faire bénir tout ceci par le prêtre. » Les voila partis tous ensemble. Et sur la place de l'église, où le prêtre est dans un nuage d'encens, on se place sur deux rangées et l'on plie le genoux ; et sur les prix, l'eau bénite, pendant que le psaume se chante, se répand, et chacun en reçoit l'aspersion. La cérémonie est terminée ; le prêtre se tait. En un clin d'oeil tout le monde est dehors ne songeant plus qu'à s'amuser. Comme on va commencer les jeux, chacun prend, pour les voir, le chemin qui descend vers la Laye. (1) Et Saint-Maime avec Dauphin (2) tout le jour danseront au son du même tambourin.

(1) La Laye (La Laio) ; petite rivière qui prend sa source au pied de la montagne de Lure et se jette dans le Largue en face de Saint-Maime.

(2) Dauphin (Doufin): village séparé de Saint-Maime par une étroite vallée, au fond de laquelle coule la Laye.

Oh ! quel vacarme, et quels éclats de rire ! Bertrandi, dit le dormeur, en roulant sur lui même, vient de gagner la paillasse, il souffle comme un veau. Un peu plus loin, au dessus de l'écluse, se balançait, fraîchement savonnée, une poutre ornée d'une bouteille de vin, à l'extrémité ; tentation pour Chaplevin. Notre ivrogne, d'abord, enlève ses souliers, et puis, bien doucement, plan plan il met le pied sur la poutre. A peine s'est-il avancé de dix pans qu'il fait balin, balan, de ses mains il bat l'air, et, pataflòu, il tombe en poussant un grand cri. Là bas, le long des peupliers, les hommes courent dans le sac;et dans les prés, sur l'autre rive, ils se mesurent à l'étrangle-chat. Et la marmaille fait la grimace ; les jeunes gens jouent aux trois sauts ; les bergers font danser les chèvres ; les fillettes veulent gagner un miroir ; et sous le soleil qui les brûle, les ânes courent pour le mourrau. Le bonheur est partout, tout le monde est en fête ; le comte rit tout seul : c'est si bon d'être roi quand, au lieu de batailles, de massacres et de tempêtes, un peuple n'a pour loi que l'amour. Et pourtant il en est un qui dans son âme, plus que tous les autres réunis, enferme du bonheur, oh ! qu'il est heureux ! Mais quelle crainte qu'un malheur puisse l'éloigner de sa Dame! C'est le jeune Gaucher, que sa chanson a fait le chevalier, pour tout un jour, de la Princesse. Comme il tient ce qu'il a promis! il la suit pas à pas, il la boit des yeux, il s'enivre de sa voix, et voudrait bien que ce jour n'eût pas de soir, et, sa vie durant, rester le page aimé de dame si jolie. Eux deux mettent tout en mouvement; on les voit d'ici, de là, sur tous les chemins,criant aux uns : « Allons de la vigueur ! » à l'autre: « Courage! Mathieu ,tu gagneras le prix. » Et quand ils sont fatigués, à l'ombre d'un buisson, d'un cerisier, ou bien d'un poirier, avec deux cailloux ils se font un siège ; et, tout en prenant le frais, à Béatrix, Gaucher fredonne une chanson.
Son bonheur est tel qu'il n'ose pas y croire. Parfois un grand effroi le prend : si tout cela n'était qu'un beau rêve qui se brisera comme du verre ? Et son coeur s'emplit d'épouvante. Béatrix, elle, est une enfant qui va, qui vient, rit chante et babille; elle est à peine assise qu'elle repart en courant ; et, dans le vent, on voit flotter son voile blanc et sa mante. On dirait un esprit follet, une fée mignonne dont la baguette vous envoie des baisers. Elle a fait signe aux tambourinaires: ils jouent l'aubade des danseurs ; et, de tous côtés, on voit accourir la jeunesse qui se précipite, pour venir se montrer et briller en dansant sous les guirlandes entortillées aux peupliers. Les jambes vont toutes seules. Le comte dit à sa fillette d'ouvrir le bal avec son chevalier. Ah ! qu'il est heureux notre Gaucher ! Tous les couples sautent en cadence, et, sans arrêt, toute la nuit, à la lueur des torches et des feux, on n'entend que chants, on ne voit que danses. Et jamais Saint-Maime et Dauphin n'avaient si bien dansé au son du même tambourin.

II LA FONT DES FIANÇAILLES

A SAINT MARCEL EYSSERIC

Le lendemain à la pointe du jour, quand le soleil dérobe à la nuit son manteau noir, la sentinelle qui est de garde au sommet de la tour voit, sur les sentiers qui longent le Largue (1) et la Laye, arriver des princes, des barons, des seigneurs qui viennent rendre hommage au grand comte Raimon, en présentant leurs voeux à la jeune princesse.

(1) Le Largue (lou Largue) : torrent qui descend de la montagne de Lure, reçoit la Laye, son affluent principal, en face de Saint-Maime, et va se jeter dans la Durance à Volx.

Aujourd'hui Béatrix est l'hôtesse de ses vassaux. Dès que ceux-ci furent réunis sous le rocher les cloches sonnèrent à toute volée; et les attardés, dans la plaine, courent que c'est un plaisir de les voir se hâter ainsi. Monté sur un cheval d'Espagne aussi indompté qu'un dragon, Pierre d'Aragon est en tête, beau, cavalier ! Mais la fourberie est écrite au fond de ses yeux ; il a l'air sournois, on le dirait tourmenté par le dépit, et pourtant le bruit court qu'aujourd'hui même il doit demander si la jeune fille accepterait sa main et sa couronne.
Le comte n'est plus sur un siège de fleurs ; mais sur un trône incrusté où s'étalent l'argent et l'or, la soie et le velours, les rubis, les diamants ; au dessus se déploie une broderie de fin brocart royal que fait flotter le souffle du vent. L'Aragonais va tout droit vers la demoiselle et lui dit: « Comme vous êtes la plus belle je vous offre ce présent : ce sont deux mules d'Espagne, ne connaissant pas la fatigue et rapides comme le vent. » Lorsqu'il eut dit, à la suite, fiers barons et petits vassaux font agréer leurs dons à la jeune fille, faisant assaut de galanterie.
Le soleil marquait dix heures ; et du côté de Tavernoule (1) on aperçoit un grand nuage de poussière.

(1) Tavernoule (Tavernouro) : ferme située dans le terroir de Saint-Michel, au bord du chemin Seiné, et dont le nom révèle suffisamment l'ancienneté.

Qui vient ainsi à franc étrier ? C'est Charles d'Anjou, avec son escorte, accourant pour présenter ses hommages à Béatrix. A peine arrivé il met pied à terre. C'est un prince de haute taille homme de fer, sans peur, aussi vaillant dans les combats que sage dans les conseils. Il s'avance vers le trône, et prenant la parole : « Aussi moi, grand comte, j'ai voulu de la Provence venir fêter aujourd'hui la beauté la plus parfaite. » Et se tournant vers Béatrix : « Je vous apporte de la part de mon frère Louis, et de la Reine Marguerite qui vous ressemble, et qui est si belle, princesse, une relique de la croix sur laquelle est mort le Sauveur.» Et, pliant le genoux, avec respect lui présente un écrin tout incrusté d'or et d'argent. « Et permettez, ajouta-t-il, qu'à mon tour, si je ne puis vous offrir un diadème, je dépose à vos pieds l'amour qui brûle dans mon âme. Pendant qu'ainsi parle l'Angevin, Le front de Pierre s'est rembruni ; son regard en dessous laisserait croire que dans son coeur il y a du venin.
Et pourtant devant les merveilleuses choses étalées sous ses yeux, Béatrix sent l'ennui chasser la joie de son âme. C'est qu'elle a quinze ans, et elle se souvient qu'hier, toute la journée, elle eut à ses côtés un galant et beau jeune homme, et fier troubadour aussi.
En même temps, sur le chemin, un pauvre malheureux, l'âme en deuil, rôdait autour du château; il avait le coeur débordant d'amertume. De temps en temps un long soupir s'échappait du fond de sa poitrine. Pauvre Gaucher! qui avait si bien chanté. Hier il était heureux, aujourd'huiil est anéanti ; hier, là bas, sur les bords de la Laye, il courait en chantant comme un oiseau; il aimait tout, tout lui souriait; aujourd'hui un ver le ronge. Tous ces grands seigneurs, qui viennent faire la cour à Béatrix, le torturent, il les déteste, s'il le pouvait, il les écraserait. Lorsqu'il entendit les chants de la salle du festin, le pauvre enfant perdit la raison; et s'élançant, comme un éclair, à travers champs, il alla se coucher sur les bords du Vif (1), pleurant sous les saules du ruisseau qu'en présence d'un tel désespoir le vent fait gémir.

(1) Le Vif (lou Viéu) : ruisseau qui coule près de Forcalquier, et se réunit à la Laye sous Saint-Maime; il doit son nom à la limpidité de ses eaux.

Néanmoins le repas touche à sa fin. Dans les gobelets d'or, on a bu un vin fameux que produit le plan de Labrillane. (1)

(1) Labrillane(Labrihano), dont le vin avait une grande réputation, est un village situé sur la Durance a 10 kilomètres de Forcalquier.

La dernière bouteille coule à flot ;— et, se dressant, on choque les verres, buvant aux beaux yeux de la châtelaine. Alors le comte Bérenger, s'approchant d'une meurtrière, dit : « Le soleil tombe à pic sur Porchères (1) il faut partir pour Forcalquier.

(1) Porchères(Pourchiero) : ancien aleu, situé entre Mane et Saint-Michel, et qui, érigé plus tard en arrière-fief, a donné son nom à deux des quarante fondateurs de l'Académie française.

Une demi heure après, sur le chemin qui conduit d'Apt à Aulun (1), vous auriez pu voir, aux écoutes, derrière un saule des marécages,—notre Gaucher, qui, l'âme en peine, allait au milieu des chaumes, de loin en loin, suivant la Cour qui parlait de chasse et d'amour plus encore.

(1) Aulun (Oulun), était jadis une importante station romaine située sur la voie qui allait d'Apt à Sisteron. Aujourd'hui c'est un lieu de pélerinage très connu sous le vocable de N.-D. des Anges, dans la commune de Lurs.

Près de Gagnaud (1), le chemin tourne brusquement, et, bien à l'endroit où il fait le coude, que voient-ils, au pied d'une croix? Un homme qui prie à genoux. « Que fais-tu là, André? » lui disent-ils. « Je prie pour une âme que j'ai vue cette nuit, et qui souvent m'appelle.

(1) Gagnaud (Gagnaud) : c'est le nom que prenait, à l'extrémité du territoire de Forcalquier, le plateau du Plan-des-Aires, avant de se buter contre les collines de Tatet, vers la légendaire source de la Font-Beillane, qui, au temps des comtes, alimentait leur château de Saint-Maime.

Voulez-vous connaître l'histoire? Alors, soyez attentifs; et vous verrez que le mal n'a jamais engendré le bien; ce que vous allez entendre en est la preuve. » Quand tous se furent placés autour de lui, André, après avoir fait le signe de la croix, leur raconta ceci : « Ici restait Barthélemy. Il avait une fille plus que belle,jamais plus jolie vierge n'était sortie des mains de Dieu. « Son père n'avait d'amour que pour elle, son bonheur, son seul bien : car l'affreux vent de la mort avait un jour emporté la mère. « Sur le seuil de sa porte un soir de mai que la gentille Alix filait, pendant que Barthélemy labourait en bas du côté du rouïssoir, « Un cavalier aux cheveux noirs, monté sur un noir cheval, s'arrêta devant la maison en lui disant : « Alix il faut me suivre! » « Veux-tu venir ? » - « Non ! mille fois non! Partez! ou j'appelle mon père. » - « Que peuvent me faire tes cris, pauvre enfant! » et de sa main « Il la saisit comme avec un étau de fer, et la soulève en prenant son élan. La jeune fille jette un cri d'effroi qui retentit dans la montagne; « Et le cheval part au galop. Mais le cri a frappé l'oreille du père, qui s'arme d'un soc de charrue, soupçonnant quelque mauvais coup. « Il voit qu'on lui emporte son enfant ; alors il part comme un éclair, et vient arrêter le cheval là où cette croix est plantée. « Arrête! misérable juif! s'écrie-t-il les yeux enflammés ; laisse ma fille, ou, sur mon âme je t'éventre, comme il n'y a qu'un Dieu. » « Tourne au large, manant, je ne rends rien, tu n'es qu'un pacan » « je ne suis qu'un pacan ? monstre! scélérat! tu n'es, toi, qu'un voleur de grand chemin. » « Il jette alors son chapeau et le menace de son soc ; le cavalier d'un coup de massue lui écrase la tête. « Et le pauvre Barthélemy tombe raide mort. D'un coup d'éperon, le cheval se sentant piqué bondit et part comme une trombe.
« Il ne s'arrête plus. Il court toujours, et déjà il atteint le pied de cette sombre roche qui, là bas, baigne dans le Largue. « Là, la bête reprend son élan, elle repart plus vite encore et, comme la foudre elle gravit le roc avec une telle ardeur qu'on dirait que le diable la pousse. « Elle arrive au sommet, fait un suprême effort, le cavalier jette un blasphème; ses cheveux sont droits, livide sa face ; d'un bond ils sautent dans le vide.
« Le gouffre ouvert les engloutit. Maudit, il avait bravé le ciel. Et l'on voit déjà les éperviers flairer sa chair roulant dans l'abîme. « C'est depuis lors que ce roc, sur lequel se voient encore des traces de sang, a pris le nom de Roche- Amère; (1) seuls les corbeaux la hantent. »

(1) La Roche-Amère (Roco-Amaro) : est un gigantesque rocher qui plonge à pic dans le Largue. Au sommet se voient encore les vestiges d'un château médiéval. Les seigneurs de la Roche-Amère ne craignirent pas, au commencement du XIIe siècle d'entrer en lutte avec les Forcalquier ; mais ils furent vaincus et durent, en 1126, abandonner aux comtes les terres de Volx, Niozelles et Labrillane.

Maître André se signa; l'histoire était terminée. Autour de lui chacun restait silencieux, on eut entendu voler une mouche. Le seigneur de Valori dit enfin : - « Que fit-on du pauvre Barthélemy ? »
« Il fut mis en terre sainte. Et sur la pierre où il avait reçu le coup mortel, on érigea cette croix, au pied de laquelle vous m'avez vu agenouillé, » « Et la jeune fille ? » «Ah! l'infortunée! elle s'était évanouie en tombant dans les thyms ; quand elle reprit ses sens, la pauvre Alix avait perdu la raison. » « Prions!dit Béatrix, les yeux pleins de larmes, et navrée de douleur,— prions, prions pour elle, messeigneurs une prière n'est jamais inutile. » Chacun se découvrit. Bérenger, jetant alors sa bourse à André : « Allons ! dit-il, remettons-nous en route, car si nous allons de ce pas, nous n'arriverons pas de sitôt. »
Pendant ce temps, le coeur endolori, Gaucher, derrière une haie, écoutait en épiant ; et quand il vit les pleurs de celle qu'il aime,pour les sécher il aurait sûrement donné son âme, et, s'il les avait possédés, les rayons du soleil. Et les seigneurs, silencieux, allaient lentement leur chemin ; car cette histoire teinte de sang avait à tous enlevé l'envie de rire. Pourtant, à Béatrix, l'Aragonais, monté sur un cheval fin comme une gazelle, faisait le beau dans son costume pour séduire la Princesse. Derrière eux, Charles d'Anjou, avec sa grande et belle mine, parlait peu, mais bien, de tout ; surtout de la Provence et de la France. Pendant qu'il parle, Bornée, en voyant ce front large et pensif, pressentant l'avenir, songeait « Quel beau rêve! se disait-il, et que mon pays serait grand si la même main tenait Paris et Marseille. Tout-à-coup la jeune Damoiselle s'écrie: - « Voici la Font de Lone! (1)

(1) La Font de Lone (Fouont de Lono) : source qui coule non loin de Forcalquier, en face de la chapelle de Saint-Pancrace. Une vieille légende veut que toute jeune fille qui va s'y abreuver le dernier jour de la neuvaine du Saint, se marie dans le courant de l'année.

