Souvenirs de décembre 1851
par
Eugène Jaubert
Annales des Basses-Alpes, 1905,1906.
J'étais bien jeune aux journées historiques de décembre
1851; mais, si je n'ai su que plus tard expliquer et coordonner
les événements, il est des souvenirs qui me reviennent
en mémoire et que je voudrais raconter tels que je les
ai retenus. Le livre d'Eugène Ténot, la Province en
Décembre 1851, m'a fourni quelques faits précis, dont
j'ai pu corroborer mes souvenirs personnels.
La ville de Digne était depuis plusieurs jours agitée
d'un mouvement inaccoutumé. La troupe, composée à
peine d'une compagnie de fantassins, faisait deux fois par
jour l'exercice sur le Pré-de-Foire. C'était là notre grande
distraction de gamins. « Double pas en avant, double pas
en arrière, tête à gauche, tête à droite, coup lancez ! »
Ces évolutions en pantalons rouges nous passionnaient.
Ce qui fut pour nous une vraie joie, c'est le congé que,
certaine après-midi, nous donna le maître d'école dès son
arrivée en classe.
Ce maître, M. Ogereau, était à nos yeux presque un
vieillard. Il avait les articulations des mains luisantes et
gonflées par la goutte, et s'appuyait péniblement sur une
canne pour monter sur la petite estrade où était sa chaise.
Nous le craignions beaucoup. Parfois, au milieu d'une
crise douloureuse, s'il voyait rire l'un de nous, il levait sa
canne et en donnait sur sa chaire un grand coup qui nous
faisait trembler.
Gais comme des moineaux francs, nous nous répandîmes
bruyamment dans la rue. Les plus grands crièrent :
« Les insurgés arrivent ! Qui veut venir à leur rencontre
jusqu'au Rocher-Coupé ? Moi, dis-je avec cinq ou six
autres ! » Et nous voilà partis sur la route des Sièyes, pendant que nos parents nous croyaient tranquilles à
l'école.
En route, les uns racontaient ce qu'ils avaient entendu
dire chez eux ; d'autres donnaient libre cours à leur imagination
fertile : « Tout le département s'est révolté et
marche sur Digne. Hier, les soldats sont partis avec les
deux canons de la caserne. De Marseille on a envoyé des
troupes. Dans un combat sanglant, à Malijai, il y a eu
dix morts. » Cela nous exaltait. On coupa de gros bâtons
aux arbres de la route, et bien armés en toute prévision,
on continuait à marcher, pérorant et gesticulant comme
des héros.
Mais le Rocher-Coupé était loin, les insurgés ne paraissaient
nulle part à l'horizon. La fatigue venait aux
jambes des plus jeunes, dont j'étais, et, rebroussant chemin,
nous laissâmes les autres pousser en avant leur
marche conquérante.
A notre retour, nous trouvâmes la ville morne et
désolée. Il était grand jour encore, et déjà nombre de
boutiques du boulevard étaient fermées. De rares passants
se hâtaient, en se chuchotant à l'oreille des mots rapides.
Dans les rues étroites et montantes, de sourdes rumeurs
couraient comme à l'approche de quelque tragique événement.
De petits groupes réunis une minute prononçaient
à mi-voix les noms de plusieurs bourgeois qui venaient
d'être arrêtés.
La neige, tombée la veille, couvrait tout le Pré-de-Foire
d'une couche blanche, sur laquelle les rayons embrumés
du couchant jetaient de sinistres lueurs.
La nuit venue, les réverbères fumeux du boulevard,
hissés sur des poulies qui glissaient en grinçant le long
des cordes tendues entre les platanes, brillaient d'un éclat
blafard. De distance en distance, s'étendaient en nappes
sur la chaussée des gerbes lumineuses, provenant des
cafés restés ouverts. Derrière les vitres, des ombres s'agitaient,
et, quand la porte livrait passage à quelque nouvel arrivant, on entendait un bruit de discussions échauffées,
coupées tout à coup par un cri éclatant : Vive la République
!
Pendant le repas du soir et la veillée, on épiait de
l'oreille les bruits de la rue, le pas rythmé d'une patrouille,
le bruit sourd de crosses de fusils heurtant le pavé de
pierre, puis, après une attente, l'appel d'alarme venu de
très loin, à peine distinct, d'autant plus lugubre : Qui
vive ! C'était, pour nos imaginations d'écoliers, le tumulte
et l'épouvante d'une ville en état de siège.
