Pierre Gassendi
Prévot de l'Eglise de Digne
par Louis Andrieux
THÈSE POUR LE DOCTORAT ÈS LETTRES
Présentée à la Faculté des Lettres de Paris (1927)
AU PIED DE LA STATUE
L'une des plus illustres pièces de Dieu est le monde,
du monde l'Europe, de l'Europe la France et de la France la
Provence. » Ainsi parle César de Nostradamus, fils de Michel,
en son Histoire et Chronique de Provence, et j'estime que ce
gentilhomme a raison.
Dans un superbe encadrement de montagnes, que domine
la tête blanche des Trois Evêchés, nous arrivons à Digne ;
c'est la gare terminus : « Tout le monde descend! »
Après avoir traversé les sept arches trapues du pont qui relie les rives de la Bléone, je longe jusqu'au Pré de Foire,
sous l'ombre des platanes centenaires, le boulevard Gassendi,
et je salue, au Cours des Arès, l'illustre philosophe, prévôt
de ['Église Cathédrale, qui, debout, dans les plis de sa robe de
bronze; sourit aux jeux de ses concitoyens.
Dans la pierre du piédestal où se dresse la statue, oeuvre de
Ramus, sculpteur aixois, pas d'ornements allégoriques, pas
d'inscriptions en style lapidaire; un seul mot qui suffit :
GASSENDI.
A sa mémoire je tâche d'élever un monument plus modeste
qui ne saurait le disputer à la pérennité de Pairain.
La vie du philosophe des Alpes a fait déjà l'objet d'études si
consciencieuses et si complètes qu'une nouvelle biographie
serait inutile et redondante, si le rappel sommaire des faits principaux de celle noble existence avait un autre but que
d'ajouter aux précédentes publications le résultat de quelques
recherches personnelles et la discussion de quelques points
controversés.
Je citerai notamment trois thèses pour le doctorat ès lettres,
qui, si elles n'ont pas épuisé l'étude de l'oeuvre philosophique
de Gassendi, l'ont du moins fort entamée : en 1858 , thèse française
de M. Mandon sur le Syntagma philosophicum ; en 1889,
thèse française particulièrement intéressante de M. Félix Thomas
sur la philosophie de Gassendi; en 1908, thèse latine de
M. Berr « An jure inter scepticos Gassendus numeratus fuerit ».
Il s'agit ici, non de l'influence que Sexlus Empiricus,
Montaigne et Charron peuvent avoir exercée sur Gassendi, ni
de la parenté de ses atomes avec ceux de Leucippe, de Démocrite,
d'Epicure et de Lucrèce, mais d'une simple étude biographique,
mêlée de quelques considérations sur son oeuvre et
son système;
Les atomes crochus ! Seraient-ce par hasard ceux que nous
voyons se livrer d'interminables combats, danser, mouler,
descendre, dans un rayon de soleil, sous la forme de points
d'interrogation, comme pour défier notre curiosité?
Contemplator enim, quum solis Iumina cunque
Insertim fundunt radios per opaca domorum ;
Multa minuta, modis multis, per inanc, videbis
Corpora miscere, radiorum lumine in ipso;
Et velut aeterno cerlamine proelia pugnaque
Edere lurmatim certanlia
(LUCRÈCE, De natnra rerum, Liber II.)
Je crois bien que depuis Lavoisier, en dépit des corps simples,
il n'y a plus d'atomes ni droits, ni crochus, ni plats, ni sphériques;
il n'y a plus d'insécables depuis que la chimie a dilué l'infini les parcelles les plus ténues de la matière, qui résistaient
aux désagrégations des chocs et des pressions mécaniques.
Gassendi, n'en déplaise à plusieurs autres, n'en
reste pas moins le grand homme de notre Haute-Provence.
Au parloir du lycée qui s'honore de porter le nom de Gassendi,
la peinture me donne une ressemblance plus vivante
de notre philosophe; c'est un envoi du Ministre de l'Inslruction
Publique, une bonne copie du portrait peint par Claude
Mélan, sur la prière de Peyresc, gravé par Nanteuil, et dont
l'original, je ne sais pourquoi, serait au lycée de Versailles :
un large front, où brille la lumière de la pensée, une physionomie
douce et bonne, une légère teinte colorant ses joues,
un sourire aimable, avec un trait d'ironie, tel que j'aime à
me figurer Gassendi quand je lis sa correspondance et ses
courtoises polémiques avec les philosophes de son temps. Une
fine moustache jette un peu d'ombre sur la bouche; sous
la lèvre inférieure, quelques poils taillés en pointe qu'on
appelait alors la royale.
J'erre dans la ville à la recherche de l'ancien collège, où
Gassendi fit ses premières études et plus tard enseigna la
rhétorique. Coupée par la rue qui porte le nom du saint évêque
Miollis, je parcours la rue Mère-de-dieu, où était au numéro 34,
quartier Soleilhe-Boeuf, l' entrée de ce collège. II faut louer
les municipalités dignoises d'avoir conservé à cette rue le
nom qui rappelle la foi naïve et touchante de nos pères, et de
n'avoir pas sacrifié la Vierge-Mère au culte plus moderne de
quelque éminent libre penseur.
La petite maison que la ville avait achetée d'un sieur Jehan
Chaussegros et de « sa mother » sa femme au prix de
trente florins, pour y établir son collège, a été démolie et
reconstruite, car son actuelle étendue ne répond pas à l'exiguïté
décrite en l'acte de vente. Elle a maintenant sa principale
façade, élargie et blanchie, sur l'avenue des Bains, en face du
Palais de Justice. Aucune inscription n'y rappelle ni son ancienne destination, ni la mémoire de notre philosophe.
Dans un dénombrement des biens communaux, en date de
1675, nous lisons : « ... Plus une autre maison, appelée le
Collège, où on tient les écoles dudit Digne, consistant en
quatre chambres, au quartier Soleilhbeut', confrontant dessus
et dessoubs le chemin public. » Et M. Jules Arnoux,
inspecteur d'académie, dans son Etude Historique sur le
Collège et le Lycée de Digne, s'écrie : « Quatre Chambres !
ÌNous voilà bien loin des vastes édifices construits de nos
jours pour Pinstruction de la jeunesse! »
CHAMPTERCIER OU LA TERRE NATALE
Je prends mon bâton de pèlerin et je vais à Champtercier,
à neuf kilomètres environ à l'ouest de Digne. C'est là que
naquit Pierre Gassendi ; c'est là que son père et sa mère
vécurent leur vie de paysans : « Campotercium, dit son premier
biographe, Samuel Sorbière, agri diniensis pagum seu
oppidum, una ab urbe leuca in occasum distans, natalium
habuit ».
Quelques maisons groupées près d'une vieille église, veuve
de son curé, de verts jardins avec de beaux arbres, d'autres
demeures éparses sur un territoire de deux mille hectares
ensemencés de céréales, quelques ruines de fortifications qui
restent là pour justifier le mot oppidum hasardé par Sorbière,
un air vif et salubre, une population laborieuse, aimable,
souriante au visiteur, tel est aujourd'hui le village, où l'honorable
M. Banon, maire de la commune, me fait l'honneur
de m'attendre,
Il a la gracieuseté de me conduire à sa mairie et de mettre
à ma disposition les archives poudreuses, les registres paroissiaux
de Champtercier. La lecture en est difficile ; le papier est usé ; l'encre a pâli.
Cependant, je trouve l'acte de baptême de Pierre Cassend,
qu'on appellera plus tard Gassendi, par abus du génitif du
nom latin, sous lequel le connurent tous les savants de l'Europe.
Cet acte, signé du curé Thomas Fabry, son oncle maternel,
constate qu'il est fils légitime d'Antoine Gassend et de
Françoise Fabry, et qu'il est né à Champtercier le 22 janvier
1592 (1).
(1) C'est par erreur que la Gallia Christiana fait naître Gassendi en 1598.
Complétés par d'autres documents, les registres paroissiaux
me permettent d'établir, ainsi qu'il suit, la généalogie de cette
famille, « laquelle, dit La Poterie, le témoin intime de ses
dernières années, est fort recommandable et par la vertu et par
l' honneur que ses descendants se sont toujours conservés sans
tache et sans reproche, vivant en gens de bien dans la toi
catholique, apostolique et romaine ».
D'Esprit Gassend et de Louise Tayon, grand-père et grand-mère de Pierre Gassendi, rudes travailleurs et vigoureux
époux, naquirent dix enfants : cinq garçons morts en bas âge,
Honoré, marié, mais qui n'a pas laissé d'enfants, Antoine, père
de notre prévôt et trois filles.
D'Antoine Gassend et de Françoise Fabry naquirent sept
enfants : Catherine, morte en bas âge, notre Pierre Gassendi,
Esprit, mort en bas âge, une seconde Catherine, la seule soeur
que conserva Gassendi et qui lui survécut ; elle était veuve de
François Boudoui ; un second Esprit, mort en bas âge; Jean
qui mourut en 1620 en Avignon sous-diacre et docteur en
théologie; enfin Marins, mort en bas âge.
S'il faut en juger par les décès dans ces deux générations,
il ne parait pas qu'en ce temps Dieu ait béni les familles
nombreuses.
Les Fabry étaient originaires de Beau-Vezer-les-Alpes (aujourd'hui
Beauvezer (1), canton de Colmars), village mentionné
dans un arrêt du parlement de Provence, dont j'ai la copie, « portant condamnation de mort contre Messire Louis Gaufridy,
du lieu de Beau-Vezer-les-Alpes, prestre bénéficié en l'église
des Acoules de la ville de Marseille, convaincu de magie,
sorcellerie et autres crimes abominables ».
(1) Beauvezer est devenu un centre estival très fréquenté.
Catherine, veuve Boudoul eut une fille unique, qu'elle donna
en mariage à un jeune Gassend, fils d'un bourgeois de Digne,
étranger jusqu'à cette union à la famille des Gassend de
Champtercier.
Les enfants d'Antoine Gassend furent les premiers de cette
famille qui abandonnèrent la culture de la terre pour se hisser
aux dignités de l' Église ou aux professions bourgeoises.
Ainsi renseigné sur la famille de Gassendi, je vais à la
recherche de la chaumière qui le vit naître.
Mais la maison paternelle est dans la montagne, au hameau
de la Grange, à deux kilomètres environ au delà du village.
Quittant la route qui conduit au Prieuré deThoard, j 'y accède
parmi les cailloux roulants d'un sentier fait pour les pieds
fourchus des chèvres et des moutons plutôt que pour les pas
d'un pèlerin de mon âge. De cette demeure de paysans, il ne
reste qu'un pan de muraille crevassé, où l'hysope des livres
saints pousse ses racines près d'une plaque commémorative,
posée le 29 janvier 1858 par la Société française d'Archéologie
pour la conservation des monuments historiques. A côté
se dresse une petite colonne où je lis : « A Pierre Gassendi
1592-1655, la Société scientifique et littéraire des Basses-
Alpes, 51 août 1915 ». Plus que l' attrait du paysage, la poésie
de ces lieux, c'est l'àme de Gassendi qui flotte parmi ces
ruines.
Près de ces débris, une masure, moins délabrée, est habitée
par un ermite hospitalier, bûcheron à ses heures ou coupeur
de fagots, qui veut bien me servir de guide aux alentours.
Du hameau de la Grange, la vue est restreinte par de proches
collines; mais elle s'étend pour le promeneur qui visite le
pic d'Oise, le col de Peipin et les environs. Au Nord, sont les contreforts du Siron qui élève sa pointe effilée au-dessus de
Thoard ; au loin vers le Sud Est, au-dessus de Digne, la haute
montagne du Cousson couronnée par les ruines de la chapelle
Saint-Michel. Dans la vallée serpente, rieuse et limpide, la
Bléonc, à travers ses îlots et ses iscles, où croissent dans la
pierre et le sable de maigres arbustes. Plus loin, fermant
l'horizon, c'est le pic du Couar et la barre des Bourbes
qui dresse la masse imposante de ses rochers jusqu'au
dôme d'azur d'un ciel toujours pur, comme la limite du
monde habité, moenia mundi, ou le mur mitoyen de Sa
Majesté l'Infini ; un aigle venu des Trois Évêchés (1), chassant
l'air de ses ailes puissantes, traverse le ciel et va se perdre
dans l'au-delà : toute celle vision de poésie, qui fait entendre
à l'âme un langage mystérieux, semble faite pour éveiller une
jeune imagination curieuse de l'inconnu ; elle s'offrit grandiose
et mélancolique aux premières méditations du jeune
Pierre Gassend.
(1) Le sommet des Trois Évêchés se trouvait au point de contact des évêchés
d'Embrun, de Digne et de Sénez.
Son regard d'enfant embrassait l'espace, et si lointain qu'en fût le terme pour ses yeux, son imagination l'étendait plus loin, toujours plus loin, sans jamais s'arrêter, et l'insini dans l'espace l'aidait à concevoir l'infini dans le temps, l'âge de Dieu, l'éternité.
GASSENDULUS — A TENERIS UNGUICULIS, LES PREMIÈRES ÉTUDES — LA CHAIRE DE RHÉTORIQUE
Le 14 novembre 1655, prononçant l' oraison funèbre de son
prédécesseur, en l'église cathédrale de Digne, le chanoine
Nicolas Taxil célébrait la naissance de Gassendi en ces termes
pompeux : « Ce célèbre enfantement fut annoncé au monde
par de nouveaux éclats de lumière; les astres paraissaient dans
la nuit de cette merveilleuse naissance, environnés de leurs plus
beaux rayons, comme pour rendre hommage à Celui qui doit être le fidèle observateur de leur cours et de leur nature.
Il paraît sur la terre; le ciel en même temps étale ses
beautés ».
Dépouillée de tous ces artifices, la vérité est plus simple :
aucune étoile ne s'est soustraite aux lois éternelles de la gravitation
pour conduire les mages ou les bergers au berceau
de Gassendi. Un autre de ses panégyristes, M. l'abbé Martin,
aumônier du collège de Digne, mérite plus de créance quand
il dit : « Aucun de ces signes mystérieux qui annoncent parfois
les destinées d'un grand homme n'apparut autour de son
berceau Gomme la plupart de ses jeunes camarades, il
devait passer sa vie dans les travaux paisibles des champs.
Ses parents ne se distinguaient des autres habitants de la
campagne que par la douceur de leurs moeurs et leur solide
piété ».
Elevé par de tels parents, et par son oncle Fabry, curé de
Champtercier, ses premières paroles sont adressées à Dieu, les
mains jointes, les yeux levés vers le ciel : « Notre père, qui
êtes aux cieux ... ».
Mais laissons de côté la légende des premières années, le
petit docteur, le petit astronome, lisant les secrets du ciel
dans le livre étoilé du Bon Dieu; les sermons débités par la
fenêtre aux passants étonnés, par un enfant de quatre ans,
juché sur un escabeau, et les précocités où la fantaisie tient
une trop large place.
Après une année passée; chez un prêtre de Biez, ami du curé
Fabry, voici Gassendi au collège de Digne, où ses maîtres lui
enseignent le latin et l'appellent Gassendulus.
Gassendus, Gassendulus; à défaut de l'acte de naissance,
voilà des désinences d'où résulterait suffisamment que
« Nostre Pierre », comme disaient ses compatriotes, ne s'est
appelé Gassendi que par l'adoption du génitif qui suivait ou
précédait l'intitulé de ses ouvrages : Petri Gassendi syntagma
philosophicum; — Petri Gassendi Miscelanea; — Petri Gassendi
disquisitio metaphyssica adversus Cartesianum, etc....
Un fait de son enfance mérite cependant d'être retenu. Antoine Capissuchi, de Bologne (1), le premier des trois évêques
de cette famille et de ce nom qui se succédèrent au siège de
Digne, vient faire à Champtercier sa visite pastorale.
(1) Originaire de Bologne, mais né à Barcelonnette, au hameau du Plan; il mourut à Tanaron, bourg qui dépendait du domaine de l'Evèché. — La vallée de Barcelonnette ne fut définitivement unie à la France qu'en 1713.
C'est un jour de fête en ce temps de foi et de piété; les
cloches carillonnent à toute volée; le curé chante le répons :
Ecce sacerdos magmus; tout le village endimanché et débarbouillé
accourt à la rencontre du prélat; en tète, sous sa
veste de berger, Gassendi, âgé de dix ans, adresse à Monseigneur
une harangue latine qu'il a lui-même composée.
L'évêque charmé prédit qu'un jour « cet enfant sera la merveille
de son siècle et qu'il causera de l'admiration aux
savants avant d'être arrivé à l'àge mur ».
Ses humanités terminées au collège de Digne, où il n'a
plus rien à apprendre, il va, en 1609, étudier la philosophie
à Aix, sous le Père Philibert Fésaye, Carme réputé, qui se
plaît à dire : « Je ne sais s'il est mon escholier ou mon
maître ».
A l'âge de seize ans, il obtient au concours, à la dispute,
comme on disait alors, la Chaire de rhétorique au collège de
Digne.
Souvent il va méditer près de ses chers parents et de ses
amis d'enfance, à Champtercier où, pour lui, « chaque arbre
a son histoire et chaque pierre un nom ».Il se plaît à lire,
à penser, à rêver dans la paix profonde de son village.
« Son premier vol fut dans Digne, dit Nicolas Taxil, où,
poursuivant ses estudes par le seul effort de son génie, il fit
part, à plusieurs jeunes hommes qui vivent encore (1655)
avec éclat dans cette ville, des lumières qu'il avait apportées
de sa solitude. Ils admirent encore sa facilité à les instruire,
sa docilité à les corriger et sa constance à passer ordinairement
les nuits à la lecture des bons livres. »
LA THÉOLOGIE A LA THÉOLOGALE.
SIX ANS D'ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE A AIX.
LE CANONICAT, LA PRÊTRISE
L ASTRONOMIE CONTRE L'ASTROLOGIE — LE CIRON
L'année suivante, Gassendi qutte sa chaire pour suivre à
Aix le cours de théologie du professeur Raphaélis; il étudie
l'Écriture Sainte, la langue grecque et l'hébreu; la somme
théologique de saint Thomas est son livre de chevet, non pour
se plier à la doctrine du Docteur Angélique, mais pour y
trouver matière à ses méditations.
En 1612, ayant achevé ses études, il est appelé au principalat
du Collège de Digne qui sous sa direction connaît une
ère de prospérité, pendant trois ans environ, jusqu'à son
remplacement en 1615 par Michel Olivier.
En 1614, après avoir reçu de Jacques Martin, évêque de
Senez, les quatre ordres mineurs et le sous-diaconat, il prend
à Avignon le bonnet de Docteur; il obtient la chanoinie théologale
de l'église de Forcalquier, c'est-à-dire la dignité dont
est revêtu dans le chapitre celui de ses membres qui a la
charge de prêcher au peuple et d'enseigner à ses confrères
les chanoines l'Écriture Sainte et la théologie.
Gassendi paraît n'avoir fait qu'un très court séjour à Forcalquier,
où il reçut l'hospitalité de M. d'Arnaud, lieutenant
général de la sénéchaussée, dans sa maison de la place Saint-
Michel. II abandonna bientôt la théologale de Forcalquier pour
une prébende « plus grasse » avec celle de Digne, vacante par
le décès du Chanoine Jehan Araby, ancien curé des Mées. Le
canonicat théologal lui a été attribué par une délibération ëapitùlaire du 1er septembre 1614 ; il lui est contesté par un
abbé de Cour, Etienne de Bologne, chapelain de Louis XIII,
qui s'est fait délivrer par le roi le brevet de théologal de
Digne (1).
(1) Celait le frère de l'Ëvêque de Digne. Cet abbé s'appelait Etienne Gopissucbì
de Bologne. J'ignore d'où lui vient le nom de Pélissier que lui donne l'abbé
Martin, après La Poterie. Voir la biographie d'Antoine de Bologne par Gassendi,
dans sa Notice sur l'Eglùe de Digne.
De là un procès devant le Conseil Royal, et voilà Gassendi,
pour la défense de ses droits, une première fois à Paris, d'où
il revient avec gain de cause.
Le P. Bougerel, dans sa Vie de Pierre Gassendi, ne fait
mention ni de la contestation d'Etienne de Bologne, ni du
premier voyage à Paris, de ses causes, de ses suites. J'en
trouve le récit dans l' Histoire de Gassendi par l'abbé Martin,
qui lui-même l avait emprunté à La Poterie (dossier de Grenoble)
: « La théologale de Digne lui paraissait assurée, dit
l'abbé Martin, lorsqu'on vint lui en disputer la possession.
Pélissier, de Bologne, homme bien placé en Cour, chapelain
ordinaire du roi, voulut profiter du joyeux avènement du
roi de France à la couronne, pour se faire délivrer un brevet
de théologal de Digne. Gassendi soutenu par le Chapitre ne
céda pas le terrain. L'alfaire fut portée devant le Conseil
Royal de Paris; il alla soutenir ses droits II avait pour lui
sa profonde science et son mérite éminent. Quand ses juges
le virent, l'entendirent et le comparèrent à son adversaire,
leur choix fut bientôt fixé. Parmi les arguments dont se servit
l'avocat de Gassendi, il en est un assez curieux : nous le donnons
tel que le rapporte Antoine de La Poterie, dans son
récit plein des charmes de la naïveté.
« Entre toutes les raisons de son avocat, écrit La Poterie,
je me souviens que celle-ci en fut une, que ledit Pélissier,
ayant voulu monter en chaire, dans l'église de Digne, n'avait
pu achever son discours, à cause de son ignorance, et qu'il
était demeuré tout court à l'Ave Maria, à sa confusion et à la
risée de tout le monde, et qu'il n'était point capable de ce canonicat qui requérait un bon prédicateur, tel qu'on avait
déjà reconnu celui pour qui il plaidait. »
Gassendi est chanoine théologal, à l'âge de vingt-deux ans,
sans avoir encore la prêtrise que le canonicat ne suppose pas
nécessairement (1).
(1) L'ordre requis pour un canonicat dans l'église de Digne était le sous-diaconat.
C'est après son retour en Provence qu'il est
ordonné prêtre par Torricella, évêque de Marseille. II célèbre
à Aix sa première messe dans l'église des Pères de l'Oraíoire.
A l'Université de cette ville, les Chaires de philosophie et
de théologie sont vacantes ; il les emporte l'une et l'autre à
la dispute, c'est-à-dire au concours; il cède la théologie à
son ancien maître le P. Fésaye et garde pour lui la philosophie.
Dans cette noble cité oú vivaient côte à côte l'aristocratie,
les sciences et les lettres provençales, les cours professés par
ce jeune homme de 24 ans obtinrent le plus grand succès et
lui valurent d'illustres amitiés, celle de Claude-Nicolas Fabry
de Peyresc, Conseiller au Parlement, et celle de Joseph Gaultier
(Josephus Gualterius), prieur de La Valette, Grand Vicaire
de l'Archevèque. Le premier était le Mécène de la Provence;
le second, savant universel, ayait étudié les mathématiques,
l'astronomie, la théologie, la jurisprudence, la médecine, et
avait conquis une place enviée dans chacune de ces sciences.
Le prieur de la Valette l'exhorta à s'appliquer aux mathématiques
« qui sont, disait-il, la plus belle partie de la philosophie
», et il ajoutait avec quelque raison : « la plus certaine
». Ainsi que les anciens, les contemporains de Gassendi
considéraient la philosophie comme la science de toutes les
choses que l'homme peut savoir.
Dès ses plus jeunes années, Gassendi avait manifesté son
goût pour Conservation da ciel. Avec l'aide de ses nouveaux
amis, il s'adonna à l'étude de l'astronomie. Quelle est la raison
d'être de ces astres sans nombre piqués au firmament? Que
disent-ils aux hommes en leur muet langage? L'art de prédire
l'avenir d'après leur inspection et de lire dans leurs rayons le secret de ce qui n'existe pas encore semblait alors être le
complément et comme le corollaire de l'astronomie. Curieux
cette chimérique science ; mais il l'abandonna bien vite après
que sa saine raison en eut reconnu la vanité. Dans une lettre
à L'astrologue J.-B. Morin, il dit qu'il demande pardon à
Dieu de n'avoir perdu que trop de temps à l'astrologie et
il ajoute : « J'ai toujours eu pitié de moi-même, de ce
qu'en ma jeunesse j'avais été assez sot et assez fou d'y
ajouter quelque foi ».
Aucune recherche scientifique ne le laisse indifférent; il
étudie la circulation du sang; il fait appel à l'anatomie pour
surprendre dans les phénomènes biologiques les secrets de la
nature.
Le microscope lui vient en aide pour l'étude des infiniment
petits : « M. Gassendi, raconte Bernier, nous a fait la description
d'un ciron. Il découvrit, par le moyen du microscope,
que ce petit animal, que nos yeux n'aperçoivent que comme
un point indivisible, a non seulement dans le devant un petit
museau, avec une espèce de trompe pour percer la peau et
sucer le sang, mais qu'il a encore dans le derrière un petit
trou par où il le vit rejeter des excréments.
Le Ciron était alors le type des animalcules, invisibles à
l'oeil nu.
Les infiniment petits du règne animal n'avaient pas encore
reçu, du chirurgien Sédillot, ce nom de microbe qui a fait
une rapide fortune, en dépit d'une étymologie contestable (dont la vie est courte). II se trouve que les plus
petits, parmi les êtres organisés, sont ceux qui paraissent
avoir la vie la plus résistante et la plus longue.
A GRENOBLE — LE PROCÈS DES CHANOINES ET CELUI D'ARISTOTE
Tout en enseignant la doctrine d'Aristote, qui était alors le
Credo de la philosophie reçue, Gassendi n'hésitait pas à contredire
en bien des points le philosophe de Stagyre, et réunissait
les éléments d'un ouvrage contre les péripatéticiens.
Dufaur de Pibrac, conseiller au parlement de Toulouse,
lui avait envoyé le livre de Pierre Charron sur la Sagesse,
qu'il avait beaucoup goûté : quoique le P. Garasse n'y voit
que « le bréviaire des libertins » : il y puisa de nouvelles
inspirations d'indépendance pour la préparation de ses Exercitationes
paradoxicae adversus Aristoteleos.
Une circonstance favorable permit bientôt à Gassendi la
publication de cet ouvrage. Après avoir consacré, à Aix,
six années à cette salutaire épreuve de renseignement, dont
on a dit : enseigner c'est apprendre deux fois, il avait
donné sa démission de sa chaire de philosophie, et se proposait
de rester à Digne pour y desservir son bénéfice, quand le
vénérable Chapitre de cette ville lui confia le soin de surveiller
à Grenoble un important procès, concernant le prieuré
de Gaubert.
On a conservé aux Archives des Basses-Alpes un volumineux
dossier contenant les pièces de cette procédure, des mémoires
manuscrits de Gassendi, les lettres qu'il écrivit au Chapitre
pour faire connaître à ses collègues les divers incidents de
cette affaire.
II faut croire que les hautes juridictions étaient déjà « embouteillées», car ce procès commencé en 1620 ne fut terminé
qu'en 1651 par une transaction désavantageuse pour le
Chapitre et que les nouveaux Chanoines, las de plaider, acceptèrent en l'absence de Gassendi, après avoir dépensé en pure
perte plus de 6000 livres.
Ce litige intéressait tous les membres dn Chapitre puisque
leurs droits sur une partie de la Seigneurie de Gaubert,
perchée sur ses rochers druidiques, leur était contestée.
Gassendi fait des visites, rédige des mémoires, confère avec
le procureur et l'avocat de ses mandants. II fait connaître
l'état de l'aífaire à M. de Berre, « Sacristain du Vénérable
Chapitre, » et termine sa lettre en ces termes respectueux :
« Je baise très humblement les mains à tous Messieurs de
notre Chapitre, et les prie de croire que je désire, sur toute
chose, leur donner des témoignages de ma diligence.
Signé : GASSEND (1). »
(1) Le baise-main des personnes vénérables faisait alors partie de la politesse épistolaire, dont les délicatesses étaient familières à Gìassendi.
Au cours de ce procès, un incident se produisit qui n'est
pas de procédure et dont Gassendi rend compte dans une lettre
à M. Codur, économe du Chapitre.:
« Monsieur,... hier après-dìner, comme nous eûmes
longuement contesté avec ces messieurs de Gaubert, père et
fils, en la présence de M. notre dit commissaire, ainsi que
nous l'accompagnâmes au Palais, ils firent du procès civil un
criminel, car voyant que par aucune autre voie ils n'avaient
su m'ébranler du devoir d'un homme de bien, et ayant cru
que je me dusse estonner par le bruit, à mesure que M. le
Commissaire se fut avancé d'un pas ou deux plus que nous pour
parler à un gentilhomme qui vient à la rencontre, le jeune
Gaubert eut bien la hardiesse de me lascher un coup de poing
sur le ventre et entre autres paroles me menacer qu'il m'arracherait
le poil de la barbe. Dieu sait si la procédure ofïensa
des gens d'honneur qui, par bonne fortune, s'en aperçurent et ouïrent ces dernières paroles, etc.. A Grenoble, ce
V juin 1624. Signé : GASSEND1. »
Avec autant d'habileté que de zèle, Gassendi défend les
intérêts qui lui sont confiés. Mais en même temps il profite de
son séjour à Grenoble pour faire imprimer son premier
ouvrage :Exercitationum paradoxicarum adversus Aristoíeleos
libri duo priores, qu'il dédie au baron d'Oppède, premier
président du parlement de Provence; ouvrage incomplet,
comme l'indique son titre, et dont la suite annoncée ne fut
pas publiée, sans doute pour ne pas aviver des querelles déjà
trop passionnées, le genus irritabile d'Horace, devant s'appliquer
aux philosophes, avec non moins de raison qu'aux
poètes.