J'ai soif!» et sa cavale part au trot. Romée, qui a son idée fixe, dit à l'Angevin: - « Pars au galop!si tu la veux présente-lui le verre ; quand elle aura bu, bois à ton tour ; va! et bientôt Béatrix sera prête pour toi. » Et, satisfait, il lève le front. C'est qu'il savait que cette fontaine est la fontaine des fiançailles; et que quand deux amoureux s'y désaltèrent ensemble, avant un an la demoiselle sera dame. Dès qu'ils eurent bu, là haut, sur le rocher se fit voir, tout-à-coup une figure hâve; de sa poitrine semblaient sortir des gémissements; et dans ses plaintes, on devinait ce chant: Viens! viens vite! Viens mon amoureux, Viens! viens vite!toi qui es si beau! » Toutes les têtes se tournèrent de ce côté: « Eh bien! dit Béatrix, où vas-tu, Isabelle? Viens ici! » Gracieuse, agile les cheveux au vent, sans manteau,
triste et pâle, mais belle encore, Isabeau de Canelle s'avança. « Viens me voir ce soir au château, lui dit la jeune comtesse ;nous parlerons de tes infortunes et de ton galant cavalier. » Canelle était une pauvre folle. Il y avait deux ans passés qu'à Forcalquier un chanteur venu du côté de la montagne lui avait juré sa foi de chevalier que sûrement il viendrait la chercher pour la faire Reine de la montagne où s'élevait son château-fort. Isabeau lui donna son coeur, hélas! Attends et puis attends encore. Soir et matin elle allait s'asseoir sur la citadelle, pour voir si celui qu'elle aimait ne venait pas. Mais à attendre si longtemps elle perdit l'esprit, Isabelle. Chacun l'aimait, et Béatrix sentit son coeur se serrer en l'entendant chanter comme une idiote. Quand tous furent ensuite partis, que la folle resta seule, d'un arceau on vit sortirnotre Gaucher,qui se dissimulant, l'âme en deuil, s'avance sur le sentier où s'est arrêtée la pauvre innocente. Il est plus malheureux que cette insensée ; car ayant perdu l'esprit elle ne souffre plus. Mais lui, comme un pauvre maudit, va se traînant sur terre; il aurait dit: merci! si un coup de foudre l'avait couché dans la tombe. Quand il fut près d'Isabeau: - « Que fais-tu là ? » lui dit-il. «Je regarde mon amant qui m'arrive sur ce nuage; qu'il est beau! Jamais il n'avait tant su me plaire. Je cours me parer, moi ; je veux qu'il aime son Isabelle; nous nous envolerons vers les étoiles, et nous nous aimerons toujours, toujours! Tiens! le voilà, regarde le! Ecoute !.... peut-être m'appelle-t-il ?... C'est lui! Il vient de lâcher la bride à son cheval. J'y suis! j'y suis! Attends, j'y vais! » Et elle partit en courant, l'innocente, répétant de sa voix plaintive : « Viens! viens vite! Viens mon amoureux, Viens! viens vite! toi qui es si beau! »

III DANS LA RUE

A LÉON DE BERLUC PERUSSIS

Le soleil disparaissait derrière le Luberon (1) ; au galop arrivait la nuit; et des clous d'or et de feu entaillaient le ciel du côté du levant, quand le comte Raimon arrive à Forcalquier.

(1) Le Luberon (lou Liberoun) est une chaîne de montagnes au sud de Forcalquier, elle court du levant au couchant, parallèlement à la Durance qu'elle accompagne de Volx au Rhône.

Soudain les cloches, annonçant son arrivée au peuple qui tressaille, carillonnent dans les clochers. De tous côtés l'enthousiasme éclate ; partout des feux s'allument; sur leur porte les commères, en bavardant, étalent tout ce qu'elles ont de plus beau ; les riches parures sortent des coffres en ce jour de bonheur. Et la foule de courir au portail de Chambon. (1)

(1) Le portail de Chambon, ou porte de la Violette {Pourtau de Chamboun): une des portes de Forcalquier. Elle regardait le sud-est, et commandait le chemin qui reliait Forcalquier à la voie romaine, en passant près de Fougères.

En tête, tout fier, le trompette Courbon, grand plumet au chapeau, blason sur la poitrine, marche devant les Syndics et le Chapitre; et dans les rues les garçons et les fillettes, faisant la farandole, vont, viennent, puis vont encore en chantant des chansons; et la marmaille piaille en faisant des cabrioles. Les tambours ont fait rataplan! A deux battants s'ouvrent les portes ; et chaque syndic porte son chaperon pour honorer le suzerain. En s'avançant : « Grand comte, disent-ils, par notre voix, femmes, enfants, jeunes et vieux vous disent : Soyez béni! Croyez-le; et aujourd'hui, comme toujours, votre bonne ville vous jure, devant Dieu, amour, fidélité. » Et pendant que le cri : Vive le comte! éclate, ils lui présentent les clés (de la ville) sur un coussin de pourpre. « Je vous connais, celà suffit, répondit Bérenger; si vous m'aimez, moi aussi je vous aime et j'ai pensé à Forcalquier; et, pour que de ce jour on garde le souvenir, je veux qu'inscrit dans l'histoire... Mais allons à l'église, là je parlerai. Alors dans la foule il se produisit un remous; on n'entendit plus que chants; la farandole comme un serpent ondoyait; les torches, de leurs rayons, et les calens suspendus aux fenêtres faisaient le jour en pleine nuit.Dans les carrefours des feux flamboyaient. Les femmes quittaient leur ménage, et, en avant de babiller; et quand sur leurs chevaux passaient les seigneurs: « Tiens! vois un peu, disait Simone à Jeanne, le connais-tu, celui-là? » « C'est le baron de Mane. » « On m'a dit qu'à Saint-Siffrein, un soir, dans les blés... » « Mauvaise langue! » « Allons! ne te fâche pas, c'est un bel homme, et puis quelle prestance! Tu rougis? Allons donc! il n'y a pas de quoi. Cécile, regarde un peu ce long freluquet? » « On dirait un épervier qui fait maigre chère; Quel nez ! »
« On dirait qu'un rat lui a rongé les mollets. Mais ces tambours vous cassent la tête » « Tiens! le vois-tu, là bas, le Roi de la sagesse, le bouffon Rigoulet? ne fait-il pas le grand seigneur! » « Il devait être encore vert quand on le fit sécher au four; c'est ce qui l'a tordu. » « Bon Dieu! quelle figure; si cela ne fait pas suer! Nous savons d'où il est sorti, mais aujourd'hui personne ne se connaît; et quand on voit cela, comment ne pas faire la grimace. » «Si vous vous taisiez! leur crie Roubaud. Vous faites là plus de bruit qu'une nichée de pies. » « Eh! non, puisque tu y es, dis que nous sommes des rascasses! regarde-toi plutôt, tête d'épouvantait!»
Ces gentillesses auraient duré longtemps, si, tout-à-coup, le cri de : « Vive la Comtesse! » n'avait coupé court à tous ces commérages. Est-elle belle, la jeune fille! et comme elle se délecte en envoyant des baisers à tous les enfants,gracieuse,on ne peut plus, sur sa blanche cavale. « Oh ! compère, dit Paule à maître Reynaud, regarde quels yeux! ne dirais-tu pas des flambeaux brillant comme des étoiles ? » « Ecoute! commère, connais-tu la nouvelle? » « La nouvelle! quoi?... Allons! parle vite. » « Notre princesse se marie. » « Mais alors c'est cela qui la rend si belle; car jamais, sur ma foi, je ne lui ai vu plus gracieux visage. Et qui épouse-t-elle ? » « Ah! voilà, on n'en dit rien encore. » « Pourtant on doit le savoir. » « Ecoute, joli minois, peut-être te le dirais-je, si tu m'aimais un peu. « « Veux-tu te taire! tête folle; voyons! dis vite, ou je m'en vais. » « Tiens! vois-tu ce grand brun qui se trouve à son côté? » « Ce n'est pas ce qu'il faut à notre Demoiselle. Son air ne me plaît pas, il a le regard faux, il me ferait presque peur, quelle figure blême! il doit être sournois, à coup sûr sa femme ne rira pas tous les jours; et malgré son velours, son beau cheval et toutes ses fanfreluches, moi, pauvre Paule, fille de Rougon, de l'épouserje ne me sentirais pas le courage. » « Tu es difficile! c'est le Roi d'Aragon. » « La belle affaire! et quand il le serait de Rome, je ne le voudrais pas. » « Et, dis un peu, comment trouves-tu celui qui est près de Romée? » « Certes! quel homme, Jésus-Dieu! Quel bon air, et quelle fière mine; regarde ses yeux, il ne les cache pas, lui! Ce doit être un grand seigneur; comment le nomme-t-on? » — « Devine? » « Que devinerai-je? ne me fais pas chercher. » « Eh bien! il vient de l'Anjou. » « Qu'est-ce que cela peut me faire; mais bien sûr il me plait. » « Tel que tu le vois, il est le frère du Roi de France, Louis IX, soldat valeureux et sans peur. On le dit envoyé par Marguerite, soeur de Béatrix; et il serait venu, parait-il, beaucoup pour ses beaux yeux, un peu pour ses écus. » « Rien que pour ses écus!» répondune voix claire. « Tiens! maître Rigoulet? » « Ce que vous disiez tantôt,je l'ai tout entendu.» « Dites ! n'est-il pas vrai que ce serait un galant
« C'est un beau chevalier ! » « Vous êtes toutes les mêmes, vous aimez ce qui luit; mais il n'est pas provençal. » « Elle est forte celle-là; et que nous importe? » « Comment? que vous importe! Ah! vous n'êtes bien que des femmes. » « Et vous un vrai grincheux. » « Si vous saviez ce que vous dites!... A quoi bon!... Vous n'y voyez pas plus loin que votre nez. » «Ce n'est pas comme vous, qui dans votre bosse portez tout le bon sens, savez tout ce qui doit arriver. » « Sottes! vous verrez un jour que dans son petit doigt Rigoulet a plus d'esprit que vous toutes ensemble. » La foule s'éparpille sur le Bourguet; (1) et sur le ravelin, qui est devant le mur où se trouve la porte du clocher, au milieu de son peuple et de ses chevaliers, le grand comte Raimon s'assied sur l'escalier, et dit : « Pour que de ce jour on garde la mémoire, je confirme à Forcalquier toutes les libertés que mes ancêtres ont octroyées à ses habitants; et je veux qu'on inscrive dans l'histoire que dès aujourd'hui chacun pourra vendre son vin quand bon lui semblera, même avant celui du comte; et pour éviter toute contestation, voilà le tout signé sur ce parchemin. »

(1) Le Bourguet (lou Bourguet) est la principale place de Forcalquier, sur laquelle se trouve la cathédrale. C'était autrefois une esplanade située hors des remparts, devant la principale porte de la ville, dite porte royale de Notre-Dame.

Alors chacun se précipite, on lui baise les mains, on embrasse son manteau;et pendant que les acclamations s'envolent jusqu'au ciel, il remonte à cheval, et jette des poignées d'argent en se rendant au château. Pendant que cela se passait, à Saint-Pierre, (1) dans une maison, avant d'arriver au portail, une femme filait à la lueur de sa lampe.

(1) Saint Pierre (Sant Pèire) : quartier de Forcalquier au sud-ouest de la ville. Il tire son nom d'une ancienne église paroissiale, sise sur l'emplacement actuel des prisons, et d'une ancienne porte où aboutissait jadis le chemin d'Aix.