Dès avant l'aube du jour suivant, un bruit lointain, se
rapprochant de minute en minute, éclatant bientôt en
roulements de tambours, en cris nourris à travers lesquels
perçaient les notes enflammées de la Marseillaise, mit
sur pied tous les habitants.
C'étaient les premiers insurgés qui arrivaient par la
route de Gaubert, ayant englobé dans leur marche toute
la population républicaine de Riez, de Moustiers, de
Valensole, de Mezel, de tous les gros bourgs disséminés
sur la rive gauche de la Durance.
Ce n'était que l'avant-garde de l'armée insurrectionnelle.
Elle ne trouva, en face d'elle, aucune résistance. Mais le maire, un homme énergique, le docteur Fruchier, sut,
pendant toutes ces journées, maintenir partout un ordre
presque parfait.
On venait d'apprendre que, la veille, le maire avait eu
à soutenir contre le préfet et le procureur de la République
de violentes discussions, et les avait sommés de
mettre en liberté les prisonniers. Procureur et préfet
avaient du céder, et, dans la soirée, craignant pour leur
sûreté personnelle, ils étaient partis clandestinement. Maintenant, c'étaient les prisonniers de la veille qui
étaient devenus les maîtres et qui avaient pris la direction
du mouvement insurrectionnel.
Quand le jour parut, le palais de justice, la préfecture,
la mairie même étaient aux mains des nouveaux venus.
On racontait qu'en envahissant la préfecture, les paysans
avaient jeté des regards d'admiration sur les glaces, les
dorures, les tapis, sur tout le mobilier de l'Etat, qu'ils
trouvaient somptueux. Bientôt, enhardis, se sentant les
maîtres, ils avaient pris un plaisir d'enfants à se prélasser
sur ces meubles, qui furent souillés par leurs gros souliers
ferrés et boueux. Ce fut là toute la dévastation commise.
Les chefs prirent des mesures pour fournir des vivres
et des logements à tous ces hommes et à ceux, bien plus
nombreux encore, qui étaient attendus. L'évêché, le grand
séminaire, le collège, la salle d'asile furent réquisitionnés,
et l'on y entassa tous les lits que l'on put se procurer. Les
fours chauffèrent nuit et jour.
Cependant le gros des insurgés allait être là. Une foule
énorme s'était portée vers le Grand-Pont, au delà duquel,
sur la route des Sièyes, grouillait une multitude bariolée,
où les couleurs rouge et bleue étaient dominantes. Les
premiers rangs, plus resserrés à cause de l'entrée plus
étroite du pont, précédés de quelques hommes qui battaient
du tambour à tour de bras, s'avançaient vers nous
comme une grosse vague houleuse. Bientôt le défilé commença
sur le boulevard Gassendi.
Malgré la fatigue de leur longue marche, tous ces
paysans avaient le visage épanoui, comme accomplissant
allègrement leur devoir. Ils avaient pour la population
des paroles rassurantes : ils caressaient de la main les
gamins de la rue qui leur demandaient à porter leurs
fusils, puis ils reprenaient en choeur le refrain de la
Marseillaise. Rien de plus pittoresque que l'aspect des insurgés en marche.
Ils marchaient par groupes, formés des contingents de
cantons et de communes.
Chaque groupe était commandé par un chef, que l'on
distinguait à son brassard rouge, posé sur la blouse
bleue. La blouse était le vêtement du plus grand nombre ;
mais la diversité des costumes n'en était pas moins
étrange.
Les uns, surpris au moment du labourage par le passage
des insurgés, avaient laissé là leur charrue au milieu
du champ, pris en hâte, qui un vieux fusil, qui une fourche,
et avaient suivi les autres avec la grosse bure fauve
et usée qu'ils portaient en travaillant.
Les autres avaient soit un pantalon rouge sous la
blouse bleue, soit une veste de soldat s'arrêtant à la taille,
lambeaux apportés jadis du régiment, où ils avaient fait
leur congé. D'autres, qui avaient aidé à s'emparer de
quelques gendarmeries, portaient des vestons noirs, dont
les aiguillettes et les parements blancs avaient été en
partie arrachés.
Les contingents des sous-préfectures, Sisteron et Forcalquier,
se remarquaient à leur costume moins disparate.
Leurs chefs laissaient voir, parfois, leur redingote noire
sous la blouse bleue et dominaient la foule avec leur
chapeau haute forme.