Descartes ne tardera pas à prendre position lui aussi contre
la philosophie d'Aristote à laquelle il prétend substituer la
sienne dans l'Ecole. Descartes et Gassendi, animés d'une
même ardeur à la recherche de la vérité, veulent l'un et
l'autre libérer la philosophie d'un joug qui la réduit au commentaire
des textes et lui interdit la liberté de penser : Magister
dixit !Mais Pinitiative qui n'est pas sans courage, puisqu'elle
n'est pas sans péril, appartient à Gassendi. Nous
sommes en eíïet en 1624, le Discours de la Méthode est de
1637 et les Méditations de 1641. Treize ans avant Descartes,
Gassendi considérait que, pour les disciples attardés d'Aristote,
la philosophie n'était plus qu'un art futile dont le but était
de briller dans des discussions frivoles. Il n'épargnait ni les
principes, ni la méthode, ni même la personne du maître ; il
ne craignait pas de rappeler qu'Aristote avait été accusé d'avoir
voulu faire empoisonner son élève Alexandre; de s'être
montré ingrat envers son maître Platon; d'avoir trahi sa patrie; qu'il fut banni pour ses impiétés et dut se réfugier à
Chalcis, en Eubée. II parlait d'ailleurs du péripatéticisme avec
plus de compétence que Descartes, l'ayant enseigné lui-même,
tandis que l'auteur du Discours sur la Méthode se vantait de
ne s'y être point arrêté : « Qu'il fût vrai, disait Descartes, dans
sa réponse au théologien protestant Voëtius, comme vous vous
engagez à le prouver, que je ne comprends pas les termes de
la philosophie péripatéticienne, peu m'importerait assurément,
car ce serait plutôt une honte à mes yeux d'avoir donné
à cette étude trop de soin et d'attention ».
Pour être juste envers le passé, il faut rappeler que Gassendi
et Descartes, dans cet ordre d'idées, avaient eu un illustre
précurseur, Ramus (Pierre La Ramée), qui avait publié en
ir1545 ses Aristotelicae Animadversiones (1), et qui, le troisième
jour de la Saint-Barthélemy, paya de sa vie l'indépendance de
sa pensée.
(1) Citons aussi l'espagnol Vivès, professeur à Louvain, qui fut l'un des adversaires les plus passionnés du péripatéticisme.
La vigoureuse polémique des Exercitationes (in quibus praecipua totius peripateticae doctrinae atque dialecticae fundamenta excutiuntur) eut un retentissement qui dépassait les prévisions de leur auteur. On eût dit qu'un nouveau schisme venait d'éclater et que la Religion elle-même était en péril, tant on était accoutumé à considérer la doctrine d'Aristote, d'ailleurs défigurée par la Scolastique, comme la base de toute vérité et ses livres comme un cinquième Évangile. Que disait cependant le véritable Aristote, celui dont la doctrine apparaissait dans sa sincérité par la découverte et la traduction des véritables textes? Que l'âme ne peut être immortelle ; que Dieu n'est pas une providence ; qu'il n'y a point d'anges, pas plus que de démons, point de miracles. Mais les légendes sont dures à déraciner, et le temps n'était pas lointain où s'étaient rencontrés des docteurs pour proposer la canonisation d'Aristote.
GASSENDI, PRÉVÔT DE L'ÉGLISE DE DIGNE- LA PRÉVÔTÉ LUI EST CONTESTÉE- LE SECOND VOYAGE A PARIS — CHEZ FRANÇOIS LUILLIER
Si les Exercitationes paradoxicae furent jugées sévèrement
par les partisans de renseignement établi, elles furent encouragées
et accueillies avec une faveur enthousiaste par les esprits
indépendants, las du joug de l'école.
Parmi les détracteurs de Gassendi, il ne fallait pas compter
le Cardinal Barberini, vice-légat du Pape à Avignon, qui
conféra, en 1626, à notre philosophe une bulle de provision
pour la prévôté de Digne. On entendait par bulle de provision
celle dont l'objet était de pourvoir à un bénéfice.
Les fonctions du prévôt étaient analogues à celles des
dovens dans les autres .parties de la France; il convoquait le
Chapitre dont il était le premier dignitaire; il y avait double
voix en sa double qualité de chanoine et de prévôt, quoique
cette prérogative ait été contestée par les évêques et par les
chanoines eux-mêmes.
Les prévôts pouvaient être élus par les chanoines ; ils pouvaient
aussi être imposés par une bulle, comme il advint pour
Gassendi. C'est par erreur que la plupart de ses biographes,
notamment le P. Bougerel et l'abbé Martin, attribuent sa
nomination à une délibération capitulaire.
Le précédent « praepositus Diniensis Ecclesiae » était messire
Blaise Ausset, neveu, pupille et résignataire du prévôt
Blaise Brunel. La déchéance d'Ausset avait été prononcée pour le
motif qu'il avait négligé de se faire graduer en théologie
dans l'année qui suivit sa réception.
Lorsque Gassendi voulut prendre possession de la prévôté,
son rival se pourvut devant le Parlement d'Aix; mais Gassendi
fut maintenu dans la jouissance de sa charge par arrêt du
22 mars 1627.
Cependant le même jour il passait avec son compétiteur un traité par lequel il lui accordait 500 livres de pension et
l'usage de la maison prévòtale jusqu'à sa mort. Ce traité ne fut
exécuté que plus tard, parce que Blaise Àusset, s'étant ravisé,
fit opposition à l'arrêt du Parlement. Une longue procédure
s'ensuivit, durant laquelle le Chapitre manifesta des dispositions
peu bienveillantes à l'égard du nouveau prévôt et ajourna
sa réception jusqu'au rejet de l'opposition.
Cet exposé s'accorde mal avec les nombreuses biographies
consacrées à notre prévôt; mais il est confirmé par le témoignage
de Gassendi lui-même, par plusieurs pièces relevées aux
Archives des Basses-Alpes et par les recherches du savant archiviste
M. Emile Isnard qui a minutieusement exploré le fond
du Chapitre de Digne.
II paraît d'ailleurs que l'hostilité des chanoines fut partagée
par les bourgeois de la ville qui se livrèrent à un charivari,
ou tapage injurieux, « avec tous les bassins de l'Église » et qui,
sous la direction de messire Jean Arnoux, parent de Blaise Ausset,
démolirent un mur de la maison où habitait le philosophe dont la gloire devait bientôt se répandre sur leur
cilé, et, dissiper, comme un nuage passager, leurs basses préventions.
Le succès qu'avaient eu les Exercìtationes, les critiques
autant que les éloges dont son livre était l'objet décidèrent
Gassendi à prendre de nouveau le coche pour Paris, où sa
réputation l'avait précédé. Ce voyage d'ailleurs n'était pas sans
rapport avec les intérêts du Chapitre, puisque Gassendi présente
à ses collègues un compte des frais qu'il lui a coûtés :
« J'ai demeuré à Paris, écrit-il, depuis le 15 octobre 1624,
jusqu'au 1 avril 1625, qui font en tout 168 jour et, parce
que ma despence et celle de mon vallet a bien esté à raison
de quarante-cinq sols par jour, attendu que j'y ai entièrement
frippé deux soutanes, un long manteau, trois ou quatre paires
de bas, cinq ou six paires de souliers. Après ces trottes et
courses qu'il a fallu faire à Paris, durant tout l'hiver, ce que je n'eusse point fait si je fusse demeuré en repos chez moy. C'est
la somme de trois cent soixante dix-huit livres. » Le procès
avait été transféré de Grenoble à Paris pour règlement de juges.
Ce nouveau séjour à Paris alors que grandissait sa renommée,
l'aménité de son caractère, la modestie avec laquelle il
écoutait toutes les objections, lui valurent de nouvelles et
illustres relations. Il se lia particulièrement avec François
Luillier (1), maître des Comptes, Conseiller au Parlement de
Metz, dont il accepta l'hospitalité, et par lui avec Balzac,
avec Saumaise, avec Chapelain, avec le Père Mersenne, religieux
minime, avec les nombreux savants ou lettrés dont son
hôte cultivait l'amilié. il nouait aussi des relations épistolaires
avec les savants des pays étrangers; il leur écrivait pour solliciter
leur amitié et leur faire part de ses travaux.
(1) François Lhuillier ou Luillier qui avait été d'abord trésorier de France à Paris, et qui devint maître des Comptes à la place et au décès de son père, acheta plus tard une place de conseiller au Parlement de Metz. Chapelain, qui fut son ami, écrit L'Huiller, Gassendi écrit Luillier.
LA PRÉVOTE
Gassendi n'avait pu prendre possession de sa prévôté qu'après une procédure de sept années et le rejet définitif par le Parlement d'Aix, en 1634, de l'opposition faite par son prédécesseur Blaise Ausset à un précédent arrêt du 22 mars 1627. Les chanoines s'étant inclinés devant la chose jugée, son installation eut lieu, la veille de Noël, à la messe de minuit, Les biens et les revenus de la Prévôté sont énumérés, avec documents à l'appui, par M. Emile Isnard dans son Essai historique sur le Chapitre de Digne. I.e domaine proprement dit afférant à cette dignité consistait en maisons et en terres, quii presque toutes étaient situées dans les environs du Bourg ou sur le territoire de Marcoux, fief prévotal. Ces possessions avaient été tort étendues; mais l'importance en avait été diminuée par suite d'aliénations successives et par la mauvaise gestion des anciens prévôts. Gassendi, dans sa Notice sur l' Eglise de Digne, parle notamment du prévôt Marcellin Guiramand dont la gestion fut désastreuse : « Marcellin Guiramand, dit-il , démembra et mit en quatre pièces un fort beau grand pré appartenant à la prévosté au quartier de La Peyrière, en les donnant à nouveau bail, en retirant ou confessant avoir retiré pour droit d'entrée, outre quelque chétif bâtiment et jardin, la somme 63 florins de l'un, de 100 florins de l'autre, 165 du troisième et 125 du dernier, faisant en tout la somme de 455 florins, et cela sous prétexte de les employer au payement de certains maçons qui avaient fait des réparations à la maison de la prévôté, comme si pour réparer il fallait aliéner le fonds et non pas tascher de l'épargner (1) ».
(1) Marcellin Guiramand fut mis en possession de sa prévôté le 20 septembre 1482, après avoir été Précenteur depuis le 15 mai 1480.
Un grave préjudice causé à la mense prévôtale, au moment
où Gassendi en prenait possession, résultait d'une action frauduleuse
commise par son prédécesseur Ausset. Celui-ci, prévoyant
sa dépossession prochaine par la perte de son procès
devant le Parlement d'Aix, avait vendu aux Consuls de Digne
des titres justificatifs des droits de la prévôté sur des
immeubles convoités par la ville, après quoi ces titres avaient
été brûlés. De là une action judiciaire poursuivie par Gassendi,
Jusqu'au jour où de copies de ces titres lui ayant été restituées,
le nouveau prévôt, suivant son dire, « fut tellement et
si diversement pressé de ne point pousser plus avant le procès
du crime, que l'affaire en est demeurée indécise et en l'état
où elle se trouvait alors ».
Gassendi entama ou soutint divers débats pour la défense
du bénéfice de la prévôté, moins dans un intérêt personnel
qu'au profil de l'église de Digne. Les Archives des Basses-Alpes possèdent à ce sujet d'intéressantes procédures. On y
trouve aussi un inventaire des documents relatifs à la prévôté
écrit de la main de Gassendi et classés avec une clarté qui a permis de dire qu'à ses nombreuses qualilés, il joignait celle
d'excellent archiviste.
À l'encontre de ses prédécesseurs, Gassendi réussit à accroître
son bénéfìce par de multiples acquisitions : c'est une
petite maison avec jardin, joignant celui de la prévôté; c'est
une terre « tout contre et au-dessus de la vigne de la prévôté » ;
c'est une terre « sise au-dessous du chemin de Saint-Martin. »
Gassendi avait réussi à doter ainsi son bénéfice d'un domaine
dont la partie principale était d'un seul tenant près de
la maison prévôtale.
En outre de son domaine, le prévôt jouissait autrefois de
droits, revenus et casuel que Gassendi énumère dans sa Notitia : « droits de lods et menus services pécuniaires; perdrix
et poules censuelles; chasse aux lapins; charges de foin; la
dîme du blé et celle du vin du terroir du Bourg ; figues et
raisins sur les vignes des Plantas, etc., etc. ».
A l'arrivée du grand prévôt, la plupart des menus services
étaient tombés en désuétude ; seuls survivaient les droits seigneuriaux,
les dîmes et quelques pensions provenant de fondations
pieuses.
Le prévôt était seigneur du Bourg de Digne, c'est-à-dire
d'une seconde ville construite autour de la vieille église Notre-Dame. Sur ce même territoire, il exerçait les droits de haute,
moyenne et basse justice. Il lui était loisible, en cette qualité,
de prononcer en matière pénale par voie de disposition générale
et réglementaire, et aussi par des sortes de décrets-lois,
appelées préconisations ou criées à cause de la forme en laquelle
ils étaient rendus.
En voici un curieux exemple, à une date assez proche de
l'arrivée de notre prévôt:
« Par auctorité et commandement de Révérend Messire Blaiset
Brunet, docteur en sainte théologie, prévost en l'église cathédrale
de Nostre Dame du Bourg de la ville et cité de Digne,
seigneur temporel dudict Bourg et son terroir, et Monseigneur
le Juge dudict Bourg et à la requête du procureur d'office dudict
Bourg icy présents, sont faites inhibitions et défiances à toules personnes de quelque qualité et conditions que soyent,
ne jurer, ne blasfémer le saint nom de Dieu et la vierge et mère
Marie, saintz et saintes du Paradis dans ledit Bourg et son terroya
sous peine d'avoir la langue percée et de trente livres
d'esmende pour chacun et pour chaque fois, aplicable audict
procureur d'office. »
LES AMIS DE GASSENDI — GALILÉE — E PUR SI MUOVÉ-
LE CHATEAU DE VIZILLE-
LE SECOND ET LE TROISIÈME SÉJOUR A PARIS-
LE VOYAGE EN HOLLANDE
Un intéressant dossier conservé à la Bibliothèque de Grenoble
et constitué par son neveu, entre autres documents contient
une liste des amis de Gassendi dont je place ici les
principaux, quoique ses relations avec quelques-uns d'entre-eux soient postérieures à la date à laquelle nous sommes
arrivés.
Cette pièce porte cette annotation de la main du neveu :
« Liste des amis de mon oncle ».
Seiguier, chancelier de Provence,
Molé, garde des Sceaux,
Le président de Toux,
D'Oppède, premier président à Aix,
Luillier, maître des Comptes,
Ménage,
Jean Chapelain,
De la Motte Le Vayer
Déodat,
Balzac,
Valois, trésorier de France, Sorbière,
Gui Patin,
Lc Père Mérsenne,
Bernier,
Ismaël Bouilliau, etc.
Le nom de Cartesius (Descaries) y figure aussi, quoique
l'amitié avec ee dernier ait été troublée par leurs dissentiments
et plus encore par leurs controverses.
On lit ensuite :
« II a été connu
Des rois Louis XIII, Louis XIV, Anne d'Autriche, reine
régente. Frédéric II, roi de Danemark, Christine, reine de
Suède ;
Des princes de Condé, de Conty, Mlle d'Orléans, duc d'Angoulême,
de Lesdiguières, de Richelieu, duchesse d'Angoulême,
etc
Des grands seigneurs, maréchal d'Est rées, etc...
Des cardinaux, de Richelieu, Mazarin, de Lyon (1), de Retz,
d'Fslrées, Barberino, etc »
(1) Le cardinal duc de Richelieu avait un frère, lui aussi cardinal, qui fut archevêque de Lyon, après avoir été archevêque d'Aix, où il avait connu Gassendi.
Gassendi recherchait aussi la connaissance des savants
étrangers, Hobbes, Galilée, Kepler, Schikard, Wendelinus,
Hortensius, Hensius, Grotius, et autres savants en us.
C'est par l'intermédiaire d'Élie Déodat, conseiller de la
République de Genève, qu'il entra en relations épistolaires
avec Galilée à qui il communique ses observations astronomiques
et dont il sollicite l'amilté. Séduit par sa simplicité, il
avait adopté la doctrine de Copernic sur le mouvement de la
terre autour du soleil, que défendait Galilée, à qui il écrit le
20 juillet 1625 : « Tout d'abord, ami Galilée, je voudrais que
vous soyez bien convaincu du plaisir de l'âme avec lequel
j'embrasse votre opinion en astronomie, sur le système de Copernic. Les barrières d'un monde assurément vulgaire sont
brisées. L'esprit libéré erre à travers l'immensité de l'espace.
Peut-être conviendrait il que vous publiiez votre travail. En le
cachant vous feriez une grave injure aux lettres et à ceux qui
s'adonnent aux sciences les plus divines.Si une résolution
bien arrêtée, ou la destinée, vous imposent une réserve telle
que vous ne puissiez même pas communiquer par lettre à vos
amis ce que vous avez conçu, faites une exception pour moi.
Laissez-moi espérer ou vous demander d'être voire correspondant.
»
Lorsque Galilée fut traduit devant le Saint-Office pour
avoir enseigné que le soleil est le centre du monde, que la
terre tourne autour du soleil d'un mouvement journalier,
opinion que les juges de l'Inquisition estimaient contraire à la
foi, aux Saintes Ecritures, comme à la philosophie approuvée,
Gassendi écrivit à l'illustre astronome : « Je suis dans la plus
grande anxiété sur le sort qui vous attend, ò vous la plus
grande gloire de notre siècle. Malgré les bruits qui circulent,
j'ignore encore ce qui a été décidé ; je ne veux rien croire
jusqu'à ce que la chose soit parfaitement connue. Quoi qu'il
arrive, je connais trop la modération de votre esprit pour
douter que vous ne vous .soumettiez à toutes les éventualités
de la fortune, soit qu'elle vous soit favorable, soit qu'elle
vous soit contraire. Puisqu'il ne peut rien vous arriver qui
trouble la sérénité de votre âme, je me réjouis avec vous, au
lieu de m'affliger. Soyez toujours vous-même, et ne permettez
pas que la sagesse, qui fut toujours votre compagne, vous
abandonne dans votre vénérable vieillesse. Si le Saint-Siège
décide quelque chose contre votre opinion, supportez-le
comme il convient à un sage. Qu'il vous suffise de vivre avec
la persuasion que vous n'avez cherché que la vérité. »
Galilée fut incarcéré dans les prisons du Saint-Siège; son
livre sur les deux plus grands systèmes du Monde fut brûlé à
Rome; il fut déclaré atteint et convaincu d'hérésie. On lui
signifia qu'il avait encouru les censures et les peines prévues
par les sacrés canons; néanmoins l'absolution lui fut promise pourvu qu'il abjurât, de coeur, de bouche et par écrit, ses
erreurs et ses hérésies.
Le 25 juin 1633, Galilée fut conduit devant ses juges dans
le couvent de La Minerve. Il est permis de croire qu'il s'inspira
des conseils de Gassendi plutôt que des suggestions de
cette déesse, lorsqu'il promit, à genoux, la main sur les
Saints Évangiles, de ne plus rien dire, ni écrire, qui fût
contraire à la décision du Saint-Office.
E pur si muove ! J'évite de placer cette exclamation dans
la bouche de Galilée ; car elle est contestée, comme la plupart
des mots historiques, comme : « La Garde meurt et ne se rend
pas », dont Victor Hugo nous a donné une traduction libre. Pendant un quart de siècle cette question du mouvement de
la terre fut l'objet de polémiques passionnées. Gassendi,
comme toujours, se montra prudent et ne soutint qu'avec
maintes précautions et réserves l'opinion condamnée par le
Saint-Siège; mais qui s'imposait à sa raison.
Gassendi avait quitté Paris en avril 1625 et s'était arrêté
du 18 au 28 août à Grenoble, où le procès de son Chapitre
n'était pas terminé. Il y avait retrouvé des amis, et parmi les
meilleurs, Valois, trésorier de France, fervent astronome,
encore entiché des sottises de l'astrologie, dont il eut la satisfaction
de le désabuser.
Valois lui fit faire la connaissance du connétable de Lesdiguières
qui avait assiégé et rançonné la ville de Digne, pendant
les guerres de religion si désastreuses pour la Provence :
« Après cinquante-quatre volées contre l'église (1), dit César de
Nostradamus en son Histoire et Chronique de Provence, et six
tant seulement contre le fort, Digne s'était rendue à telle
composition que la Ville donerait cinq mille escus au Seigneur
de Lesdiguières, pour la monstre de l'infanterie dauphinoise,
et d'abondant les frais de route de l'armée, selon l'estime
qui en serait faite.
(1) Il s'agit de l'église de Notre-Dame-du-Bourg. On voit encore les trous que
les boulets firent dans ses murs. Le bourg Notre-Dame n'est plus qu'un faubourg
de la Digne moderne.
Ce qui advint ainsi parce que le peuple se trouvant le plus fort contraignit et violenta S. Janet gouverneur
de la place et les gens de guerre qui ne manquaient pas de
courage. »
Le farouche gouverneur du Dauphine se plaisait aux conversations
du doux chanoine de Digne (1) ; il mit à sa disposition,
près du confluent où les eaux du Drac troublent celles de la
Romanche, son château deVizille, imposant observatoire pour
ses recherches astronomiques.
(1) Le vieil huguenot avait abjuré le protestantisme moins par conviction que
par ambition. Dévoué au roi Henri IV, il pensait, à l'imitation de son maître, que
l'épée de connétable valait bien une messe.
On voit, au musée de Grenoble, le portrait de Lesdiguières,
faisant pendant à celui d'Henri IV : « C'est un long soldat
maigre, dit M. Henry Bordeaux, cuirassé et botté, la main
gauche sur un bâton noueux, la droite sur la hanche, et dont
la figure terne de militaire fatigué contraste avec l'oeil vif et
la bouche sarcastique du Béarnais. Mais l'attitude révèle
l'orgueil. II n'est pas jusqu'au petit page, moins haut que
sa jambe, qui ne soit là pour montrer sa taille. Et ce visage
de reître brutal paraît, si on l'examine davantage, combiné,
astucieux, obstiné. »
En 1626 et 1627, nous retrouvons Gassendi à Digne, d'où
il envoie à Peyresc ses observations sur les taches du soleil. Ses travaux astronomiques, ne l'empèchent pas de remplir ses
devoirs de théologal ; il est assidu au choeur, il prêche souvent
avec beaucoup de succès et d'éloquence, au témoignage de
Bernier qui aurait voulu publier ses sermons; il rompt le
sommeil de la nuit pour chanter les matines.
Son troisième voyage à Paris est de 1628. L'année suivante,
il entreprend avec son ami Luillier un voyage en Flandre et en
Hollande. Nos deux philosophes explorent les bibliothèques,
les musées ; ils rendent visite à tous les savants des villes
qu'ils traversent ; ils rapportent de ce voyage, si j'ose ainsi
m'exprimer, un herbier d'amitiés scientifiques.
CONTRE LES ASTROLOGUES — ROBERT FLUDD ET J.-B. MORIN
A son retour à Paris et sur la demande de son ami le Père
Mersenne, de Tordre des Minimes, sous ee titre Fluddanae
Phitosophiae examen, Gassendi achève et publie son ouvrage
contre Robert Fludd philosophe, astrologue et alchimiste
anglais.
Les ouvrages où Fludd expose sa théosophie et sa théogonie,
une sorte de panthéisme mystique, d'une remarquable érudition,
rencontrèrent de son temps des admirateurs passionnés.
Ce gentilhomme, ayant quitté la profession des armes, s'était
livré à l'étude de tous les mystères de la nature, dont il cherchait
les éclaircissements dans un étrange mélange de la
magie avec les traditions hébraïques, les doctrines néo-platoniciennes,
les croyances chrétiennes et les extravagances de
la Rose-Croix.
Fludd enseignait que tous les êtres dont l'univers est peuplé
sont sortis du sein de Dieu et retournent en lui ; que les
anges, les âmes, sans doute le diable aussi, sont des portions
de Dieu, opinion que Gassendi estime pire que l'athéisme.
Fludd avait écrit l'apologie de la cabale et des Frères Roses-Croix. La vie romanesque du fondateur de cette confrérie
n'avait pas de secrets pour lui; ni son séjour parmi les magiciens;
ni son voyage à Damcar, ville chimérique, peuplée de
philosophes; ni sa mort à l'àge de cent six ans dans une
grotte, où il aurait longtemps vécu, éclairé par un soleil
naturel qui brillait au fond de cet antre.
Mersenne, dans son Commentaire sur la Genèse, avait maltraité
ce visionnaire et ne lui avait pas ménagé les épithètes
de sorcier, d'hérétique, de professeur de magie. Fludd lui
avait répondu par des injures dans un ouvrage intitulé Le
Combat de la Sagesse avec la Folie, où naturellement il gardait pour lui la Sagesse. De là intervention de Gassendi
pour la défense de son ami et l'apologie de la religion (1).
(1) Képler lui avait fait aussi l'honneur d'une réfutation.
Avec infiniment de délicatesse et d'esprit, Gassendi dans sa
réponse acculait au ridicule les mystères de la Rose-Croix et
la polémique de Fludd. Celui-ci ayant répliqué avec son habituelle
grossièreté, Mersenne conseillait une nouvelle réponse;
Gassendi pensa que le dédain était plus digne d'un philosophe.
Après Fludd, le plus violent détracteur de Gassendi fut
Jean-Baptiste Morin, un autre astrologue, qui professait les
mathématiques au Collège Royal. Il avait été l'atni de Gassendi
qui fut très affecté de la rupture de leurs relations; ils avaient
pour amis communs le Prieur de La Valette et Mathurin de
Neuré. Sans se départir de sa prudence coutumière, mais avec sa
passion dominante pour la recherche de la vérité, Gassendi
avait réfuté les objections de ceux qui prétendaient que la
terre ne se meut pas. J.-R. Morin, qui avait écrit contre le
système de Copernic, considéra là démonstration du mouvement
de la terre comme une injure personnelle et répondit
avec une aigreur qui, au cours de la discusion, s'accentua
jusqu'aux pires violences. Comme dernier argument, il
annonça le décès de notre philosophe pour la fin de
juillet 1650, « sous les malignes influences de Saturne et de
Mars ». II est vrai qu'il prenait ses précautions, et, prévoyant
le cas où les événements auraient l'impertinence de déjouer
ses prophéties, il ajoutait : « Qu'il fasse profit de cet avis et
m'en sache gré; je n'en dis pas davantage, lui souhaitant une
plus longue vie ».
Il faisait cette réserve au préjudice de l'aslrologie : « Nam
potest qui sciens est multos stellarum effeclus evertere. Quand
on en est instruit, on peut éviter l'influence des astres ».
Les amis de Gassendi furent moins patients que notre
philosophe; Rernier publia en 1651 un vigoureux pamphlet
intitulé Anatomie du ridicule rat, ou impertinente dissertation de J.-B. Morin astrologue contre l'exposé qu'a donné Pierre
Gassendi de la philosophie d'Epicure. Morin est encore plus
maltraité dans deux lettres de Neuré datées de 1649 et dans
celle de Barancy, de la mème année. Neuré écrivait que Morin
ne devait sa chaire de professeur royal qu'à la faveur de la
reine, « séduite par l'apparence de mille fausses prédictions
dont Morin amusait sa crédulité, et dont elle témoigna du
regret à sa mort, s'en voyant surprise en un temps bien éloigné
de celui qu'il lui avait promis ».
La réponse de Gassendi fut d'une plus fine ironie. J'en
détache les passages suivants : « ... Je connais la variété
infinie et compliquée de vos maximes, qui fait qu'on peut
soutenir que tel ou tel événement qui arrive devait arriver
d'une façon ou d'une autre, en sorte que, posez deux circonstances
contraires, l'on trouvera parmi tout ce tripotage que
l'une et l'autre étaient prédites Il faut convenir que vous
avez toujours fort mal réussi dans vos pronostics; j'en suis
moi-même un exemple ; j'ai déjà survécu à plusieurs années
que, selon vous, je ne devais pas voir. J'espère que vous vous
tromperez vous-même aussi; quoique vous ayez jugé que
l'année qui court et qui est la soixante-septième de votre âge,
sera la dernière de votre vie, vous la surmonterez néanmoins,
non pas malgré les astres qui n'y entrent pour rien, mais
malgré toutes les subtilités de votre art... bien entendu que
vous n'imiterez pas Cardan, qui se laissa volontairement mourir
dans Tannée qu'il avait prédite, craignant, s'il eût vécu,
qu'on eût argué sa prédiction de faux. Je m'assure que vous
n'êtes pas assez ennemi de vous-même pour suivre un tel
exemple. Je vous laisse avec tous vos Jupiter, vos Mercure,
vos Mars, auxquels je leur baise les mains comme à vous. »
II y a longtemps que Fludd et Morin seraient tombés dans
l'oubli, si leurs démêlés avec Gassendi n'avaient conservé
leur mémoire.
AUX PRISES AVEC DESCARTES — UN REGARD SUR LA PHILOSOPHIE DE GASSENDI
Et ce maître René qu'on oublie aujourd'hui, Grand fou, persécuté par de plus fous que lui!
(VOLTAIRE. Les Systèmes.)
Gassendi avait rencontré un adversaire plus digne de lui.
Par l'intermédiaire du Père Mersenne, leur ami commun, il
adressait à Déscartes les Cinquièmes objections.