Bien qu'elle ne fut plus jeune, de son aile le temps n'avait pas encore ridé sa figure délicate; mais elle avait l'air triste et dolent. Tout-à-coup on tire le loquet, un jeune homme paraît; aussitôt elle quitte son fuseau, et, sans prononcer une parole, elle l'enlace de ses bras. C'était Gaucher, notre troubadour, et la femme sa bonne mère qui n'avait que lui pour toute consolation. Il était encore tout petit enfant, quand un mal terrible, un jour, passa comme une tempête, entraînant après lui le père et deux enfants. Quel désespoir! que de larmes ! Mais elle était forte cette femme, elle sécha ses yeux pour sourire à son Jean. Le petit Jean crût comme la pâle dans le pétrin. Lorsqu'il eut grandi, le Prévôt au presbytère, le fit venir un beau matin, et lui dit : « Je t'ai entendu par les rues, Jean, tu chantes comme une mésange, il y a pour toi une place au lutrin. » Là, comme ailleurs, sa nature franche sut gagner l'amitié de tous. En peu de temps il apprit à chanter; bientôt il devint fort en lecture ; et le bon Prévôt lui apprit le latin;il lui enseigna même quelque peu d'histoire; et quand il s'emparait d'un grimoire en cachette, sans le quitter, il le lisait d'un trait. Il devint savant, sa vaillante mère était fière de lui, et non sans raison, et pour le marier elle jeta les yeux sur la fille de Luc, un habile vanneur; mais quand elle lui en parlait, il répondait: « Attends encore un peu;... quandje reviendrai de Rome, il fredonnait un air, et voilà comment Jean Gaucher devint troubadour. Il était la joie du quartier, la coqueluche des fillettes; et quand le soir, sur la petite place, on jouait à la brassette, chacune d'elles le voulait. Il fallait voir comme il s'amusait; et comme toutes éclataient de rire quand il était seul dans la ronde, et qu'en se précipitant vers lui, elles se poussaient les unes sur les autres.
De ce temps heureux Gaucher ne s'en souvient plus. En entrant dans la maison il a pris une chaise, et regarde sa mère qui file, et qui le boit des yeux en faisant tourner son fuseau. « Tu sembles tout penaud, lui dit la brave femme. Voyons! raconte moi ce que tu as fait ces jours ci, était-ce beau, là bas, à la cour ? Eh ! bien, tu ne répondspas ? » Lorsqu'elle vit une larme couler des yeux de son Jean si beau, elle sentit son coeur se serrer. Elle l'attira sur ses genoux, et doucement elle le berçait en lui disant: « mon petit enfant, dis vite que t'a-t- on fait ? » Mais lui, essuyant ses paupières, Rien! ce ne sont que des chimères qui me traversent le cerveau. Je vais me coucher, demain plus rien n'y paraîtra. » Mais sur son coeur elle le presse: « Tu ne dis pas vrai ! Si quelqu'un t'aime, tu sais que c'est
moi; allons! mon Jean, vide tes chagrins dans mon âme, la mère sait toujours consoler son enfant. Parle! dis-moi tout! ne crains rien, mon petit, regarde- moi bien, va! je suis ta mère, je mettrai du baume sur ton coeur .— Eh ! bien, tu ne parles pas ? C'est quelque jeune fille qui t'aura pris ton coeur, et tu es amoureux. Va! si ce n'est que cela, ne te désole pas. » « Mère! Si vous saviez comme elle est belle! » « Tant mieux! mon enfant ; n'es-tu pas le plus beau? quand tu lui passeras l'anneau, sera-t-elle fière! Eh! bien, voyons, pourquoi ne souris-tu pas? Et pour qu'elle devienne ta femme, sans tarder, je te promets d'aller demander sa main. Dis vite, qui est-ce? » "non, ma bonne mère, le brin d'herbe qui germe dans la prairie ne peut songer à se marier avec le chêne qui monte dans les airs. Vous n'avez jamais vu le passereau, qui ne fréquente que les buissons, s'allier avec les aigles. Celle que j'aime... ce n'est pas d'aujourd'hui que je vis du rayon de ses yeux, il y aura un an quand viendra la foulaison, Elle est trop noble pour un pauvre diable qui n'a pour gloire que son amour; elle est dans un palais, moi je vis dans une masure, mais quel amour dans ma triste cabane! » « Tu l'aimes donc bien? » «Si je l'aime ! autant que je vous aime ; mais comme ce n'est pas la même chose!car vous aimer me rend heureux; quandj e pense à elle, un torrent de
Et du fil à l'aiguille il racontaà sa mère, gémissant devant tant de douleur, comment était né son amour. Parler de cela ne l'ennuie jamais. Il dit que tout un jour il avait vécu dans le ciel; et puis du lendemain les terribles angoisses; et que la jalousie, comme un ver rongeur, dans son âme bave le fiel. Quand il a fini, la pauvre femme ne peut plus arrêter les larmes qui coulentde ses yeux. Que faire pour guérir cet enfant de sa passion, pour éteindre dans son âme ce feu qui brûle tout?
Quand elle a bien pleuré, elle se dresse, le prend par la main; lui se laisse conduire comme quelqu'un qui n'a pas de volonté; elle le fait agenouiller devant la Madone qui est dans la niche, elle allume un cierge, et dit: « Puisque tu es la mère de bonté, Vierge Marie, je t'en prie,toi qui connus les mauvais jours, toi la patronne des douleurs, guéris mon Jean, et je te lèguerai et mon anneau, et ma croix d'or. Mon enfant est mon seul bien; son coeur est bon, son âme pure. Guéris-le moi: j'en fais le voeu, j'irai trois fois, nu pieds, faire mes dévotions à Lure. (1)

(1) N.-D. de Lure (Luro) : célèbre lieu de pélerinage sur le flanc sud de la montagne de ce nom, où se trouve une chapelle, au milieu d'une forêt de hêtres.

Maintenant, va te coucher! lui dit-elle en l'embrassant; et, demain matin, tous les deux, nous irons prier Saint Mari (1) pour qu'il veille sur toi. »

(1) Saint Mari (Sant Màri) : abbé, patron de Forcalquier. Ses reliques, apportées à Forcalquier en 925, selon la tradition, furent d'abord déposées dans l'ancienne église située près de la citadelle, et transférées en 1486 dans la cathédrale actuelle.

Gaucher s'est jeté sur son lit: la tristesse est toujours dans son coeur; il sent qu'il perd la raison; il appelle le sommeil qui ne vient pas. N'y tenant plus, à la hâte il s'habille,prend son manteau et sa mandore, puis s'esquive à la dérobée, et s'en va rôder sous les murs du château.

IV LA COUR D'AMOUR

AU BARON HIPP. GUILLIBERT

Toute la plus noble jeunesse des quatre coins de la Provence, barons, chevaliers et seigneurs, se trouvant réunie à Forcalquier ce jour-là, avec une foule de troubadours, Raimon, pour terminer une si belle journée, crut ne pouvoir mieux faire que d'ouvrir une cour d'amour. Lorsqu'il fut environ dix heures, le bouffon Rigoulet soufflant dans sa trompette, tout en secouant son grelot,annonce, aux hôtes du château, que la cour vient d'entrer en séance. Aussitôt chacun se dirige vers la grande salle d'honneur. Quelle profusion de lumières, mon Dieu! vous vous croiriez en plein jour. Là, sur la voûte semée d'étoiles, on voit la Provence luttant contre les Sarrasins. La citadelle du Freinet dresse son front là bas; elle est investie de tous côtés.
Guillaume, en tête, avec son frère Roubaud, comte de Forcalquier, poussent leurs cavaliers contre les mahométans. Quel carnage! quel écrasement! La massue de Roubaud vient de broyer l'armure de l'Emir qui commande sur le croissant. La terre regorge de sang; mais ce sera la dernière guerre: les Maures, en rugissant, sont tous morts. Du côté droit, sur la muraille, vous voyez tout Forcalquier qui s'achemine là bas du côté des prés. D'une clarté on suit la trace. Où va-t-on? Au devant de la chasse qui renferme les reliques de Saint Mary. Sur un brancard, tout verdoyant de feuillage, des pénitents, avec leurs robes blanches, l'apportent directement de Sisteron. Ils sont exténués. On comprend qu'ils sont à bout de forces, Mais le Saint paraît dans la nue; et, soudain, sur la route, une fontaine d'eau vive jaillit à côté d'une belle source de vin. Les pénitents se précipitent aux fontaines jumelles; et après qu'ils s'y sont abreuvés, qu'ils ont recouvré leur vigueur par cette boisson, le jet de vin cesse de couler.
Au fond, en face de l'entrée, au milieu de gerbes de fleurs, est une large estrade où doit siéger la cour. Le trône est à côté. Un dais de pourpre et d'or abrite Bérenger, qui de la main, caresse son lévrier, entre la comtesse et sa fille. Sur des sièges recouverts de tapis, les dames, en attendant, causent entre elles; on dirait un champ de fleurs, et jamais on ne vit si jolis minois, coiffures si coquettes.
Tout autour chevaliers, troubadours et barons usent leurs yeux à regarder si beaux visages. Sept dames prennent place sur le tribunal; et, sur le siège le plus élevé, Fanète de Gantelmi, (1) descendante des princes des Baux, s'assied: elle a un chaperon de velours blanc, dont la trame est en fil d'or.

(1) Fanète de Gantelmi, la légendaire dame de Romanin, fut chantée, au dire de Nostredame, par Bertrand de Lamanon. Alaète, dame d'Ongles, près Forcalquier, ne serait autre, d'après le même auteur, que la mystérieuse Ciberna, célébrée par le grand maestro d'amore, Arnaud Daniel, qui l'aurait allégoriquement désignée, en disant que becs, ni ongles ne pourraient entamer sa réputation. Uguette de Sabran Forcalquier est, également, une des dames que Nostredame fait siéger en Cour d'amour. Son nom nous obligeait à l'y asseoir, nous aussi, mais sous les expresses réserves que commande le peu de crédit de l'écrivain salonais. De même pour Isabelle Bourrillon. En revanche, les autres dames de notre assemblée d'amour appartiennent sans conteste à l'histoire : Tibors, née à Séranon, une des terres du troubadour Blacas, rima à l'exemple de ce dernier ; quelques vers d'elle sont arrivés jusqu'à nous. Adélaïs de Mévolhon, fille du seigneur de Saint-Vincent, épousa, vers 1250, Amiel d'AgouIt Curbans. L'inévitable Nostredame parle de ses amours avec le troubadour R. Feraut de Glandevès. Laplane donne comme plus certain qu'elle fonda, en 1283, l'abbaye Sainte-Claire de Sisteron, Philippine de Porcelet était la nièce, semble-t-il, d'Azalaïs de Porcelet Roquemartine, vicomtesse de Marseille, dont le nom est mêlé à la biographie de P. Vidal. Elle prit le voile chez les Béguines fondées par Sainte-Douceline de Digne, la mystique Egérie de Charles d'Anjou, et lui succéda comme supérieure en 1274. On lui attribue avec toute vraissemblance la vie de Douceline, écrite en provençal en 1297, et publiée de nos jours.

Sur les questions d'amour nul n'est plus compétent; aussi préside-t-elle la cour. Adelaïs de Mevolhon se place à sa droite; puis la charmante Sabran, la jeune Porcelet.A gauche on voit siéger dame Tibors, puis Alaète d"Ongle,aimée du grand maestro d'Amore ; enfin à la suite vient Isabeau Bourrillon: elle est la plus jolie, l'âme d'un troubadour palpite dans son sein, c'est la physionomie la plus charmante d'Aix; et six cents ans après, on voit encore fleurir tous les arts chez ses neveux. Fanète se levant: « La séance est ouverte! dit-elle Ce qui nous est demandé, certes, n'est pas facile; il ne s'était jamais présentéun cas plus épineux; voici ce dont il s'agit: On demande à la cour si, pour qu'elle soit heureuse...»Soudain un page paraissant crie: « Le comte de Toulouse! » Chacun de se dresser.
Le comte éblouissant dans un vêtement brodé, tout garni de dentelles, vers Béatrix s'avance, et dit: « Damoiselle, la haut, touchant le ciel, au plus profond d'une combe, au sommet des Pyrénées, tombent dans un abîme les suintements d'un glacier; la caverne, ciselée par la main d'une fée, étincelle de pierreries. J'ai choisi les plus précieuses; sur ce manteau de Chine je les ai semées,pour que vos épaules, plus blanches que l'opale, en fussent ornées. » Fanète, regardant ses compagnes, à voix basse leur dit: « Les voilà tous trois, nous allons un peu rire, ce sera drôle. » Alors, élevant la voix: « Je vous disais qu'une fois une jeune et belle comtesse avait trois amoureux, tous les trois beaux et vaillants, issus tous les trois d'une vieille noblesse, sur de riches pays flottent leurs drapeaux. Le premier est brun, trapu, et parle si peu qu'on le croirait muet; s'il faut en croire le dire de ses gens, jamais sur ses lèvres n'éclot le rire; mais quand l'amour envahira son coeur il restera fidèle jusqu'à la mort.
« Nous voici au second; ici race racège. C'est un prince bien fait et gai comme un pinson; sa langue fredonne sans cesse et fait entendre des chansons. A sa cour toujours on est en fête, là ni coups ni batailles, mais fins repas, bals et le reste; partout la joie s'épanouit. Mais, car il y a un « mais » en toute chose, il est tant soit peu volage, et se moque de ce qu'on fait, de ce qu'on dit.
« Le troisième est grand, blond, à fibre mine; dans son pays les brouillards voilent le soleil; à la guerre sa place est toujours au premier rang; et s'il ne chante pas souvent, il est homme de conseil. » Dès qu'elle eut parlé, tous se regardèrent; elle n'avait prononcé aucun nom, et chacun souriait. Seule, Béatrix à cela ne comprenait rien, et ses yeux bleus cherchaient si, dans les groupes, ils ne verraient
La Présidente, alors, levant la tête, fait de son doigt mignon un geste qui veut dire: Silence! Le tribunal, dit-elle, demande à s'éclairer pour savoir lequel des trois a des chances pour plaire à la comtesse et faire son bonheur. Allons! si quelque aimable diseur veut élucider cette question, qu'il s'approche! la cause est belle assurément. » Emeric Péguilhan, (1) venu de Catalogne,soudain se lève, et dit: « Cette affaire me plait, et je prouverai que tout ce qui luit n'est pas de l'or.

(1) Aimeric de Péguilhan, toulousain, habita l'Espagne dans sa jeunesse. Il chanta, pendant la guerre des Albigeois, la cause de Raymond VI et de Pierre d'Aragon ; mais sa pièce la plus connue est celle qu'il écrivit contre Charles d'Anjou, à l'occasion de son mariage avec Béatrix : « Au lieu d'un brave seigneur, les provençaux, dit-il, auront un sire. Subjugués par les français, ils n'oseront plus porter lance ni écu. Puissent-ils être tous morts, plutôt que de se voir réduits en cet état ! Mais ils le méritent par leur infidélité envers celui qui pouvait les en garantir. » Ces derniers mots semblent une allusion à Pierre d'Aragon, et nous ont autorisé à faire de Péguilhan l'avocat de celui-ci, a la Cour d'amour de Forcalquier Nous aurions pu, avec plus de vraissemblance encore, confier ce rôle au fier troubadour des Alpes, Boniface de Castellane, ennemi juré d'Anjou, et grand partisan d'Aragon ; mais Castellane était un puissant personnage, qui ne descendait pas dans l'arène poétique pour se mesurer avec les chanteurs nomades.

Quand vous voulez trouver un trésor, voyons ! où allez-vous le chercher? Dans les profondeurs de la terre ou au sommet des montagnes. Et lorsque vous avez trouvé le filon où il gît, vous êtes riche, et vous pouvez alors faire de beaux rêves. Ce que je dis des trésors, mesdames, je le dis aussi du coeur humain: il en est qui sur leur main l'étaient, le donnant aujourd'hui, demain le reprenant, offrant leur flamme à la première venue, princesse ou paysanne, qu'importeI cela leur est égal. Joie en ville, douleur à la maison; leur amour est volage, le prend qui veut. Ce n'est pas là le trésor qui peut rendre une femme heureuse. Maintenant que penserez-vous de celui qui ne sait prendre conseil que de l'épéeou de la lance, cherchant toujours si quelque aubainene lui jettera pas dans la main un pays qu'il puisse gouverner en maître? Pendant ce temps, que devient sa femme. Elle s'allanguit, la pauvrette, et ses larmes coulent. Adieu, ses rêves d'or perdus! Tenez, j'en ai le coeur brisé, j'en suis tout ému. Aussi laissons cela de côté. Parlons, au contraire, de quelqu'un qui n'a qu'une ambition: gouverner par l'amour, et chercher à plaire à celle qui l'aura captivé. Le voilà, le trésor dont je vous parlais tout-à-l'heure. Ne le rencontre pas qui veut; mais celle qui saura le prendre trouvera sûrement, dans un coeur tout neuf, la source du bonheur, et, portée sur les ailes de l'amour que sauront faire naître ses baisers, elle s'envolera dans un ciel sans nuages à l'horizon. Ce Prince est une fleur cachée dans l'ombre, son calice est fermé et comble de parfums.S'il ne s'est pas ouvert encore, c'est que personne n'a su découvrir l'endroit où il se cache; mais le jour où un rayon de soleil, envoyé par une gentille fée, viendra se répandre sur lui et battre l'aubade dans son coeur, il s'échappera tant de parfums du sein de cette âme timide, que la femme qui saura faire éclore cette fleur sera embaumée pour la vie.
Excusez-moiI j'ai terminé ma longue causerie. Je pense qu'à mon client la cour sera propice, et je finirai par ce que j'ai dit au début. Prenez mon Prince, c'est un trésor ! » Dès que Péguilhan eut terminé son plaidoyer, les applaudissements partirent de tous côtés; mais les comtes de Toulouse et d'Anjou riaient jaune, et faisaient un peu la grimace. Pierre Vidal (1) prend alors son luth, et se met à
chanter pour Raimon de Toulouse.