Ceux-là, on les connaissait presque tous ; ils saluaient
de la main ou d'un sourire grave ceux de leurs amis qui,
au milieu de la population de Digne, faisaient la haie de
chaque côté du boulevard.
Le plus connu et le plus populaire d'entre eux était
l'avocat Charles Cotte, chef du parti républicain.
Parmi les coiffures chamarrées d'étoffes voyantes ou de rubans tricolores, un grand oiseau tout rouge, perché
sur le feutre gris d'un paysan, attirait tous les yeux. A
quelle espèce avait appartenu l'oiseau de son vivant ? Il
était difficile de le savoir. Etait-ce là une épave de quelque
cabinet d'histoire naturelle ?
Etait-ce un oiseau apporté de quelque île lointaine par
un marin qui, en souvenir de son voyage, l'avait fait
empailler ?
L'homme qui le portait avait une figure joviale. Il
paraissait le chef d'un groupe assez important, et ses
camarades, se ralliant autour de ce singulier Henri IV
au panache rouge, l'apostrophaient avec bonne humeur
sous le nom de Tonin. Il souriait aux enfants, qui le
regardaient avec une ardente curiosité et qui, pour ne
pas le perdre de vue, se mirent à le suivre.
Quelques années après, je fus heureux de revoir dans
le salon d'un bourgeois du quartier des Fontainiers,
M. Terris, cette scène peinte sur une petite toile par le
peintre Victor Camoin. En avant d'un gros d'insurgés en
marche, se distinguait, fusil sur l'épaule, l'homme coiffé
d'un oiseau rouge.
Victor Camoin fut le maître d'Hippolyte Ailhaud, qui
fut mon professeur de dessin et à qui je donne, en passant,
un souvenir affectueux, et de notre regretté Paul Martin.
Dans la récente étude, si vivante et si émue, que notre
excellent confrère M. l'abbé Richaud a consacrée à Paul
Martin, j'ai trouvé avec plaisir les lignes qui rappellent
la physionomie de Victor Camoin. Je me demande ce qu'a
pu devenir ce tableautin de l'homme à l'oiseau rouge,
qui constituait une page des plus intéressantes de notre
histoire locale.
Le défilé continuait, mais maintenant le spectacle était
plus triste. Au milieu des rangs des insurgés, on voyait de longues files de prisonniers, presque tous des gendarmes,
au costume souillé et lacéré, quelques-uns ayant les
bras serrés dans des menottes, et la vue de ces figures
mornes, gardant une attitude ferme dans leur marche
lassée de vaincus, étreignait le coeur d'une émotion
poignante.
Déjà le Pré-de-Foire, où s'étaient arrêtés les premiers
arrivants, était comble, malgré son étendue. La troupe se
répandit dans toute les rues, dans les faubourgs, dans le
cimetière, partout où elle pouvait poser un moment à
terre son étrange armement, et elle attendait là avec
patience qu'on eût trouvé des logements pour tout ce
monde. Ce n'était pas chose facile, pour une ville de
5,000 habitants, que d'héberger 8,000 hommes ! Chaque
famille un peu à l'aise reçut en moyenne de six à huit
insurgés : tous les édifices publics regorgeaient, et l'on
ne put arriver à trouver un gîte pour chacun.
Au reste, on ne séjournait dans les maisons que pour le
repas du soir et pour la nuit. Dans la journée, on préférait
vivre en plein air, sur le Pré-de-Foire, où de grands feux
furent allumés et alimentés par un tas de vieux registres
provenant de l'administration des Droits-Réunis. Autour
de ces feux, les enfants, mêlés aux insurgés, gambadaient,
tournaient en rond, s'ébattaient tout le jour.
Les auberges et les boulangeries étaient constamment
assiégées : on buvait, on emportait des miches de pain, et
ceux qui n'avaient pas de quoi payer disaient, en sortant :
« Le Comité paiera. » Les marchands protestaient un
moment pour la forme, et finalement se résignaient. Il n'y
avait d'ailleurs nulle part ni pillage, ni désordre, et toute
cette masse d'hommes obéissait au mot d'ordre des chefs.
Des postes en armes étaient établis dans les divers
quartiers. Devant celui du boulevard, arrivaient sans
cesse des hommes à cheval qui, après avoir reçu leurs
instructions, repartaient au galop pour aller dans les
cantons et les communes organiser les comités de résistance. Ces estafettes, ces cavaliers improvisés, sérieux et
conscients du rôle qu'ils jouaient, excitaient notre admiration.