Avant de faire imprimer ses Méditations, Descartes en avait
fait circuler quelques copies en France et en Hollande afin de
provoquer des objections dont il pùt profiter pour sa rédaction
définitive. Ces objections, telles qu'elles lui furent adressées
par les philosophes et les théologiens les plus renommés de
son temps, ont été publiées avec les réponses de Descartes, à
la suite de la première édition des Méditations. Celles de Gassendi, qui suivent de près celles de Hobbes et
semblent parfois s'en être inspirées (1), sont développées avec
beaucoup d'art et de force.
(1) Obligé de fuir l'Angleterre, ensanglantée par les guerres civiles, Hobbes vivait à Paris dans l'intimité de Mersenne et de Gassendi.
Descaries et Gassendi ne se connaissaient encore que par
des témoignages d'estime et de haute considération qu'ils
avaient échangés, ainsi qu'il convenait entre deux savants qui
poursuivaient par des voies diverses la solution des mêmes
problèmes. Pour combattre la scolastique et les commentaires
d'Aristote, pour défendre la liberté de la philosophie
contre la tyrannie de l'Ecole, pour l'affranchir de tout servage
par une sorte de romantisme philosophique qui éclate deux
siècles avant l'autre, nos deux philosophes marchent d'accord ;
mais pour l'essentiel de la physique et de la métaphysique
leur désaccord est irréductible.
« Gassendi, dit le Père Daniel, de la Compagnie de Jésus,
dans son Voyage du monde de Descartes, Gassendi était un homme qui avait autant d'esprit que M. Descartes, une bien
plus grande étendue de science et beaucoup moins d'entêtement.
Il parait être un peu pyrrhonien en métaphysique, ce
qui, à mon avis, ne sied pas mal à un philosophe. »
S'il m'est permis de préférer l'humble sens commun, qui
est aussi le bon sens, quoiqu'il soit susceptible de varier (1), à
cette puissance d'invention qu'on appelle le génie, j'oserai
mettre Gassendi au-dessus du grand Descartes, au premier
rang des philosophes de son temps (2).
(1) « Si donc il est admis et comme une vérité de sens commun que le
sens commun est susceptible de varier, qu'il reflète dans ses variations le mouvement
général des idées, alors la rupture de la philosophie et du sens commun, à
laquelle semblait nous condamner la tentative de l'éclectisme, ne sera pas
définitive.
Mais, pour qu'il y ait accord entre eux, la première condition sera que le
sens commun se reconnaisse naturellement incapable de guider la raison philosophique
; c'est d'elle au contraire qu'il attendra son orientation. » Léon Brunschvieg.
L' Idéalisme Contemporain
(2) Gassendi fut, de son lemps, le plus savant parmi les philosophes, et le plus
habile philosophe parmi les savants. » (Tennemann. Histoire de la philosophie,
traduction de Cousin.)
Je ne saurais me soustraire aux enchantements du rêve cartésien, ni refuser mon humble hommage à l'éblouissante imagination de Descartes, à ses hypothèses hardies sur les premiers et sur les derniers problèmes de l'ètre, à l'audace de son vol h travers l'inconnaissable, à sa conception d'un univers auquel, brassant le chaos, il impose ses lois et dont il est le véritable créateur ; mais la philosophie doit être autre chose qu'un roman sans amour (1) .
(1) "II est à peu près de votre crytique sur les éléments de votre physique, comme de celle du célèbre M. Gassendi sur ses Méditations Métaphysiques, et si cet auteur (Descartes) a pu acquérir la réputation de fort ingénieux dans ces deux desseins-là, vous lui avés l'un et l'autre fait bien perdre celle de fort solide, tout son fait après vos communes réflexions et discussions ne pouvant plus se produire que pour des imaginations riantes et pour un roman philosophique assés bien inventé et assés bien entendu." Lettre de Chapelain à Carrel de Sainte-Garde, auteur des Lettres contre la philosophie de Descartes. En sens contraire, M. Henri Bergson qui, sans même accorder à Gassendi une mention honorable, a écrit : « Descartes, Pascal, Malebranche, tels sont les trois grands représentants de la philosophie française au xvn siècle. » H. Bergson. Compte rendu de l'Exposition de San-Francisco. A la Sorbonne, il y a un amphithéâtre Descartes, il y a un beau portrait de Descartes près de celui de Richelieu ; mais parmi ces murs lourds de tant de passés, aucune mention ne rappelle Gassendi. Quant à Chapelain, il a varié dans son jugement sur Descartes. Le 29 décembre 1637, il écrit à Balzac : « J'oubliais à vous dire de M. Descartes qu'il est estimé par tous nos docteurs le plus éloquent Philosophe des derniers temps ; que n'y ayant que Cicéron, parmi les anciens, qu'ils lui égalent, il se trouve d'autant plus grand que luy que Cicéron ne faisait que prester des paroles aux pensées d'autruy, au lieu que cestuy cy revest ses propres pensées qui sont sublimes et nouvelles la plus part. »
Au passif du philosophe des Alpes, du moins, nous ne
trouvons ni les tourbillons de matière subtile, transformant
le chaos, ni la chimère des idées innées, ni les invraisemblances
du doute méthodique, ni l'àme inétendue, sans forme,
sans solidité, emprisonnée. sous la boîte crânienne dans cet
appendice du cervelet, dans ce petit corps de substance grise
qu'on appelle la glande pinéale , ni l'automatisme des animaux,
ni cette idée des vérités mathématiques et même du bien et
du mal, qui ne seraient telles que par des décrets arbitraires
et révocables de la Puissance Divine. Si Gassendi défend le
système d'Epicure, avec les réserves que lui commande sa foi,
il le présente non comme une vérité dogmatique, mais comme
l'hypothèse la plus vraisemblable. Rien ne lui paraît plus
clair que l'exislence du corps et du monde extérieur; il avoue
l'ignorance de l'homme sur les premiers principes, ce qui est
peut-être méritoire pour un philosophe.
L'incerlilude est inhérente à la nature des recherches de
la métaphysique; les siècles s'écoulent, chaque génération
voit éclore de nouvelles théories pour expliquer l'inexplicable ;
elles brillent un instant, vacillent et s'éteignent au souffle
d'un nouvel inventeur de systèmes. Confiant en sa méthode,
Descartes croit apporter la vérité dans les plis de sa toge;
Gassendi, plus modeste, continue à la chercher, et c'est l'aveu
de son incertitude qui fait sa sagesse et sa supériorité.
« Beaucoup savoir, avait dit Montaigne, apporte occasion de
plus douter » ; Gassendi savait beaucoup plus que Descartes. Entre Descartes et Gassendi, les philosophes et les théologiens
de la Compagnie de Jésus n'hésitent pas; c'est la philosophie
de Descartes, leur ancien élève au collège de La
Flèche, qu'ils dénoncent à Rome, où elle est mise à l'index
donec corrigeretur; c'est à celle de Gassendi que vont leurs
préférences. Le P. Tournemine, ìe P. Bourdin, le P. Daniel,
le P. Dutertre, le P. Harduin, le P. Valois, le P. Regnault, le
P. Rapin, le P. Bufiìer sont d'accord avec Huet, évêque
d'Avranches, qui a été tout à tour leur protégé, leur protecteur,
leur pensionnaire, pour mettre Gassendi au-dessus de
Descartes.
Le P. Bourdin, auteur des septièmes objections, qui enseignait
les mathématiques au collège de Clermont, parle de
l'auteur des Méditations avec si peu de mesure que Descartes,
perdant tout son sang-froid, traite ce R.-P. de vil bouffon,
d'infâme détracteur et porte plainte à son Supérieur, le
P. Dinet, provincial de France, confesseur de Louis XIII.
Perdu dans ses hautes spéculations métaphysiques, Descartes,
considérant que la philosophie date du Discours de la
Méthode prétend être « un esprit tellement détaché des
choses corporelles qu'il ne sait même pas s'il y a jamais en
aucuns hommes avant lui, et, partant, ne s'émeut pas beaucoup
de leur autorité.
Le scepticisme de Gassendi ne s'égare pas jusque-là. Notre
philosophe n'a pas besoin d'un enthymème ou syllogisme
tronqué pour se prouver à lui-même sa propre existence.
Rien ne lui parait plus clair que l'existence de son corps et du monde extérieur ; c'est l'évidence, evidens quod videtur ;
il ne peut croire que Descartes parle sérieusement quand il
met en doute les choses les plus manifestes pour conclure à
la certitude des plus douteuses. Quant à la vie des savants qui l'ont précédé dans les spéculations
philosophiques, elle est l'objet de ses patientes
recherches et souvent de son culte. Il a longtemps médité sur
la vie et sur la doctrine d'Épicure, le philosophe décrié dont
le nom seul était une injure; il a réuni et compilé tous les
textes épars dans les auteurs de l'antiquité; il a lu et relu
le dixième livre de Diogène Laérce, avant d'écrire ses trois
ouvrages (1)
1° De vita et moribus Epicurii, libri VII. Lyon 1647 ;
2° De vita, moribus et placitis Epicurii, Lyon 1649;
3° Syntagma phiiosophiae Epicurii. Lyon 1649.
(1) Parmi ceux qui avant lui ont fait l'éloge d'Epicure, Gassendi cite André d'Arnaud, lieutenant de la Sénéchaussée de Forcalquier.
II a prévu les injustes attaques auxquelles l'exposera l'apologie d'Épicure et de sa doctrine, mais il écrit : « De tous les philosophes, ce fut celui dont la vie a été la plus irréprochable, la plus chaste, la plus sévère; dont l'esprit a été le plus clair et le jugement le plus solide. Je ne puis souffrir que la multitude accable un innocent Je me flatte de convaincre mes lecteurs qu'Epicure a été très sobre et très chaste, et que de toutes les sectes des philosophes, la sienne a été la plus respectable. Pour ce qui concerne ses dogmes, je ne nie pas qu'il en avance de contraires à notre religion ; il n'est pas de philosophe qui soit exempt de ce reproche, » Dès longtemps il a adopté les atomes qni ne peuvent être coupés que par le tranchant de l'imagination, et le vide sans lequel il n'y a pas de mouvement 2; il prend soin toutefois d'adapter au christianisme la doctrine d'Épicure, en y ajoutanl la création, la Providence, l'âme spirituelle et immortelle, et de l'expurger de tout ce qui peut être contraire aux enseignements de l'Eglise; car l'adiniration qu'il a pour Epicure n'exclut pas l'esprit de critique (1) : s'il tient à honneur de philosopher en toute indépendance, il veut avant tout rester un prêtre fidèle à ses devoirs et à sa foi : ancilla ratio ad fidem dirigit (saint-Augustin).
(1) « Cet Epicure était un grand homme pour son temps; il vit ce que
Descartes a nié, ce que Gassendi a affirmé, ce que Newton a démontré, qu'il n'y
a point de mouvement sans le vide. » Voltaire, Dict. philosophique.
C'est pourquoi avant de répondre aux difficultés proposées
par Descartes et de s'engager dans un débat contre le spiritualisme
cartésien, il affirme d'abord sa croyance en Dieu et en
l'immortalilé de l'âme : « Je n'ai de la difficulté, écrit-il à
l'auteur des Méditations, qu'à comprendre la force et l'énergie
du raisonnement que vous employez pour la preuve de ces
vérités métaphysiques, et des autres questions que vous insérez
dans cet ouvrage ».
Mais, après avoir pris ses garanties par cette profession de
foi, il critique avec autant d'esprit que de courtoisie le système
de son contradicteur qui a le tort de s'en offenser.
Contre les idées innées il reprend la vieille maxime de
l'École sensualislte, admise par Aristote comme par Épicure et
par Zénon : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in
sensu. Toutes nos idées viennent des sens; toutes représentent
des choses matérielles. D'entendement s'empare de ces notions,
de ces idées simples, les assemble, les développe, les compose
et les élève à la hauteur des idées générales, à la conception
des substances incorporelles et à la connaissance de Dieu..
Vous diles que vous êtes une chose qui pense, écrit, ou à peu
près, Gassendi à Descartes. Nul ne pourrait le nier; mais il ne
s'agit pas de prouyer l'existence de l'esprit, il s'agit de savoir
quelle est la nature de cette chose qui pense, quelle est sa
substance et si elle n'est pas corporelle? Comment l'âme peut-elle
être inétendue, tout en étant unie à un corps étendu?
Qu'on suppose l'âme répandue, de la tête aux pieds, dans le corps tout entier, ou localisée dans une partie quelconque du
corps, l'union du corps et de l'âme suppose toujours une
extension de l'âme et un contact difficiles à concilier avec
l'idée d'une substance immatérielle. Pourquoi ce qui pense en
nous ne serait-il pas une substance subtile, un souffle, un feu,
mais cependant une chose matérielle, formée du plus pur de
tout-puissant n'aurait-il pu donner à la matière la faculté de
sentir et de penser? Pourquoi imaginer, pour expliquer la
pensée, une substance dont la clarté ne saurait être comparable
à celle du corps?
Malgré la forme hypothétique donnée au développement de
ces idées, qu'il présente comme de simples objections au système
de Descartes, les tendances matérialistes de Gassendi
apparaissent ici plus nettement que dans aucun autre de ses
ouvrages.
Descartes riposte; Gassendi réplique. La polémique entre
les deux philosophes s'aigrit dans cette discussion. Les Imtantiae par lesquelles Gassendi avait répondu à Descartes, avaient
été reçues avec faveur par le public. C'était un coup vigoureux
porté à la doctrine cartésienne; Descaries dissimulait son
embarras sous un apparent dédain auquel ses amis eux-mêmes
ne se trompaient pas. La crise du logement pour l'âme a toujours
été la pire des difficultés qu'aient rencontrée les raisonneurs
quand ils n'ont voulu ni renoncer à la doctrine de la
substance immatérielle, ni reconnaître qu'il y a là un mystère
impénétrable à la raison.
Une autre difficulté séparait profondément nos deux philosophes,
la question des bêtes-machines, la merveilleuse invention
du génie cartésien, que Descartes avait développée dans la
dernière partie du Discours de la Méthode et qui était devenue
pour ses disciples un dogme dont la certitude s'imposait à
légale de celle de l'existence de Dieu. Selon Descartes les
animaux n'ont ni intelligence, ni sentiment. Ce sont de
simples automates créés et montés par le grand mécanicien de
la nature; leurs mouvements sont subordonnés aux lois de la mécanique, comme ceux des machines moins perfectionnées
qui sortent de la main des hommes : « Sur la foi de Descartes,
dit Bouillier, on était devenu à Port-Royal sans pitié pour les
animaux; on ne s'y faisait plus scrupule de disséquer des bêtes
vivantes. Qu'étaient leurs cris et leurs convulsions, d'après le
système du maître, sinon le bruit et l'effet de rouages et de
ressorts qui se brisent? » Fontenelle raconte qu'entrant avec
lui à Moratoire St-Honoré, Malebranche frappa brutalement
une chienne pleine dont les caresses l'importunaient, et
comme Fontenelle témoignait de la pitié : « Ne savez-vous pas,
dit froidement Malebranche, que cela ne sent point? »
Gassendi considérait comme un défi au sens commun le
système de l'automatisme. Mais comme il ne veut cependant
pas abaisser l'homme au niveau de la brute en prêtant à celle-ci
une âme semblable à celle de l'homme, il résout la difficulté
par !'hypothèse de deux âmes chez l'homme, une âme supérieure,
spirituelle, immortelle, mens, à laquelle il attribue les
opérations de la pensée, et une âme inférieure, anima, vouée
à la dissolution et à la mort, qui préside aux autres phénomènes
de la vie chez l'homme comme chez les animaux; cette
dernière étant une sorte de lien pour joindre l'âme raisonnable
avec le corps.
Cette hypothèse, d'origine platonicienne, n'était pas nouvelle
dans l' Église : « Ceux qui l'ont adoptée, a dit Origène, ne
pensent pas que ces mots de l'apòtre : l.a chair a des désirs
contraires à ceux de l'esprit, doivent s'entendre de la chair
proprement dite, mais de cette âme qui est réellement l'âme
de la chair; car, disent-ils, nous en avons deux, l'une bonne
et céleste, l'autre inférieure et terrestre (1) ».
(1) Descartes admet aussi la nécessité d'un intermédiaire pour mettre en rapport ces deux substances opposées, l'àme et le corps. Il attribue cette fonction aux esprits animaux, plus subtils que le corps, sans être d'essence spirituelle.
II n'est pas possible d'affirmer plus énergiquement la spiritualité
de l'âme supérieure que dans ce texte de Gassendi : dicimus mentem substantiam esse incorpoream, quae a Deo
creatur. Ne demandons pas à notre philosophe plus de clarté sur la
nature de ce mystérieux et noble atome de la métaphysique,
où la Religion tient en lisières la liberté de sa pensée.
Gassendi reste fidèle à la devise de saint Augustin : in necessariis
unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas. Dans cette question de la nature de l'âme, comme dans
beaucoup d'autres, Gassendi se sépare d'Epicure qui n'admettait
qu'une âme corporelle, opinion que paraissent avoir partagée
de nombreux théologiens. Saint Augustin a dit de
Tertulien : « il a cru que l'àme était corps, parce qu'il n'a pu
la concevoir incorporelle, et qu'ainsi il craignait que si elle
n'était corps, elle ne fût rien ».
Etant donné ses tendances à matérialiser toutes les entités
et l'inclination de son esprit à se rapprocher des conceptions
de Hobbes, son ami, il semble bien que Gassendi ait dû partager
les craintes de Tertulien, et qu'il lui ait fallu un effort
méritoire pour concevoir une substance qui fût quelque chose
tout en étant incorporelle.
S'il admet l'intime union de ces deux substances hétérogènes
que sont l'âme et le corps, jamais dans aucun de ses
écrits, à aucun moment de sa. vie spirituelle, il n'en a conclu
que les deux ne font qu'un.
Toute la vie de Gassendi et plus encore sa mort, le crucifix
sur les lèvres, le témoignage non suspect d'une constante
piété protestent contre l'imputation d'athéisme. II croil au
Dieu qu'adorait sa mère, vers qui s'envolaient ses prières
d'enfant. Ce n'est pas l'existence de Dieu qu'il discute contre
Descartes, mais l'inconsistance des preuves de cette existence
telles qu'elles sont présentées par l'auteur des méditations, et qui
peuvent plutôt conduire au doute les esprits les plus solides.
II rejette la preuve par l'idée de l'infìni, dont il dit qu'il est
impossible de rien conclure : « Celui qui dit une chose infinie
donne à une chose qu'il ne comprend pas un nom qu'il n'entend
pas davantage ». L'idée de Dieu n'est qu'une extension
de toutes les perfections que nous avons remarquées chez les êtres créés. Par abstraction des limites, l'idée de la substance
infinie nous vient de celle des substances finies que nos sens
découvrent. Nous ne concevons l'infìni que par la seule négation
du fini, l'unique preuve de l'existence de Dieu qui parait
s'imposer à Gassendi, en dehors de la révélation, c'est l'argument
tiré des merveilles de la nature et des causes finales,
que rejette Epicure, que Descartes déclare absurde eu physique,
et admissible seulement en morale « pour élever l'àme à Dieu
et fortifier la piété ».
Après avoir approfondi tous les systèmes des philosophes,
qui nous donnent surtout des raisons de douter, Gassendi
n'était pas loin de dire avec Pascal .: « Par où donc la raison
s'élèvera-t-elle jusqu'à Dieu? En dépit de tous ses efforts, elle
ne peut y atteindre. S'il y a un Dieu, il est pour nous infiniment
incompréhensible, et nous sommes incapables de connaître
ni ce qu'il est, ni même s'il est ». Mais toujours la raison
du bon prêtre s'inclinait et s'humiliait devant la révélation ;
seule la lumière de la foi suffisait à lui révéler Dieu : « Son
coeur a des raisons que la raison ne connaît pas », et qui
écrasent toute philosophie. Quid est fides, nisi credere quod
non vides? (saint -Augustin).
Ses savantes dissertations pour réhabiliter Epicure, son
penchant au matérialisme, son esprit de tolérance, son éloignement
de tout sectarisme, son amitié pour des savants
réputés libertins ou esprits forts, ou même condamnés par
l'Ëglise, tels que Galilée, Campanella, La Mothe-Levayer, Naudé ,
Chapelle, Hobbes, Guy Patin, Sorbière, Saint-Évremond avaient
dressé devant Gassendi les soupçons de quelques théologiens
inquiets et surtout servi de prétextes à d'implacables hostilités;
et non moins qu'à Descartes et même à Pascal, les accusations
d'athéisme ne lui avaient été épargnées : « S'il dissimule,
osait écrire Morin, devenu son ennemi déclaré, c'est
par crainte du feu, metu atomorum ignis ». Comme dit Tacite,
Livor et Calumnia pronis auribus accipiuntur. Voltaire qui le défend (1), sans être suffisamment qualifié pour
une telle apologie, ne paraît pas lui apporter une caution sans
réserve : « L'incertain Gassendi », a-t-il écrit dans les Systèmes.
(1) "On prit Gassendi et Descartes pour des athées parce qu'ils raisonnaient. " Voltaire Le philosophe ignorant. V.
L'incertain Gassendi, ce bon prêtre de Digne,
Ne pouvait du Breton souffrir l'audace insigne.
Et proposait à Dieu ses atomes crochus,
Quoique passés de mode, et dès longtemps déchus,
Mais il ne disait rien sur ['Essence Suprême.
El Voltaire? Sans doute, il ne cesse d'affirmer sa croyance
en un Dieu créateur : « Pour ma part, plus j'y pense et moins
je puis songer que cette horloge marche et n'ait point d'horloger
» ; mais quelle est sa théodicée?
Quand j'ai visité Ferney, sur le fronton d'une chapelle, dans
le parc, en face du Château, j'ai lu cette impertinente inscription
: « Deo dedit Voltaire » : Voltaire a fait à Dieu ce petit
cadeau !
L'année qui précéda sa mort, Voltaire disait à l'un de ses
voisins de Ferney: « Enfin Dieu m'appelle ! Mais quel Dieu?
Je n'en sais rien ».
Si Gassendi ne disait rien sur « l'Essence Suprême », il se
montrait peut-être plus respectueux et plus sage que tant de
philosophes, tant d'inventeurs de systèmes, qui depuis et avant
le divin Platon, ont disserté sur un sujet où la raison s'égare
quand elle prétend l'atteindre.
« Quelle idée as-tu de Dieu? » demande Logomacos à Dondindac,
dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire.
DONDINDAC. — L'idée de mon créateur, de mon maître, qui
me récompensera si je fais bien, et qui me punira si je fais
mal.
LOGOMACOS. — Bagatelle, pauvreté que cela ! Venons à l'essentiel.
Dieu est-il infini secundum quid ou selon l'essence?
DOINDINDAC. — Je ne vous entends pas. LOGOMACOS. — Bête brute ! Dieu esl-il en un lieu, ou hors
de tout lieu, ou en tout lieu?
DONDIXDAC. — Je n'en sais rien Tout comme il vous
plaira.
N'en déplaise à Logomacos, je lui préfère Dondindac.
L'ironique reproche de Voltaire trouve son démenti dans le Syntagma philosophicum, il suffit, pour connaître le sentiment
de Gassendi sur « l'Essence Suprême », de se reporter au
livre IV, De Principio Efficiente, et particulièrement à la page
299 du tome Ier des Opéra Omnia : on y lira : « Illi eximie
locuti sunt qui deum esse non substantialem, sed supersubstantialem
dixerunt ». Dieu est une hypersubstance, une hyperintelligence,
créatrice, ordonnatrice; un être réel, distinct du
vide, comme de la matière, infini dans l'espace comme dans
le temps, exempt des défaillances des autres êtres, doué de
toutes les perfections.
Quand nous parlons de Dieu, de son essence, de ses attributs,
nos expressions sont toujours inférieures à l'objet qu!elles
désignent : car notre langage est impuissant à représenter
l'idée sublime de la Divinité.
Gassendi étudie Dieu sous ces divers aspects, autant que
notre faible intelligence peut les atteindre : l'unité, l'éternité,
l'immensité, Pimmutabilité.
Quand nous disons que Dieu est partout, nous pouvons
dire qu'il est en lui-même, « in se ipso », puisque son étendue
est adéquate à celle de l'espace.
Dieu est éternel ; il existe nécessairement et par lui-même,
avec tous ses attributs et toutes ses perfections.
Dieu, d'un même regard, embrasse le présent, le passé,
l'avenir. A ceux qui osent contester à sa divinité la connaissance
de l'avenir, ou qui la jugent incompatible avec la
liberté de l'homme, ou même avec sa propre liberté, Gassendi
répond qu'il n'appartient pas à notre faible intelligence de
déterminer les facultés de Dieu : « Cum Dei potentia infmita
sit, ne hoc quidem possumus scire, an illius potentiam fugiat,
ut duo contraria faciat ». Gassendi s'explique sur l'immutabilité divine qui soulève de
nouveau le problème de la liberté. Nous croyons à là liberté de
Dieu quand nous lui adressons nos prières ; mais, par la même,
nous paraissons croire qu'il est susceptible de changement.
Gassendi répond: « Quand nous prions Dieu, nous nous conformons
à ses desseins. Quand nous disons qu'il se laisse fléchir
par nos prières, nous n'entendons pas qu'il se décidera
contrairement à ce qu'il avait prévu et voulu; mais qu'il accorde
à nos prières ce qu'il avait résolu de ne pas nous refuser
».
Si cette subtile explication ne nous satisfait pas, il ne faut
nous en prendre qu'à l'inlìrmité de notre esprit.
Epicure conteste l'unité de Dieu; car s'il était un, il ne
pourrait être heureux. Peut-on supposer que Dieu aurait créé
le monde, dans le temps, pour se distraire de son éternel
ennui? Gassendi objecte qu'il ne faut pas se représenter Dieu
à l'image de l'homme qui souffre de la solitude parce qu'il ne
trouve pas en lui-même tout ce qu'il désire; l'Etre Infini se
suffit à lui-même dans la contemplation de ses propres perfections.
Et qu'on ne prétende pas que les prières de l'homme ne
peuvent que troubler et importuner Dieu dans sa félicité ; ce
serait s'égarer dans le plus grossier anthropomorphisme.
Nous devons répondre négativement à la question posée
par M. Beer dans sa thèse de doctorat : « An jure inter scepticos Gassendus numeratus fuerit ? » Mais on ne saurait blâmer
la prudence et parfois les hésitations de Gassendi dans l'examen
des questions que d'autres philosophes ont tranchées avec
un dogmatisme brutal.
« II est fort croyable, a dit Descartes, que Dieu nous a faits
à son image et semblance. » Gassendi répond : « A la vérité
cela se peut croire par les lumières de la foi et de la religion;
mais comment cela se peut-il concevoir par raison naturelle
si vous ne supposez que Dieu a la forme d'un homme? Et en
quoi peut consister cette ressemblance ? Pouvez-vous présumer,
vous qui n'êtes que cendre et que poussière, d'être semblable
à cette nature éternelle, incorporelle, immense, très parfaite, très glorieuse, et qui plus est, très invisible et très incompréhensible
au peu de lumière et à la faiblesse de nos esprits?
L'avez-vous vue face à face pour pouvoir assurer, faisant comparaison
de vous à elle, que vous lui ètes conforme? Vous dites
que cela est fort croyable parce qu'il vous a créé. Au contraire,
pour cela même, cela est incroyable. Car l'ouvrage n'est jamais
semblable à l'ouvrier, sinon lorsqu'il est par lui engendré par
une communication de nature. Mais vous n'êtes pas ainsi engendré
de Dieu ; car vous n'êtes pas son fils, et vous ne participez
point avec lui à sa nature en sorte que vous ne pouvez
pas dire que vous avez plus de ressemblance avec lui qu'une
maison en a avec un maçon. Et même cela s'entend, supposé
que vous ayez été créé de Dieu ; ce que vous n'avez pas encore
prouvé ».
Dès qu'il a commencé à penser, l'homme a voulu connaître
son origine et sa destinée; cinquante siècles de méditations et
de systèmes ne paraissent pas avoir dissipé les ténèbres où sa
raison s'est perdue. En tant que science, si c'en est une, la métaphysique
est toujours à recommencer; jamais les fils de
l'homme n'ont réussi dans leurs tentatives pour escalader le
ciel (1).
(1) « A défaut du vrai qui n'est pas à notre portée, écrit Gassendi, cherchons la
vraisemblable, seule faite pour notre faiblesse. » Et dans une lettre à Golius :
« L'ombre de la vérité que je poursuis partout suffit à me remplir de joie; car la
vérité même, Dieu seul peut la connaître. »
S'il abordait avec une sage réserve les problèmes angoissants
de la métaphysique, Gassendi faisait preuve de la même
prudence dans les questions de théologie qui divisaient ses
contemporains. C'est en vain qu'on chercherait dans ses
écrits son opinion sur le redoutable problème de la grâce
soulevé par Jansénius et par l'abbé de. Saint Cyran, et sur les
nombreuses difficultés où la philosophie et la théologie se
rencontrent et se heurtent. II laissait à Descartes le soin de
philosopher sur l'Eucharistie et sur la transsubstantiation; il
laissait à d'autres le soin d'expliquer le sens figuré des Écritures par la nécessité où s'est trouvé l'Esprit Saint de parler
un langage intelligible au faible entendement des hommes. II
s'abstint de commenter l' Apocalypse.
A cette prudence qu'il considérait, dans sa morale, comme
la première de toutes les vertus, il doit d'être resté « le saint
prêtre » pour le clergé et pour le peuple de la Provence, et
d'avoir su, par d'heureuses transactions, accommoder ses tendances
matérialistes aux décrets du Concile de Trente et aux
exigences de l'Eglise qui n'a jamais censuré aucun de ses
écrits.
Comment l'Eglise eût-elle pu se montrer impitoyable aux
difficultés d'un croyant qui affirme avec une égale soumission
la spiritualité de l'âme et le dogme fondamental de la résurrection
de la chair?