(1) Pierre Vidal, (Pèire Vidau), se montra si attaché aux Toulouse, et donna, à la mort de Raymond VI, des marques si singulières de son deuil, que nul ne nous blâmera de l'avoir fait vivre jusqu'en 1245, pour faire de lui le défenseur de Raimond VII.

En l'entendant on dirait que sa langue veut se dédommager de son mutisme antérieur. " La vie est loin d'être éternelle, bien fugitifs sont les plaisirs, à la volée il faut savoir les prendre
lorsqu'ils passent à notre portée." « Sur cette terre il n'est qu'un bien, un bien qui jamais ne vous échappe, qui vous accable sous le bonheur; c'est au fond du coeur qu'il se trouve.
Vous le savez bien, mes nobles Dames: c'est l'amour dont les âmes se nourrissent qui ouvre les portes du ciel. Il est certain que lui seul donne aux baronnes comme aux bergères l'épanouissement du beau, La vie est loin d'être éternelle, bien fugitifs sont les plaisirs, à la volée, il faut savoir les prendre lorsqu'ils passent à notre portée. « On vous a dit que pour être heureux il faut se cacher dans un palais, passer son temps à réchauffer
Une dame qui a la beauté doit voler de fête en fête, être toujours prête pour le plaisir, et pour cela savoir chanter : La vie est loin d'être éternelle, bien fugitifs sont les plaisirs, à la volée, il faut savoir les prendre quand ils passent à notre portée. Un autre viendra vous dire : Pour un Prince il n'y a que la gloire, l'histoire doit enregistrer son nom. En attendant, sa femme pleurera. Parlez moi d'un seigneur troubadour dont l'unique ambition est de faire un beau destin à sa Princesse, ayant sa cour toujours pleine de chanteurs de tout genre chansonnant du soir au matin : La vie est loin d'être éternelle, bien fugitifs sont les plaisirs, à la volée, il faut savoir les prendre quand ils passent à notre portée. « Là, dans son palais, la jeune et belle châtelaine sera la déesse glanant la fleur de tous les rêves. Pour elle seront tous les coeurs, et chacun chantera l'étoile qui luira dans ce ciel bleu. La poésie vaut bien l'histoire! Et elle aura plus de gloire qu'un roi, car les chants ne sont jamais perdus. La vie est loin d'être éternelle, bien fugitifs sont les plaisirs, à la volée, il faut savoir les prendre, quand ils passent à notre portée. »
Albert de Sisteron (1) s'exclama: « Vive Vidal! il est toujours notre maître. » Et Reforsat; (2) « Si, pour chanter ainsi, il faut ne pas avoir de langue, je vais faire raccourcir la mienne pour être ton rival. » Pendant ce temps, Villeneuve préoccupé parlait à voix basse au troubadour Bertrand de Lamanon. (3)

(1) Albert ou Albertet de Sisteron, (Oubert de Sisteroun), natif du Gapençais, habita Sisteron et y mourut. On a de lui une vingtaine de pièces; écrites aux environs de 1220. Certains le font vivre jusqu'en 1290.

(2) Reforsat de Forcalquier (Refoursat de Fourcouquiè), nous a laissé un sirventés. On manque de détails sur sa vie. Il semble ne faire qu'un seul et même personnage avec le troubadour Reforsat de Tretz. Nous croyons être resté dans la probabilité historique, en rangeant ces deux troubadours locaux dans le parti toulousain. Forcalquier, .et Toulouse cousinaient, et portaient fièrement la même croix d'or pommetée. L'allusion que nous mettons dans la bouche de Reforsat, rappelle une aventure bien connue de Pierre Vidal, qui eut la langue percée pour avoir médit d'une dame.

(3) Bertrand de Lamanon (Bartran de Lamanoun), déploya autant d'ardeur à soutenir Charles d'Anjou, que Péguilhan en mit à l'attaquer. Il lui adressa un sirventés pour l'exhorter à ne pas se laisser enlever Béatrix par Aragon ou par Toulouse. « Venez sans délai, lui disait-il. Si le fils d'un roi de France se laisse dépouiller par ses voisins, comment ferait-il des conquêtes outre mer? » Plus tard, Lamanon, désabusé du parti angevin, rima contre Charles II, et fut dépouillé par ce prince de la gabelle de Pertuis, qu'il possédait héréditairement.

Celui-ci ne parait pas être à son aise. Parlera-t-il ou ne parlera-t-il pas ? Bornée enfin lui dit : « Ne tremble pas, courarge ! » « Trembler, moi ! qui ai bravé tant de périls, moi, Lamanon! » ll ne fait qu'un bond, et le voilà debout devant le tribunal : « Je ne vous ferai pas, mesdames, un long discours, paroles longues font journées courtes ; encore faudrait-il savoir le faire. Je n'ai pas la faconde de ces beaux diseurs que vous venez d'applaudir avec raison. Mais lorsque je vous aurai dit que le Prince pour qui je prends ici la parole, est un prince vaillant comme on n'en a jamais vu, je pense que vous changerez d'avis, bien que pour plaider je ne sois qu'un pauvre orateur. On vous a dit : Le bonheur n'est que dans l'amour ! On vous a chanté: Cherchez-le dans les plaisirs! Moi je vous dirai : l'amour et les fêtes ne suffiront jamais à rendre une femme heureuse. Le bonheur gît dans la grandeur de l'âme. Aussi ne me parlez pas de ces efféminés toujours pendus à la robe de leurs dames. J'aime moins encore, et je le dis tout net, ces bons à rien, ne connaissant aucune retenue, et qui passent leur vie â la recherche des plaisirs. Il est bien autre le noble chevalier que je voudrais pour époux à la belle Princesse dont vous me parliez; il est homme de tête, de bon conseil; et quand sur son coursier il est au front de la bataille, l'épêe à la main, rien qu'en le voyant les ennemis, comprenant que c'en est fait, sentent la peur les envahir. Trouvez-moi,si vous le pouvez, un plus noble destin ! Quand le coeur est si haut, l'âme ne peut qu'être belle; et donner un tel époux à une jeune fille c'est lui faire un présent divin. Quoi de plus beau pour une dame, que de voir celui que son coeur aime,triomphant dans cent combats, à ses petits pieds venir déposer toute sa gloire pour lui plaire, enivré, fou de sa beauté ; sentir que seule elle est la Reine de ce géant redoutable, qui vient se mettre à ses genoux pour se faire tresser des chaînes de fleurs ; c'est un lion devenu agneau, c'est l'amertume transformée en miel. Que faut-il de plus pour rendre une femme heureuse ? Un tel mari ne le trouve pas qui veut ». Lamanon ne parlait plus, et dans la salle il y avait un silence si profond qu'on aurait entendu voler une mouche; tous les cous étaient tendus pour savoir lequel des prétendants verrait enfin cesser ses incertitudes. Alors Fanète se dressant : « Nous allons délibérer, si personne n'a plus rien à dire. » Soudain, au fond de la salle on entend des grelots tinter, et sur un long bâton, comme sur Bucéphale, voici Rigoulet qui s'avance au grand galop, devant le tribunal il arrête sa monture, puis, ayant raclé son gosier, de sa voix la plus claire dit :
« Dames, seigneurs, vous tous qui avez la taille bien faite, écoutez un tordu vous dire où est le droit : Vous avez entendu trois bavards. Que vous ont-ils dit? L'un que son Prince est beau,qu'il est un trésor; l'autre qu'il est troubadour; celui-ci que le sien est vaillant et doux comme du miel. Ont-ils dit un mot de la Princesse ? Lui a-t-on demandé si elle aimait les galants que sont venus proposer ces trois vantards ? Ah! si vous les écoutez, quelles promesses ne feront-il pas? Voyez ! mon Prince d'ici; tenez! mon Comte de là. Et la jeune fille! Hélas! on la laisse de côté comme un chiffon au séchoir. Telle folie est incroyable!Et dites-moi donc un peu pourquoi l'on ne prendrait pas l'avis, d'abord, de la Princesse ? A-t-on jamais vu disposer ainsi d'une jeune fille, sans savoir si son coeur ne s'est pas encore donné? Vous me direz que je suis tordu; mais mon bon sens ne l'est pas; et la Cour de Provence dira que Rigoulet a raison de parler, si, par son dire, il peut faire qu'elle juge sainement. Comme il vont chercher midi à quatorze heures ! Cette pauvre fiancée a l'air d'une tourterelle que convoitent trois éperviers. Voyons ! Est-ce sa vertu qu'ils aiment, dans la Princesse? Est-ce sa jeunesse, sa beauté? son coeur pur ? Je crois bien mieux qu'ils lorgnent ses châteaux. Ah! si elle pouvait m'entendre, la Damoiselle, je lui crierais : Vous êtes trop belle et trop noblepour vous laisser marchander. Libre comme le vent qui souffle au sommet de Lure, et comme la Durance aux allures indomptées, prenez celui qui a fait tressaillir votre âme. Qu'est-ce donc qu'un royal blason, et même la gloire ? Là n'est pas le bonheur, ce ne sont que des hochets.Regardez les oiseaux voleter dans les airs: Deux par deux ils se cachent dans les broussailles, ou se becquettent sur les peupliers, dans les buissons épineux, sur les pins verts; et ils sont heureux, ils gazouillent sans cesse; et quand le soir l'ombre s'allonge, ils se perchent en chantant le Dieu de l'univers. Faites comme les oiseaux, comme vos vassales,choisissez un jouvenceau qui vous aime pour vous;et,tous les deux, vous chanterez comme font les cigales;car vous êtes assez riche et assez noble pour deux.
Pendant ces plaidoyers, Béatrix, s'amusant avec les glands de sa pelisse, avait peu écouté, son esprit était ailleurs.Mais lorsque Rigoulet, malicieusement, revendiqua les droits de la justice, en rabrouant ces trois charlatans qui se disaient marchands de bonheur, elle ouvrit les oreilles et ses yeux d'azur, sans s'expliquer son caprice. Elle donna le signal des applaudissements quand elle vit Rigoulet remonter sur son cheval; et se tournant sur son siège elle dit au comte en riant : « Oh! ce Rigoulet! qui aurait dit ?» Mais dans la rue une voix en chantant lui coupa la parole. Elle disait cette voix fraîche et timide : « Celle que j'aime est la plus belle ! ses yeux sont bleus comme l'azur, de ses lèvres coule du miel, de la Provence elle est le symbole, pour moi c'est une enchanteresse. Jamais, pourtant, je ne le lui dirai tant que je vivrai. » Le chant montait pur, on aurait dit une caresse.
La princesse s'écria : « C'est mon ami Gaucher! Dites lui de monter, vous verrez s'il chante bien ! Béatrix l'appelle, va-t-il être content! Mais courez vite, il s'en va, je n'entends presque plus sa voix ». Et elle sautait de joie, elle frappait des mains. La belle chose que quinze ans lorsque, sournoisement, au milieu d'un jeune coeur, l'amour commence à poindre ! Pour satisfaire son désir chacun court d'ici, de là, cherchant de tout côté; mais le troubadour avait disparu. Sans savoir pourquoi, la jeune fille, hélas!se sentit le coeur gros, quand on lui dit qu'il n'y avait pas de Gaucher. Pendant ce temps, la cour discutait. Pour se mettre d'accord ce n'était pas facile. Elle annonce, enfin, que pour une cause si grave, il lui fallait huit jours de réflexion.

V LA CHASSE

A JOSEPH HUOT

L'aube commençait à poindre sur les Alpes; et sur le roc où se trouve le castel, enveloppé dans son manteau, le comte Bérenger songeait. Oh! qu'il est sombre ce matin à l'heure où tout le monde dort encore! D'où lui vient la tristesse répandue aujourd'hui sur sa belle figure ? Ne se trouve-t-il pas assez grand ? Pourtant la destinée, de sa main, a semé sur sa route tout ce qu'un prince peut envier : elle l'a fait vainqueur dans les batailles, et sous ses pas a jeté plaisirs, grandeur, bonheur et gloire. Ses trois gendres sont plus que princes, ils sont Rois ; la Provence est en paix; et les plus illustres troubadours de venir ici ne sont jamais las, aux pieds des dames accourant déposer leurs chants d'amour et leurs hommages. Et pourtant sur la citadelle, ce matin, le grand Raimon sent son âme endolorie, comme si un frelon l'avait piquée.
C'est que dans la force de l'âge, plein de vigueur, depuis quelque temps, sans savoir d'où cela vient, ni quelle en est la cause, il sent parfois ses forces qui l'abandonnent. Qu'est devenue cette vigueur qui faisait vibrer son âme, et qui débordait autrefois en lui?
Laissant tomber sa tête sur sa poitrine angoissée, il pense à Bêatrix. Aujourd'hui, le jour de sa fête, ne sera-t-il pas la veille de son deuil? Raimon a deux amours : sa fille et la Provence ; l'avenir de toutes deux bien souvent l'emplit de crainte. Il les voudrait si heureuses ! Parfois il redoute de les voir tomber en de mauvaises mains. Trois princes fiers, valeureux et puissants sont arrivés pour plaire à la Princesse.Lequel choisir? Le seigneur Romée (1) préfère le duc d'Anjou, et le presse, sans plus tarder, d'en faire son fils.

(1) Romée de Villeneuve (Roumiéu de Vieronovo) ministre général de tous les états de Raimon Bérenger, le comte vivant, devint administrateur de la Provence, après sa mort, en sa qualité d'exécuteur testamentaire et de tuteur de Béatrix qu'il maria à Charles d'Anjou.

Mais Bérenger craint qu'il n'aime trop la guerre, et que la Provence, dans ses mains, ne voie ses chansons changées en pleurs. Rigoulet pourrait bien avoir raison : l'amour vrai vaut la gloire, et bonheur obscur mieux que victoires retentissantes. Est-ce bien sa Béatrix qu'aiment ces grands seigneurs? N'est-ce pas plutôt son héritage?car ils savent que sans partage, et peut-être le jour n'en est-il pas éloigné, elle possèdera la perle du midi (1).

(1) Dès le 20 juin 1238, aux Cordeliers de Sisteron, Raimon Bérenger avait testé en faveur de Béatrix, sa plus jeune fille, à l'exclusion expresse des trois ainées, et avec clause de substitution, à défaut de Béatrix, en faveur de son cousin Jacques roi d'Aragon. Ce testament indiquait nettement de la part du Comte, le vif désir de sauvegarder l'autonomie de la Provence, et probablement aussi de marier Béatrix à l'héritier de la dynastie aragonaise. Plus tard, la main de la Princesse fut promise au Comte de Toulouse. La mort seule de Raimon Bérenger permit au prétendant Angevin de triompher de ses rivaux.

Du sommet du roc dominant la contrée, il parcourt du regard cette terre prédestinée qui va des bords du Rhône à la cime des Alpes, du rivage de la mer à la crête de Lure (1).