L'un d'eux se faisait remarquer par une taille bien
découplée, des traits d'une beauté régulière et une assurance
dans le regard, qui nous charmaient. C'était un
ouvrier imprimeur, dont le nom était Esmingaud ou
Mingaud, et que nous appelions familièrement lou Mingalot. Que devenait cependant cette compagnie de soldats que
nous avions vue manoeuvrer la veille? La troupe avait été
consignée à la caserne, occupant un des longs côtés du
Pré-de-Foire. On lui avait laissé ses armes. Elle était
séparée de la masse des insurgés par le canal du moulin,
le Mardaric et une muraille dans laquelle on avait pratiqué
des trous par où l'on pouvait, en cas d'attaque, faire
passer les canons des fusils ; mais la précaution fut
inutile; le brouhaha formidable de la foule et la crépitation
des feux de joie venaient mourir au pied de la
muraille et n'inquiétaient nullement les soldats au repos.
Mon oncle était alors l'adjudant de la compagnie. A la
nuit tombée, inquiet de savoir ce que nous étions devenus,
il sortit je ne sais comment de la caserne et vint à la
maison par une porte de derrière.
En entrant dans la salle à manger, il s'arrêta surpris à
la vue d'une tablée où huit insurgés avaient pris place
avec nous : tous mangeaient tranquillement, se reposant,
dans le bien-être et la chaleur, des fatigues de la longue
marche sur les routes gelées.
La vue soudaine de l'uniforme d'officier les secoua d'un
vague frisson : allaient-ils donc être attaqués et pris
comme dans une souricière? Deux d'entre eux s'étaient levés, et, dans un coin de la salle, on entendit le crissement
métallique de fusils remués. Il y eut là une minute
d'angoisse réelle. Mon père sauva la situation par sa
présence d'esprit : « Viens, dit-il à son frère, t'asseoir là
et manger un morceau avec ces braves gens. » Déjà mon
oncle, qui avait eu à peine un instant d'hésitation, prenait
place à la table au milieu d'eux et leur parlait en provençal.
Ils furent bien vite rassurés et se mirent à raconter ce
qu'ils avaient laissé au village : leur femme, leurs enfants,
le champ qu'ils n'avaient pas fini de labourer; mais il
fallait bien, disaient-ils, servir avant tout le pays et
défendre la Constitution.
Chez quelques-uns perçait déjà le regret de s'être laissés
entraîner, et leurs yeux vagues, comme fixés dans le
lointain, semblaient chercher soit une vieille mère assise
seule et triste au coin du feu, soit deux ou trois bambins
s'arrêtant ensommeillés au milieu de leurs jeux et demandant
à leur mère pourquoi le père n'était pas encore
revenu, quand il fallait aller se coucher.
La nuit fut très calme. Nos hôtes s'étendirent, pour
dormir, sur des matelas disposés côte à côte sur le sol
dans la plus grande pièce de notre appartement. Dès
l'aube, ils sortirent.
Pour moi, j'avais revu dans un rêve Tonin, l'homme à
l'oiseau rouge. Le retrouverai-je dans la journée ? Je sus
qu'il avait logé dans la maison d'un de mes camarades,
qui lui avait posé mille questions sur la provenance de
l'oiseau, sur son village, sur sa dignité de chef. Tonin,
toujours goguenard, comme il s'en trouve parmi nos
paysans des Basses-Alpes, avait raconté à l'enfant des
histoires à dormir debout, et ce matin il était déjà à la
tête de son escouade, qui dansait et farandolait autour
des feux.
On célébrait de cette façon, paraît-il, un décret que venait de rendre le Comité, abolissant l'impôt sur les
boissons. Le boulevard avait à peu près la même physionomie
que la veille, sauf une joie plus expansive dans la
masse des insurgés. Mais, le soir, cette joie avait disparu.
Des nouvelles alarmantes s'étaient répandues dans la
journée : Paris était déjà pacifié; les grandes villes
n'avaient guère remué et subissaient le joug assez facilement.
Marseille, notre capitale, d'où l'on s'attendait à
voir rayonner, comme d'un foyer ardent, l'organisation
suprême de la résistance, Marseille était restée tranquille.
C'était donc une folie héroïque, mais une folie, qui avait
entraîné loin de leurs champs tous ces travailleurs de la
terre !
Un régiment de troupes régulières, parti de Marseille,
s'avançait sur Digne pour y écraser la tête de l'insurrection.