Peut-être le soin que prend Gassendi de distinguer entre les
affirmations de la raison et les vérités révélées, la supériorité
qu'il reconnaît à celles-ci, son désaveu anticipé de tout ce
qui, dans ses écrits, pourrait être reconnu contraire à la foi
ne suffisent-ils pas à rassurer Voltaire qui en avait usé avec
moins de sincérité?
Voltaire, comme Bayle, comme Pomponat, non sans quelque
ironie, a pris maintes fois ces précautions dans son Traité de
Métaphysique, si galamment eavoyé à Mme du Chàtelet; il
y revient dans son Philosophe Ignorant : « Si notre Sainte
Ecriture a dit que le chaos existait, nous le croyons sans
doute, et avec la foi la plus vive. Nous ne parlons ici que suivant
les lueurs trompeuses de notre raison. » Et dans son
Dictionnaire philosophique, au mot âme : « La révélation
vaut mieux que toute la philosophie. Les systèmes exercent
l'esprit : mais la foi l'éclaire et le guide ».La vie et la mort de Gassendi, ses vertus sacerdotales sont la plus sure garantie de sa fidélité aux enseignements de
l'Eglise.
A lire les mystiques invocations qu'il adresse à son Créateur,
à son Sauveur, à son Dieu durant sa dernière maladie, on
croirait entendre l'auteur inconnu de l'Imitation de Jésus-
Christ (1).
(1) En approuvant l' Histoire de la vie et des écrits de Pierre Gassendi par
l'abbé Martin, Monseigneur Meirieu, évêque de Digne, en 1855, s'exprime ainsi :
« Cet illustre écrivain (Gassendi) est la plus grande gloire de notre contrée, et
cette gloire a brillé au sein même du clergé de Digne, ses conceptions étranges
ou hardies dans lesquelles il a quelquefois laissé égarer son génie n'empêcheront
pas de le placer au nombre des grands hommes dont la France s'honore.
Plus autorisé que le. nôtre, le témoignage de
l'abbé Martin sur l'orthodoxie de Gassendi est .intéressant à
recueillir : « La théorie de Gassendi sur les atomes, ainsi
dépouillée des erreurs métaphysiques d'Épicure, se réduit à
un simple système de physique. Nous n'avons pas à rechercher
si ce système est plus ou moins fondé; s'il est préférable à
d'autres opinions souvent émises, ou si on doit l'abandonner
pour s'attacher à une théorie plus satisfaisante. Une chose
nous suffit, c'est qu'il soit irréprochable au point de vue de
l'orthodoxie, et qu'il ne contienne rien de contraire aux vérités
révélées.
Il aura suffi de rappeler la polémique bien connue de Gassendi
avec Descartes, l'aimable ironie de l'un, la réponse
irritée de l'autre, — O Mens! — O Caro! — la rupture de
leurs bons rapports, la durée de leur mésintelligence jusqu'à
leur réconciliation par les soins de l'abbé d'Estrées (1) en 1648,
leurs embrassades finales et. leurs protestations tardives d'une
éternelle amitié.
M. Francisque Bouillier, l'historien de la Philosophie Cartésienne,
dont j'eus l'honneur de suivre les cours en 1858 et
1859 à la Faculté des lettres de Lyon, M. Francisque Bouillier,
qui n'est pas suspect de partialité en faveur de Gassendi, juge
en ces termes leur querelle : « Il y a en effet quelque vivacité dans les objections de Gassendi, mais cette vivacité ne nous
parait pas excéder les limites du bon goût et des convenances.
(1) L'abbé d'Estrées, plus tard cardinal, fils du maréchal Annibal d'Estrées et neveu de la belle Gabrielle.
Il est impossible de traiter les discussions philosophiques avec
plus de clarté, d'agrément et de naturel, et la polémique de
Gassendi mérite encore aujourd'hui d'être proposée comme un
modèle. Elle est animée par une douce et légère ironie dont
Descartes a tort de s'offenser. II ne peut supporter que Gassendi
feigne ironiquement en certains endroits, comme à
propos du doute sur l'existence des corps, qu'il n'a pas voulu
parler sérieusement. »
Citons aussi le P. Menc, religieux dominicain, qui a écrit
l'Eloge de Gassendi mis au concours en 1766 par l'Académie
de Marseille: «Par sa modération, Gassendi obligea Descartes
à lui pardonner sa supériorité. »
Rappelons enfin que nous n'avons pas la prétention d'écrire
ici la critique de la philosophie gassendiste; que nous jetons
un simple regard sur les idées générales de l'illustre prévôt
dont nous avons entrepris de rappeler la vie et les vertus, et
pour de plus amples développements, renvoyons le lecteur à
l'abrégé en sept volumes qu'a publié de ses oeuvres son fidèle
disciple, le médecin Bernier : « Je ne saurais m'empêcher de
dire, écrit celui-ci en sa préface, qu'il y en a qui semblent
prendre plaisir à décrier la philosophie de M. Gassendi, la
faisant passer pour celle de Démocrite et d'Épicure; mais j'espère
bien que ceux qui se donneront la peine de lire cet, abrégé
lui feront justice et qu'ils connaîtront qu'il en a usé à l'égard
de ces deux philosophes, comme à l'égard de Platon, d'Aristote
et de tous les autres. II a su faire le choix de ce qu'ils
avaient de meilleur, et l'accommoder à son système, sans
toutefois taire leurs noms, ni s'attribuer l'honneur de leurs
inventions, et lorsque quelques-unes de leurs opinions lui ont
paru choquer la vérité, ou les bonnes moeurs, jamais homme n'a
travaillé avec plus de soin, de force et de succès à les détruire ».
Gassendi plaçait la sagesse au-dessus de la philosophie; il avait pris pour devise : sapere aude; mais il savait que ce n'est
pas sur la philosophie que nous serons interrogés au jour du
dernier jugement.
AUTOUR D'ÉPICURE — L'ÉVOLUTION DES ATOMES
Ce n'est pas en vain que Gassendi s'était flatté de convaincre
ses lecteurs que de « toutes les sectes des philosophes, celle
d'Épicure a été la plus respectable ». Dans sa Vie des plus
illustres philosophes, destinée à l'éducation de la jeunesse,
Fénelon écrivait : « Épicure acheta un beau jardin qu'il cultivait
lui-même; c'est là qu'il établit son école; il menait une
vie douce et agréable avec ses disciples qu'il enseignait en se
promenant et en travaillant II était doux et affable à tout
le monde Il croyait qu'il n'y a rien de plus noble que de
s'appliquer à la philosophie ».
Comme nous voilà loin des pourceaux d'Epicure! Et quelle
n'eût pas été la satisfaction de notre philosophe, s'il eût vécu
assez longtemps pour connaître le précepteur du duc de
Bourgogne !
« Adieu, et souvenez-vous de mes doctrines. » Voilà les
paroles qu'Epicure, en mourant, adressa à ses amis. II prit
un bain chaud, absorba du vin pur et fut ensuite saisi par la
mort glaciale. (Diogène Laerce, Vie d'Epicure.)
« Videtur, il semble ». disait Gassendi, quand il exposait
ses vues sur la nature ou l'origine des choses, parce qu'il
estimait qu'il y a trop de présomption à décider magistralement
de ces graves problèmes, ainsi qu'ont fait d'autres philosophes.
C'est avec cette réserve, souvent répétée, qu'il empruntait
à Épicure, comme la plus probable, la doctrine des
atomes, qu'il définissait : « une certaine nature pleine, solide, et qui n'ayant pas de vide, n'a aucun endroit par où elle puisse
être coupée, ou entamée et séparée ».
Dernier, qui rapporte celle définition, ajoute : « car on
comprend par là qu'un corps n'est divisible que, parce que
n'étant pas solide, et parfaitement plein et continu, mais
seulement un amas de plusieurs petits corps simples et
continus de différentes figures, il a du vide intercepté qui
donne entrée à quelques forces étrangères pour les séparer;
et qu'au contraire, un corps est indivisible et inséparable
lorsqu'il est parfaitement plein, solide et continu, ou n'a
aucun vide par où il ait sujet de craindre la séparation de ses parties
».
Gassendi s'expliquait, non seulement sur l'existence, mais
sur la dimension, la figure, l'imperméabilité, la pesanteur, le
mouvement des atomes, en plein accord avec Épicure sur tout
ce qui n'était pas contraire à la foi. Leur ténuité échappait à
sa vue, même aidée des instruments d'optique les plus perfectionnés;
mais leurs propriétés ne se dérobaient pas à son
analyse. Un temps viendra peut-être où les atomes, directement
perçus, seront aussi faciles à observer que le sont
aujourd'hui les microbes, et où l'expérience confirmera les
hypothèses de l'atomistique.
Les atomes de Gassendi différaient de ceux d Épicure en ce
que l'adoption du saint prêtre les avait faits chrétiens. Les
atomes d'Epicure n'avaient pas eu de commencement et ne
pouvaient avoir de fin. Ceux de Gassendi étaient contingents,
ils avaient été créés par Dieu pouvaient être anéantis par la
Toute-Puissance de la volonté divine. Cette Toute-Puissance
cependant avait un terme, puisque Dieu ne pouvait changer
les vérités des mathématiques et de la morale, ni mettre fin
à sa propre existence. Epicurien quant à la physique, Gassendi,
se séparait d'Epicure pour la connaissance des causes premières
el des premiers principes.
Deus ille fuit, dit Lucrèce, pour peindre l'enthousiasme
qu'Épieure avait su inspirer à ses disciples, un jour qu'il
entendait Épicure disserter sur la physique, Colotès se jeta brusquement aux genoux du maître. Ce fut aux yeux d'Epicure
la preuve du génie de Colotès, auquel il écrivit : « Comme
saisi à mes paroles d'un respect religieux, il vous prit subitement
un désir surnaturel de vous prosterner devant moi.
d'embrasser mes genoux, de me donner tous les signes ordinaires
d'adoration et de m'adresser des prières. Aussi, de mon
côté, vous ai-je regardé comme un personnage sacré et digne
de tous mes hommages ».
Ainsi que la plupart des philosophes de l'antiquité, ne fût-ce
que pour échapper à l'accusation d'impiété, Epicure se garde
de toucher aux divinités mythologiques. Il admet leur existence
éternelle et bienheureuse; mais il les relègue dans ce
lointain mystérieux où roulent le soleil et la lune. Composés
d'atomes subtils qui échappent à notre vue, ses dieux ne
daignent pas intervenir dans la direction des choses humaines;
il écarte toute idée de providence; il simplifie ainsi le problème
du libre-arbitre, que Gassendi préfère résoudre par
prétermission.
L'impassibilité des dieux de l'Épicurisme supprime les
belles espérances, mais aussi l'angoisse des terribles châtiments.
Pour le bien comme pour le mal, pour la morale comme
pour le fonctionnement de la grande machine mondiale, ce
sont des dieux respectables, mais inutiles.
Gassendi est un réformateur de l'Épicurisme ; si cette doctrine
eût eu un tribunal de l'Inquisition, Gassendi eût été
brûlé vif. Pour la connaissance de l'àme, il est plus près de
Platon.
« Epicure, écrit Diogène Laerce, était un écrivain très
fécond; il dépasse tous les autres auteurs par le nombre de
ses ouvrages, qui s'élève à peu près à trois cents.» De cette
oeuvre considérable, Gassendi n'avait pu connaître que les
écrits conservés ou analysés par Diogène Laerce : les trois
lettres adressées à Hérodote, à Pythoclès, à Ménécée, qui contiennent un exposé des conceptions d'Epicure sur les
principes généraux de la nature, les phénomènes célestes, et
la conduite morale et les
quarante maximes à l'usage de ceux qui voulaient vivre
conformément à l'idéal du philosophe de Gargette (1).
(1) C'est ce qui forme, avec la vie d'Epicure, le dixième livre de l'ouvrage intitulé : Vies et Doctrines de philosophes célèbres.
Nous avons
maintenant quatre-vingt-une autres maximes, découvertes en
1888 par le Docteur Wotke dans la bibliothèque du Vatican,
et de nouveaux fragments de l'ouvrage Sur la nature mis au
jour par les fouilles dans les ruines d'Herculanum.
J'ai cité précédemment les railleries de Voltaire à l'adresse
de « L'incertaín Gassendi, le bon prêtre de Digne, qui proposait
à Dieu ses atomes crochus, quoique passés de mode et
dès longtemps déchus ». La science moderne a peut-être brisé
les crochets de ces atomes « les petites anses par lesquelles
ils pouvaient se prendre, se tenir, s'embarrasser les uns des
autres; » mais elle parait leur avoir donné une nouvelle faveur
de la mode, et les avoir relevés de leur voltairienne déchéance.
« La science atomique a triomphé, écrit M. Jean Perrin, de
l'Institut, professeur de Chimie physique à la Faculté des
Sciences de Paris. Nombreux encore naguère, ses adversaires,
enfin conquis, renoncent l'un après l'autre aux défiances qui
longtemps furent légitimes et sans doute utiles. C'est au sujet
d'autres idées que se poursuivra désormais le conflit des
instincts de prudence et d'audace dont ['équilibre est nécessaire
au lent progrès de la science humaine. »
Dans son savant ouvrage sur les Atomes, M. Jean Perrin
développe la théorie atomique, qui prend une importance
capitale pour la compréhension et la prévision des phénomènes
de la chimie; et le savant professeur conclut : « Mais dans ce
triomphe même, nous avons vu s'évanouir ce que la théorie
primitive avait de définitif et d'absolu. Les atomes ne sont pas ces éléments éternels et insécables dont l'irréductible
simplicité donnait au Possible une borne, et, dans leur
inimaginable petitesse, nous commençons à pressentir le
fourmillement prodigieux de Mondes où règne un Ordre
étrangement nouveau. »
En d'autres termes, il n'y aurait plus d'atomes au sens
étymologique et absolu de ce mot. Le même auteur ne parlet-
il pas de « la destruction des atomes? » Et ne dit-il pas aussi
: « Ce sont des atomes légers qui
sont ainsi obtenus par désintégration des atomes plus lourds? »
Dans son traité des édifices physico-chimiques, M. le
Dr Achalme exprime la mème pensée : « L'atome chimique
apparaît comme un édifice particulièrement résistant, mais il
a perdu son caractère d'insécabilité. .. le mot atome n'a plus
aucune signification étymologique ». Puisqu'il en est ainsi, il
faut rectifier l'état civil de l'atome; nous l'appellerons corpuscule
ou molécule, en laissant à la langue des spécialistes
les vocables d'ion et d'électron. La division à l'insini est également
incompréhensible et indéniable, comme tout ce qui
dépasse les limites du fini.
UNE LITTÉRATURE FRANÇAISE EN LANGUE LATINE
Avec Descaties, avec Pascal, avec Gassendi, la philosophie
au xvii°
siècle avait pris dans les lettres une place digne d'elle.
Quoiqu'il eut écrit : « Et quand tout cela serait vrai, nous
n'estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de
peine
», Pascal avait consacré à cette science de longues
méditations, et comme Descartes, comme Gassendi, il l'avait
revêtue du style le plus noble, le plus pur, le plus clair.
Descartes écrit le plus souvent en français, en langue vulgaire,
parce qu'il cherche des adhésions dans tous les milieux (1);
(1) Descartes a écrit en ìalin : Meditationes de prima philosophia ubi de Dei existentia et animae immortalitate (Paris, 1644), ouvrage traduit en français par
le duc de Luynes ; Principia Pliilosophiae (Amsterdam, 1641), traduit en
français par l'abbé Picot ; et plusieurs oeuvres posthumes qui ont été traduites
«n français par Victor Cousin. D'aulre part, ses ouvrages écrits en français ont
été traduits en latin.
il les rencontre non seulement chez les théologiens de Port-
Royal, accusés par Jurieu d'être plus attachés au Cartésianisme
qu'au Christianisme, non seulement chez les oratoriens
et la plupart des congrégations savantes, mais parmi les
grands seigneurs amateurs de philosophie, les gens du monde,
les femmes qui se piquent de métaphysique, dans les salons
des marquises et des duchesses et chez le duc el la duchesse
du Maine à la petite cour de Sceaux. Il affecte d ailleurs de
mépriser les langues mortes : « Savoir le latin, dit-il,
est-ce donc en. savoir plus que la fille de Cicéron au sortir
de nourrice? » Et encore : « II n'est pas plus du devoir d'un
honnête homme de savoir le grec et le latin, que le suisse ou
le bas-breton ».
Gassendi écrit en latin, parce que le latin est la langue
savante, et qu'il s'adresse à lous les savants de l'Europe. Il
écrit avec élégance, mais sans recherche et sans prétention, la
langue de Cicéron, et si parfois les habitués du latin classique
ont quelque difficullé à le comprendre, c'est que depuis les
classiques une éruption s'est produite d'idées venues des
Grecs, des Chrétiens, des Juifs, des Arabes, et qu'à tant
d'idées nouvelles, il a fallu pourvoir par une abondante
néologie.
Continuant la tradition médiévale, au XVI° et au commencement
du XVII° siècle, la plupart des savants, des philosophes,
des médecins, des jurisconsultes écrivaient dans la langue
savante. Leurs noms en us, Grotius, Groevius, Gruterius, Gronovius,
Holslénius, Hensius, Hévélius, Vossius, Wendelinus
étaient comme autant d'actes de naturalisation latine.
Nombreux étaient, parmi les lettrés, ceux qui se plaisaient
et qui s'exerçaient au rythme des vers latins. Notre philosophe
y trouvait un délassement aux études plus sérieuses auxquelles
il avait consacré sa vie; il faut lire ses vers sur la naissance de Jésus dans l'étable : « Carmina, in qui quae amicus
musicae amans, a me extorsit » ; et aussi la louchante élégie
qu'il composa sur la mort de son ami Schickard, ne fût-ce
que pour y constater en un même génie l'aimahle union de la
poésie et de la philosophie, union bien naturelle, puisque ces
deux soeurs sont issues de la même mère, l'imagination.
Avec une égale facilité, le médecin Rourdelot, correspondant
de Gassendi, versifiait en latin et rimait en français. Sa
muse badine avait le talent de distraire le père du Grand
Condé « durant que ce prince attendait l'effet de sa purge ».
Il s'était ainsi formé une littérature française en langue latine où les ouvrages de Gassendi, malgré le reproche de prolixité,
se distinguaient parmi ceux d'Erasme, de Guillaume
Budée, de Cujas, de Juste Lipse, de Scaliger, d'Étienne Dolet.
N'oublions pas Huet, évêque d'Avranches à qui Chapelain
écrivait : « C'est dommage que notre Cour ne soit pas aussi fine dans la bonne latinité que celle d'Auguste. Vous y tiendriez
la place d'Horace, non seulement par le génie lyrique,
mais encore par l'épistolaire ». Il est vrai que l'exagération
des compliments entre lettrés était d'usage et ne tirait pas à
conséquence.
Le culte de la Grèce et de Rome, caractéristique de la
Renaissance, a marqué son empreinte sur le style de tous ces
lettrés qui aimaient à emprunter à la pensée païenne leurs
comparaisons et leurs images.
Au cours du seizième et du dix-septième siècle, le latin peu
à peu bat en retraite; partout les langues nationales prennent
dans les lettres la première place. Shakespeare, Le Tasse,
Le Camoëns, Lope de Yega, Cervantes, Laideron, comme les
grands écrivains français, ont illustré les langues populaires. Dans la préface de l'Encyclopédie, d'Alemhert regrette
l' usage de la langue laline qui mettait en communication les
savants du monde entier. On peut lui objecter qu'elle était un
obstacle à la diffusion de la science elle-même; elle a certainement
mis des entraves à la renommée de Gassendi.
Aujourd'hui, de plus en plus rares sont les humanistes qui
lisent dans le texte original les chefs-d'oeuvre de l'ancienne
Rome, et qui y puisent le suc d'une haute pensée ; sans
méconnaître la valeur éducative des humanités, on peut dire
que le latin ne sert plus guère qu'à mieux comprendre et à
mieux écrire les langues qui en sont issues ; mais cela suffit
sans doute pour qu'il importe de lui conserver sa place dans
notre culture générale des jeunes intelligences.
Notre langue n'est-elle pas la survivance du latin? « Le
déclin du français, a écrit Emile Faguet, a été parallèle à
celui du latin, et ici le post hoc ergo propter hoc me paraît
justifié. » (Reçue des Deux-Mondes, 15 septembre 1910.)
SUITE DU VOYAGE EN HOLLANDE — LES PARHÉLIES- LE RETOUR A PARIS
Les controverses de Gassendi avec Fludd d'abord et avec Morin, puis avec Descartes, nous ont fait perdre sa trace dans son voyage avec Luillier. Nous allons rejoindre nos voyageurs à Saint-Omer, où Gassendi fait une description pittoresque des canaux et des îles flottantes ; il l'envoie à Peyresc. A Louvain, Gassendi a le regret de ne pas rencontrer Wendelinus qu'il avait autrefois connu à Digne, alors que ce savant mathématicien était régent au collège de celte ville, puis à Forcalquier (1).
(1) Gassendi, durant le court séjour qu'il fit à Forcalquier pour y prendre possession
de sa première théologale en 1614, y avait retrouvé Irénée Wendelin, chez
André d'Arnaud, lieutenant général de la sénéchaussée, qui, fort érudit lui-même, avait confié à ce savant l'éducation de ses fils. Wendelin avait établi sur la terrasse
de la maison d'Arnaud une sorte d'observatoire pour ses études astronomiques.
J'ai pu visiter cet hôtel qui forme un des côtés de la place St-Michel, et qui
garde l'apparence des vieilles demeures que les familles opulentes faisaient construire
au commencement du XVII° siècle.
Un autre observatoire plus important fut établi par Wendelin sur la montagne
de Lure, au quartier de Malcor. De là datent les correspondances scientifiques et
amicales échangées entre Wendelin, Peyresc, Gassendi et Mersenne.
Wendelin habita Forcalquier pendant plus de dix années ; puis un beau jour,
impatient de revoir sa patrie, il serra ses économies dans son escarcelle et fit à
pied les 140 lieues qui le séparaient de la Belgique.
Mais il est heureux d'y trouver son correspondant de vieille date Eyricius Puteanus, en français Henri Du
])uy, en flamand Van de Putte, illustre professeur d'éloquence,
qui lui aussi avait fait l'éloge d'Epicure et lui avait communiqué
des notes intéressantes sur le philosophe de Gargette.
De Louvain, il écrit au médecin philosophe van Helmont
une curieuse lettre où il traite la question de savoir si,
pour la nourriture de l'homme, il ne faut pas préférer les
végétaux à la chair des animaux. Déjà ils avaient discuté à
Bruxelles la thèse végétarienne. Contre Lavis de Van Helmont,
Gassendi se prononce pour les fruits et les légumes; il tire
argument de la forme de nos dents ; de la répulsion naturelle
que nous avons pour la viande quand les préparations culinaires
ne l'ont pas défigurée : subsidiairement il invoque la
Bible et il conclut : « la chair est une semence des maladies,
elle est une nourriture trop succulente ; elle surcharge l'estomac,
empêche la digestion, offusque l'esprit. »
A Utrecht, il fait la connaissance d'Henri Béneri pour qui
il écrit sa dissertation sur les parhélies. Le mot parhélie
est un terme de météorologie qui
désigne une ou plusieurs images du soleil réfléchies dans les
nuées. Le même phénomène a été constaté pour la lune sous
le nom de parasélène.
Le 20 mars 1629, les astronomes avaient observé à Rome
cinq soleils en même temps, c'est-à-dire quatre parhélies ou
faux soleils autour de l'astre du jour.
Qu'en fallait-il conclure? Quels graves événements devaient
s'ensuivre? Gassendi rappelle et réfute les superstitieuses croyances qui attribuaient aux parhélies l'annonce surnaturelle
de faits prodigieux tels que les guerres, les séditions, la
chute des empires. Si de tels événements ont suivi l'apparition
des parhélies, c'est, dit-il par un pur hasard. Ces événements
se seraient produits sans les parhélies et les parhélies
sans ces événements.
D'une lettre de Gassendi conservée à la bibliothèque de
Carpentras, et datée de Bruxelles 15 juin 1629, j'extrais les
passages suivants : « Je loge ces phénomènes au rang des
choses purement naturelles. Je ne veux pas dire que Dieu
ne s'en puisse servir pour nous signifier quelque chose d'extraordinaire;
mais quoiqu'il en soit, nous n'en avons pas de
preuve, et j'estime que Dieu ne se joue point ainsi avec les
hommes. Quand il voulut que l'arc-en-ciel fût signe de
quelque chose plus que naturelle, il en advertit les hommes
Ainsi ce que vous me marquez que quelques-uns estiment
que par ces cinq soleils est présagé un insigne changement
au gouvernement de l'Église dans les cinq années prochaines,
je ne le veux pas contredire, comme si j'étais bien assuré du
contraire. Mais ces Messieurs me pardonneront si je ne les en
crois pas, sans qu'ils y ajoutent quelques révélations du Ciel.
Je pense que c'est une chose pitoyable de voir que la plupart
des savants se laissent emporter à des opinions populaires,
et que ces phénomènes, parce qu'ils arrivent rarement, leur
jettent de la poussière aux yeux. »
Après avoir parcouru les Pays-Bas, Luillier et Gassendi
avaient le dessein de pousser plus loin leur voyage ; mais les
affaires privées de Luillier les rappelèrent à Paris, où ils
rentrèrent le 8 aoùt 1629. Luillier allait épouser une dame
Critton, veuve d'un Ecossais, professeur de grec.
Gassendi avait aussi projeté de visiter l'Italie et Constantinople,
car il aimait les voyages ; mais sa santé et le coût de
tels déplacements l'obligèrent à les ajourner sine die comme
nous disons au palais, et le voyage en Hollande fut le seul qu'il pût faire hors de France. II y laissa une haute idée de sa
sagesse et de son savoir. On y loua la tolérance dont il fit
preuve, en félicitant le rabbin Elcha « un vieux philosophe
qui pense très bien sur la fin du monde. Ceux-là ne s'écartent
pas moins de la philosophie qui soutiennent que le monde ne
finira point, que ceux qui annoncent sa fin prochaine. »
LA PESTE DE 1629 A DIGNE — LA NOTICIA DINIENSIS ECCLESIAE
C'est pendant ce voyage en Hollande, durant l'été de 1629,
que Peyresc fit connaìtre à Gassendi l'horrible fléau qui répandait
la terreur dans la ville de Digne; on n'y voyait plus que
des morts et des mourants, de nombreux cas de délire el de
folie; à la peste s'était ajoutée la famine. Gassendi désolé
écrit à Peyresc pour lui demander des nouvelles de ses parents
et de ses amis, parmi lesquels la peste avait fait de nombreuses
victimes; il pleure de loin avec ceux qui pleurent; mais sa
douloureuse pitié n'inlerrompt pas son voyage.
Les membres du Chapitre n'avaient pas été épargnés; aussi
quand le fléau fit une seconde apparition en 1651, chercbèrent-
ils un refuge dans l'air plus salubre des Sièyes, faubourg
de Digne.
Gassendi, dans sa Notitia Ecclesiae Dinienssis, a tracé, des
ravages que la peste avait causés, un tableau qui rappelle les
descriptions de Thucydide et de Lucrèce :
Haec ratio quondam morborum, et mortifer aestus
Finibus Cecropiis funestos reddidit agros,
Vastacitque vias, exhausit civibus urbem.
L'authenticité des faits lugubres qu'il rapporte, indépendamment
des nombreuses lettres qu'il avait reçues de ses
amis, était attestée par le célèbre docteur Lautaret (David
Tavan, sieur de Lautaret, Lautaretius), médecin et philosophe, qui avait soigné les pestiférés avec un admirable dévouement
et qui fut lui-même atteint par la contagion.
Au retour d'une expédition malheureuse entreprise en
Italie par Richelieu pour soutenir les droits du duc de Nevers (1) sur les duchés de Mantoue et de Montferrat, un escadron de
cavaliers passant par Digne en désordre y avait apporté la
peste.
(1) La possession du duché de Mantoue fut, de 1628 à 1651, l'objet d'une guerre
entre les deux branches de la famille ducale, les Nevers, appuyés par la France,
et les Guastalla, soutenus par l'Autriche. Elle finit par être assurée aux Nevers par
un traité de 1631.
Tant que dura ce fléau, c'est-à-dire pendant quatre
mois, la terre fut couverte d'épais brouillards, la chaleur fut étouffante,
avec de nombreux orages. Pendant tout ce temps,
dit Gassendi, on ne vit aucun oiseau, ni dans la ville, ni dans
les champs d'alentour; et, chose étrange, on ne vit plus
d'autre maladie que la peste elle-même.
Gassendi raconte son étonnement, lorsque, revenu à Digne
trois ans après, il trouva désertes la plupart des maisons dans
cette cité qu'il avait laissée si prospère, si heureuse, et sa
douleur au récit des souffrances qu'avaient éprouvées, parmi
ses amis, de trop rares survivants. Il ajoute : « Jamais on ne
vit une plus grande mortalité, puisqu'elle épargna à peine la
sixième ou septième partie de la population. Quand on
comptait auparavant jusqu'à dix mille âmes à Digne, à peine
put-on en trouver quinze cents après l'extinction du fléau. »
II était arrivé que des malades, dans la précipitation des
fossoyeurs en nombre insuffisant, avaient été ensevelis sans
être morts. Quelques-uns, revenant à eux tandis qu'on les
transportait, se précipitèrent hors du chariot sur lequel
étaient entassés les cadavres. Une jeune fille de vingt ans,
déjà jetée dans la fosse, donna des signes de vie, et en fut
retirée : « Un malade regardé comme mort pendant quatre
jours, dit encore Gassendi, ne put être enseveli parce que sa femme qui avait creusé sa fosse, de ses propres mains, n'était
pas assez forte pour l'y plonger elle-même : tout à coup il
revient comme d'un profond sommeil, se met à parcourir les
champs, prédisant l'avenir, annonçant le jugement dernier,
exhortant à la pénitence tous ceux qu'il rencontrait, accablant
de malédictions ceux qui ne tombaient pas à ses genoux et
faisant mille choses bizarres que nous avons apprises de sa
propre bouche. Quand la désolation fut à son comble et que les
cadavres ne purent plus être ensevelis, il en resta plus de quinze
cents sans sépulture, qui répandaient une horrible infection.»