(1) Lure (Luro) chaîne de montagnes, qui va de la Durance, près Sisteron, au Rhône, où elle se termine par le Ventoux.

Bien loin, là haut, la neige ; sous ses pieds, la verdure; et par delà, la gorge de Volx, le pays des oranges, où jamais il ne pleut. Devant cet horizon immense, Raimon par une noire mélancolie se sent envahir. « Et que m'importe, dit-il, d'abandonner tout cela ? » Aussi pas une plainte. Il ne pense qu'à sa fille. Avant de monter ici, ce matin, il lui a fait sa première visite pour déposer un baiser sur son front. Comme elle était belle dans son sommeil!Quel sourire de jeune vierge! Il la buvait des yeux, il la trouvait si belle noyée dans ses cheveux d'or. Où est le seigneur, se disait-il, qui pourra lui donner assez d'amour? Nous verrons cela plus tard. Les cors sonnaient là bas sur le Bourguet;et, de là haut, le comte vit les chasseurs qui s'assemblaient. En voyant cette belle jeunesse il se sentit de nouveau plein de vie, et descendit content. On est matinal quand il s'agit de plaisirs. Les chasseurs étaient déjà sur pied, et, tout en courant, faisaient leurs apprêts. C'était un charme de voir cet entrain. Il y avait là dames, grands seigneurs, nobles écuyers, pages, troubadours; ceux-ci, pour se faire chasseurs, avaient troqué leurs violes d'amour contre le couteau, l'épieu et la lance. « Mais des Cordeliers (1) qui diable s'avance ?

(1) Les Cordeliers (les Courdelié) quartier de Forcalquier qui doit son nom au couvent des frères mineurs dont la fondation est attribuée à Raimon Bérenger dont le cloître subsiste encore, ainsi que le portail gothique de l'église.

Rigoulet sur un âne ! Faisons-lui une ovation! » Et notre tordu, fier comme Artaban, ayant sonné un air sur sa trompette, passa la revue, monté sur sa bourrique. Cependant les chiens en courant aboyaient; les faucons coiffés battaient des ailes; et chacun de rire en se disant: « Tout à l'heure le bossu va nous lâcher quelque bourde». Tout-à-coup, la foule, qui se trouvait sur la place, se met à crier : « Vive Bérenger! » C'était Raimon qui descendait tout seul de la Citadelle, heureux d'entendre son peuple qui l'acclame. « Hâtons-nous, dit-il, le soleil monte, n'attendons pas la chaleur pour gravir la Cole (1) ».
En même temps, du côté de Lure, au milieu des Mourres (2), qu'un jour Dieu planta sur la hauteur comme des géants de rocher, vous auriez pu voir un malheureux accablé de tristesse, l'âme débordante d'amertume, accroupi sur une pierre, la tête dans les mains.

(1) La Cole (la Couolo) est la montagne, peu élevée, qui se trouve au nord de Forcalquier, dans la direction de Lure.

(2) Les Mourres (lei Mourre) rochers isolés au nord de Forcalquier, ressemblant vaguement, vus de loin, à une armée de géants à tête énorme.

C'était Gaucher qui demandait, en pleurant, à Dieu de l'arracher à la torture. Après avoir chanté sous les fenêtres du château le soir d'hier, le coeur plein de fiel, la tête en feu, il était allé au hasard, devant lui. La lune était au ciel, là haut brillaient les étoiles; le rossignol chantait en s'égosillant sur les branches; mais lune, étoiles, rossignol, que pouvait faire tout cela à cette âme en deuil, qui, sans espoir, brûlait d'amour? « D'où vient, se disait-il, que je ne suis pas grand seigneur?Pourquoi la joie aux uns, aux autres la souffrance? Est-ce juste, cela ? Dieu ne nous a-t-il pas tous pétris du même limon? Et ces nobles barons, qu'ont-ils de plus que moi ? Peut-être point de coeur, et le mien me torture. Ils sont nés dans la soie et moi dans le cadis; moi dans une pauvre maison, eux sous des lambris princiers. Qu'ont-ils fait? Pourtant devant eux chacun s'incline.Et vous, mon Dieu, qui êtes le Roi des Rois, vous aviez pour palais quatre pauvres murs, et pour berceau une crèche avec un plein tablier de paille, pauvre à ne pas avoir un grain de mil. Ce ne sont donc pas les grandeurs qui font les grandes âmes! Celui-là seul aime bien qui sait souffrir, mourir. Mais de mourir pour elle je n'aurai pas le bonheur. Mourir pour Béatrix! mon Dieu, quelle joie! Lui tout donner, mon âme, ma jeunesse, ma vie, et être sûr qu'elle pleurerait sur moi, pauvre hère, ce serait trop de bonheur pour l'infortuné troubadour, et puis, il ne souffrirait plus. Mon Dieu! vous qui pouvez tout, écoutez ma. prière! ». Et il marchait toujours droit devant lui, sans savoir où il allait, pleurant, gémissant. Parfois il eut crié: Au secours! Navrante était sa douleur.
Et lorsqu'il arriva sur les Mourres, ces hommes de pierre, aussi hauts que des tours, échevelés, barbus, pour tous sinistres, furent émus par le pauvre amoureux. A ces géants Gaucher conta ses peines comme s'ils l'entendaient; son âme débordante se sentit soulagée en exhalant sa douleur à quelqu'un. La lune se couchait, et, dans le crépuscule, les ombres des rochers s'allongeaient sur le sol; on aurait même cru qu'ils remuaient, parfois. Lorsque Gaucher eut assez gémi, au pied des rocs il se laissa choir; et, exténué, il allait s'endormir, lorsqu'il entendit passer dans l'air comme un souffle compatissant.— C'était des voix qui se disaient : « Ne faisons pas de bruit, c'est notre frère. Ali ! s'il savait ce que nous savons, qu'à Béairix il a su plaire,et que la jeune fille l'aime bien! » Gaucher ouvrit les yeux peut-être rêvait-il? Son coeur battait mais il n'entendit plus rien, que le souffle du vent à travers les Mourres, Tout pensif, il se coucha de nouveau. Dès qu'il eut fermé les yeux, voilà que le rêve recommence. Et la voix, plus douce encore, reprit : « Va ! elle doit t''aimer; dans son coeur sûrement l'amour germe, et son âme en est embaumée. » Mais voilà qu'une voix sombre, qui semblait sortir d'un Mourre caché dans l'obscurité, dit : « La vie est semée d'un peu de joie et de beaucoup de tristesses ; et le malheur qui nous épargne ne nous fera pas grâce pour longtemps. Il me semble voir la mort qui vient frapper la tête la plus haute. Après.... tout disparaît dans une horrible tempête. » Puis, on n'entendit plus rien. Mais bientôt un Mourre recommença : « Du Nord nous viendront les ténèbres au milieu des tonnerres et du carnage! Alors plus de chanteurs; alors le parler que nous, les Mourres, nous aimions tant sera pourchassé. Plus d'aubades! Adieu les cours d'amour, adieu les chevauchées! et au lieu de cela que vois-je? Du sang! encore du sang! du sang sur les champs de bataille; au loin, par delà la mer, les murailles des villes sont rouges, c'est encore du sang; car un peuple affolé massacrera nos frères à grands coups de couteau. Là sera frappée notre fière jeunesse (1).

(1) Allusion à la conquête du Royaume de Naples par Charles d'Anjou, et surtout aux Vêpres Siciliennes.

Quel deuil pour la Provence! Mais toi, Gaucher, souviens-toi bien qu'aujourd'hui il ne faut pas un seul instant perdre de vue la Princesse. »
Il était grand jour, et Gaucher dormait encore, quand il lui sembla sentir sur sa figure comme une haleine tiède qui le réveilla. C'était Diane, la chienne favorite de la Princesse, qui sautillait sur lui, le dévorant de carresses; de lui lécher les mains elle ne se lassait pas. Qu'elle était jolie, cette levrette! Elle avait l'échine toute blanche gentiment tachetée de noir, et ses yeux étaient bleus. Quelle grâce quand elle jouait! et comme elle dévorait l'espace sur ses jambes nerveuses, fines comme des fuseaux. Gaucher lui rendait caresse pour caresse; et la tristesse de son coeur se dissipait un peu.
Voilà qu'au détour du chemin la chasse se montre ; vite derrière un Mourre le jeune homme se cache ; et Diane de courir vers sa maitresse qui arrivait la première.
Ils ont atteint le sommet qui domine les Truques (1). Ce n'est pas tous les jours qu'on admire un aussi beau coup d'oeil. Sur la crête, comme un Mourre vivant, se tenait Roubaud, le plus intrépide chasseur de Forcalquier. Un épieu à la main, le couteau à la ceinture il attendait. « Eh bien ? lui dit Bérenger ». « Grand comte, j'ai tout fouillé, les taillis, les clapiers ; le gibier ne manque pas ; même au sommet de Valmagne (2) j'ai vu, bien marquées dans la rosée, les traces d'un ours ».

(1) Les Truques (les Truco) nom d'un quartier de Forcalquier

(2) Valmagne (Voumagno) : la vallée la plus profonde de la Cole, elle va déboucher dans le Béveron.

« Tant mieux! nous verrons là ceux qui ont tété du bon lait; on va t'obéir. Je te nomme chef, Roubaud ». « Alors, en avant! dans la combe, pour essayer de débucher cet ours ; que les fainéants poursuivent les tourterelles; de tuer le monstre sauvage nous seuls aurons l'honneur. » « Bien parlé ! dit Raimon, je n'ai rien à répondre. Détachez les chiens, chacun à son poste. Allons! en chasse! mes seigneurs. Voyez! comme Diane flaire déjà. Et n'allez pas oublier qu'au coup de midi le dîner sera prêt aux sources de Fontienne (1) ». « Bonne chance! mon Prince ». C'était Rigoulet qui parlait ainsi ; et, ce disant, toujours alerte, il faisait danser, sur sa bosse, de nombreuses cages d'oiseleur « Mais, ainsi harnaché, où donc vas-tu ? » « Je viens aussi chasser; et j'enragerai si je ne prends pas les pies-grièches qui sont venues sur notre terroir. » « Alors, tu leur as déclaré la guerre ? »« A mort! Et je les tiens en respect. Vous voyez ce champ de gesse ? Tout au milieu, je vais placer ma chouette, et s'il vient quelqu'un, de ces oiseaux de malheur, gare le quiche-pied! (2) »

(1) Fontienne (Fountiano) village situé sur la route de Forcalquier à Saint-Etienne-les-Orgues, et qui doit son nom a ses belles sources.

(2) Quiche-pied (guicho-pèd) instrument dont les oiseleurs se servent pour attrapper les petits oiseaux par les pattes.

«Prends en beaucoup ». « Je ferai mon possible ». Et, tout en s'en allant: « N'est-il pas affreux, se disait à lui-même Rigoulet, de voir des étrangers venir tout nous prendre. Pourquoi donc la Princesse ne trouverait-elle pas en Provence un homme digne d'elle? Au diable ces Princes ! Ah! si Jean Gaucher C'est que Béatrix l'aime, et elle ne s'en doute pas. Et si, de cet enfant, nous faisions notre comte? »
Le soleil passait au zénith tombant d'aplomb sur Forcalquier; et la faim, qui les pressait faisait se hâter chacun vers Fontienne. Au bord de l'eau dans les prés, on venait de servir le diner. Pour le préparer on n'avait pas compté sur la chasse. Ils furent bientôt tous placés, la course avait aiguisé les dents. Tout d'abord personne ne dit rien, on avait bien autre chose à faire. Les chasseurs ne sont pourtant pas muets ! Il n'y eut rien de perdu pour attendre. Et quand le vin eut échauffé les têtes, c'est à qui parlera le plus, ils ne son arrêtés par rien. Il n'y a qu'un instant tous étaient silencieux; maintenant, tous à la fois font assaut de mensonges; à les en croire, ils ont tout tué; les maladroits surtout content des histoires à vous faire dormir debout. Et tout le monde rit, et la Princesse songe; à quoi peut-elle bien rêver quand tout le monde rit? Le comte est plus qu'heureux en voyant tant de gaieté; et se tournant vers Rigoulet il lui dit: « Tu semblais, ce matin, avoir beaucoup d'ardeur pour aller, disais-tu, prendre des pies-grièches; et dans tes cages, que vois-je ? cinq ou six chardonnerets, quelques pinsons, des tarins, des allouettes; tu les as donc manquées?»« Ne me faites rien dire, hélas! Mais comme leur troupe n'est pas nombreuse, je la guetterai de nouveau, si elle passe à ma portée. Laissons ce propos de côté. Devinez qui j'ai vu au four à chaux?» « Sans doute quelque jolie bergere? » « Non! » « peut-être l'ours? » « Pas davantage! » son oeil riaiten regardant Béatrix: « J'ai vu Jean Gaucher! » « Pourquoi ne l'as tu pas amené! répliqua la Princesse, on dirait qu'il nous fuit. » « Et toi maître Roubaud, dit Raimon, où donc est l'ours que tu devais nous apporter? » « Mon Prince, il est au précipice de la Roche-Rouïne, (1) et nous irons vous le chercher.

(1) Roche-rouihe (Rouocho-Roume) rocher éboulé au sommet de la Cole, sur le versant nord qui fait face à Lure.

Foi de Roubaud, avant le coucher du soleil nous l'aurons cerné dans sa tanière. Ce sera notre triomphe aujoud'hui. » Tous de crier: « A l'ours! » Alors il se produisit un remous; et, en un clin d'oeil, chacun fut sur pied. « A l'ours! à l'ours! » criaient-ils, en saisissant les lances. Béatrix leur dit : « Heureuse chance! beaux messieurs, mais songez que c'est un ours, et soyez prudents. » Pendant que les chasseurs gravissaient la Cole, Béatrix rêveuse, ainsi que ses dames d'honneur, pour fuir les brûlantes ardeurs du soleil, cherchèrent un endroit où, sur l'herbe molle, elle se trouvassent au frais; et, tout en cheminant, elles arrivèrent à la Baume (1).

(1) La Baume (la Baumo). A mi-chemin de Forcalquier à Fontienne, au fond d'un étroit ravin, une source d'eau vive jaillit dans une excavation, sous un rocher, c'est la Baume, très fréquentée, jadis, par les chasseurs, le jour de Saint-Hubert.