Mais la plupart des chefs insurgés restaient confiants
dans la victoire prochaine. Ils parcouraient les rangs
pour communiquer à leurs hommes l'ardeur qui les animait
et redonner du coeur à ceux qui commençaient à
faiblir. Ils décidèrent que l'on marcherait à la rencontre
de la troupe envoyée de Marseille.
Le soir venu, la ville reprit son aspect lugubre. Les
tambours battaient le rappel dans les rues. Sur les visages
des paysans, on ne voyait plus ni la résolution ni
l'allégresse de la veille.
Les bourgeois et les artisans, qui, restés simples spectateurs
du drame, discernaient mieux le péril de la situation,
contrebalançaient maintenant l'influence des chefs,
et, pris de commisération pour ces braves gens qu'ils
avaient hébergés, ils leur représentaient que la lutte ne
pouvait plus désormais se terminer que par leur défaite :
« Vous avez assez fait pour la défense de vos droits. Ne vous exposez pas à être massacrés inutilement. Rejoignez
vos enfants et vos femmes. »
Ces conseils timorés, mais humains, ne furent pas
partout repoussés. Beaucoup de ceux qui regrettaient
déjà le village natal se détachèrent furtivement de leurs
groupes, gagnèrent les faubourgs et les bords de la
Bléone et, jetant leurs mauvais fusils, disparurent isolés
dans la nuit.
Cependant, vers 7 heures, le gros de l'armée républicaine
se mit en marche, en chantant la Marseillaise. Ils
étaient environ 5,000, et, malgré le froid glacial qui présageait
une nuit très dure, ils partageaient l'enthousiasme
de ceux qui dirigeaient la colonne.
Le lendemain, on apprit à Digne que les insurgés avaient
rencontré les troupes régulières près du bourg des Mées.
Un engagement sérieux, une vraie bataille avait été
livrée. Le colonel, qui croyait ces paysans incapables de
tenir contre la ligne, avait vu une de ses compagnies
assaillie à l'improviste, dispersée ou emmenée prisonnière,
et s'était trouvé lui-même réduit, avec le reste de ses
soldats, à battre en retraite jusqu'à Vinon. Des deux
côtés, quelques hommes avaient été tués ou blessés.
Malgré cette victoire, que pouvaient faire désormais
les insurgés ? Leur nombre était bien diminué par des
défections nouvelles. Les chefs eux-mêmes sentaient que
la lutte était impossible. En apprenant que d'autres troupes
marchaient contre eux, par la rive droite de la
Durance, ils décidèrent que l'on mettrait bas les armes et
que chacun regagnerait ses foyers.
La ville de Digne rentra, provisoirement du moins, dans
son calme habituel : l'insurrection était terminée. Mais
la réaction allait se produire, terrible et parfois sanglante.
Les deux colonnes de troupes s'étaient rejointes en remontant la Durance et arrivaient à Digne le 13, avec
des canons, des hussards et des fantassins.
L'état de siège fut aussitôt proclamé et les citoyens
désarmés. Partout, dans le département, on arrêta ceux
qui étaient convaincus ou soupçonnés d'avoir pris part au
mouvement. Un bon nombre de chefs purent s'enfuir et
gagner le Piémont, entre autres l'avocat Charles Cotte.
D'autres furent pris chez eux et emprisonnés.
Parmi ces derniers se trouvait notre maître d'école,
M. Ogereau, que ses infirmités ne garantirent pas contre
les poursuites. Quand il put rouvrir son école, nous
eûmes peine à le reconnaître, tant ses cheveux avaient
blanchi.
Son énergie était éteinte ; il prenait, en nous parlant.
des intonations plus douces, et passait parfois sa main
sur son visage pour réprimer un cri de douleur. Il était
pour nous un martyr, et quelques mois après l'école se
referma, mais pour toujours : notre maître était mort.
Cependant, les insurgés arrêtés de tous côtés étaient
journellement ramenés en grand nombre à Digne par les
gendarmes et les soldats. Avant de les expédier devant
les conseils de guerre, on les interrogeait sommairement,
puis on les entassait où l'on pouvait. La prison départementale
une fois comble, on remplit une maison de trois
étages, que l'on appelait la « Caserne des passagers »,
sur le boulevard Gassendi.