Cette notice sur l'église de Digne, que Gassendi dédie en un
langage ému, Clero Populoque Diniensi, débute par une description
de sa ville (Urbs mea) au XVII°siècle, des faubourgs
qui font partie de son territoire, des champs voisins et de
leurs produits, des montagnes qui la couronnent, des rivières
qui forment sa ceinture, de la Bléone, de ses affluents le Mardaric,
le torrent des Eaux-Chaudes qui jaillit du rocher de
Saint-Pancrace et dont il se plaît à louer la bienfaisante efficacité,
avec un manifeste dessein de propagande, où je me
reconnais moi-même : « II ne faut pas, dit-il, omettre les eaux
thermales qu'il importe de faire connaître aux étrangers. Ils
sont merveilleux les effets de ces eaux : les paralytiques sont
guéris et marchent sans béquilles; ceux dont les articulations
malades sont contractées ou recourbées en reviennent tout
droits; ceux qui sont atteints de convulsions retrouvent le
calme; elles font disparaître les douleurs sciatîques et nerveuses,
et toutes celles provenant d'un refroidissement et
beaucoup d'autres encore. Toutes ces propriétés sont
connues de toute la Provence; on y accourt pendant tout le
printemps, l'été et l'automne. » Viennent ensuite d'utiles
renseignements sur le climat, le commerce, les foires de
Digne, nundinae, et ce pré de foire, pratum nundinarum, où
se dresse aujourd'hui sa statue. On sait qu'à Rome les foires
se tenaient tous les neuf jours, d'où le nom de nundinae donné
par Gassendi aux marchés de Digne, quoiqu'ils n'eussent pas
la même périodicité. La seconde partie de la Notice (qua deducuntur quaeattinent
ad ipsam Ecclesiam) traite des origines religieuses de Digne,
de ses premiers prêtres, (Antistites primi a quibus Diniensis
Eeclesia fundata), des usages, des cérémonies, des biens, des
ressources et de. l'adminislration de l'église de Digne; des
édifices religieux, des monastères d'hommes et de femmes;
l'histoire du Chapitre y est traité depuis l'an 1180.
Enfin la troisième partie de la Notice, particulièrement intéressante
pour les érudits qui se proposeront d'écrire l'histoire
religieuse de la Provence, contient : 1° l'énumération des
cinquante et un évêques qui ont gouverné l'église de Digne
pendant dix siècles, depuis ses glorieux fondateurs, saint
Domnin et saint Vincent, sous le règne de Constantin 1,
jusqu'à et y compris Raphaël de Bologne et Toussaint Forbin\
avec leurs biographies sommaires et l'histoire de leurs pontificats;
2° L'énumération des prévôts de l'église de Digne,
pendant cinq siècles environ, jusqu'à Gassendi lui-même.
De son prédécesseur Blaise Ausset, il parle sans trop de
rancune : « Pacifiea, inquit, possessio non fuit, quam etiam
denique amisit, placito, Arreslove Parlement! Aquensis, die
decembris XIX, anno M. D. C. XXIV. Quid detrimenli ex eo
passo Praeposilura fuerit, memorare nihil attinet » Arrivant à lui-même, notre prévôt termine sa Notice en ces
termes : « Pierre Gassend. C'est le même qui, depuis la veille
de la Noël de l'année 1634, a été mis en possession de cette
charge qu'il occupe encore aujourd'hui, avec l'aide de Dieu,
pendant qu'il met au jour cet opuscule, à Paris, au mois
d'avril 1654 ».
La traduction française de la Notice à laquelle, par nos
remerciements, nous payons ici notre dette, a été publiée dans
l'Annuaire des Basses-Alpes, par extraits successifs en 1843,
1844, 1845 et 1846.
GASSENDI ENSEIGNE LA PHILOSOPHIE A CHAPELLE ET A BERNIER .- MOLIÈRE FUT-IL AUSSI L'ÉLÈVE DE GASSENDI ?
François Luillier, dont Gassendi était l'hôte et en compagnie
de qui il avait fait le voyage de Hollande, était un homme
singulier. M. Fortunat Strowski nous a donné de cet ami de Gassendi
un portrait pittoresque : « C'était, dit-il, un personnage
des anciens temps, qui vivait d'une manière surannée. II avait
tout ce qu'il faut pour intéresser un auteur comique; ridicule
et original à souhait, grognon, aimant à contredire, il s'en
allait par les rues, vêtu à la mode du siècle passé, avec des
bottes quand on ne portait plus que des petits souliers, le nez
en l'air comme un inspecteur des enseignes ou comme un
astrologue II était difficile à vivre; il exigeait la plus
grande exactitude ; le moindre retard au déjeuner le mettait
en colère; il avait une manière de grossièreté cynique. Suivant
les préceptes de l'hygiène (d'alors), il se graissait la figure
avec du suif pour la nuit, mais il mettait une sorte de malin
plaisir à se graisser avant le dîner et à paraître ainsi à table.
II était né en 1585 Jeune, il avait beaucoup voyagé; il
avait traversé le feu des passions (il s'en vantait tout au
moins) ; il avait été converti par la philosophie à la sagesse ;
il avait absorbé tout ce que devait lire alors un bon humaniste ; il était plein d'anecdotes, de faits, comme un homme
du XVI° siècle ».
François Luillier avait un fìls naturel à qui il donna le
meilleur témoignage de son affection en le légitimant en 1642,
vingt ans après sa naissance. C'était Claude-Emmanuel
Luillier, dit Chapelle, du nom de la Chapelle-Saint-Denis, son
lieu de naissance. Sous ce pseudonyme qu'il conserva après
sa légitimation, il habitait l'hôtel de son père qui confia son
bâtard à Gassendi pour recevoir de cet illustre ami l'enseignement
de la philosophie.
Deux camarades de Chapelle, que celui-ci avait connus au
Collège de Clermont, plus tard lycée Louis-le-Grand à Paris,
chez les Jésuites, et qui étaient restés ses amis, François Dernier
et Jean-Baptiste Poqueïin, reçurent avec lui les leçons
de Gassendi « qui, dit Grimarest, ayant remarqué dans
Molière toute la docilité et toute la pénétration nécessaire
pour prendre les connaissances de la philosophie, se fit un
plaisir de la lui enseigner, en même temps qu'à MM. Chapelle
et Bernier». Un quatrième disciple, Cyrano de Bergerac, sans
y être invité, se serait glissé parmi eux.
Est-il vrai, comme l'ont raconté, après et peut-être d'après
Grimarest, presque tous ses biographes, que Molière ait été
l'élève de Gassendi?
Dans son beau livre sur la Jeunesse de Molière, M. G.
Michaut, professeur à la Sorbonne, le conteste formellement.
Ce fureteur passionné de critique et d'histoire, de documents
el d'inédits, énumère complaisamment les arguments pour et
contre la thèse qu'il soutient. Il faut lire tout le chapitre qu'il
consacre à l'éducation de Molière.
« Que Molière ail été l'élève de Gassendi, écrit M. Michaut, c'est une chose généralement admise ou tout au moins tenue
pour probable. Sans doute, Bazin ne daigna pas réfuter sur
ce point le témoignage de Grimarest. Sans doute, Eudoxe
Soulié déclare, avec ses scrupules ordinaires, que, jusqu'à
présent, aucune pièce authentique ne vient confirmer ou
démentir la tradition relative au maître et aux disciples qu'on
lui attribue. Sans doute, Ferdinand Brunetière, qui avait
écrit en 1877 : « Un seul de ses maîtres, Gassendi, paraît
avoir eu sur l'élève une influence dont on retrouve quelques
traces dans les comédies du poète », a changé d'avis. En 1890,
il doute : « Quoi qu'en dise la tradition, on ne saurait prouver
que Molière ait jamais entendu ou beaucoup connu Gassendi
». Mais la plupart des moliérisles sont moins sceptiques,
et Auger, et Aimé Martin, el Taschereau, et Paul
Lacroix, et Larroumet, et Loiseleur, et Louis Moland, et Paul
Mesnard, et tant d'autres, pour ne pas dire tous les autres,
sont moins sceptiques. Pour eux, Molière fut bien l'élève de
Gassendi ».
Parmi les « tant d'autres » que M. Michaut ne nomme pas,
les considérant sans doute comme négligeables, il convient
cependant de citer Gailhava, membre de l'Institut, qui dit,
dans une étude sur Molière publiée en l'an X (1802) : « Ce
philosophe (Gassendi), chargé de présider à l'éducation de
Chapelle, fils naturel de l'Huillier, et voulant donner des
émules à son élève, admit à ses leçons Bernier, Cyrano, Poquelin
; bientôt il est enchanté de la pénétration de celui-ci,
et lui enseigne non seulement la philosophie d'Épicure,
mais lui donne aussi les principes de cette philosophie pratique,
plus douce, plus utile, et que nous lui verrons mettre
en action dans toutes ses pièces ». Citons encore Voltaire (Vie
de Molière) : « Gassendi ayant démêlé de bonne heure le génie
de Poquelin l'associa aux études de Chapelle et de Bernier.
Jamais plus illustre maître n'eut de plus dignes disciples. II
leur enseigna sa philosophie d'Epicure, qui, quoique aussi fausse que les autres, avait au moins plus de méthode et plus
de vraisemblance que celle de l'École et n'en avait pas la
barbarie. »
Si l'opinion de presque tous les auteurs qui ony disserté sur
la vie de Molière ne suffisait pas à nous convaincre, des présomptions
tirées de ses oeuvres nous apporteraient de nouveaux
arguments. C'est encore à M. Michaut lui-même que je les
veux emprunter, en les résumant :
Dans Les Femmes savantes, Molière fait discuter ses personnages
sur l'importance réciproque du corps et de l'esprit :
PHILAMINTE
Le corps, cette guenille, est-il d'une importance,
D'un prix à mériter seulement qu'on y pense ?
Et ne devons-nous pas laisser cela bien loin?
CHRYSALE
Oui, mon corps, c'est moi-même et j'en veux prendre soin.
Guenille si l'on veut, ma guenille m'est chère.
BÉLISE
Le corps avec l'esprit font figure, mon frère ;
Mais si vous en croyez tout le monde savant,
L'esprit doit sur le corps prendre le pas devant. (1)
(1) Les femmes savantes, acte II, sc. MI.
N'y a-t-il pas là un écho des polémiques de Gassendi et de
Descartes? Chrysale, n'est-ce pas Gassendi revendiquant contre
Descaries les droits de la matière?
Dans le Mariage forcé, par la bouche de Marphorius, Molière
ne se moque-t-il pas du doute cartésien?
Le masque du Docteur Pancrace ne laisse-t-il pas voir un
sectateur d'Aristote?
Dans le Malade imaginaire, la vertu dormitive de l'opium
n'est-elle pas une raillerie de l'Ecole péripatéticienne?
Peut-être aussi M. Michaut aurait-il pu citer la tirade de
Sganarelle dans le Don Juan et la rapprocher de la preuve de
l'existence de Dieu par les causes finales, telle que Gassendi
l'expose dans son Syntagma ? A-l-on oublié que Molière avait traduit Lucrèce en vers
français? La sottise d'un valet de chambre qui avait transformé
en papillotes pour la perruque de son maître cette oeuvre de
la jeunesse de Molière, en détruisant le manuscrit, va-t-elle
détruire encore l'argument qu'on peut en tirer?
Empruntons aussi à M. Michaut cette citation de Paul
Mesnard : « Resta-t-il des doutes sur l'époque où Molière traduisit
le poète de la philosophie d'Épicure, nous dirions
encore : Gassendi est là ; il n'y a que ses leçons qui soient
pour engager Molière, plus tôt ou plus tard, dans ce commerce
avec Lucrèce » .
Néanmoins, M. Michaut se refuse d'admettre ce qu'il appelle
« la légende ». Pour lui, comme pour Voltaire, le témoignage
de Grimarest est sans autorité. Pourquoi cependanl repousser
le témoignage d'un écrivain qui fut presque le contemporain
de Molière, alors que ce témoignage est accepté par tous ceux
qu'on est accoutumé d'appeler les Moliéristes, avec lesquels
d'ailleurs s'accordent les Gassendistes, et qui est fortifié par
des preuves indirectes, je veux dire par de sérieuses présomptions
tirées des écrits de Molière?
Faut-il aussi tenir pour nulle l'opinion de M. Lefranc, auteur
d'une consciencieuse étude sur Grimarest et sur la question
qui nous occupe ?
M. Michaut écarte l'autorité de M. Lefranc par une exécution
sommaire : « Je sais bien, dit-il, que M. Lefranc allègue des
arguments pour sa défense. II aurait fait une enquête minutieuse.
Mais s'il n'a pas d'esprit critique et il n'en a pas
que vaut son enquête? »
L'esprit critique de M. Michaut, et il en a, s'échafaude sur une combinaison de dates hypothétiques : « Gassendi,
dit-il, n'est venu à Paris qu'en 1641 ; on ne voit plus comment
il a pu être le maître de Molière ».
M. Michaut se méprend ; le premier voyage de notre philosophe
à Paris est de 1614, date à laquelle il vint plaider sa
cause devant le Conseil Royal contre Étienne de Bologne qui
lui disputait la théologale de Digne. Le second séjour qu'il fit
à Paris est de 1624 à l'occasion de la prévôté de Digne qui lui
était contestée par Blaise Ausset.
C'est alors que pour la première fois il habita chez Luillier.
« Son troisième voyage à Paris, écrit La Poterie, fut l'an 1628,
où estant M. Luillier, son ami, le mena en Flandre. »
Le voyage de 1641 à Paris n'est, donc pas le premier, contrairement
à ce que dit M. Michaut, mais le quatrième. Je
reconnais toutefois que renseignement de la philosophie donnée
par Gassendi à Chapelle, à Bernier et à Molière ne peut se
placer avant cette dernière date. Mais pourquoi, cette date
étant acceptée, l'éminent professeur ne voit-il plus « comment
il a pu être le maître de Molière? » II reconnaît que Gassendi
a quitté la Provence en janvier 1611 ; que le 9 février il faisait
visite au P. Mersenne ;. qu'il s'installa dans la maison du faubourg
qu'habitait Luillier et dont le propriétaire était M. de
Champigny, chanoine de Notre-Dame. Nous ne discuterons
pas, pour gagner un ou deux mois à notre thèse, les circonstances
à raison desquelles l'éminent professeur écrit :
« Molière n'a pu suivre le cours de Gassendi que de
mars 1641 à la fin de l'année scolaire, soit six mois, ou de
mars 1641, soit à peu près huit mois, si nous admettons qu'il
a consacré ses vacances à la philosophie ; soit dix mois si
nous voulons bien admettre qu'il a commencé le droit avant
d'avoir achevé sa philosophie, et qu'il a pendant quelque
temps mené de front ces deux études ».
Quel est l'étudiant en droit assez absorbé par les études
juridiques pour juger invraisemblable cette dernière hypothèse? Dussions-nous admettre l'exactitude rigoureuse de ces calculs,
il nous serait difficile de comprendre la conclusion
triomphante de l'éminent critique : « Et c'est une fois de plus
tant pis pour la légende!»
II ne s'agit pas en effet de savoir si
Molière a « fait sa philosophie » au sens scolaire de ces mots,
c'est-à-dire s'il a suivi pendant deux années, interrompues
par les vacances, comme c'était alors la règle dans les collèges,
le cours de Gassendi; mais s'il a été pendant un temps
indéterminé l'élève de Gassendi, et si l'influence de ce philosophe
a pu marquer sa trace dans ses oeuvres, sinon dans sa
vie.
« Les études philosophiques duraient deux ans, dit encore
M. Strowski, dans l'article du Correspondant déjà cité. II fit
ces deux ans peut-ètre au collège, peut-être avec Gassendi;
mais en tout cas Gassendi compléta pour lui renseignement
du collège. »
M. Michaut, qui ne néglige aucun argument, invoque aussi
le silence de Beffara, auteur d'une dissertation sur Molière
imprimée en, 1705. Cet ancien Commissaire de Police de la
Ville de Paris, quartier de la Chaussée-d'Antin, avait-il l'esprit
critique? Pour l'honneur de sa fonction, qui suppose l'examen
des témoignages, nous aimons à le croire; mais de ce que Beffara,
épris de Molière, n'a pas parlé de Gassendi, il ne nous
parait pas qu'on puisse donner défaut contre Gassendi et< décider que Molière n'a jamais eu de leçons particulières de ce
philosophe.
Je ne prendrai pas congé de M. Michaut sans lui opposer
encore Francisque Bouillier, mon ancien doyen de la Faculté
des Lettres de Lyon, qui, dans son Histoire de la Philosophie
Cartésienne, s'exprime ainsi : « On trouve dans Molière, dit
Sorhière, les traits d'une belle philosophie. II va sans dire que,
pour Sorbière, cette belle philosophie ne peut être que celle de
Gassendi. En effet, dans quelques comédies de Molière, il est
facile de reconnaître les traces de renseignement et de l'esprit philosophique du Chanoine de Digne. Comme lui, il nous
donne à rire à la fois aux dépens de l'École et aux dépens de
Descartes. Molière se moque de la scolastique en homme qui
la connaît, et jette le ridicule sur ces péripatéticiens fanatiques
qui appelaient à grands cris au secours d'Àristote les magistrats
et les lois. Mais il se moque aussi de Descartes et de son
école. Contre le doute méthodique, contre l'autorité refusée au
témoignage des sens, contre la distinction profonde de l'âme
et du corps, contre l'âme plus claire et plus certaine que le
corps, Molière a des traits qu'il semble avoir empruntés à Gassendi.
» Pancrace dans le Mariage Forcé, le maître de philosophie
dans le Bourgeois Gentilhomme sont à l'adresse de la philosophie
de l'Ecole. Quoi de plus comique que la fureur de Pancrace
contre le misérable qui a osé dire la forme au lieu de la
figure d'un chapeau et contre les magistrats qui tolèrent un
pareil scandale? « Ah! seigneur Sganarelle, tout est renversé
aujourd'hui, et le monde est tombé dans une corruption générale.
Une licence épouvantable règne partout, et les magistrats,
qui sont établis pour maintenir l'ordre dans un état, devraient
mourir de honte en souffrant un scandale aussi intolérable que
celui dont je veux parler. N'est-ce pas une chose qui crie
vengeance au ciel que d'endurer qu'on dise publiquement la
forme d'un chapeau? Je soutiens qu'il faut dire la figure d'un
chapeau et non pas la forme. » A qui Molière en veut-il par
cette burlesque déclamation de Pancrace contre les magistrats
qui souffrent un pareil scandale, sinon à ces péripatéticiens
fanatiques qui invoquaient à grands cris le trône et l'autel, les
arrêts du conseil du roi et du parlement en faveur d'Aristote?
Que d'autres Pancraces, depuis Molière, n'avons-nous pas
entendus!
» Molière se plaît à tourner en ridicule les distinctions et
les subtilités de celte philosohie scolastique, dont il paraît
avoir fait quelque étude. « Vous voulez peut-être savoir, dit
Pancrace à Sganarelle, si la substance et l'accident sont termes
synonymes ou équivoques à l'égard de l'être? si la logique est un art ou une science, si elle a pour objet les trois opérations
ou la troisième seulement, s'il y a dix catégories ou seulement
une, si la conclusion est de l'essence du syllogisme, si
l'essence du bien est mise dans l'appétibililé ou dans la
convenance, si le bien se réciproque avec la fin, si la fin nous
peut émouvoir par son être réel ou par son être intentionnel? »
» Le maître de philosophie du Bourgeois Gentilhomme n'est
pas moins expert que Pancrace en philosophie scolastique. II
propose à M. Jourdain de lui enseigner « la logique qui traite
des trois opérations de l'esprit qui sont la première, la seconde
et la troisième. La première est de bien concevoir par le moyen
des universaux, la seconde de bien juger par le moyen des
catégories, et la troisième de bien tirer une conséquence par
le moyen des figures, barbare, celarent, Darii, etc. »
» ... Dans les Femmes savantes, Molière semble s'être ressouvenu
et inspiré de l'ironie de Gassendi contre le spiritualisme
de Descartes. Selon Armande, on doit, dans le parfait
amour, tenir la pensée.
Du commerce des sens nette et débarrassée.
Ce n est qu'à l'esprit seul que vont tous les transports
Et l'on ne s'aperçoit jamais qu'on ait un corps.
» ... Mais Clitandre n'est pas de l'avis d'Armande :
... Pour moi, par malheur, je m aperçois, Madame,
Que j'ai, ne vous déplaise, un corps tout comme une âme.
Je sens qu'il y tient trop pour le laisser à part,
De ces détachements je ne connais point l'art,
Le ciel m'a donné cette philosophie
Et mon âme et mon corps marchent de compagnie. »
Et pour clore la série, je cite Sainte-Beuve, le prince de la
critique, si je ne m'abuse.
Après avoir rappelé la camaraderie de Chapelle et de Poquelin
au collège de Clermont, depuis collège et enfin lycée Louis-le-Grand, alors dirigé par les Jésuites, Sainte-Beuve écrit :
« Chapelle devint ainsi l'ami d'études de Poquelin, et lui
procura la connaissance et les leçons de Gassendi, son préçepteur. Ces leçons privées de Gassendi étaient en outre
entendues de Bernier, le futur voyageur, et de Hesnault,
connu par son invocation à Vénus; elles durent influer sur la
façon de voir de Molière, moins par les détails de renseignement
que par l'esprit qui en émanait. II est à remarquer
combien furent libres d'humeur et indépendants tous ceux qui
sortirent de cette école; et Chapelle le franc parleur, l'épicurien
pratique et relâché; et ce poète Hesnault qui attaquait Colbert
puissant et traduisait à plaisir ce qu'il y a de plus hardi dans
les choeurs des tragédies de Sénèque; et Bernier qui courait
le monde et déduisait en tout point ses conclusions philosophiques
entre Mlle de Lenclos el Mme de La Sablière. Il est à
remarquer aussi combien ces quatre ou cinq esprits étaient
de pure bourgeoisie ou du peuple; Chapelle, fils d'un riche
magistrat, mais bâtard; Bernier, enfant pauvre, associé par
charité à l'éducation de Chapelle; Hesnault, fils d'un boulanger
de Paris; Poquelin, fils d'un tapissier; et Gassendi, leur
maître, non pas gentilhomme, comme on l'a dit de Descartes,
mais fils de simples villageois. »
Je suis et je reste fidèle à la légende, si richement représentée
: à la légende, expression à laquelle il ne faut pas toujours
attacher un sens péjoratif. Rien ne manque à la gloire
de Gassendi, mais il semble qu'un reflet de cette gloire cesserait
d'éclairer leur cité, si ses compatriotes cessaient de
croire que Molière fût l'élève du Grand Prévôt de l'Église de
Digne.
UN VOEU — UN VOYAGE DANS LE VAR
Aussi loin que nous puissions remonter dans l'histoire de
l'humanité, nous constatons que l'homme, sous la menace
d'un danger, aux prises avec un fléau, conscient de son impuissance, implore le secours des dieux, et par ses supplications,
plus encore par ses promesses, cherche à apaiser leur courroux,
à gagner leur assistance.
Désolée, ravagée par la peste en 1629, après avoir en vain
recouru à tous les moyens de défense que lui conseillait une
science encore bien fragile, la Ville de Digne, profondément
religieuse, comme toute la Provence au XVII° siècle, tourna ses
regards vers la Divinité, d'où pouvait venir le salut. Par l'organe
de ses consuls, solennellement, Digne fit le voeu d'aller
en procession à pied, chaque citoyen portant un flambeau
allumé, à Notre-Dame-de-Grasse, à Cotignae, dans le Var, et
d'y faire un don de mille livres.
Des voeux analogues furent faits par d'autres villes voisines,
que la peste n'avait pas épargnées. Barreme s'associa à la promesse
de pèlerinage des Dignois, mais non à leur offrande,
Forcalquier fit le voeu de bâtir une église en l'honneur de la
Sainte Vierge et d'instituer une communauté religieuse. Riez
s'engagea à bâtir une chapelle en l'honneurde Notre-Dame-de-Sanlé; Valensole promit une procession perpétuelle au jour
du 8 décembre.
Deux ans plus tard, la Ville de Manosque avait recours au
même moyen de salut. Dirigés par le Père Capucin Louys Davignon,
avec l'autorisation de l'Evèque de Sisteron, les consuls
Jean-Claude Bobert escuyer, et Claude Roux, marchand, au
nom de la Communauté, dans la Chapelle de Toutes-Áures,
« pour obtenir de Dieu, par l'intereession de la glorieuse Vierge
Marie et du bienheureux Saint Joseph, la guérison du mal
contagieux dont la ville était affligée » firent le voeu de « faire
redresser et bastir l'église appelée de Toutes-Aures, de l'orner
de tout ce quy sera nécessaire pour y pouvoir célébrer l'ofsice
divin, etc. ».
Le pèlerinage votif de la Ville de Digne eut lieu en juin 1652.
II coûta 100 livres en plus des 1000 livres offertes en présent. En quête de témoignages sur la piété du grand Prévôt de
son Eglise, M. l'Abbé Martin écrit : « Gassendi se considérait
comme citoyen de la Ville de Digne ; c'est en cette qualité qu'il
alla en pèlerinage à Notre-Dame-de-Grasse pour accomplir le
voeu que la Ville de Digne avait fait durant la peste de 1629.
À cette époque les pratiques pieuses n'étaient pas regardées
comme des superstitions. Personne, pas même ces hommes
d'immense savoir dont l'humanité s'enorgueillit à juste titre,
ne croyait pouvoir s'en affranchir».
On ne comprend pas bien comment le voyage dans le Var,
en 1635, pouvait avoir pour objet l'accomplissement du voeu
de 1629, que la Ville de Digne avait réalisé en 1632, et auquel
Gassendi n'avait pas d'ailleurs participé. Si le voyage dont il
s'agit eût eu le caractère que lui prête généreusement l'abbé
Martin, Gassendi eût dû se mettre en route, à pied, portant
dans ses mains un cierge allumé.
Le P. Bougerel, dans sa Vie de Pierre Gassendi, donne à ce
voyage un but moins édifiant, mais plus vraisemblable : « Il
entreprit, dit-il, un petit voyage dont nous avons le détail en
deux lettres françaises. II fut d'abord à Notre-Dame-de-Gràces,
maison des prêtres de l'Oratoire, au diocèse de Fréjus ,à douze
lieues d'Aix, située au haut d'une montagne, au milieu d'un
bois; c'était une dévotion très célèbre; on y accourait de toute
part; Gassendi s'y rendit et y dit la messe ». Mais le P. Bougerel
ne fait aucune allusion à l'accomplissement d'un voeu.
« De là, dit-il, Gassendi se rendit au village de Sillans, pour
observer une iris continuelle. II se fit conduire aussitôt à la
chute d'eau qui est à deux ou trois portées de mousquet du
village, le long d'une vallée qui tire vers le levant. L'eau qui
s'y précipite vient du côté du septentrion, et c'est l'eau d'une
petite rivière. Le rocher escarpé du haut duquel l'eau tombe
vise assez précisément vers le midi ; la chute s'y fait par
quatre canaux, mais fort proches les uns des autres. Quand
Gassendi arriva, le soleil n'éclairait pas encore la face du
rocher. D'abord il ne découvrait qu'une légère teinture et
confusion de couleurs de l'arc-en-ciel ; mais quand il fut descendu au bas, le soleil éclairant déjà une partie de la face du
rocher et une bonne partie du lac, il découvrit une partie
d'arc-en-ciel parfaitement bien peinte. »
Le P. Bougerel poursuit longuement sa description que je n'ai
pu lire sans faire revivre en ma mémoire un phénomène
que j'ai contemplé dans le département de l'Ain, la nuit, sous
la pâle lumière de la lune : un arc-en-ciel très net, appuyant
ses colonnes sur les rochers d'où s'échappe l'Albarine, dans.une
chute torrentielle.
Gassendi poursuit son voyage et visite tout ce qui peut intéresser
son universelle science : à Fréjus, les antiquités romaines,
les aqueducs, les restes d'un amphithéâtre; à Cannes,
il s'embarque pour les îles Sainte-Marguerite et Saint-llonorat ;
il revient à Grasse d'où il peut voir au lever du soleil les lignes
lointaines et confuses de la Corse. Puis il prend la route de
Castellane, pour rentrer à Digne. La source intermittente de
Colmars retient son attention; il calcule la durée des arrêts
et des retours de l'eau; il les compare à ses pulsations; il en
prend note pour la rédaction de sa physique.
Arrivé à Castellane, il court à la fontaine salée et la déguste ;
tout près il goûte aussi l'eau de la fontaine de Moriez; à celle-ci,
il donne la préférence pour la quantité de sel qu'elle contient;
la même comparaison avec celle de Tartonne donne le
même résultat.
II rentre à Digne au mois d'août pour de nouvelles observations.