On ne peut rien voir de plus joli que ce vallon: là l'eau coule en chantant; et sur les grands chênes, le vent, dans leurs nids, berce les colombes. Le sol est couvert de fleurs, il y a des fougères hautes de deux cannes, et l'on entend, tout le long du jour, gazouiller les oiselets dans les roseaux.Béatrixs'est placée à l'écart, et se demande d'où vient que Jean Gaucher erre dans le bois. Tout-à-coup un bruit se fait' entendre, là haut, dans la Cole, et les chiens furieux d'aboyer tous ensemble. Serait-ce une bête sauvage? Le bruit augmente et paraît se rapprocher; soudain retentit, au loin, le cri: " A l'ours! à l'oursI à l'ours" Hors du bois la bête s'élance les yeux flamboyant, le poil hérissé ; elle va comme l'éclair, et court sur les dames; leurs Ames sont glacées par ses hurlements féroces, et, mortes de frayeur, elles vont d'ici, de là.
Béatrix seule reste en place pour toute arme elle n'a qu'un bâton, mais elle s'apprête à faire face à l'ours farouche; encore un bond et le monstre est sur la Princesse. Mois, aussi rapide que l'éclair, un homme caché ne fait qu'un saut, se heurte à l'ours, avec adresse lui plonge un couteau dans le flanc. L'ours rugit, reprend élan, vient sur lui la gueule écumante, l'homme l'attend, et de nouveau lui enfonce son arme juste où est le coeur. Mais dans son élan il tombe sur lui; ils roulent au fond de la combe, l'ours hurle encore une fois, et reste raide mort. L'homme n'a pas de mal, et se relève ensanglanté; Béatrix laisse échapper de son âme un cri qu'elle retenait, car elle a reconnu Gaucher dans son sauveur.
Tous les chasseursarrivent hors d'haleine; dames, seigneurs entourent le trouvère pour voir s'il est blessé et lui porter secours;et le comte Raimon le tenant dans les bras lui dit: « C'est à toi que je dois ma fille aujourd'hui ; et pour payer ma dette à ta valeur, Gaucher, ici, devant tous, je te fais chevalier. A l'avenir tu vivras dans ma maison, et tu seras le gardien de celle que tu assauvée.» En entendant ces mots Gaucher croyait rêver, et faillit s'évanouir. Et le comte ajouta : « Dans toute la Provence je le ferai publier. Rigoulet qu'en dis-tu! » " Je dis que jamais, grand Comte, vous n'aviez rien fait de mieux ».

VI LE BATARD DE FORCALQUIER

A FREDERIC MISTRAL

Le Mourre avait deviné juste! Quand la cime des Alpes prit son manteau de neige, à Saint-Maime, sur la grande tour, un crêpe de deuil remplaça le drapeau. La mort, avec sa grande faux, avait, en passant, jeté par terre le comte Bérenger, comme sur un sentier un paysan vous fauche une poignée de broussailles. Et lorsqu'il fut enseveli à Saint-Jean, (1) là bas, dans la grande capitale, sa veuve et Béatrix, au pays natal, pour pouvoir pleurer plus à leur aise, retournèrent aussitôt.

(1) Saint-Jean (Sant-Jan) Raimon Bérenger, par son testament, avait élu pour sépulture l'église des Hospitaliers d'Aix, et il s'était fait agréger, l'année suivante, à leur ordre ; mais ce n'est qu'après l'achèvement et la consécration de cette église, en 1251, que son corps y fut inhumé. Béatrix, sa veuve, et Béatrix, sa fille, voulurent également y reposer. Le tombeau de Raimon Bérenger, détruit pendant la terreur, fut rétabli en 1828, sur les dessins du monument primitif; mais celui de sa fille ne l'a pas été.

Hier, là tout était joie, troubadours et jongleurs arrivaient de partout; Saint-Maime ignorait ce qu'est la tristesse, on n'entendait que chants, on ne voyait que fleurs. La page est tournée : il n'y a
qu'affliction aujourd'hui dans le grand château ; et les nobles Princesses, toutes à leur malheur, au lieu d'une cour,n'ont que quelques amis, quelques dames d'honneur qui cherchent à distraire Béatrice et sa mère.Là se trouve aussi Gaucher, notre troubadour, qui, depuis qu'il a sauvé la Princesse de l'ours, ne l'a plus quittée d'un pas, cachant dans son âme l'amour qui toujours le consume. Jamais, cependant, il n'a déclaré sa passion; heureux de la servir, de lui parler, de vivre de sa vie, en se sentant mêlé à tous ses plaisirs comme à toutes ses peines; et lorsque son âme déborde de pensées noires, il s'en va courir à travers champs, en jetant ses plaintes au vent; ou bien il court trouver sa mère qui dans son coeur, toujours, sait mettre un peu de paix. Pourtant, les jours passent, les semaines s'écoulent. Avec le temps, les nobles châtelaines voient arriver pages, écuyers, seigneurs, qui, pour les Princes et les Rois, viennent faire la cour à celle qui aura, un jour, la Provence pour dot. Gaucher n'en dort plus ; et la jeune fille craint, sans savoir pourquoi, de voir s'évanouir le temps où, seule avec Gaucher, elle se trouvait si bien.
Un jour que le froid piquait et que soufflait le mistral, sous le château, Gaucher, en se promenant songeait; et sa pensée, vous la connaissez ! Soudain il vit, au revers du côteau, venir un homme qui le regardait. « Bonjour Gaucher ! » « C'est vous, Rigoulet, comment allez-vous » « Pas mal ! c'est toi que je cherche tout en rôdant, car je veux te parler. Il me plaît de te trouver ici, cela m'évitera d'aller frapper à la porte du château, là haut perché. Sommes-nous seuls? Voyons! dis-moi, que se passe-t-il ici ? » « Mais rien que d'ordinaire. » « Bien sûr ! Alors moi qui reste à Saint-Mari (1) j'en sais plus que toi.

(1) Saint-Mari (Sant-Màri) quartier de Forcalquier, ainsi nCatelan : Une poétique légende raconte que le troubadour Catelan, amoureux de Marguerite de Provence, la suivit à Paris, après son mariage avec Louis IX, et fut, à son arrivée, assasommé parce que sa principale rue aboutissait à l'église de Saint-Mari dont on voit encore les vestiges sous le rocher qui supportait le château.

Viens au pied de ce cagnard, là haut, nous serons plus seuls. Ecoute-moi, Gaucher: je vois tout ce qui se passe,je vais, je viens de tous les côtés ; sans en avoir l'air je fais causer les seigneurs et les marchands de chiffons, je sais qui s'en va, je sais aussi qui vient. Aimes-tu toujours bien notre gente comtesse? » « Je l'aime plus que jamais, je l'aime éperdûment"" Tant mieux! Et je te dirai qu'elle t'aime aussi, toi. » « Moi! Pourquoi m'aimerait-elle? Ne l'a-t-on pas promise à un de ces grands seigneurs qui envoient leurs valets ici, chaque jour, pour se faire proposer?» « Tu es un enfant! va! elle t'aime; et crois ce que je te dis; elle te tient renfermé dans son âme, et ne se plait qu'avec toi. Mais ce que tu ignores, c'est que l'Aragonais veut la faire enlever, par peur de l'Angevin. Oui, Pierre craint, s'il n'a pas Béatrix, de perdre la Provence. Alors il s'est décidé,pour en finir d'un coup, de la faire dérober, pensant qu'ainsi il aurait la dot. Un juif me l'a dit. » « L'enlever? Malepeste! Enlever Béatrix tant que Jean Gaucher vit! Non! cela ne sera pas! Je le jure sur ma tête, sur celle de ma mère, je le jure par Dieu. » « Le juif, parait-il, serait venu pour voir comment on s'y prendrait. » « Et vous ne l'avez pas mis en pièces, comme l'on brise un morceau de verre ? » «A dire vrai, j'y ai pensé. Mais, me suis-je dit, qu'est-ce que cela peut me faire? » « Comment? C'est vous, Rigoulet, vous, qui parlez ainsi? » « Ne t'emporte pas, écoute la fin: L'enlever à Pierre pour la donne à l'Angevin, à quoi bon ? Serions-nous plus avancés? Moi, cela m'est égal. » « Mais alors vous ne l'aimez pas ? » « Je ne l'aime pas! mieux que toi. Mais toi tu l'aimes pour elle, notre Princesse Béatrix,et moi je l'aime pour mon pays. Pour moi, Béatrix est l'étoile qui scintille dans notre ciel, pour moi, elle incarne la Provence, et je tremble que sur les rives de la Durance ne s'implante quelque Prince aux serres d'épervier. La Provence, Gaucher, voilà ma bien aimée, elle est ma seule passion, à elle toutes mes ardeurs; la voir grande et libre, c'est mon rêve. Mais il faut, pour cela, que jamais sur notre fier blason, une griffe étrangère ne vienne s'implanter; car, vois-tu! Jean, nous sommes au point culminant, et, pour toujours, tien serait fait de notre génie. Tout prétendant, pour moi, est un voleur qui vient me dérober mon bien, et jeter le malheur sur ma patrie. Donc, tu le comprends, peu m'importe que celui qui aura notre Princesse vienne de là haut ou de là bas. Si tu étais un homme de tête, toi, Gaucher. Mais je vois que tu ne l'es pas encore. Si tu l'aimais réellement, si tu lui étais attaché, si sa pensée enivrait ton âme!» « Si j'y suis attaché? Comme la main au bras, et le bras à l'épaule. Ah! si vous entendiez mes soupirs; le jour, la nuit mon coeur l'appelle. Oh! Rigoulet, le jour que je serai séparé d'elle je le sens là, j'en
« Mon âme est ravie de ce langage. Notre Princesse est si jolie que ce serait un gros péché de la laisser partir. Entends-tu ? Gaucher, tiens-toi pour averti. Il nous faut un roi de notre race, un roi de notre sang, au parler provençal, ayant le coeur sur la main, et qui, bien en face, vous regarde; aimant notre soleil, la Durance, les Alpes; aimant son peuple, et surtout ce bel ange au regard si pur, au sourire si doux. Gaucher, tu trouves étrange, peut-être, de m'entendre parler ainsi ? Pour le pauvre bossu, qui n'a jamais rencontré que dédain, Béatrix est la rosée qui lui a fait le coeur bon et quelquefois heureux. Tiens!je me sens ému ; laissons cela de côté. Gaucher il faut chercher un roi ! Pense à ce que je te dis. »
— « Mais où le trouver? »
— « Là ! devant moi. Il n'y a que toi, mon ami, pour nous tirer d'embarras. »
— « Mon pauvre Rigoulet, je crois que vous radotez."
— « Radoter? oh! non! Mais je ne puis m'enlever de la tête la peur de voir arriver quelque mauvais sujet qui serait un horrible fléau pour le pays, et pour nous tous un vautour. Voilà pourquoi je compte sur ton amour et sur celui de la Princesse. »
— « Mais, mon bon Rigoulet, je ne suis pas même de la noblesse. »
— « Pour être noble est-il besoin, simple que tu es ! d'être gentilhomme? Le meilleur des titres est dans ta fière mine. Tu as jeunesse, bravoure, honneur, esprit et foi, l'amour d'une princesse, un nom que rien ne ternit, tu es donc noble de droit. Veux-tu l'être de nom? Allons! un peu d'audace. Et puis songe qu'à la chasse, un jour, là haut, à la Baume, tu as sauvé Béatrix, qui, sans toi, serait morte. Et quand s'épanouit cette fleur suave, colorée, si belle, au parfum si exquis, te la laisser prendre
— « Et conseillez-moide l'enlever!— Mais vous ne voyez donc pas que dans mon âme vous enfoncez le couteau, et que vous y retournez le fer à me faire crier: Au secours! Non! vous ne ferez pas que l'enfant de ma mère soit autre chose qu'un troubadour, et par les gens de cour considéré comme un galeux. Non! je ne veux pas qu'on puisse rire de moi. »
— « Tu fais l'entêté? Eh ! bien, je vais te dire tout. Si je te froisse, tant pis ! tu l'auras voulu; mais tu comprendras que nul ne rira de toi. Toi seul ignores ce que sait tout le monde. Tu n'es pas un Gaucher! Sous ce nom se cache un des plus nobles rejetons qu'aient porté les Alpes;car dans tes veines, ami, coule un sang royal. »
— « Taisez-vous! Rigoulet, vous insultez ma mère; taisez-vous! car mon bras pourrait vous écraser. »
— « Ecoute jusqu'au bout, et ne m'interromps pas : Ta mère est une sainte, en dehors de tout ceci. Oui! ta es de grande race, ici chacun le sait; et lorsqueje te crie: En avant ! je sais ce que je fais.
Peuple et seigneurs, pour toi, sortiront leurs bannières; et plutôt que d'avoir quelque maître étranger qui les tondra de court, en voyant ta mâle prestance tous acclameront le fier Bâtard de Forcalquier.
Jean, veux-tu toute ma pensée? Eh ! bien, quand le comte Raimon un jour, à la Baume, devant ses grands vassaux te donna l'accolade, il connaissait ton origine; il pressentait qu'un jour ce serait toi qui aurais l'heureuse fortune de sauver la Provence des chasseurs de dot, comme tu avais sauvé sa fille de l'ours. Eh ! bien, voyons, tu ne trouves rien à me dire? Serais-tu, par hasard, devenu muet?.. Je vois que c'est perdre son temps que de s'occuper de toi. Mettons que je n'ai rien dit, et que ce n'était que pour rire. Adieu! Jean.... Tu n'es pas jaloux; cela me fait plaisir, je m'en vais presque heureux. Mais quand tu reverras la jeune fille qui est si belle et qui t'aime tant, imagine qu'un prince la tiendra demain dans ses bras, et souviens-toi de Catelan.(1)

(1) Catelan : Une poétique légende raconte que le troubadour Catelan, amoureux de Marguerite de Provence, la suivit à Paris, après son mariage avec Louis IX, et fut, à son arrivée, assassiné par des voleurs, dans le bois de Boulogne, au lieu qui a retenu le nom de Pré-Catelan. Mistral a fait là dessus une exquise ballade, dont il donna la primeur à l'école des Alpes, dans la félibrée de Saint-Clément en 1879.