A chaque nouvelle fournée d'hommes qu'on empilait
là dedans, des cris de protestation s'échappaient à travers
les murs et ne se calmaient qu'à de rares intervalles,
même pendant la nuit. Des odeurs nauséabondes s'exhalaient
de cette foule d'êtres pressurés et foulés, qui ne
trouvaient pas même une place suffisante pour allonger
leurs corps brisés de fatigue.
Au nombre des derniers arrivants, nous aperçûmes avec
stupeur notre ami Tonin, mais, hélas ! combien différent
de ce Tonin à la mine réjouie que nous avions vu naguère entrant dans la ville comme un triomphateur ! Plus rien
de sa crâne attitude, plus d'oiseau rouge sur son chapeau !
De son oeil morne jaillissait parfois un éclair de révolte
qui donnait le frisson. Il s'engouffra, comme les autres,
par la porte sombre de la caserne.
Une nouvelle nuit passée dans des conditions hygiéniques
intolérables porta cette cohue de prisonniers jusqu'aux
dernières limites de la surexcitation.
Une consigne inflexible interdisait aux prisonniers de
tenir les croisées ouvertes. Un factionnaire de la ligne,
fusil chargé, se promenait sur le trottoir, levant la tête à
chaque minute vers les étages de la caserne, d'un air
résolu à tout pour faire respecter les ordres qu'il avait
reçus.
Voilà que, brusquement, une des fenêtres du deuxième
étage s'ouvrit avec fracas, et quatre ou cinq insurgés se
penchèrent en dehors. A côté d'eux se dressèrent une
foule d'autres, qui se mirent à agiter leurs têtes et leurs
bras comme des fous furieux prêts à se précipiter sur le
pavé, et à proférer des injures grossières à l'adresse de
la sentinelle.
Au milieu d'eux apparaissait le buste de Tonin, se
démenant et dominant de sa voix terrible toutes les autres
vociférations. L'homme de faction pâlissait de rage et
étreignait son fusil des deux mains, en s'efforçant de se
contenir.
Les outrages tombaient sur lui, plus drus, plus emportés
: « Lâche ! vendu ! nous n'avons pas peur de toi ! »
Il épaula tout à coup son arme et, presque sans viser, fit
feu sur le groupe : j'étais à trois pas, je vois encore le
long trait de flamme qui jaillit soudain du canon du fusil.
Un cri d'angoisse mortelle partit de là-haut, et un
homme tombant à la renverse fut reçu, déjà mort, dans
les bras de ceux qui le serraient de si près : c'était Tonin.
La balle l'avait traversé et s'était logée dans la poutre du
plafond. En quelques minutes, toute la population fut ameutée.
On se précipita sur le factionnaire pour l'écharper ; mais
les hussards, campés avec leurs chevaux sur le Pré-de
Foire, accoururent à toute bride, dégagèrent le soldat et,
chargeant à fond de train, dispersèrent la foule exaspérée.
Le lendemain, on évacua la Caserne des passagers, et
tous ces malheureux, pour qui les souffrances ne faisaient
que commencer, suivirent la voie douloureuse de ce
calvaire, dont les stations devaient être les conseils de
guerre, la prison, la déportation, l'exil et, pour beaucoup,
la mort loin du pays natal.
Un bon nombre d'entre eux purent cependant profiter
plus tard de l'amnistie, revinrent au pays bas-alpin et
jouirent de la pension que la troisième République leur
alloua libéralement. Quant à l'avocat Charles Cotte, il
reprit sa place au barreau dignois, qui a gardé le souvenir
de plus d'une de ses plaidoiries, d'une couleur parfois
romantique et échevelée, mais marquée au coin d'une
verve originale.
Avant qu'il fût nommé conseiller à la Cour d'Aix, où il
devait mourir, nous faisions souvent, le soir, après dîner,
de longues promenades sur le Pré de-Foire, et il me
racontait ses années d'exil assez joyeusement passées en
Italie. Un jour, je lui montrai la balle qui avait tué Tonin
l'insurgé. En effet, quelques jours après l'acte sanglant
que j'ai rapporté, j'étais monté au deuxième étage de la
caserne évacuée, et, avec un de mes camarades qui habitait
le premier étage, nous avions retiré cette balle de la
poutre où elle s'était logée. L'avocat prit la balle toute
déformée, et la soupesant dans sa main (comme nous
étions sous l'Empire et qu'il aimait à philosopher) : « Il
ne faut que cela, dit-il, pour tuer une idée ! »
EUGÈNE JAUBERT.
FIN DE L'OUVRAGE.
texte numérisé par J.P. Audibert