QUELQUES MOIS DE RETRAITE AU VILLAGE DE TANARON- LA MONTAGNE DU COUSSON — LA MORT DE PEYRESC- L'OEUVRE HISTORIQUE DE GASSENDI — L'APOLOGIE DE PYTHÉAS
Aux environs de La Javie, plus haut, dans la montagne, lepetit village de Tanaron, aux pieds d'une masse de rochers,
par son altitude et par son isolement est propice aux méditalions du philosophe, comme aux observations de l'astronome.
Rien, sinon le souffle du vent, les jours d'orage, n'y trouble
le silence de la nature.
Tanaron dépendait du domaine de l'évêché. C'est là qu'Antoine
de Bologne, l'évêque qui avait prédit à l'enfant prodige
de Champtercier de biïllanles destinées, accablé d'infirmités et
de soucis vint chercher le repos, et qu'il mourut en 1615.
C'est là que Gassendi passa les derniers mois de l'année 1655;
qu'il lit de nouvelles observations, et qu'il en envoya le récit
à Schickard dans une lettre assez longue pour qu'il l'ait lui-même
appelée un volume.
Gassendi aimait les altitudes, d'où il contemplait l'oeuvre de
Dieu ; de loin, je l'y ai suivi. Quo non ascendam, pour y rencontrer
mon philosophe préféré? Avant de gravir les degrés de
la Sorbonne, j'ai fait, il y a quelques années, à 892 mètres
au-dessus de Digne et 1551 au-dessus du niveau de la mer,
l'ascension de la Montagne du Cousson dont le docteur Honnorat
a écrit l'intéressante monographie.
Après avoir cueilli quelques-unes de ces fleurs alpestres
« qui ne peuvent abandonner nos montagnes pour se plier à la
civilisation », et admiré les papillons qui, par l'éclat et la
variété de leurs couleurs, semblent faire partie de la flore de la
région dignoise, où les entomologistes anglais et allemands
viennent chaque année chasser ces merveilleux lépidoptères,
j'eus la curiosité d'y chercher et je crois y avoir reconnu, après
cinq heures de marche, au delà de la maison forestière, la
place où Gassendi, le 28 août 1655, observa une éclipse totale
de lune, et j'ai compris la difficulté qu'il dit avoir éprouvée à y
faire transporter ses instruments d'optique. C'est le plateau
qui termine la montagne, près de la Chapelle Saint-Michel,
parmi les vestiges d'antiques tombeaux.
Le vent, les nuages, les éclairs, le tonnerre, une pluie abondante
retardèrent ses observations. Ce ne fut qu'à deux heures
du malin qu'il put se servir de son télescope et voir la lune à son point d'incidence, c'est-à-dire au moment où l'ombre en
recouvrait la moitié. II en fit part, comme de coutume, à son
ami Peyresc qui, depuis qu'il avait quitté Aix, était son principal
correspondant. A ses observations personnelles, il avait
joint toutes celles qu'il avait pu recueillir sur cette même
éclipse en France et à l'étranger.
Deux ans plus tard, à l'âge de cinquante-six ans. le 14 juin
1657, Nicolas-Claude Fabry de Peyresc mourut dans cette ville
d'Aix où Gassendi Payant rejoint, durant sa dernière maladie,
lui donna les soins les plus affectueux et recueillit ses derniers
soupirs.
C'était le protecteur des savants, leur ami, leur collaborateur,
leur Mécène ; il fut pleuré par tous ceux qui aimaient
les sciences et les lettres. Balzac écrivait à Luillier : « Toutes
les vertus des temps héroïques s'étaient retirées en cette belle
âme » . Bayle l'appelait « le Procureur général de la littérature
», n'ayant trouvé d'épithète plus laudative.
La perte de Peyresc fut douloureusement ressentie par Gassendi
qui lui était attaché par les liens d'une fidèle amitié,
d'une estime mutuelle et d'une précieuse collaboration scientifique
depuis son premier séjour à Aix. Gassendi ne manquait
jamais de faire connaître ses observations astronomiques à son
illustre ami qui partageait ses goûts pour ces études. Ils
avaient pris ensemble l'élévation du pôle de Marseille. Peyresc
ne l'oublia pas dans son testament ; il lui léguait cent volumes
à choisir dans sa bibliothèque, tous ses instruments de mathématiques
et le portrait de leur ami commun Wendelinus. La
Poterie raconte que le baron de Rians, héritier de Peyresc,
s'acquitta fort mal de ce legs.
Gassendi a écrit la vie de Peyresc ; nul mieux que lui ne
pouvait réussir dans la composition de cet ouvrage, car nul
mieux que lui n'avait connu les mérites, les études, les moîurs
et les nobles pensées de son ami,
Godeau, l'évêque de Grasse et de Vence, le familier de l'hôtel Rambouillet, ayant reçu la Vie de Peyresc, écrivait à Gassendi :
« Vous avez si bien peint M. de Peyresc qu'il me semble que
je le vois, que je l'entends, lorsque je lis sa vie. II méritait
certainement qu'on fit passer son nom à la postérité, et il est
heureux d'avoir eu Gassendi pour historien. Tout ce qu'il avait
ramassé avec tant de soins et de peines, pierres précieuses,
portraits, médailles antiques, livres, manuscrits, il pouvait le
perdre, le dissiper par le malheur des temps, ou autrement;
mais en rendant un compte exact de toutes ces choses à la
postérité, vous les avez conservées. Rien n'est plus admirable
que la candeur qui règne dans votre narration, que votre profonde
et exquise érudition, que vos excellentes et savantes
conjectures sur les choses les plus cachées, et, pour tout dire
en un mot, cet ouvrage est très digne de Peyresc, de Gassendi,
d'un meilleur siècle que le nôtre, et ne doit jamais périr de la
mémoire des hommes. Vous savez, mon cher Gassendi, que je
ne suis rien moins qu'un adulateur ; aussi ne dis-je précisément
que ce que je pense. »
Encouragé par le succès de cette biographie et par les sollicitations
de ses amis, Gassendi écrivit plus tard celles de Tycho
Brahé, « Nobilis Dani, astronomorum coriphei, » de Copernic
« canonici Tornensis astronomi illustris, » de Peurbach,
astronome célèbre, de Regiomonlanus (curieuse latinisaion
du nom de Montréal), astronome non moins célèbre.
Ces biographies et celle d'Epicure, l'importante Notice de
l'église de Digne et quelques recherches d'érudition sur la
Provence romaine forment la partie historique de l'oeuvre de
Gassendi. Honoré Bouche, prêtre aixois, qui travaillait à son
Histoire de la Provence, le consulta sur plusieurs difficultés
et profita de ses avis.
N'oublions pas que Gassendi écrivit aussi la défense de
Pythéas, méconnu par Polybe et par Slrabon. Le P. Menc en
parle en ces termes dans son Eloge de Gassendi : « O Marseille
! avec quelle joie le vis-tu prendre la défense de Pythéas,
le plus illustre de les grands hommes, vérifier et confirmer
les observations géographiques de ce voyageur philosophe, qui par ses découvertes ouvrit à ton commerce un passage vers
les climats glacés du pôle arctique, et assurer pour toujours à
ce héros l'honneur de sa conquête » Pythéas avait découvert
Pile de Thulé, c'est-à-dire l'Islande (1).
(1) « Pythéas, le navigateur grec de Marseille, antérieur de 400 ans à Jésus-Christ, se dirigea au Nord à la recherche de la mystérieuse Thulé ; il racontait tant de choses et si merveilleuses qu'il passa en son temps pour menteur et qu'on lui appliquait déjà le proverbe : A beau mentir qui vient de loin. » SAINTE-BEUVE. Les premiers lundis
LE COMTE D'ALAIS, GOUVERNEUR DE LA PROVENCE — GASSENDI AGENT DU CLERGÉ DE LA PROVINCE D'EMBRUN A L'ASSEMBLÉE DU CLERGÉ DE FRANCE — IL RENONCE AU BÉNÉFICE DE SON ÉLECTION EN FAVEUR DE L'ABBÉ D'HUGUES
Tandis que Gassendi pleurait encore la perte de Peyresc, la
philosophie n'ayant point de remède pour l'en consoler, il
reçut la nouvelle que le comte d'Alais, lieutenant général de la
cavalerie de France, venait d'être nommé Gouverneur de la
Provence, en remplacement du Maréchal de Vitry.
Louis-Emmanuel de Valois, comte d'Alais, plus tard duc
d'Angoulême, était le fils de Charles de Valois, duc d'Angoulême,
qui lui-même était fils naturel du roi Charles IX.
Le comte d'Alais prit Gassendi en affection; il voulut l'avoir
chez lui ; il lui écrivit de nombreuses lettres en latin qui le
plus souvent se terminent par ces mots : Vale, decus litterarum
et ornamentum.
Au mois de Juillet 1659, Gassendi, étant à Draguignan,
écrit au comte d'Alais que les prélats de la province d'Embrun
le veulent nommer agent du Clergé pour les représenter à
l'Assemblée du Clergé de France.
A la différence des Conciles et des Synodes appelés à se
prononcer sur des matières de foi ou de discipline ecclésiastique,
les Assemblées du Clergé ne traitaient que des affaires
temporelles de l'Église. Gassendi demande au comte d'Alais de s'employer à faire
réussir cette candidature. II le prie de se souvenir de la belle
épître en vers que son aïeul Charles IX écrivit à Ronsard; il
exprime ses regrets de ne pouvoir lui faire la mème promesse
que « ce grand roy » fit à ce poète, de le rendre immortel.
Le comte d'Alais intervint. Le roi Louis XIII lui-même écrivit
à l'évêque de Senez : « Monsieur l'évêque de Senez, estant
bien informé que le sieur Gassendy, doyen de l'église cathédrale
de Digne, est un homme de grande doctrine et d'éminente
vertu et suffisance, et sachant que cette année c'est à la
Province d'Embrun à nommer l'agent du Clergé de mon
royaume, j'ai bien voulu vous témoigner par cette lettre que
j'auray plaisir que vous nommiez ledit Gassendi en cette
charge pour les bonnes qualités qui sont en lui. Et la présente
n'étant pour autre fin, je prie Dieu qu'il vous ait, Monsieur
l'Évêque de Senez, en sa sainte garde.
Mauzon, le 6 Avril 1639. »
Mais l'archevêque d'Embrun, Guillaume d'Hugues, avait un
neveu, l'abbé d'Hugues, son grand-vicaire, qu'il voulait pousser
aux honneurs. II n'épargna aucune démarche pour lui
concilier les préférences de ses suffragants (1).
(1) Les évêchés de Digne, de Grasse, de Vence, de Glandéve, de Senez, faisaient partie de la province d'Embrun. Ceux de Riez et de Sisteron dépendaient de la province d'Aix (Aímanach Royal de 1789).
Le mérite cependant l'emporta sur le népotisme ; Gassendi partit pour Paris, puis pour Nantes, où l'Assemblée devait se réunir le 25 février 1641. Le neveu de l'archevêque d'Embrun l'y avait précédé et s'agitait pour faire casser la décision du clergé de Provence. Las de ces intrigues, Gassendi transigea et, moyennant une indemnité, renonça à conserver le bénéfice de son élection. C'est ce que La Poterie raconte en ces termes : « Voyant de puissantes intrigues pour cette charge, que le S HIugues lui disputait... d'autre costé, considérant qu'il se plaisait beaucoup plus à son estude particulière qu'à aller faire le singe à la Cour, il lui quitta sa prétention après s'ètre accommodé avec lui». Nous avons connu un vicomte d'Hugues, député de Sisteron, à la fin du siècle dernier. Nous croyons qu'il appartenait à la famille de l'ancien archevêque d'Embrun.
LE PRIEURÉ DE ROUMOULES — GASSENDI ET LE FÉMINISME
Dans l'ancien diocèse de Riez, près de cette ville, sur la
route de Digne, parmi les chênes verts et les oliviers, nous
rencontrons le riant village de Roumoules, autrefois doté,
je dirais mieux : autrefois grevé d'un prieuré, avec une dîme
de quelque importance, si j'en puis juger d'après les compétitions
dont il fut l'objet.
Ce prieuré étant devenu vacant, le prince de Conti, que La
Poterie mentionna parmi les protecteurs de Gassendi, en disposa
en sa faveur. Mais notre philosophe était malchanceux;
toutes les faveurs dont il fut l'objet lui furent disputées ; celle-ci
lui fut enlevée par un compétiteur.
A l'oecasion de cet échec, il écrivit au comte d'Alais :
« J'adore la bonté du Seigneur ; je ne le prie pas tant de me
donner des richesses, que de la droiture : nous aurons toujours
assez de biens si nous craignons le Seigneur ; je me soumets
à sa volonté : dans une fortune médiocre, il m'a donné
un esprit qui se contente de peu ; je ne le prie pas tant de me
conserver la vie, de me donner des richesses, que de me donner
un esprit égal ; je crois que pour être riche, il ne faut
point augmenter ses biens, mais retrancher de sa cupidité. »
De son côté le comte d'Alais lui écrivait : « J'admire votre
constance et votre tranquillité; vous me racontez votre affaire
comme si c'était celle d'autrui. II convient à la raison qu'un
homme qui a un si grand génie ne soit -pas ébranlé. Quoi qu'il arrive, je serai toujours tout à vous, et, puisque nous
sommes si unis, je veux que mes biens nous soient communs.
Usez-en comme s'ils vous appartenaient. »
Il serait excessif et paradoxal de faire de Gassendi un précurseur
de Mme de Staël et de George Sand ; mais il résulte
de sa correspondance qu'il était loin de mésestimer les aptitudes
de la femme et qu'il ne la jugeait pas fatalement inférieure
à l'homme. Nous verrons plus loin ce qu'il pensait de
Christine de Suède. Rappelons ici sa correspondance avec
Anne-Marie de Schurman qui vivait à Utrecht, où elle était
considérée comme le prodige de son sexe. Cette femme, alors
illustre par ses écrits comme par ses mérites artistiques, s'était
mise en relation épistolaire avec tous les savants de son temps.
Elle n'avait point omis Gassendi, à qui elle avait adressé
son ouvrage écrit en latin et dont la traduction française était
intitulée : Question célèbre. S'il est nécessaire ou non que les
filles soient savantes ? Gassendi ne se contente pas d'un banal
remerciement; il fait l'éloge des connaissances et des talents
de sa correspondante; il nous apprend qu'elle savait le latin,
le grec, l'hébreu, l'arabe ; qu'elle avait étudié toutes les
sciences; qu'elle peignait à l'égal des meilleurs peintres; son
exemple lui paraissait être la meilleure réponse à l'intitulé de
son livre ; ne fût-ce que par courtoisie, il donne son suffrage
aux femmes savantes.
GASSENDI PROFESSEUR DE MATHÉMATIQUES
AU COLLÈGE DE FRANCE-
SES LEÇONS INTERROMPUES PAR L'ÉTAT DE SA SANTÉ
SON PASSAGE A LYON-
LE CARDINAL LOUIS-ALPHONSE DE RICHELIEU, ARCHEVÊQUE
DE CETTE VILLE-
LE SÉJOUR A AIX CHEZ LE COMTE D'ALAIS
Bienlôt après la perte du prieuré de Roumoules, une brillante
compensation fut offerte à Gassendi. II avait connu à
Aix Louis-Alphonse Du Plessis de Richelieu, alors archevêque de ce diocèse. C'était le frère du duc Armand Du Plessis de
Richelieu, le ministre tout-puissant du faible Louis XIII. A la
date à laquelle nous sommes arrivés, 1645, l'ancien archevêque
d'Aix était le Cardinal Archevêque de Lyon, primat des Gaules
et Grand Aumônier de France. Par l'autorité de ce prélat,
Gassendi fut nommé professeur de mathématiques du roi,
au Collège Royal, aujourd'hui Collège de France, la mort du
M. Stella ayant rendu cette chaire vacante. Par une confusion
que les dates auraient dû leur épargner, quelques biographes
ont attribué au duc de Richelieu la nomination de Gassendi à
la chaire du Collège Royal. Ils oublient que Gassendi y fit son
premier cours le 23 novembre 1645 et que l'illustre ministre
était décédé en 1642. Sous ce titre : Institutions astronomiques,
Gassendi publia les leçons qu'il avait professées au
Collège Royal et que l'état de sa santé l'avait obligé d'interrompre.
En prenant possession de sa chaire, il avait prononcé
en latin son discours d'ouverture, oratio inauguralis, en présence
du cardinal archevêque de Lyon, du duc de Ventadour,
coadjuteur de Paris, et des savants les plus distingués qui se
trouvaient à Paris. II y faisait l' éloge de ses éminents auditeurs
et des professeurs du Collège Royal, sans en excepter
l'astrologue J.-R. Morin, dont il devenait le collègue et qui
plus que jamais restait son ennemi.
Il se plaignait d'une toux opiniâtre qui lui rendait la respiration
et la parole difficiles ; le moindre effort de sa voix
entraînait une rechute de sa maladie. Les médecins Riolan et
Moreau lui conseillaient l'air natal, le doux pays du soleil, et
le comte d'Alais le pressait d'accepter son hospitalité en Provence.
Peut-être aussi son poète favori, Lucrèce, vinl-il en
aide aux conseils des médecins et des amis? Il consentit à ce que le mathématicien Roberval fût pourvu
de sa chaire, sur rengagement pris par l'évêque de Coutances
de lui faire donner par celui-ci mille livres à titre de
récompense, et il partit pour la Provence.
« A son passage à Lyon, écrit La Poterie, il vit M. le Cardinal,
qui l'envoyait quérir souvent pour jouir de sa conversation,
d'où, après trois semaines, il partit et s'en alla à Aix
dans la litière que M. le Duc d'Angoulême lui envoya, d'où il
sortit après six mois pour s'en aller à Digne, ce Prince estant,
sorti à cause de la guerre civile ou plutôt sédition que ce parlement
y excita (1) ».
(1) Dossier de Grenoble. Cette sédition avait eu pour cause un édit royal aux
termes duquel un nouveau parlement devait, par semestre, rendre la justice avec
l'ancien. Irrités d'être privés de leurs droits pendant la moitié de l'année, les
membres de l'ancien parlement avaient soulevé la ville.
Le comte d'Alais avait été arrêté et mis en prison par les fauteurs de ces désordres, ainsi que le général des Galères ; si Gassendi n'eût été absent du Palais, il eût peut-être partagé leur sort. Dès leur mise en liberté, le comte et le général se rendirent à Marseille, où les Phocéens Marseillais, très irrités contre la ville d'Aix, les reçurent avec enthousiasme.
LE FANTOME ET LA FEMME DE CHAMBRE — LA CANDEUR DE MADAME LA COMTESSE
Après une nuit coupée d'insomnies, à Marseille, le comte
d'Alais s'était réveillé encore ému d'une apparition qui avait
troublé son sommeil. Il avait vu un fantôme; non pas un de
ces fantômes drapés de la tète, aux pieds, suivant la mode des
êtres fantastiques, mais plutôt un petit lutin, entré par les
lambris, courant vivement d'un mur à l'autre, se posant parfois
sur le lit, échappant à la main qui voulait le prendre,
rayant de sa lumière blafarde l'épaisseur des ténèbres. Et chaque nuit, dans la chambre nuptiale, se renouvelait le même phénomène.
Oh ! ne haussez pas vos épaules : les apparitions surnaturelles
qui n'ont pas encore cessé de hanter la crédulité
populaire, étaient plus fréquentes en ces temps de magie, de
sorcellerie, d'astrologie, où de savants professeurs au Collège
Royal prédisaient l'avenir d'après les maléfices ou l'heureuse
influence des astres; où le docte président Pascal, père de
Biaise, croyait aux sorciers et aux sortilèges.
Et la Bible ne nous faisait-elle pas connaître que Dieu avait
souvent choisi les songes ou d'autres visions analogues pour
entrer en conversation avec les hommes ? Les songes n'étaient-ils
pas l'ombre de la vérité? Mettre en doute les apparitions,
c'était heurter l'opinion commune.
Quelles prédictions apportait le fantôme du comte d'Alais?'
Quelles vaches grasses ou maigres faisait-il prévoir? Nul ne
pouvait mieux répondre à ces questions que l'illustre Gassendi
qui savait tout. Le comte d'Alais chargea Mathurin Neuré de
demander à Gassendi son sentiment sur cette étrange aventure.
Gassendi était fort éloigné des superstitions populaires :
mais il professait que la sagesse commande une extrême prudence,
avant d'affirmer ou de nier : « Surseoir le jugement »,
n'est-ce pas, selon Charron, le fondement de la sagesse?
Il aurait craint d'ailleurs d'offenser de légitimes susceptibilités
en contestant une apparition confirmée par le témoignage
de la comtesse elle-même.
II répondit une longue lettre, dont je retiens les passages
suivants : « Si Dieu avait envoyé ce spectre, il aurait fait connaître
pourquoi il l'envoyait ; Dieu ne badine pas, et puisqu'on
ne peut comprendre ce qu'on peut espérer ou craindre, il s'ensuit
que ce spectre ne saurait venir de lui. Si ce spectre est
quelque chose de naturel, rien n'est plus difficile que de le
découvrir, de trouver même quelque conjecture pour tâcher
de l'expliquer. Ne pourrait-on avancer que cette lumière a
apparu parce que l'oeil du comte était affecté intérieurement,
ou parce qu'il l'était extérieurement ».
Gassendi examine ces deux hypothèses ; il n'ose rien décider, mais il ajoute : « Je serais porté à croire qu'il en était
de M. le Comte comme de l'Empereur Tibère, si Madame la
Comtesse n'avait pas vu la même chose; mais puisqu'elle a eu
la même vision, et que c'est une dame d'une telle candeur (1),
qu'on ne saurait la soupçonner de ne pas dire vrai, je me détermine
à dire que leur souffle aura pu produire des vapeurs ;
que ces vapeurs enflammées auront produit le spectre, qui
aura parcouru la chambre sous différentes formes et se sera
ensuite évanoui ».
(1) "Candeur" est employé dans le sens de "sincérité, de loyauté". C'est ainsi que
Gassendi écrit à Galilée « qu'instruit par son cher disciple Déodati de sa candeur,
il lui demande son amitié ».
Trois ans après, la comtesse d'Alais perdait dans la confiance de son mari cette réputation de candeur à laquelle notre philosophe avait rendu un respectueux hommage; elle avouait ingénument que, détestant le séjour de Marseille, c'était elle qui, pour en éloigner le comte, avait fait jouer la comédie du spectre à une femme de chambre, cachée sous le lit des époux et munie d'un bâton de phosphore pour les besoins de ses apparitions sépulcrales.
LE SPECTRE DE BRUTUS — I.E DÉMON DE SOCRATE
Entre temps, le comte d'Alais, toujours intrigué par l'apparition
de Marseille, avait demandé à Gassendi ce qu'il pensait
du spectre qui était apparu à Brutus et du démon de Socrate,
ÎN'étant plus gêné par les égards qu'il devait à la comtesse,
Gassendi répondit en toute franchise, d'abord sur la vision de
Brutus : « C'était, dit-il, au milieu de la nuit que ce génie
apparut à Brutus, à ce qu'on dit, un profond silence régnait
dans le camp; toutes les lumières étaient éteintes; Brutus
était dans son lit à moitié endormi ; mais occupé du triste état
de la République, il considérait le sort de Pompée; il pensait
à ce qu'il avait à faire dans l'extrémité où il se trouvait ; aussi ne doit-il paraître surprenant, qu'étant d'une complexion
mélancolique, et que, réfléchissant sur tant de choses désagréables,
son esprit occupé ordinairement de bons et de mauvais
génies, ait cru voir approcher de lui un des mauvais qui
lui disait : je te reverrai à Philippes, Videbo te Philippis. Quoiqu'il
ne vît et n'entendît rien du tout, que tout se passât dans
son imagination ».
Pour un peu, Gassendi traiterait Brutus de songe-creux. Il
se borne à penser avec Pétrone.
Quant au démon de Socrate, Gassendi se refuse à croire que
ce fût un véritable démon, au sens vulgaire du mot. Avoir un
bon démon, c'est avoir une bonne àme. Le démon de Socrate,
son démon familier, c'était son âme, avec la sagesse dont elle
était douée. Interrogé sur ce que c'était que son démon, Socrate
ne voulut jamais déclarer que c'était une substance distincte
de la sienne, mais : « il ne voulait pas, dit Gassendi, ôter la
persuasion où l'on était qu'il était inspiré des dieux, afin qu'on
suivit ses conseils, Socrate n'a jamais dit qu'il avait vu ce
démon, mais qu'il l'avait entendu; comme il eût pu dire
qu'il entendait la voix de sa conscience. »
Quand Socrate dit à ses juges qu'il a été détourné par son
démon de se mêler des affaires de la République, il ne paraît
pas vouloir dire autre chose, sinon qu'il a évité les dangers qui
le menaçaient. Qu'est devenu le démon léger de Socrate? Ses
ailes l'ont-elles porté dans la région éthérée des astres et des
dieux? S'est-il, sous les auspices de Pythagore, réfugié dans un
autre corps d'homme ou dans celui d'un moins noble' animal?
S'est-il noyé pour toujours dans la ciguë? Gassendi n'en dit
rien ; moi non plus.
II était le moins superstitieux de ses contemporains.
GASSENDI A DIGNE — ACCUEIL ENTHOUSIASTE DE SES COMPATRIOTES « LA BONNE AME DE MONSIEUR LE PRÉVOST »
Gassendi partit pour Digne au commencement de juin 1648.
II était alors à l'apogée de sa renommée, choyé par les souverains
et les grands seigneurs, amis des lettres, en correspondance
avec les plus illustres savants de l'Europe qui échangeaient
avec lui leurs observations et leurs découvertes.
Ses compatriotes, fiers de sa gloire, se préparaient à le recevoir
avec les honneurs qu'il méritait. On était loin des basses
jalousies et des charivaris « avec tous les bassins de l'Eglise ».
II faut citer La Poterie :
« Quand il venait à Digne ou en partait, tous les habitants
le venaient saluer à la foule, les consuls en robe rouge et tous
les messieurs de justice avec ce qu'il y a de noblesse, et de
même faisaient ceux de Champtercier, son lieu natal, lorsqu'il
y allait voir sa bonne et chère soeur.
« Aussi un chacun de tous ces lieux et environs ont reçu
beaucoup de bienfaits de lui par son conseil, par ses amis qui
les exemptaient des guerres, des soldats, des tailles, les protégeaient
dans leurs procès. Il avait toujours la face riante,
d'un doux et facile accueil, d'un agréable parler, d'une douceur
non pareille à écouter tout sans interrompre.
« Quand il était à Digne, chez soi, il avait toujours des
ecclésiastiques à sa table au dîner, et toutes les fois qu'il faisait
le service divin, toutes les principales fêlts de l'année, il
ramenait à dîner chez soi tous les ecclésiastiques servants, et
tous les ans à la Notre-Dame d'Août, il faisait festin et traitait
à dîner tous les ecclésiastiques de l'église et tous les officiers
de justice de sa Prévosté. Tous les jours, il faisait plusieurs
aumônes aux pauvres qui s'assemblaient tout près de sa porte, à son relour de la messe et des vespres; lorsqu'il allait dans
les rues, tous les pauvres criaient : « Ah ! la bonne âme,
Monsieur le Prévost ! »
» Lorsque les pauvres gens lui venaient représenter en particulier
leur disette, lui demandant de l'argent à emprunter, il
ne les refusait jamais.
». Tous ceux qui lui devaient des rentes censives à cause
de sa seigneurie du Bourg recevaient tous grâce en lui venant
demander ; les pauvres ne donnaient rien, les uns un tiers, les
autres la moitié auxquels tous il donnait des reçus du total. Il
a plus dépensé en réparation et en acquisition nouvelle à son
bénéfice qu'il n'en a reçu de rente. »
Il faut ajouter qu'en cela, notre Prévost s'est toujours plus
préoccupé de l'intérêt de ses successeurs que de son propre
avantage.
GASSENDI ET LA REINE CHRISTINE DE SUÈDE
Pendant son séjour à Digne, Gassendi apprit par Dupiquet, secrétaire de la reine Christine de Suède, et par Gabriel Naudé, son bibliothécaire, qui passait pour le plus érudit des bibliophiles de son temps, que celte reine désirait faire sa connaissance et l'attirer à sa cour, sans doute pour y remplacer l'illustre Descartes qui venait d'y mourir.
Pour son malheur et celui de la science, Descartes avait
cédé à l'attrait de cette femme étrange dont la renommée faisait
alors l'orgueil de son peuple, et à la vision boréale de
cette cour où l'avaient précédé l'écrivaiu Saumaise, l'orientaliste
Bochart, Huet l'évêque d'Avranches, le graveur Nanteuil,
une nuée de savants, de philosophes, de grammairiens et
quelques cuistres, fabricants de panégyriques en prose et en
vers, en l'honneur de la souveraine qui n'y était point
indifférente.
Descaries n'avait pas résisté au climat de la Suède et aux fantaisies de Christine qui, au coeur de l'hiver, le faisait venir
à cinq heures du matin pour l'interroger sur la philosophie ;
après trois mois de ce régime, il était mort.
Bourdelot, médecin français, qui habitait Stockholm, pressait
aussi notre philosophe d'écrire à la reine Christine «qui avait,
disail-il, conçu pour lui une parfaite estime ». Fils d'un .barbier
de Sens, qui se disait chirurgien, après avoir étudié pour
être apothicaire et avoir beaucoup voyagé, Bourdelot s'était fait
médecin. Ses confrères, notamment Guy-Patin, jaloux peut-ètre
des rapports qu'il entretenait avec les plus grands personnages
de son temps, le traitaient d'ignorant et de charlatan,
quoiqu'il parlât comme un autre le latin culinaire et qu'il
excellât autant qu'un autre dans l'art de saignare et purgare.