Rigoulet était déjà loin dans les champs, que Jean Gaucher restait là, droit comme une borne, abasourdi, comme si quelque folie lui troublait la pensée. Avait-il, parfois, dans son cime bercée par les tressaillements de son coeur amoureux, songé qu'il ne pourrait être heureux que s'il était comte de Provence? La jeunesse est si simple! Aveuglé par son coeur, jamais il n'avait fait un tel rêve. En Béatrix il n'aime rien qu'elle, elle, rien qu'elle, et jusqu'à la moelle de ses os. Que lui importe la Provence ! Son amour l'emporte plus haut dans les régions où tout est idéal. Mais la Provence et Béatrix ne font qu'un. Lui, tout à sa passion, ne songeait pas à la gloire. Et voilà qu'il apprend qu'il est un personnage, qu'il peut prétendre à la jeune fille. Ce qu'a dit Rigoulet bourdonne à ses oreilles. Serait-il ensorcelé? Ou bien aurait-il le cerveau détraqué? Est-ce que cet ange si beau aimerait le troubadour? Alors, n'y tenant plus, il court enjamber un cheval, et, comme un coup de vent, le voilà parti pour aller trouver sa mère. Le jour baissait, mais il n'était pas nuit encore. La mère de Jean, au coin de son feu, tout en regardant le sarment qui brûle, songe à son enfant; de grosses larmes remplissent ses yeux; elle le sait malheureux; et son pauvre coeur est sans cesse dans les transes. Comment le sauver? Jour et nuit elle l'appelle, mais l'enfant est sourd; mon Dieu, quelle croix! Brusquement la porte s'ouvre, Jean entre comme un tourbillon, court à sa mère, qui lui dit: « Qu'est-ce qui t'amène ? Est-ce encore quelque ver qui te ronge le cerveau? »
— « Mère, ma vie n'est que fiel. Secourez-moi! Secourez-moi! Je perds la tête.» Et lui jetant les bras autour du cou: " Bonne mère, dit-il, je me sens devenir fou; mais je vous fais mourir d'épouvante, je m'en vais! »
— « Non, reste!» Et, comme lorsqu'il était petit enfant, elle le prend sur ses genoux, le berce, comme pour l'endormir, le dévore de baisers, chante, comme jadis. Lui, pleure. Alors elle le presse pour
Et, du fil à l'aiguille, alors Jean raconte ce que lui a dit Rigoulet.
— « Comment! Rigoulet? Il ne songe qu'à la Provence. Mais moi je ne pense qu'à toi, je ne rêve qu'à ton bonheur. »
— « Ce qu'il m'a dit, est-ce la vérité? Oh! dites-le moi sansrien me cacher. »
— « Il a dit vrai, c'est certain. Mais toi, Jean, tu es de Gaucher ton père, tu es blanc comme la neige, entends-tu beau troubadour? La chose datant de ton arrière grand-mère. »
— « Je suis donc bien un descendant de nos anciens comtes? »
— « Tu es mon Jean, mon bel enfant; voilà, ce qui est vrai, le reste ne compte pas; il n'y faut plus penser. »
— « Non! personne ne rira de moi quand on saura l'amour qui me consume. »
— « Oublie tout cela; crois une pauvre femme qui parle avec son coeur, et qui demande à Dieu de guérir son enfant. Le bonheur, sur la terre, n'est pas dans les honneurs, dans le bruit, dans les combats, il est dans la paix de sa maison. Avant que le bon Dieu m'eut enlevé ton père, bien que pauvre, la joie était dans notre réduit. Près du sol on est bien mieux que là haut dans les airs. »
— « Moi, Jean, un Forcalquier ! un grand nom ! un drapeau! »
— « Les grandeurs, pauvre enfant, sont une anguille qui glisse entre les doigts, une bulle de savon qui crève. »
— « Que m'importe les grandeurs! je ne pense qu'à l'Aimée. »
— « Qui pourra de cela détourner ta pensée? Et si mes larmes sur ton coeur ne peuvent rien, je te vois comme perdu dans les profondeurs d'un abîme. »
— « J'ai su la sauver je saurai la défendre. »
— " Il ne te souvient donc plus de ce qu'un jour tu m'as dit: Le pinson ne doit pas rechercher le vautour; le sage ne doit jamais s'étendre plus loin que son drap; et le grillon, qui saute sur la terre, tout grillon qu'il est, ne fera jamais merveille, s'il veut, comme l'aigle, monter dans l'empyrée, Tu avais raison de parler ainsi. Oublie les grandeurs, garde ton simple nom,reste avec moi. Te souvient-il du temps où je te gâtais? Où je faisais toutes tes volontés? quels jolis noëls je te chantais le soir ! Nous étions heureux alors; pourquoi donc chercher mieux? Ne t'en vas plus ! et la joie reviendra. » Mais Jean tombant à ses genoux: « Mère, je pars ! il n'y a plus pour moi que tourments;bénissez moi !
En le serrant dans ses bras, la pauvre femme l'arrosa de ses larmes, et lui dit : « Adieu ! et souviens-toi toujours que les Gaucher ont fait un pacte avec l'honneur. »
Rentré au château, Gaucher fait comme si de rien n'était; il ne dit pas un mot de ce qui s'est passé. Il a peur. D'un côté sa mère qu'il adore, et de l'autre son amour. Son âme est déchirée. Il lui semble que personne n'endure un tel supplice. Sacrifier Béatrix, il ne le peut; il se sent défaillir rien qu'en y songeant.que faire? Lire tout ce qui se passe dans son âme? comment sera-t-il accueilli ? qui connaît l'avenir ? Et pourtant dans sa poitrine il sent quelque chose qui lui dit: « Bon espoirI » En effet, en y songeant, pourquoi le feu grégeois qui le brûle n'aurait-il pas transpercé, comme fait une épée, le coeur de la jeune fille aimée de tout temps? Et il sent croître son audace. Il n'est plus un simple pacant condamné à suivre de loin la trace de celle qui l'a ensorcelé. Il la veut pour lui, et il la veut toute entière; mais si pourtant, pour avoir trop parlé, on allait le jeter à la rue
Quand venait Noël c'était l'usage, autrefois, que maîtres et serviteurs mangeaient à la même table la veille de la fête ; coutume provençale. A Saint-Maime jamais on n'y manquait. Cette année, lorsque dans la grand salle la bûche calendale fut bien embrasée, tous, pour le repas, vinrent s'asseoir. La veuve de Raimon prenant alors son verre: « Pour la Noël, dit-elle, il ne faut pas oublier les aïeux, enfants, souvenons-nous du Comte qui est mort; car ce soir, ici même, son âme voltige. » Parlant ainsi, elle jeta tout son vin dans la flamme; la bûche, en pétillant, flamba plus fort encore. Le repas ne fut pas gai ; le souvenir du comte était encore trop récent. Mais, quand vint la veillée, comme du vin nouveau chacun était un peu pris, toutes les langues, peu à peu, se délièrent; qui chanta un noël, qui dit une chanson. Béatrix dit alors: « Voyons! est-il besoinde te prier, Gaucher?»
Et tous de répéter: «Allons! Jean, toi qui chantes si bien dis nous en une bien belle, et nous reprendrons ensemble le refrain. Allons ! vite, que diable! un peu d'entrain. Tu es bien sombre! on dirait que tu boudes ; la princesse t'en prie. Eh! bien, serais-tu muet ?» Et Gaucher, prenant son luth, chanta ainsi: « Sur les bords de la Durance, au sommet d'un rocher, jadis s'élevait un château fier de ses tours; et tous les jouvenceaux de s'y rendre, allant et venant sous les pins. C'est que là se trouvait une jeune fille qui avait, à cent lieues, la réputation d'avoir esprit, grâce, sagesse, et Blanchemain (1) était son nom.

(1) Blanchemain écrivit aussi des Coblas. Tout cela est perdu aujourd'hui, sauf quelques fragments de Blanchemain, translatés en italien dans Barberino. Voir à ce sujet l'excellente et définitive édition des Biographies des Troubadours, donnée par Camille Chabaneau.

« Elle était aussi et noble et belle, belle à prendre tous les coeurs; et quand sa voix enchanteresse disait quelque chanson nouvelle, elle rivait à ses pieds les hommes les plus forts. Un jour que sur sa blanche cavale, elle allait sous les pins, lentement, écoutant le vent dans les branches,elle rencontra Ugolin (1).

(1) Ugolin de Forcalquier (Ugoulin de Fourcouquié), et Blanchemain (Blancoman), qui nous parait être une grande dame dauphinoise, nous sont connus par les documenti d'amore de F. de Barberino où sont longuement racontées leurs romanesques aventures. Ugolin composa, vers 1200-1220, des Coblas et une glose des oeuvres du troubadour dauphinois R. d'Anjou.

" Ugolin n'était qu'un troubadour à l'oeil noir plein de fierté, courant, sans souci, de tous côtés, avec son luth pour se distraire, ne rêvant que soleil, chanson et liberté. Mais quand il vit minois si distingué, yeux si beaux et de tels cheveux blonds, ravi devant une beauté pareille il sentit son sang bondir. Ugolin n'osait rien dire, elle si noble, lui si roturier. Mais Blanchemain, par son sourire, savait entretenir la passion que ses yeux avaient jetée dans son coeur amoureux. Et la nuit, sous les étoiles, de loin elle entendait le jouvenceau lui chanter qu'elle était la plus belle, et qu'elle seule avait tout
Un beau matin, en chevauchée, tous les hôtes du château partent pour la grotte des Fées ; le trou est là haut béant, de l'autre côté de la Durance, au milieu du plateau.Pendant qu'ils visitent la caverne
une tempête éclate avec tonnerres et éclairs, et des grêles énormes se brisent en tombant sur les cailloux. Et l'eau tombe! c'est un déluge qui fait déborder tous les ruisseaux; aussi quand ils quittent la grotte, les châtelains, dans les bruyères, s'en vont la tête basse, mornes et pensifs. C'est qu'ils entendent le ronflement de la rivière, là bas; et quand ils voient le remous de l'eau tous arrêtent leurs montures. Mais voilà que la jumentde Blanchemain, toute affolée,l'emporte comme une rafale; vous diriez un rocher qui roule, et d'un bon énorme elle a sauté dans l'eau. Au secours! crie la jeune fille; et ses deux frères, aussitôt, se précipitent dans l'eau qui bouillonne, et se noient dans le courant. « Mais soudain, à travers les peupliers, au grand galop un cavalier se montre, il arrive comme un éclair, et, sans s'arrêter sur la rive, il se précipite, avec son cheval, au milieu de l'eau. Quels efforts! Avec quelle adresse il nage, en se dirigeant tout droit sur Blanchemain; l'espoir renaît sur les visages, de la main il la touche presque. Mais du fleuve l'eau noire monte, rugit et croît sans cesse ; elle écume, rebondit et emporte des arbres, des rochers, des détritus et ce qu'en roulant elle arrache de tous côtés. Et la jument harrassée, après un dernier soupir, plonge. Le cheval, qui est de race, nage toujours. Un bras nerveux saisit alors la demoiselle, c'est Ugolin de Forcalquier qui la pose sur la selle de son cheval; à la suite lui va nageant, tenant la queue de son destrier.Encore un instant; la rive avance; le cheval bondit soudain, s'élance hors de l'eau, et Blanchemain s'évanouit. Autour d'elle chacun s'empresse ; et lorsque, enfin, elle reprend ses sens, son oeil bleu, plein de douceur, s'en va, doux comme une caresse, porter le baume au coeur du troubadour Ugolin; et, devant tous, tendant la main au jeune homme, elle lui dit: « C'est toi qui m'a sauvée, à toi se donne Blanchemain, »
Le chant avait pris fin, qu'on écoutait encore. En entendant cette voix puissante et si harmonieuse, qui laissait couler des paroles de miel, les hôtes du château avaient été émerveillés. Pendant que chacun félicitait le troubadour, le sein ému de Béatrix se soulevait; son regard humide était perdu dans le vide Tout-à-coup, s'avançant de Gaucher, elle lui tend la main, sans dire un mot ; mais en l'accompagnant d'un sourire à faire tressaillir les anges du bon Dieu. Le sang du jeune homme bouillonne, et il sent en lui, comme un torrent de lave qui saute et rebondit
Les cloches ont sonné la messe de minuit. »

VII LA MONTAGNE DES DIAMANTS

A L'ABBÉ A. RICHAUD

Depuis le jour où la Princesse en serrant la main de Gaucher, lui a, pour ainsi dire, promis de lui donner son coeur, celui-ci n'y tient plus, son âme est en fête tout est rêve d'or, il nage dans la joie se voyant aimé pour lui seul, pauvre hère. Et, comme un insensé, il va, il court de tous côtés, parlant de son amie aux plantes du chemin, aux rochers, aux oiseaux qui s'envolent dans l'air; et tout le long du jour que Dieu a fait, comme enivré, il promène ainsi son amour. Et quand le sommeil fuit sa paupière, il monte au sommet d'une tourelle; et, les yeux perdus dans la nuit, il cherche encore Béatrix. II la voit dans les feux qui brillent sur les fermes, dans les nuées des montagnes, dans les étoiles, là haut ; et, sa pensée folle partant sans bride dans les espaces bleus, il lui semble qu'il l'aimait avant de la connaître, qu'il l'a rencontrée ici bas, et qu'ils se sentiront renaître dans un monde d'azur, l'un dans l'autre confondus. Et, tout en rêvant, il prend sa mandore, et laisse aller sa main qui, tremblante, accompagne ses chants palpitant de bonheur; et de son coeur, d'où la poésie déborde, s'échappe un fleuve d'harmonie qui va trouver la jeune fille écoutant dans l'obscurité. Et la jeune fille en est toute troublée; et elle laisse aussi s'envoler sa pensée dans un monde angélique, tout en haut, dans le ciel. Il y a du mystère dans son âme ; mais lorsqu'elle songe que Gaucher l'aime, elle est comme inondée par un rayon de soleil. Et pourtant elle l'évite; lui sans cesse la cherche, et souvent ils se rencontrent; c'est que la candide enfant près de son ami, sent un frisson qui toujours l'enchaîne; et son âme exultant voudrait passer sa vie bien seule avec Gaucher. Ils restent ainsi des heures à se regarder, ils ne se disent rien, et ne s'ennuient jamais.
Une brise printanière soufflait ; pas un brouillard au couchant, le soleil semait des flocons d'or aux flancs du Luberon; et du haut des tours descendaient les premiers cris des passereaux. C'était un
frémissement de bonheur dans toute la nature; et dans l'air il y avait comme un mélange de parfums, de musique,et de vie et d'amour qui faisait tressaillir, de la racine au faîte, les peupliers, et se gonfler de plaisir l'âme divine des fleurs. Béatrix et Gaucher, debout sur un talus, étaient à l'unisson de ce grand concert. Pourtant la Princesse était pâle, et ses beaux yeux, parfois, se remplissaient de larmes. Gaucher, sombre, n'avait plus cet air que donne un coeur content. C'est que Villeneuve, arrivé la veille, avait apporté la nouvelle que Charles d'Anjou venait pour demander la main de Béatrix. La foudre qui éclate dans un ciel sans nuages, produit moins d'émotion que Romée survenant sans être attendu. Ces pauvres enfants ne savaient que devenir, inquiets, ils allaient de tous côtés; mais ils ne se quittaient plus, se sentant ainsi plus forts. La jeune fille était toute attristée; Gaucher, les poings fermés, la rage au coeur, était prêt à lutter, il ne connaissait plus la crainte; il avait l'amour, la foi ; le sang des Forcalquier, pour la première fois, bouillonnait dans ses veines; il se sentait de taille à vaincre dix armées. Non, rien ne l'arrêtera, il lui faut atteindre le but. Dès demain il ira consulter Rigoulet; car il ne peut perdre ainsi celle qu'il aime.
Tout-à-coup la jeune fille, lui tendant la main, dit à son bel ami : « Tu m'avais promis, un jour, de me conduire à la cueillette des diamants, (1) veux-tu que nous y allions ?

(1) Les Diamants de Saint-Maime n'ont des diamants que le nom. Ce sont de très petits cristaux de quartz (cristal de roche) représentant des primes hexaèdres terminés à leurs extrémités par des pyramides à six faces. Ils sont admirablement cristallisés et d'une transparence parfaite. On les trouve dans un des contre-forts du Luberon, presque en face de Saint-Maime. Aller à la recherche de ces diamants est une partie de plaisir que l'on se procure ordinairement le lendemain d'un orage; car ils sont alors bien lavés, reluisent aux rayons du soleil, et sont facilement aperçus.

— « Allons! Faisons trêve à nos ennuis. »
Et les voilà partis en courant, franchissant rochers et buissons.En un clin d'oeil ils sont dans les prés où tintent les sonnailles des troupeaux qui ont abandonné la crau (d'Arles), avec son herbe desséchée, pour s'en aller paître dans les Alpes où la neige, en fondant, fait verdir les prairies.
Ils arrivent au Largue, haletants. Ils trouvent, en travers du courant, un long peuplier ; tous les deux, se tenant par la main, pendant qu'un berger souffle dans sa conque, passent l'eau lentement sur ce pont qui se balance, l'eau franchie, vite de courir dans les roseaux à pompons, dans les ajoncs piquants. Là, les glaieuls dresseront bientôt la tête, les craintives violettes embaument les talus. On entend dans l'air gazouiller l'hirondelle, bourdonner les mouches aux ailes de feu, le papillon va de fleur en fleur, les effleurant toutes, et ne s'arrêtant nulle part. Au milieu de cette ivresse nos deux amoureux, oubliant les ennuis qui troublent leur bonheur, s'en vont rêvant le long des haies; mais pour atteindre la montagne, ils grimpent longtemps, et les chemins sont difficiles. Aussi la jeune fille fatiguée, apercevant le tronc d'un vieux chêne abattu, s'y assied. Pendant ce temps, dans la prairie, Gaucher va lui cueillir une brassée de fleurs: « Regardez ces marguerites, lui dit-il, quelle fraîcheur! et comme elles sont jolies ! connaissez-vous, dites-le moi, quelque chose de plus beau? Eh bien! je connais, moi, une fleur plus belle encore, cette fleur est une jeune vierge ayant le parfum des roses et la douceur du miel. Vous le savez, ici chacun l'aime; moi, je lui ai donné toute mon âme; et, là, bien vrai, j'en mourrais s'il me fallait lui dire adieu. Mais, non! vous ne partirez pas, car tout vous crie: Reste ! Non! vous ne voudriez pas jeter le pays dans le deuil; le vent en pleurerait, et les rossignols, et le Largue, là bas, et même les tempêtes qui roulent leurs tonnerres dans les roches de Volx. »
Ce doux parler, comme une musique berce la jeune fille, et sur son coeur frappe comme un marteau d'or, qui le fait chanter; un sourire suave court sur son visage; Gaucher ne parle plus, mais gémir; hâtons-nous!car l'eau croît de plus en plus; voyez! sur la berge, pour nous aider, un peuplier se met en travers. Courage! ne craignez rien, ne perdez pas la tête. » Il la prend sur sa poitrine, et, en avant de guéer. L'eau pousse, il résiste ; le gravier fuit sous ses pas; ah! quelle vigueur! C'est qu'il dispute au gouffre le trésor qu'il tient dans ses bras. Mais la pensée que la jeune fille sera peut-être pour un autre, soudain traverse son cerveau au milieu de l'eau en fureur. Alors, comme dans un éclair, il voit Béatrix aux bras de son rival; il sent que la tête lui tourne, et, la pressant plus fort encore, il se dit: « Puisque l'eau m'attire, disparaissons tous deux dans la mort. » Encore une fois il abaisse son regard sur la jeune fille qui, toute heureuse, se tapit contre lui. Et Gaucher voit luire deux jolis yeux bleus tout étonnés de crainte et de bonheur. Soudain sa folie disparait comme un de ses petites mains dans ce terrain léger. Tout-à- coup Gaucher s'arrête, écoute et, remuant la tête : «Je viens d'entendre le tonnerre gronder derrière le bois-d'Asson, (1) dit-il, l'orage vient de Lure; voyez ces nuages? sont-ils noirs!

(1) Bois d'Asson (Boui d'Assoun): massif montagneux qui sépare la vallée du Largue de celle du Béveron, et se termine, au levant, par la Roche Amère.

Partons! car le Largue est d'un naturel perfide; s'il allait nous jouer un tour de sa façon! » Mais l'orage vient au galop; le vent de la pluie secoue les arbres à les briser.«Courons!dit Béatrix, courons à la cabane de la vieille Suzon, elle est tout près, la tempête arrive, et nous serons abrités.» Et de se hâter! Mais, comme une avalanche, voici la crue du Largue, elle entraîne tout; adieu! la planche qui devait servir de pont au jeune couple. « Que faire? » dit la jeune fille, toute émue; sur une cépée elle se laisse tomber, regardant son ami. « Il n'y a qu'un moyen, dit le troubadour, pour vous passer de l'autre côté; je vous porterai. Allons! il ne faut pas elle l'entend encore, fermant les yeux pour mieux écouter. Tout-à-coup, cependant, elle tressaute, sent ses joues s'empourprer, et se dresse: " Je te dirai tout demain, dit-elle. Viens! nous sommes venus pour chercher des diamants." «De diamant! Il n'en existe qu'un dans toute la contrée, le Diamant de Saint-Maime. Son nid est au château. Il fait de la Provence une terre bénie des Dieux, et son éclat rayonne partout. » Le gel et le dégel, sur la montagne, en soulevant la terre, ont fait sortir de son sein les plus éclatants joyaux. Au milieu du gazon qui verdoie, on voit les diamants briller en renvoyant la lumière dérobée au soleil. Y en a-t-il ? C'est à n'y pas croire ! De gros, de moins gros, de jolis et de laids, ceux qui brillent le plus, ce sont les plus petits. C'est un plaisir de voir avec quelle ardeur la charmante Béatrix va, vient, monte, descend, trotte, fouillant fantôme; deux yeux riants lui ont rendu la raison. ll est hors de l'eau ; et, comme un affolé, il court chez Suzon avec son fardeau.
La bonne femme, au fond de sa cabane, dévidait un peloton de laine ; autour d'elle ses petits enfants priaient Dieu, et faisaient le signe de la croix chaque fois que le tonnerre éclatait ; et le cierge béni brûlait devant le rameau d'olivier, lorsque la porte s'ouvre: « C'est vous, seigneur Gaucher? par un temps pareil! Aussi done Béatrix? Nous n'y sommes donc plus! il faut être fous ! D'où venez-vous? Vous êtes ruisselants. » Remuant la queue, la chienne Fidèle, leur lèche les mains. « Vite ! près du feu. Et toi, petite Catherine, va-t-en chercher un fagot, et qu'il flambe sur les chenets. » La bourrée s'enflamme; et la vieille leur dit: « Maintenant, dites moi, comment se fait-il que vous soyiez ici? » Pendant ce temps, cachés sous un rocher, sept hommes, envoyés par l'Aragonais, complotaient d'enlever Béatrix. C'étaient les sinistres figures que Suzon avait vues le matin.
« Ce qui m'inquiète et ce qui m'enrage, dit le chef, c'est Gaucher. Il faut en avoir raison. Toi, Traucopel, cela te regarde; frappe au bon endroit ; car il ne faut pas que les gardes qui veillent sur la tour entendent un seul cri. »
— « Maître, vous serez content. »
— « Quand à la Damoiselle, il faut d'abord la bâillonner; pour cela faire, Quichedur, je compte sur toi. »
— « C'est bien. »
— « Toi, le Guèche, avec tes yeux qui regardent de tous côtés, tu surveilleras. Voilà, dès à présent, dix écus d'or; ils seront triplés si vous menez l'affaire à bien. Mais souvenez-vous qu'il ne faut pas que le corps de Béatrix ait une égratignure. A votre poste, allez! je reste ici sur l'éminence. » — « Nous accompagner! pourquoi? Croirais-tu que nous avons peur? »
— « Non pas! mais sur le drap de mon lit j'ai vu ce matin courir une grosse araignée; je n'ai pu débrouiller mon écheveau.N'en riez pas! Hier le feu brûlait encore lorsque le coq a chanté, bien avant minuit. »
— « Explique-toi, voyons, que signifie tout cela?
— « C'est le pronostic d'un malheur. »
— « Est-ce que nos diamants tenteraient les larrons ?
— « Dieu nous prévient ainsi, jamais il n'en faut rire. Ce n'est pas tout: Dans la bois, ce matin,j'ai vu passer une bande d'hommes à figure sinistre, ils allaient éparpillés, évitant les chemins,et se cachant dans leurs manteaux; tous étaient armés et gardaient un profond silence. Puis un homme à cheval a passé au grand galop. »
— «Tu as rêvé, Suzon, c'étaient des sorciers. Adieu ! au revoir. »
— « Menez au moins la chienne. Fidèle ? ici ! Ecoute bien : Marche devant, veille sur Béatrix et Gaucher, et, si tu sens un danger, aboie fort. » Pendant que Béatrix raconte son aventure, les enfants, qui se cachent, regardent tout ébouriffés; l'âne, dans un coin, broie la paille; et l'on entend les brebis qui ruminent. Dans les champs la tempête fait rage, elle rugit, elle éclate, la grêle à la pluie s'est mêlée. Cependant, dans une jatte, Suzon, à ses deux hôtes, apporte du lait. Et la bourrée toujours pétille. « Comme on est bien ici! » dit Béatrix. Gaucher ne répond rien, mais il aurait bien envie d'y rester toujours, d'y faire son nid.
Cependant le vent balaie la tempête; le soleil reparaît entre les nuages; les oiseaux planent dans le ciel. On dirait le tonnerre fatigué de faire du bruit.
— « Il faut partir! dit le troubadour, bientôt le soleil va descendre derrière la montagne, et votre mère serait inquiète. »
— « Attendez mon Michel, dit Suzon, il vous accompagnera; il vient de la Roche-Amère, et ne tardera pas d'arriver; ne partez pas encore. » Sur le chemin que suivent nos deux amoureux tout-à-coup la chienne tombe en arrêt; sa queue ne remue plus, elle grogne entre ses dents. Au beau milieu, un homme armé se dresse. Fidèle bourre, aboie et mord jusqu'aux os. L'homme veut la chasser; Gaucher se précipite, l'étend par terre, s'empare de son épée et jette sur sa tête un pavé. Mais voilà que du bois sortent les brigands; la chienne s'irrite ; Gaucher, tout en l'excitant, tient Béatrix ; son épée va comme un éclair, où elle frappe, une blessure s'ouvre; les truands exaspérés tiennent tête; Fidèle, vous diriez un lion, mord en jappant, ni coups, ni cris, rien ne l'arrête; Gaucher, l'oeil enflammé, lutte comme un démon; la tête au vent, il se plaît dans la bataille; son épée flamboie et taille dans la chair. Trois des rufiens sont par terre; les autres lâchent pied, ils ont peur, malgré le chef qui les excite. Mais du château on a entendu crier, les gardes arrivent en courant, et ne trouvent personne; les brigands se sont enfuis.
Vers Gaucher Béatrix se tourne alors: « Voilà la seconde fois que tu me sauves la vie, lui dit-elle. »
— « Ah! quel bonheur de m'être trouvé là. »
— « Au moins n'as-tu pas été blessé dans la lutte? »
— « Non! »
Mais les scélérats qui ont fui le danger n'en sont pas moins ivres de colère;et, lorsqu'ils voient à l'écart Béatrix et Gaucher, à la dérobée, sans bruit, ils franchissent la haie ; et par derrière, dans l'ombre, arrive Traucopel qui enfonce son couteau dans le flanc de Gaucher.Celui-ci tombe, Béatrix pousse un cri; l'assassin fuit comme un éclair. De la plaie un flot de sangjaillit; la vie s'échapperait bientôt, si, avec ses vêtements déchirés, toute oppressée de sanglots, la jeune fille ne pansait le blessé. L'infortuné, la face livide, pouvant à peine se soutenir, sourit et perd connaissance. Bien doucement, alors, sur une civière, enveloppé dans son manteau, on le couche, puis on le porte au castel; et Béatrix suit en priant.
Sept grandes journées se sont écoulées depuis que Traucopel a plongé son couteau dans le flanc de Gaucher; et le blessé dans une chambre obscure, tout juste éclairée d'une vague lueur, sur un grand
lit perdu dans l'ombre, gémit; le mal s'est aggravé au point que, lorsque vient la nuit, on dirait que la mort est là qui l'attend. Aussi dans la soirée lui a-t-on apporté le bon Dieu. Tout Saint-Maime était là. Comme chacun l'aimait, c'était chose navrante que les pleurs de cette foule, qui priait en lui faisant ses adieux. Ils sont partis. Près de lui sa vieille mère, accablée par la douleur,ne sait que gémir, ses pleurs coulent sur son Jean, sur son troubadour. A côté d'elle Béatrix à genoux prie désespérée, ses beaux yeux n'ont plus cessé d'être inondés de larmes; qui dira ce qu'elle endure ? Là bas, au fond, dans un coin, sombre, farouche, solitaire, grinçant des dents, Rigoulet ne peut tenir en place. Et dans cette chambre obscure, sur ce grand lit perdu dans l'ombre, on n'entend que l'haleine oppressée du malade. On dirait, pourtant,qu'il est moins mal; ses yeux cherchent de tous côtés. Le voilà qui sourit, et qu'il dit à sa mère: « Ouvrez la fenêtre! que je voie une fois encore le soleil.... Qu'ils sont beaux ses rayons d'or ! Adieu! Adieu ! à vous aussi. Ne m'oubliez pas dans vos prières. Mère pardonnez le mal que je vous ai fait. Je m'en vais loin des tribulations, ne me plaignez pas car tout n'est pas délices sur la terre. » De Béatrix prenant alors la main, les yeux brillants de fièvre, « Princesse, dit-il, ayez soin de ma mère; et quand sa douleur sera trop grande, eh! bien.... parlez-lui de son Jean. » Après cet effort, suffoqué, Jean s'arrête. Plus près de lui encore il attire Béatrix; et, lorsque sur lui sa tête repose, à son oreille il dit: « Celle que j'aime est la plus belle, ses yeux sont bleus comme l'azur, de ses lèvres coule du miel, de la Provence elle est le symbole. Pour moi c'est une enchanteresse. Jamais, pourtant, je ne le lui dirai tant que je vivrai. » II se tait, il est à bout de forces ; la jeunefille sanglote.
Cependant peu à peu la voix lui est revenue; il abaisse son regard qui flottait dans le vide, et, plus doucement encore, il continue: " C'est qu'elle est belle autant que noble! L'amour qu'elle a jeté dans mon coeur est si puissant, sa force si grande, que je la suivrai jusqu'à la mortpour lui donner mon sang, ma vie; alors je lui dirai que je l'aime car j'en mourrai. » Et l'âme du troubadour s'est envolée dans l'espace, ses yeux se sont fermés; maintenant il est en face de Dieu. La mère jette un cri qui vous arrache l'âme; courant désespérée, elle répand ses plaintes en criant: « Mon enfant! Mon enfant! » Et les sanglots étouffent la Princesse. Rigoulet s'avance alors : « Il est mort! dit-il, la face assombrie par une noire tristesse. Le pauvre enfant! C'est, en vérité, trop cruel d'être égorgé ainsi. Ah ! voilons-nous tous de deuil! Il était le dernier rejeton de cette noble lignée qui jadis brillait ici avec tant d'éclat. Il n'aurait pas fait mentir le vieux sang de ses pères. Si vous saviez tout, Princesse !dit en pleurant le troubadour vous pleurez sur vous-même, car c'était un Forcalquier. Les destins sont contre nous, le bon Dieu nous renie: espérance, art, génie, tout disparaît avec Gaucher. Il est mort ! tout est fini! Malheur au pays que la Durance arrose et que baigne la mer bleue. Pauvre mère, pleurez! sanglotez, Béatrix! Avec lui s'est envolée l'âme de la Provence. »

FIN DE L'OUVRAGE