II était aimable et badin et savait plaire aux femmes; il
écrivait des vers qui n'étaient, pas inférieurs à ses ordonnances
médicales. Il prétendait se connaître en peinture et en sculpture
; il a laissé des notes sur la musique et sur la danse.
Le 11 septembre 1635, Gassendi annonçait un visiteur à
son ami Peyresc : « C'est, disail-il, un jeune homme que
vous trouverez honnête et bien sage et qui a très bon esprit ».
Ce visiteur était le jeune Pierre Miehon, plus connu sous le
nom de Bourdelot, qui était celui de sa mère, et qualifié plus
tard l'abbé Bourdelot, quand il eut reçu de Mazarin l'importante
abbaye de Massay-en-Berry. Peyresc le trouva « un très
brave jeune homme et grandement curieux ». Il eut plaisir de
« l'ouïr si judicieusement discourir de toutes choses et surtout
de sa profession, comme s'il y avait vaqué des cinquantaines
d'années, expliquant fort noblement et à point nommé les
propres paroles de son Hippocrate qu'il sait tout par coeur », et
Gassendi venu de Digne, pour voir son ami, fut du même
avis.
Après avoir été le médecin des princes de Condé qui l'honoraient
de toute leur confiance, Bourdelot était devenu le
médecin et le favori de la reine de Suède qui estimait lui devoir le rétablissement de sa santé. II avait pris une grande
influence dans le gouvernement du pays; ses avis prévalaient,
sur ceux des ministres et du Sénat. Quiconque lui portait
ombrage était écarté; il disposait des alliances de la Suède.
C'est sur l'insistance de cet important personnage que
Gassendi se décida à écrire à la fille de Gustave Adolphe une
lettre où il exprimait ses regrets d'être empêché par l'état de
sa santé de se rendre à Stockholm, et qui se terminait ainsi :
« Vivez donc toujours heureuse, ò la plus éminente et la plus
glorieuse des femmes, et continuez à être l'exemple, que tous
voudraient imiter, que bien peu peuvent suivre ».
Que si de telles louanges paraissaient à quelques-uns plus
dignes d'un courtisan que d'un philosophe, ils voudront bien
se rappeler que ces exagérations étaient dans les moeurs et
dans la politesse du temps et rapprocher la lettre de Gassendi
du discours par lequel l'avocat Patru, la lumière du barreau,
souhaita la bienvenue à cette souveraine quand les Quarante,
après Ninon, furent honorés de sa visite : « C'est, Madame,
un devoir si juste qui nous amène en ce lieu pour contempler
Voite Majesté, et lui rendre ce culte religieux que le inonde
entier doit à la vertu. L'Académie Française n'a rien tant
souhaité que de contempler cette divine p rincesse dont la vie
toute pleine de merveilles fait tout l'embellissement de nos jours».
C'était, il est vrai, avant le séjour à Fontainebleau et l'assassinat
de Monaldeschi.
Christine répondit elle-même à notre philosophe par une
lettre non moins louangeuse : « Vous êtes si généralement
honoré et, estimé de tout ce qui se trouve de personnes raisonnables
dans le monde, et l'on parle de vous avec tant de vénération,
que l'on ne peut, sans se faire tort, vous estimer
médiocrement. Ne vous étonnez donc pas s'il se trouve, au
bout du monde, une personne qui se croit intéressée à vous
estimer infiniment, et ne trouvez pas étrange qu'elle ait
suborné vos propres amis pour vous faire connaître qu'elle ne
s'éloigne pas des sentiments dé tout le genre humain lorsqu'il
est question de donner à votre mérite une estime commune. Je reste infiniment obligée à celui qui vous a fait connaître
une partie des sentiments d'estime que j'ai pour vous, et je le
suis d'autant plus que ce bon office est un surcroît des autres
services qu'il m'a rendus, et encore que je confesse lui devoir
la restitution de ma santé et de ma vie. Je confesse que l'obligalion
de m'avoir procuré des assurances de votre estime
égale tous les autres dont je lui ai été redevable. »
Cette correspondance se continua, soit directement, soit
par l'intermédiaire de Dupiquet, auquel Gassendi écrivait
après l'abdication de la couronne et l'abjuralion du luthérianisme
: « Je ne saurais trop admirer qu'un dessein si
héroïque ait pu venir dans l'esprit d'une Princesse encore
jeune et à qui tout prospère; mais il fallait que celle qui est
infiniment au-dessus de son sexe, de son âge et de sa condition,
entreprit quelque chose qui fùt au-dessus de l'attente de
l'univers; il fallait qu'elle méprisât les sceptres, les couronnes
et les royaumes, les plus grands objets de l'ambition des
hommes ». Le mépris de Christine pour « les plus grands
objets de .l'ambition des hommes » ne persista pas longtemps;
mais Gassendi n'était plus, quand cette étrange princesse
tenta, vainement d'ailleurs, de retrouver le sceptre et la
couronne.
A PARIS, CHEZ MONTMOR (AU MARAIS)
Au mois de mai 1655, après y avoir séjourné cinq années,
Gassendi quittait, pour n'y plus revenir, son cher pays des
Alpes, où le riant soleil et l'atmosphère balsamique semblaient
lui avoir rendu quelque force.
Son ami Luillier, chez qui il avait coutume de descendre à
Paris, étant décédé durant un voyage en Italie, à Pise, au mois de janvier 1652, Gassendi accepta l'hospitalité que lui offrait,
par l'intermédiaire de Chapelle, le comte Henri-Louis Habert,
seigneur de Montmor, maître des requêtes, philosophe et
poète de langue latine, ami de la science et des savants.
L'Hòtel de Montmor était dans la rue du Temple, au Marais,
le quartier aristocratique d'alors. Témoins silencieux de la
vie d'autrefois, de l'élégance et des plaisirs de ceux « qui ont
connu le bonheur de vivre », de nombreux hôtels y restent
debout, aujourd'hui occupés par le commerce ou l'industrie.
(Hôtels Beauvillers, Caumartin, Fouquet, La Trémoïlle).
A la recherche de l'hòtel de Montmor, depuis l'emplacement
où s'élevait la Tour des Templiers, démolie sans
égards pour les plus tragiques souvenirs de notre histoire,
jusqu'à son aboutissement sur la rue de Rivoli, j'ai exploré
pieusement la rue du Temple.
Sur ces demeures de la vieille aristocratie, pas d'inscriptions
commémoratives; des murs maculés par des enseignes
et des affiches commerciales. Seule, au numéro 17, une
plaque de marbre rappelle qu'à cette place se trouvait l'entrée
de l'hòtel du Connétable Bertrand Duguesclin.
J'arrive à la hauteur de la rue de Braque. C'est en face de
cette rue, au numéro 79 de la rue du Temple, que j'ai
retrouvé l'hòtel de Montmor, qui fut plus tard l'hòtel de
Rocheehouart, puis l'hòtel de Montholon, à la veille de la
Révolution.
Déchue de son ancienne noblesse, la maison appartient
depuis quelques années à un fabricant d'oeillets métalliques.
Elle est occupée par divers commerçants et par un bureau des
contributions indirectes. Malgré sa démocratique métamorphose,
elle a grand air, avec sa façade d'un goût simple et
sévère, ses grands escaliers, ses vastes cours et sa large
entrée, au fronton de laquelle se trouve sculptée une tête
de femme, coiffée d'un casque, encadrée de feuilles, d'olivier,
une Minerve, sans doute, symbolisant la sagesse des comtes
de Montmor, Sunt lacrimae rerum! Les notaires Bergeon et Bruneau, dans l'inventaire qu'ils y
dressèrent après la mort de Gassendi, s'expriment ainsi :
« En laquelle maison il serait arrivé le neuvième jour de
may 1655, et y serait demeuré jusqu'au jour de son décès,
fors seulement un voyage qu'il aurait fait au mois d'aoùt 1654,
avec ledit sieur de Montmor en sa terre du Mcsnil ».
L'arrivée de Gassendi chez le comte de Montmor causa une
grande joie aux savants, aux gens de mérite et de qualité qui
fréquentaient cette demeure hospitalière , et qui, pendant sa
longue absence, le sachant malade, avaient perdu l'espoir de
le revoir.(1)
(1) L'Académie pour la recherche des causes naturelles, que Chapelain appelle l'Académie Montmorienne, se réunissait une fois par semaine chez M. de Montmor, son fondateur. Elle ouvrit la voie à l" Académie des sciences, fondée en 1666.
Gassendi lui-même se considérait comme un homme
ressuscité. Toujours épris des périphrases mythologiques, il
écrivait à Wendelinus : « Me voici revenu, non de l'Achéron,
mais des portes de la mort; je suis bien rétabli d'une longue
et dangereuse maladie qui m'a retenu plusieurs années en
Provence ». Cependant, sur l'avis des médecins, il dut
s'abstenir de professer son cours au Collège Royal.
II se plut à rendre visite à ceux de ses amis que la mort
avait épargnés et reprit son commerce épistolaire avec de
nombreux savants qui s'honoraient de son amitié.
C'est durant son séjour chez Montmor, et sur la prière de
cet ami à qui il la dédia, que Gassendi publia la Vie de
Tycho-Brahé, précédée d'une très curieuse histoire de l'astronomie,
avec l'exposé de tout ce que doit la science aux
Babyloniens, aux Égyptiens, aux Grecs, aux Bomains, aux Marseillais, aux Arabes et à tous ceux qui ont précédé Tycho-Brahé dans l'étude de l'astronomie.
Gassendi s'entretenait souvent de ses ouvrages avec
Montmor; souvent aussi, il tenait compte de ses avis; c'est
ainsi que dans sédition posthume de ses Opéra Omnia, on
rencontre des retranchements et des additions à ses précédentes
publications, notamment dans ses Remarques critiques
sur le Dixième Livre de Diogène Laërce, qui traite de la vie,
des moeurs et des écrits d'Epicure.
Parmi les amis de Gassendi qui fréquentaient l'hôtel de
.Montmor, il faut citer Chapelain, victime de Boileau, qui
rachetait par une solide érudition, l'erreur de s'être cru un
autre Virgile.
Une lettre de Chapelain, adressée le 28 aoùt 1671 au
médecin Régnier Graff, nous fait connaître les tristes années
de privations et d'angoisses où s'éteignit la vie du comte de
Montmor, dans cette maison où Gassendi avait connu le repos
d'une vie facile et les libéralités d'un hôte généreux :
« ... Votre présent s'est voulu faire sous une mauvaise
étoile, faute d'estre informé du mauvais estat où ses malheurs
l'ont réduit, car vous saurez que le Doyen des Maistres des
Requestes et riche de 100 000 livres de rente, sa maison et
ses affaires se sont, depuis deux ans, trouvées renversées par
la mauvaise conduite de son fils aisné qui lui a consommé le
plus beau de son bien et qui est dans le dernier désordre, en
telle sorte que le père a été contraint de vendre sa charge et
a eu une si grande commotion de cerveau qu'il est tombé
comme en démence ou au moins en un désespoir à vouloir
mourir et à avoir esté des huit jours entiers à ne souffrir que
par force de prendre quelques bouillons pour conserver sa vie
et avoir besoin que l'Archevèque de Paris le vint adjurer, de la
part de Dieu, de se laisser traiter et gouverner par les médecins
et par ses proches. II y a un an qu'il est dans cet estat d'abattement
d'esprit et de coeur, ne vivant que de lait et ne se
meslant d'aucune manière de ses intérêts domestiques, non plus que recevant visite, ni conversation de qui que ce soit,
parce que ni lui, ni sa femme, ni ses proches ne le permettent,
comme s'il était dépourvu de toute connaissance et
despouillé de toutes les choses du monde et d'amour des
lettres qui faisaient autrefois sa principale passion ».
LA LETTRE AU NEVEU SUR LA PROFESSION D'AVOCAT- LE TRAITÉ DE LA MUSIQUE
La dernière lettre dont j'aie trouvé l'original au dossier de
Grenoble, c'est celle que Gassendi écrivit, le 26 février 1655,
sur la profession d'avocat, à son neveu et filleul Pierre
Gassendi, avocat à Digne, qui y fut plus tard avocat du roy.
On n'a pas oublié que Gassendi avait une soeur, veuve
Boudoul, qui lui survécut. La fille unique de celle-ci, Lucrèce
Boudoul, avait épousé à l'àge de 14 ans Pierre Gassend, âgé
de 18 ans, fils d'André Gassend, bourgeois de Digne.
Pourquoi Lucrèce! Ce prénom n'avait-il pas été inspiré par
notre prévôt en l'honneur d'Epicure plutôt qu'en souvenir de
Tarquin?
Il y a encore beaucoup de Gassend à Digne et aux environs.
Je n'ai rencontré aucun d'eux qui émît la prétention d'être
apparenté aux anciens Gassend de Champtercier. Le général
Gassendi, comte et Conseiller d'état sous l'Empire, pair de
France sous la Restauration, arrière-petil-neveu de Gassendi,
né à Digne en 1748, est décédé en 1828 sans postérité.
L'avocat Pierre Gassendi avait adopté le génitif de son nom
latin par imitation de son oncle par alliance. II venait de faire
ses débuts au barreau de Digne, non sans succès, lorsqu'il
reçút une lettre écrite en français, signée Gassend, comme
tout ce que Gassendi écrivait en notre langue, et même en
langue latine. Cette lettre, écrite le 26 février 1655, alors qu'il était gravement
malade, mérite d'être intégralement citée, quoiqu'elle
ait été publiée en 1842 par le docteur Honnorat dans
.le Journal des Basses-Alpes, et reproduite par M. l'abbé
Martin, dans son ouvrage sur la Vie et les écrits de Pierre
Gassendi.
. « Monsieur mon cher neveu,
« Votre lettre du 30 du mois passé ne vient que de m'être
rendue. J'ai été bien aise d'apprendre la santé de tout votre
monde, et je vous donne avis que, par la grâce de Dieu, la
mienne continue aussi, quoique l'on m'ait obligé à ne point
faire entièrement le carême. Ce m'a été beaucoup plus de joie
d'apprendre l'heureux succès de votre première cause, ayant
su, par une autre voie, qu'elle a réussi au contentement de
chacun. Cela doit vous donner du courage à continuer et vous
faire espérer d'être, avec l'aide de Dieu, bientôt en état de
fleurir dans votre profession. Je suis bien aise que vous ayez
la satisfaction de l'avoir toute faite de vous-même et que vous
ayez fait là un petit essai de vos forces. C'est le moyen de
devenir bientôt maître que de faire par soi-même les choses,
et le moyen de former bientôt son jugement, c'est de ne point
s'attendre à celui des autres. Il fait bon consulter les sages ;
mais il faut, auparavant, se consulter soi-même pour voir si
on ne serait point assez heureux pour se rencontrer de leur sentiment. Vous avez, Dieu merci, l'esprit bon, et envisagez assez
bien les choses; voilà pourquoi, après avoir bien médité sur
une affaire et l'avoir tournée en tous sens, il n'y a point de
danger de vous écouter pour la traiter et débiter avec l'ordre
que votre raison vous suggérera. II faut toujours, sur toutes
choses, tâcher d'être bien clair et bien net, et, pour cet effet,
ranger tellement votre discours que ceux qui vous écoutent
n'aient point de peine à vous suivre et comprennent pourquoi
chaque chose est dite. II importe de présenter toujours si clairement le fait
qu'en formant ensuite le noeud de la question, et déclarant le
parti que vous prenez, on ait l'esprit disposé à comprendre la
valeur de vos preuves et la justesse de vos réponses. Avec
cela, mon cher neveu, il faut dès le commencement être
résolu, et je crois bien, par la connaissance que j'ai de votre
bon naturel, que vous l'êtes aussi, de n'entreprendre jamais
point de cause qui ne soit ou que vous ne jugiez bonne, ou,
au moins, tellement problématique que vous la teniez plus
vraisemblable que son opposée. Car, premièrement, Dieu
vous ayant destiné à être l'un des organes de la justice, vous
êtes obligé à ne rien procurer que de juste, et, faisant autrement,
vous seriez tenu à restitution à l'adversaire de votre
partie .
Lorsque quelqu'un s'adressera à vous, il ne faut point,
d'abord, juger sa cause mauvaise, mais il faut prendre du
temps pour la bien examiner, et ayant trouvé qu'elle ne vaut
rien, il faut constamment conseiller à la partie de s'accommoder,
et, en quelque façon que ce soit, ne point lui servir
d'instrument à faire une injustice. II vaut mieux que vous ayez
moins de causes et qu'elles soient bonnes, et telles que vous les
puissiez soutenir avec satisfaction, que si vous en aviez beaucoup
et que vous les soutinssiez avec regret. Le temps ayant
bien fait connaître que vous êtes homme de bien et aimant la
droiture, tous les gens de bien, ne demandant que la justice,
seront bien aisé de recourir à vous et de vous employer. C'est
pour cela que le véritable orateur est défini par Quintilien
vir bonus dicendi peritus. Voyez, je vous prie, ce que dit cet
auteur, au sujet de cette définition, au commencement, il me
semble, du douzième livre des Institutions, ou, plutôt, lisez
tout son ouvrage; outre la beauté du style, il ne vous inspirera
qu'éruditions et probité. J'entreprendrais de vous donner
un autre avis, si vous n'y étiez pas de vous-même assez porté,
c'est de ne refuser jamais aucune cause des pauvres, et des
personnes oppressées et destituées de secours et d'amis, au
. contraire, de les rechercher vous-même et, sans un esprit de vanité, vous faire gloire d'être leur protecteur. Dieu vous ayant
donné de quoi vivre sans retirer d'eux aucun argent, ce vous
sera toujours une assez belle récompense que la satisfaction
d'être bienfaisant, outre le bon gré que Dieu vous en saura
et l'estime que vous en acquerrez auprès des hommes. Je suis toujours, après nos recommandations ordinaires,
mon cher neveu, votre affectionné oncle et bien humble serviteur.
« PIERRE GASSEND. »
Cette lettre est tout à fait digne du grand saint Yves, patron
des avocats :
Sanctus Yvus erat Brito
Advocatus et non lalro;
Res mirabilis populo !
Alléluia (1)
(1) « On compte très peu de saints de condition bourgeoise ; il y a, je crois, un
ou deux saints médecins. La Bretagne seule eut le privilège de faire adopter un
saint avocat, saint Yves; et encore la conscience populaire protesta contre cette
intrusion et se vengea en chantant à sa fête : Advocatus et non latro, res
miranda populo ! » ERNEST RENAN. Etude d'Histoire religieuse.
Mais aucun des bâtonniers de l'Ordre, ayant écrit sur ce même sujet, n'a poussé aussi loin les conseils de désintéressement. Le fonctionnement de la justice n'exige-t-il pas que, dans chaque affaire, il y ait au moins un avocat de chaque côté de la barre ? Cet astronome, ce mathématicien qui traitait de l'éloquence de la barre et des devoirs de l'avocat, publiait vers la même date un Traité de la Musique qu'il dédiait à M. d'Estrées, évêque et duc de Laon, plus tard cardinal. Ceux-là seuls en seront surpris qui ne se doutent pas qu'au XVII°siècle, la musique était réputée faire partie des mathématiques, lesquelles étaient elles-mêmes une branche, et non la moins belle, de la philosophie, science universelle.
LES DEUX DERNIÈRES MALADIES ET LA MORT DE GASSENDI- LES « NOTANDA » DE LA POTERIE
Depuis son retour à Paris et durant les plus récentes années
de son dernier séjour en Provence, la vie de Gassendi avait été
assombrie par beaucoup de deuils; il avait perdu ses meilleurs
amis :
Luillier, le Cardinal de Richelieu, archevêque de Lyon,
Képler, Guillaume Schickad, Rakae, Peyresc, le vénérable
Joseph Gaultier, prieur de la Valletle, Barancy, Gabriel
Naudé, le P. Mersenne.
La disgrâce, puis la mort du comte d'Alais l'avaient particulièrement
affecté : « Cet excellent, Prince, écrivait-il à Sorbière,
était un des meilleurs et des plus sages des mortels; le
inonde n'était pas digne de le posséder ».
N'ayant connu d'autre amour que l'amour de Dieu, le coeur
de Gassendi était d'autant plus attaché à l'amitié. Ses biographes
attribuent à la perte de ses amis les plus chers et à
son exquise sensibilité une nouvelle altération de sa santé.
Toujours est-il qu'à la fin de novemdre 1654, il tomba
plus gravement malade qu'il ne l'avait été jusqu'alors ; l'annëe
suivante, son grand admirateur Guy Patin, responsable
de sa mort prématurée par l'abus des saignées, annonçait sa
fin en ces termes : « Notre bon homme", M. Gassendi, est
mort le dimanche 24 octobre, âgé de soixante-cinq ans; voilà
une grande perte pour la république des bonnes lettres
J'aimerais mieux que dix cardinaux de Rome fussent morts. »
Gassendi mourait dans sa soixante-quatrième année, contrairement au dire de Guy Patin qui le vieillissait de dix-neuf mois.
Sans la désirer ni la craindre, depuis longtemps Gassendi
voyait venir sa fin et s'y préparait ; il n'avait pas partagé les
illusions de Descartes et de Bacon qui croyaient à la possibilité
de prolonger la vie jusqu'à lâage des patriarches, grâce aux
progrès de l'hygiène et de la médecine.
A part le docteur Bernier, il n'a pas laissé, il n'a pas voulu
avoir des disciples, cette plaie des grands philosophes, et par
là il est bien resté lui-même.
II me parait intéressant de placer ici la relation des deux
dernières maladies et de la mort de Gassendi d'après le dossier
conservé à la bibliothèque de Grenoble, et de reproduire in
extenso le détail qu'en a donné La Poterie sous ce titre : Notancla.
Des emprunts déjà ont été faits à ce document, mais
il reste inédit pour la plus grande partie.
RELATION DE LA MALADIE ET DE LA MORT DE GASSENDI- DÉTAIL DE SES DEUX DERNIÈRES MALADIES PAR LA POTERIE- NOTANDA SIR SA MALADIE DE 1654 A PARIS
Vendredi 27 du mois de novembre, le matin, se levant à son
accoustumée pour estudier, estant à sa table, il sent un grand
froid; sur les 10 heures, un estourdissement et une faiblesse
si grande que se promenant en sa chambre, voulant aller à la
selle, il tomba par terre, et à grandissime peine se put-il jeter
sur son lit.
M. Chapelain arriva sur les 11 heures; comme je revenais
de la ville où j'étais allé par son ordre (jamais n'ayant quitté
sa chambre que par son commandement) : je le déshabillay
aussitôt, le mis entre deux draps et incontinent le froid le
reprit avec la fièvre aussitôt, qui dura jusqu'à 7 heures du
soir. Une heure après le froid le reprend encore et dure toute
la nuit.
Samedi 28, le lendemain grand matin, j'allais avertir ses
amis, médecins, MM. Sorbière, Moivan, Patin, Martin, Daquin, Paquet, du Prat, qui y vinrent aussitôt et conclurent tous à
une prompte saignée qui fut faite aussitôt d'environ 8 onces
de sang sur les neuf heures du matin. Sur les trois heures,
un lavement. Sur les cinq heures du soir, une autre
pareille saignée.
Dimanche 29 sur les dix heures, une autre semblable saignée.
Sur les trois heures, un lavement. Sur les cinq heures du
soir, une saignée. Durant tout ce jour une petite sueur le prit.
Lundy 30 sur le midy, une pareille saignée.
Mardy 1er décembre, sur le matin, il reçoit dévotement son
créateur et dit devant le Saint Sacrement, tout haut par trois
fois : « Et dimitte nobis débita nostra, sicut dimittimus debitoribus
nostris » .
Nota qu'on lui avait parlé de Morin auquel il avait déclaré
ne vouloir pas de mal. Sur les deux heures, une autre saignée.
Vendredi 4 le matin, une petite médecine d'infusion de
séné avec de la casse mondée.
Vendredy 11, une médecine.
Mercredy 16, une médecine.
Jeudy 17, il sent comme un petit frisson.
Vendredi 18, une saignée sur les trois heures et demie du
matin. Un cours de ventre le prend et dure jusqu'à la nuit du
1" jour de janvier 1655. II commence à descendre pour aller
dîner avec M. de Montmor, ou du moins s'y rencontrer à cause
de sa grande faiblesse qui l'empêchait encore le 6e jour
des Rois.
Le dimanche suivant, il se hazarde d'aller ouïr la messe et
continue les autres dimanches et festes.
Le jour de la Purification, il y célébra la messe pour remercier
le bon Dieu de sa guérison. Il l'a dite encore le I
dimanche de caresme. II commence à faire le caresme et ne
veut point de viande. Mais le 22 mars la nuit, il sent la fièvre
avec un grand vomissement.
Mardy 23, le lendemain de grand matin, je vais quérir
M. Patin qui ordonne une saignée qui fut aussitôt faite de trois
palettes de sang. II célébra la messe le dimanche des Rameaux et l'avait
encore dite le dimanche devant.
Le 10 may, sur les 6 heures du matin, une saignée de trois
palettes. Au mois de juin, il fut encore saigné une fois et prit
médecine. Le 28 juillet, sur les 6 heures du matin, une
saignée de deux palettes.
NOTANDA SUR SA DERNIÈRE MALADIE, 1655
Dimanche 22e jour du mois d'août 1655, il dit et célébra
encore la messe à son ordinaire. II n'a pas manqué tous les
dimanches et bonnes fêtes de la célébrer fort dévotement. II
n'y manque pas même le dimanche 11 may 1655, deux jours
après son arrivée en notre ville, qui fut le vendredi sur le soir
9 du mois de mai.
23. Lundi lendemain il continua encore son estude à l'ordinaire
jusqu'à midy. En descendant en bas, comme il avait de
coustume pour disner avec M. de Montmor, il se sentait un
peu altéré et fut contraint de boire, contre sa coustume devant
le disner. Après le disner, il remonta en sa chambre, s'y
promène encore une demi-heure, puis se sentant fort assoupi
avec un peu de fièvre, se met dans le lit, où il ne fut pas
deux heures qu'il s'imaginait déjà y être depuis longtemps, me
demandant souvent : « Quelle heure est-il ? Allez-vous-en
coucher. N'est-il point encore jour ? Est-il dimanche ? etc
Les amis médecins furent avertis aussitôt; ils le vinrent
voir sur le soir, et par leur advis, on lui donne sur les six
heures seulement un lavement réfrigératif, attendant jusqu'au
lendemain pour voir ce qu'il en serait.
24. Mardy lendemain, ils le vinrent voir et M. Patin, son
médecin ordinaire, fut d'avis qu'on lui tira trois palettes de
sang, ce qui fut exécuté vers les 6 heures du matin, et sur
les 6 heures du soir on lui donna un lavement de mesme.
25. Mercredy. Le lendemain sur les 7 heures du matin,
encore une pareille saignée.
26. Jeudy lendemain, sur les 8 heures du malin, une sueur ; après-midi sur les 7 heures du soir, un lavement. Une
faiblesse sur le midy.
27. Vendredy lendemain sur les 6 heures du soir, une
saignée de trois palettes. La nuit, la fièvre redouble et a continué
de nuict à autre, outre cette petite fièvre qui ne Fa jamais
quitté.
28. Samedy lendemain, sur les 9 heures du matin, un
lavement ; on commence à donner des hysopes pour faciliter l'expectoration, cela n'étant plus si fort comme les premiers
jours durant lesquels de son lit il jetait les flegmes encore
fort loin, II continua de se lever toujours néanmoins pour
demeurer 2 ou 5 heures debout dans sa chambre au soleil
du midy et se lever aussi durant le jour toutes les fois qu'il
désirait le besoin.
28. Dimanche soir sur les 7 heures, un lavement.
30. Lundy sur les 6 heures du malin et sur les 7 heures du
soir, un lavement.
31. Mardy sur les 7 heures du matin et les 10 heures du
matin, une saignée.
1er jour de septembre, sur les 4 heures du soir, un lavement.
2. Jeudy sur les 5 heures du matin, une médecine de
2 drachmes de séné et d'une demi once de casse.
3. Vendredy, à cause de cette médecine, ses hémorroïdes
sortirent et 2 ou 5 jours après la douleur s'apaisa, icelles se
flétrissant et rentrant.
4. Samedy, sur les 6 heures du matin et sur les 4 heures
du soir, un lavement.
5. Dimanche, sur les 6 heures du matin. Ce jour, on prend
une garde.
6. Lundy, sur les 7 heures du matin, une saignée de
2 palettes; sur les 4 heures du soir, un lavement.
7. Mardy, sur les 6 heures du matin, une médecine semblable.
8. Il demande et reçoit dévotement son créateur le matin,
nativité de Notre-Dame.
9. Jeudy, sur les 6 heures du matin, un lavement; sur les
6 heures 1/2 du soir, une saignée.
12. Dimanche sur les 5 heures, un lavement.
15. Lundy, sur les 5 heures du matin, une médecine
d'une infusion d'une demi once de casse mondée dans une
once de chicorée, composée avec rhubarbe.
14. Mardy, sur les 4 heures du soir, un lavement.
15. Mercredy, sur les 6 heures, un lavement.
16. Jeudy, sur le midy, une saignée de 2 palettes.
17. Vendredy, un lavement.
18. Samedy, sur les 6 heures du matin, une saignée.
19. Dimanche, il demande encore et reçoit dévotement son
créateur. Le matin, sur les 10 heures, un lavement ; sur les
7 heures du soir, une saignée.
20. Lundy, sur les 11 heures du matin, une médecine dans
un lavement.
21. Mardy, sur les 6 heures 1/2 du matin, médecine.
22. Lavement.
23. Une médecine.
1° jour d'octobre. Vendredy.
5. Dimanche, sur les 7 heures du matin, lavement.
4. Lundy, lavement.
6. Mercredy matin, lavement.
8. Vendredy, le pauvre croupion étant excorié à cause qu'il
ne pouvait être couché sur son dos, l'ayant frotté auparavant
avec de l'onguent rosat, on commença à le frotter avec blanc
rosis, album rosis.
9. Samedy, sur les 6 heures du soir, une saignée.
12. Une médecine.
15. Un lavement.
18. Une saignée de 2 palettes par ordonnance de Patin.
19. 11 demande encore et reçoit dévotement son créateur.
20. Mercredy le matin, M. Morvan lui découvre sa crainte,
et comme son bon et ancien ami lui dit qu'il n'y a plus d'espérance
de vivre, oportet mori, sanguis nativus déficit, et
l'exhorte à souffrir courageusement cette séparation, sur quoi le dit luy répondit qu'il ne demandait qu'à Dieu la grâce de ne
le laisser plus long temps en souffrance, de permettre que cette
séparation se fit bientôt et sans grande douleur, qu'il estait
tout résolu à suivre la volonté, de Dieu. Le soir, je lui témoignai
ma douleur
21. Jeudy le soir, il demanda et reçut l'extrême-onclion
dévotement, avec l'esprit si présent que M. le Vicaire de St. Nicolas
s'estant mespris de dire en signant son nez quidquid
peccasti per gestum, il répartit aussitôt : c'est per odoratum....
Mme la duchesse d'Aiguillon l'envoya visiter de sa part par
M. de Fongeriz son médecin qui vit qu'une espèce de parotide
était déjà formée au-dessous de l'oeil gauche, cette mâchoire
étant un peu enflée et aussi son bras droit, la paulme de la
main gauche ayant paru auparavant enflée, ainsi que le
remarque M. Morvan qui le venait voir tous les jours soir et
matin.
22. Vendredy M. Morvan le venant voir lui réitéra encore
sa crainte et lui demanda s'il ne faisait pas lire quelques
psaumes de David pour entretenir son esprit dans les idées de
l'autre monde, il lui répondit qu'il méditait à part soi et que
lorsqu'on parlait haut auprès de lui, il se sentait incommodé.
Mme d'Aiguillon lui envoya de la gelée et lui fit offrir de
lout ce qu'elle a de garde, de consommé, de bouillon, etc.
II me fait aussi écrire à sa soeur qu'il a toujours espérance
et lui-même écrivait encore de sa main : « Voici encore pour
continuer de vous faire voir de mon écriture, Gassend ».
Toute la nuict il ne se repose point et se plaignant toujours.
25. Samedy. Depuis midy jusqu'au soir, il est fort inquiété
cryant toujours et se plaignant, demandant ses habits, m'appelant
toujours ; j'envoie quérir son confesseur, il lui demande
l'absolution, se réconcilie auparavant et lui disant qu'il s'en
allât coucher chez lui, il le pria de lui donner les belles
paroles pour sortir de ce monde; après me prenait la main et
la mettait sur son coeur, me disant ces paroles : ta ta ta ta.
Sur les 0 heures 1/2 du soir, il prit un sirop d'une demi once de pavot, autant de nénuphar dans 2 onces d'eau de laitue ;
toute la nuit se passa assoupie, la main sur son coeur.
24. Dimanche au matin, il estait tout assoupi et avait
peine à prendre du bouillon, serrant les dents. Son confesseur
arriva et il lui dit : « Monsieur, donnez-moi l'absolution
et dites-moi les belles paroles ». Ce qu'il fit. Après le confesseur
lui dit : « Monsieur, ne voulez-vous point que je récite
tout haut les psaumes, afin que vous le puissiez dire doucement
à part vous. » II lui répondit : « Je vous prie, dites-les
tout bas, à cause que le haut parler m'incommode. » Puis il ne
parla plus, faisant néanmoins signal qu'il entendait ce qu'on
lui disait, et sans aucune agitation autre que celle de la
langue, il rendit son àme à Dieu sur les 2 h. 1/2 après-midi,
son confesseur faisant les prières à genoux au pied
de son lit.
25. Lundy M. de Montmor étant aux champs, le corps est
dans le cercueil en la salle où les prières ne discontinuent.
26. M. de Montmor étant revenu dès le soir, auparavant
on porte le corps en terre dans la Chapelle de MM. de Montmor
en l'église St-Nicolas, sa paroisse, accompagné de
40 prestres. M. le Vicaire de ladite église, M. le Curé étant
absent, chante la grand'messe et fait le service, où plusieurs
de ses amis s'y tiennent. M. des Puy, M. Bouliau, M. le Fèvre,
M. Bourdelot, Patin, le fils de M. de Moiran, M. de la Motte
Le Vayer, M. Launoy de Champigny, etc....
II tomba malade le 23 du mois d'août.
II est mort le 24 du mois d'octobre.
II a été malade 65 jours durant lesquels la fièvre ne l'a
jamais quitté, quoiqu'elle semblait quelquefois se relâcher,
ne paraissant que fort petite, ou plutôt une seule faiblesse ;
toujours le pouls a été bon et les urines ont été belles.
II n'a pris que des bouillons clairs durant toute la maladie,
de 3 heures en 5 heures, puis de 4 en 4 avec de la gelée
quand il en voulait; aucune fois un jaune d'oeuf délayé
dedans, mais fort rarement à cause qu'il croyait que trop
de nourriture entretenait la fièvre. II ne prenait jamais houillon qu'il ne fit la bénédiction
dessus.
II se plaignait souvent ayant toujours dans la bouche ces
paroles : ò Dieu, ò Dieu, ò Dieu, votre volonté soit faite, fiat
volontas tua, in te speravi, domine. Plusieurs de ses amis le venaient visiter. Souvent il était
bien aise qu'ils lui racontassent des nouvelles... sinon que
5 semaines devant sa mort il ne méditait plus qu'en Dieu,
estant bien aise d'être seul, et lorsque ses plus intimes amis
le venaient voir, il les priait de ne pas demeurer longtemps,
d'entrer seulement et de sortir, à cause que le parler lui
faisait peine et que le moindre souffle l'incommodait.
II ne leur disait que de brèves paroles, à M. Chapelain : «il
faut attendre avec patience »
... A la garde qui lui jetait aucune fois de leau bénite,
lorsqu'elle l'entendaitla nuit se plaindre beaucoup : « la bonne
femme, je vous remercie », et lorsqu'elle lui baillait sur les
lèvres le crucifix pour adorer, il le baisait avec ces paroles,
les larmes aux yeux, « hô, mon bon Dieu, hò, mon bon
Dieu!... »
II me disait : puisque je dois mourir par suffocation ou saignée,
mourons plutôt par la saignée qui est la voye la plus
douce, que par la suffocation durant laquelle on souffre
beaucoup.
II pria plusieurs fois M. Fréniont, sous-vicaire de Saint-Nicolas des Champs de le venir voir souvent et lorsqu'il verrait
qu'il y aurait crainte de la mort, de lui donner l'extrème-onetion.
A Monsieur Henry lui disant : « Monsieur vous souffrez
beaucoup » : le bon Dieu a bien voulu souffrir la mort pour
nous.
Monseigneur l'évêque de Laon le venant voir, le malade
sentit une altération en soi bien grande, de l'odeur musquée de ses gens, fut contraint de lui dire... aussitôt jeta les genshors
de la chambre.
Monseigneur l'évêque de Coutances aussi le venant voir, il
sentit une odeur semblable ; mais il n'y demeura pas longtemps.
Le 24 octobre au matin son bras droit était tout enflé ; je
ne le pouvais plus empoigner, ses deux mains étaient aussi
enflées, tout son corps était blanc comme neige, n'y ayant plus
que de l'eau au lieu de sang, fiez-vous donc à la médecine !
LA FAÇON DE VIVRE
Depuis l'an 1645 qu'il eut une grande maladie pour avoir fait des leçons en public à cause de sa charge de professeur royal ès mathématiques, il ne boit que de la tisane, non froide mais tiède pour les repas, il ne déjeune jamais. Pour son dîner, il ne mange que du bouillon, un peu de pain trempé, et aucune fois lorsqu'il est trop salé, il y met de la tisane ou de l'eau dedans pour dissoudre ce sel, son dessert n'est qu'une pomme cuite ou 5 ou 6 pruneaux. Pour du rôti, il en mange fort peu, seulement pour contenter la compagnie se contentant du bouilli et principalement d'un petit morceau de queue de mouton. Pour du vin, l'odeur lui fait mal; il se sent incommodé quand à la messe on lui en donne un peu trop... poisson... oeufs au miroir. Le caresme, il se contentait d'un peu de riz cuit au lait ou au beurre et s'en trouvait fort bien. Pour son souper, jamais il ne soupait; il ne mangeait qu'un peu de bouillon, pain trempé, avec une pomme cuite ou 5 à 6 pruneaux. Si bien que son abstinence était fort grande et son jeûne perpétuel bien rude.
APRÈS LE DÉCÈS — A SAINT-NICOLAS-DES-CHAMPS
Après le décès, toujours au même dossier, l'invitation à
l'enterrement :
« Vous êtes priés d'assister au convoy, service et enterrement
du défunt Messire Pierre Gassendi, prêtre, Docteur en
théologie, Prévost de l'église Cathédrale de Digne, Conseiller,
lecteur et professeur du Roy ès mathématiques, décédé dans la
maison de M. de Montmor, Conseiller du Roy, en ses Conseils,
et maître des Requestes ordinaire en son Hôtel, rue du Temple,
qui se fera mardi 26e jour d'octobre 1655, à neuf heures du
matin, en l'église Saint-Nicolas des Champs, sa paroisse, où
il sera inhumé. Auquel lieu les dames se trouveront, s'il leur
plaît ».
Ses biographes, qui se répètent les uns les autres, et
peut-être me suis-je moi-même trop souvent exposé au même
reproche, racontent que M. de Montmor fit enterrer Gassendi
dans l'église de Saint-Nicolas-des-Champs, à la chapelle
Saint-Joseph, dans le tombeau des Montmor, près de Guillaume
Budé, son arrière grand oncle, le restaurateur des
lettres grecques, le plus savant homme de France au début
du xv° siècle; qu'il lui fit dresser un mausolée en marbre
blanc et noir, en haut duquel, sous le buste du philosophe, on
peut encore lire cette inscription :
PETRUS GASSENDUS
DINIENSIS CIVIS, PRESBÏTER EJUSDEM
ECCLESIAE PRAEPOSITUS,
SACRAE THEOLOGIAE DOCTOR
IN ACADEMIA PARISIENSI
REGIUS MATHEMATICUS
PROFESSOR
REQUIESCIT IN PACE
QUI NATUS EST ANNO CHRISTI
C 10. 10. XCII
DIE IX KALEN'D. FEBRUARII NOVEMB.
DEPOSITUS EST VII KAI..
HENR1CUS LUD. HABERTUS
DE MONTMOR
LIBELL. SUPl.. MAGISTER
VIRO PIO, SAPIENTI, DOCTO
AMICO SUO ET HOSP1TO POSUIT.
Confiant en cette affirmation, j'ai cru devoir me rendre à
l'église Saint-ÌNicolas-des-Champs, qui porte maintenant le
n° 254 dans la rue Saint-Martin. En cette église, construite
au xi
e siècle, rebâtie au xvi e, j'ai bien trouvé une Chapelle
dédiée à saint Joseph, mais aucune trace du mausolée de Gassendi,
aucun des tombeaux de Guillaume Budé, ni des comtes
de Montmor.
J'ai interrogé M. le Curé de Saint-Nicolas-des-Champs. Trop
récemment appelé à cette dignité, il ignorait que Gassendi eût
été inhumé dans son église. J'ai consulté M. le bedeau, plus
ancien dans la paroisse ; tout ce qui était à sa connaissance,
c'est que dans les caveaux de l'église, depuis les profanations
de 1793, des ossements inconnus étaient entassés pêle-mêle (1).
(1) Dans la même église fut inhumée Mlle de Scudéry qui, dans sa carte du Tendre, n'avait pas prévu cette rencontre. Ses restes ont subi le même outrage.
Pauvre Gassendi! Que n'est-il décédé dans l'humble village où
il est né, lui qui avait écrit : « J'imiterai Ulysse qui préférait
à l'immortalité son Ithaque, quoique située dans les plus
affreux rochers, parce que c'était sa patrie ! » (Préface de la
Notice sur l'église de Digne.)
Les chapelles n'étaient pas comme aujourd'hui à la charge
des fabriques. Souvent elles portaient le nom du fondateur qui
avait le droit d'inhumation et leur avait assuré des revenus
par donation ou par testament.
P. S. Je viens de lire à la Bibliothèque nationale une brochure
publiée en 1841 sous ce titre : Notice sur la Paroisse
de Saint-Nicolas-des-Champs. Elle diffère en quelques points
des renseignements que j'avais d'abord recueillis, et mérite toute créance; car son auteur l'abbé Pascal, chanoine honoraire avait été vicaire de cette paroisse.
Après avoir constaté qu'aucun mausolée n'existe plus à
Saint-Nicolas-des-Champs, l'abbé Pascal ajoute: « La Chapelle
de MM. de Montmor était placée près du choeur. .. . Nous pensons
que Pierre Gassendi a été inhumé dans la chapelle anciennement
Saint-Antoine, aujourd'hui de Sainte-Cécile, n° 19. On
y voyait, dans une niche de marbre noir, un buste de marbre
blanc qui représentait l'illustre philosophe. Cette chapelle
appartenait autrefois à la famille de Montmor ».
L'abbé Pascal mentionne les divers personnages qui furent
inhumés dans cette même église, parmi lesquels il cite Madeleine
de Scudéry morte à Paris à quatre-vingt-quatorze ans le
2 juin 1701.
A L'ÉGLISE CATHÉDRALE DE DIGNE- L'ORAISON FUNÈRRE — L'INGRAT TAXIL
L'oraison funèbre de Gassendi fut prononcée le 14 novembre
1665, en l'église Cathédrale de Digne, par son successeur
à la prévôté Nicolas Taxil qui disserta sur son sujet en
trois points : « le philosophe naturel, moral et chrétien »,
après un exorde emphatique, où déborde une modestie ridiculement
affectée.
Une courte citation permettra de juger l'orateur, son oraison,
ses prétentions au bel esprit :
« II a porté véritablement toutes les pratiques du Christianisme,
montant toute sa vie de vertu en vertu, ce qui est
montré par ce dernier nom assendi qui assure qu'il est monté
au Christianisme par les véritables élévations de son esprit. »
Prodigue de paroles louangeuses pour la mémoire de celui
de qui il tenait sa prévôté et sa prébende, Taxil, malgré
l'intervention des amis de Gassendi, se montra plus parcimonieux de ses derniers dans ses rapports avec la famille de son
bienfaiteur.
Jean Chapelain lui écrivait :
« J'ai reçu des mains de M. de Montmor l' oraison funèbre
que vous avez faite pour la mémoire de notre défunt ami et la
lettre dont vous l'avez accompagnée. Je me tiens honoré de
l'une et de l'autre, étant bien aise de l'estime que vous a
donnée pour moi l'amitié de M. Gassendi. Encore que j'aie
quelque honte de me voir loué par vous dans les termes si
avantageux que vous avez voulu prendre pour m'obliger, je
souhaiterais être capable de porter jugement d'un ouvrage que
je ne doute point qu'il ne soit acquis, venant de vous dont le
défunt a bien témoigné faire un cas extrême par ce qu'il a fait
en mourant. Je ne doute point, ainsi que tous les autres amis
du défunt, que vous ayant donné la plus grande marque
d'estime qu'il pouvait en vous résignant son bénéfice, que vous
ne répondiez par votre générosité à ce témoignage d'affection
en donnant votre prébende à l'un de ses neveux (1), et faisant
cette action de justice et de gratitude tout ensemble, je ne
puis que vous assurer que votre ami n'en aurait non plus
douté que nous, et qu'il m'a dit, en disposant du sien en votre
faveur, qu'il le donnait au plus habile et au plus généreux de
ses amis, qui ne laisserait pas ses proches sans une pareille
marque d'affection à cause de lui, ou sinon pareille par la
différence du bénéfice, au moins telle qu'il la pouvait donner.
(1) Gassendi n'avait qu'un neveu, le mari de Lucrèce Gassend, née Boudoul; mais celui-ci avait plusieurs entants, encore en bas âge.
« Je ne vous dis pas ce mot pour vous en solliciter, mais
pour vous remercier au nom du défunt et des siens, et pour
prendre part à l'obligation qu'ils vous en auront comme celui
qui les aime, et vous honore, Monsieur, en qualité de votre
très humble et très obéissant serviteur.
« CHAPELAIN.
A Paris, 20 janvier 1656.
Huit jours après, Montmor qui s'était manifestement concerté
avec Chapelain écrivait au même Taxil :
« Monsieur,
« J'ai reçu beaucoup de consolation des marques que vous
donnez de votre reconnaissance pour la mémoire de notre
illustre ami. Comme il vous a donné des témoignages d'une
estime toute particulière et qui sont d'autant plus obligeants
qu'ils partent d'un si grand personnage, je n'ai jamais douté
que vous n'en eussiez un souvenir éternel pour servir et
assister ses proches dans toutes les occasions qui se présenteront.
Celle de votre prébende est si proportionnée et si à propos
que je crois que vous ne la perdrez pas sans faire connaître
au public que vous êtes digne du choix de ce grand homme. Je
prendrai part à cette bonne action et chercherai les moyens de
vous faire paraître que je suis, Monsieur, votre très humble
serviteur.
DE MONTMOR.
A Paris, 28 janvier 1656. »
Taxil encaissa les compliments, mais, pour le principal, il
fit la sourde oreille, comme on en peut juger par ces lignes
écrites de la main du neveu, l'avocat Gassendi, sur une liasse
de lettres conservées au dossier de Grenoble : « Copie des
lettres de M. le Prévost, écrites à l'occasion de la résignation
de son bénéfice en faveur de l'ingrat Taxil ».
Après l'emphatique oraison funèbre prononcée par 1' « Ingrat
Taxil », il faut, pour mieux juger notre grand homme,
lire ce que pensaient de lui ceux qui l'ont le mieux apprécié.
L'astronome Ismaël Bouiìlaud écrit à Albert Portner :
« Gassendi était un des plus savants hommes du royaume » ;
il se félicite d'avoir été depuis quinze ans son ami, sans que la
diversité des sentiments ait pu jamais altérer leur amitié.
L'abbé de Marolles loue « son esprit agréable et doux, sa
conversation aisée qui rendait claires les choses les plus obscures. Sa science est si profonde, sa douceur si charmante
que cet excellent homme avait trouvé l'artde joindre l'humilité
chrétienne avec la hauteur de la philosophie ».
Bouche écrit que « ce fut un des illustres et grands hommes
que les siècles passés aient jamais vus en la connaissance des
belles lettres et surtout de celles qui regardent l'astronomie
et les choses naturelle mais, quoique tout le monde l'ait
admiré pour la rareté de sa doctrine, ses plus familiers
amis rendent témoignage qu'il était encore plus admirable
par sa moralité et par la douceur de son parler et de sa
conversation; et comme il avait toujours vécu en philosophe,
il voulut mourir dans l'état de la même condition, bravant
la mort, après s'être muni de tous les sacrements de l'Église,
avec plus d'assurance et de constance que n'ont jamais fait
Socrate et Sénèque ».
El le docteur Launoy, annonçant à Portner la mort de Gassendi
: «... On admirait en lui la simplicité de nos pères;
une intelligence et une facilité merveilleuses pour pénétrer et
comprendre les sciences les plus difficiles et les plus abstraites.
Sa politesse égalait sa candeur; rien de plus aimable et de plus
instructif que sa conversation ».
Sorbière s'étonne que dix ans après la publication de la philosophie
de Gassendi, il se soit trouvé des gens qui aient appris
une autre philosophie; il les compare aux hommes qui, après
l'invention du pain, mangeaient encore le fruit du chêne.
« II est mort, l'illustre Gassendi, s'écrie Taxil, Le ciel a
permis que sa maladie ait été longue, afin que sa mort fùt plus
belle. II est mort plutôt comme un saint que comme un philosophe!
»
OPERA 0MN1A
Exécuteur testamentaire de Gassendi, le comte de Montmor, et sous sa direction Chapelain, La Poterie et Claude Hardi, conseiller au Châtelet, assistés du lyonnais François Henry (1), réunirent en six volumes in-folio l'oeuvre considérable de notre philosophe, ceux de ses écrits qui avaient déjà été publiés et les oeuvres posthumes dont les manuscrits avaient été légués.
(1) Ce fut François Henry qui traita avec les libraires de Lyon pour l'impression
des Opéra Omnia. II leur écrivait le 29 mai 1658 : " Ayant tous les trésors de
Gassendi en dépôt, je commence à lire le volume de ses Épîtres, dans lequel je
trouve de si belles choses que je crois avoir raison que les réponses qui lui sont
faites n'étaient pas moins belles ; d'autant plus que je savais que le défunt avait eu
commerce avec tous les plus grands hommes de l'Europe. M. de Montmor m'a
communiqué les originaux ; et après les avoir lus, je crus, les faisant imprimer,
que le public aurait une satisfaction tout entière, quand il trouverait des réponses
sur les matières proposées".
Montmor avait gardé chez lui La Poterie, après le décès de Gassendi.
Montmor les fit imprimer, cum privilegio regis, à Lyon en 1658,
chez Laurent Anisson et Jean-Baptiste Devcnet, libraires réputés
en cette ville, où le commerce des livres était alors florissant.
L'impression avait duré deux ans.
J'ai sous les yeux ces volumes qui, sous leur reliure de parchemin,
ne sont pas le moindre ornement de ma bibliothèque.
J'en copie le titre.
PETRI GASSENDI
DINIENSIS ECCLESIAE PRAEPOSITI
ET IN ACADEMIA PARISIENSI MATHESEOS
REGII PROFESSORIS
OPERA OMNIA
IN SEX TOMOS DIVISA.
En tête du tome 1er, on trouve le beau portrait de Gassendi,
gravé par Nanteuil, d'après celui que Mélan avait peint, à la
prière de Peyresc, (Nanteuil, faciebat 1658.)
Au-dessous, ces vers non signés, mais qui sont de Montmor :
Hic est ille dédit cui se natura videndam,
Et Sophia seternas cui reservavit opes .
Invida non totum rapuislis sidera! Vultum Nantolius, mentem pagina docta refert.
« Voici celui à qui .la nature a révélé ses secrets, à qui la Sagesse a réservé ses richesses éternelles. Cieux jaloux, vous ne nous l' avez pas ravi tout entier ! Nanteuil nous a conservé son visage ; son oeuvre savante nous garde son génie. »
----Gassendi par Nanteuil
Puis viennent un avis au lecteur par Montmor; un avis des
des éditeurs (biblopolae ad lectorem), mis en latin par le
P. Jésuite de Buffières; une préface biographique par
Samuel Sorbière, in qua de vita et moribus Petri Gassendi
disseritur ; une gravure, signée Lenfant, qui représente le
monument élevé à Gassendi par les soins de Montmor en
l'église Saint Nicolas-des-Champs, et au-dessous cette mention :
Epitaphum solido marmore Albo et Nigro positum Lutetiae in
Ecclesia S. Nicolaï Campensis, algue in ipso sacello Illustr.
familiae Mommorianae quod S. Josephi sacrum.
Les deux premiers tomes sont consacrés au Syntagma philosophicum,
oeuvre posthume, qui contient l'ensemble de la philosophie
de Gassendi. Ce mot Syntagma, souvent employé par
les philosophes du xvi" et du xvif siècle, correspond au mot
Traité.
Le tome troisième est qualifié : Philosophica Opuscula ; mais ces opuscules n'en sont pas moins des oeuvres de grand
intérêt dont nous avons pour la plupart déjà parlé.
Le tome IV contient les Opéra Astronomica.
Le tome V : Opéra humaniora sec Miscellanea, où l'on trouve
les vies d'Epicure, de Peyresc, de Tycho-Brahé, de Copernic,
de Peurbach et de Montréal ; les traités de la musique, de la
monnaie, du calendrier romain, enfin sa Notice sur l'église de
Digne.
Le tome sixième et dernier contient la correspondance de
Gassendi, depuis l'année 1621 jusqu'à sa mort 1655; les
lettres du philosophe et les réponses des savants avec lesquels
il était en commerce épistolaire. On y trouve des observations
d'un grand intérêt, des matériaux précieux pour l'histoire littéraire
de son temps. Plusieurs de ces lettres ont l'importance
de véritables traités sur les matières qui en font l'objet.
De tous ces ouvrages, ceux qui étaient publiés pour la première
fois étaient le Syntagma philosophicum, dans les deux
premiers volumes, et les lettres dans le sixième.
Une seconde édition a été publiée à Florence par les soins
d'Averrani, en 1728.
II est regrettable que les Opéra omnia n'aient pu nous conserver
les nombreux sermons que prononça Gassendi à Aix et
à Digne où ils obtinrent le plus grand succès ; mais à la différence
de Bourdaloue, de Massillon et de la plupart des prédicateurs
qm illustrèrent la chaire auXVII°et auXVIII° siècle,
Gassendi, comme Bossuet et comme Fénelon, n'écrivait pas
ses sermons; il se bornait à en tracer le plan, à en méditer
le développement, et s'abandonnait ensuite à l'improvisation
et aux inspirations que l'orateur reçoit d'un auditoire attentif.
Il avait les avantages d'un orateur qui ne récite pas et que
Fénelon, dans son second Dialogue sur l'Eloquence, définit
ainsi : « Il se possède, il parle naturellement, il ne parle
point en déclamateur ; les choses coulent de source ; ses expressions (si son naturel est riche pour l'éloquence) sont
vives et pleines de mouvement ; la chaleur même qui l'anime
lui fait trouver des expressions et des figures qu'il n'auraitt pu
préparer dans son étude ».
Astronome, philosophe, théologien, humaniste, antiquaire,
naturaliste, anatomiste, prédicateur, historien, Gassendi avait
parcouru tout le cycle des connaissances de son temps et
dominé son siècle par l'étendue de sa science.
Mais sa modestie égalait son. mérite. Le doute de Charron,
dont il admirait La sagesse, semble planer sur l'oeuvre immense
de sa courte existence.
LES SOURCES DE CETTE ÉTUDE
Peut-être convient-il de ne pas clore ce récit sans indiquer
les sources oú j'en ai puisé les éléments principaux.
A Digne, gracieusement dirigé par Mlle Isnard, gardienne
de ces trésors, vestale préposée, depuis le départ de son frère,
à l'entrelien du feu sacré, j'ai visité les archives départementales
des Basses-Alpes. Elles contiennent de nombreux autographes
de Gassendi, d'une belle écriture, notamment une
liste des prévôts de Digne ; vingt-neuf lettres signées Gassend ; des mémoires pour divers procès ; un inventaire des titres et
documents de la Prévôté ; une réponse à l'Évêque sur la résidence
; un état des lods dus en 1649 ; des remontrances aux
sieurs bénéficiers, etc.
Ces documents et généralement les archives des Basses-Alpes ont moins d'intérêt quant à la personnalité même du
grand prévôt, défenseur infatigable des prérogatives de sa
charge, que pour la connaissance des bénéfices, des prébendes
et de toutes les sources de revenus qui dépendaient de la
mense capitulaire. Le fond du Chapitre nous renseigne minutieusement
sur li'organisation et les intérêts matériels du Chapitre et de la Prévôté; sur le corps des bénéficiers, rival des
Chanoines, admis à contrôler leur administration ; sur l'interminable
procès qui mit aux prises les deux corps à propos des
versets et des répons à matines ! Querelle digne du Lutrin, a
dit M. Emile Isnard, archiviste paléographe, dans la thèse
qu'il soutint brillamment le 20 janvier 1910 devant le jury de
l'Ecole des Chartes.
D'abord archiviste à Digne, M. Emile Isnard exerce actuellement
à Marseille, avec le même zèle et la même compétence,
la même fonction.
Je dois des remerciements très particuliers à M. Joseph Tartanson,
avocat à Digne, qui a bien voulu me communiquer
les notes prises par lui dans un dossier conservé à la bibliothèque
de Grenoble.
Ce dossier, souvent cité au cours de cette étude, constitué
et annoté par le neveu de Gassendi, avocat du Roy à Digne,
avait été versé aux archives de cette ville, auxquelles l'avait
emprunté le docteur Honnorat, archéologue, naturaliste,
lexicographe, etc., auteur du Dictionnaire de la Langue d'Oc
et de plusieurs ouvrages d'érudition provençale. Après sa
mort, les livres du docteur Honnorat furent mis en vente à
Grenoble et achetés pour la bibliothèque de cette ville; et c'est
ainsi que la capitale du Dauphine est en possession de documents
qui devraient appartenir à la ville de Digne.
Sur ma demande, le ministre de l'Instruclion Publique a
bien voulu en ordonner l'envoi à la bibliothèque du Palais
Bourbon pour qu'ils m'y fussent communiqués.
J'y ai trouvé plusieurs manuscrits, au moins en partie inédits,
d'Anthoine La Poterie, secrétaire de Gassendi, qualifié aussi
« domestique » à cause des services qu'il lui rendait. Son
style cependant n'indique point une condition de domesticité
et ses nombreuses citations latines prouvent une bonne habitude
de cette langue. II est vrai que durant les longues années
passées auprès de lui, il s'était perfectionné en toutes choses aux leçons de son maître. La qualification de secrétaire est bien
celle que lui donne Gassendi «.Amanuensis (1) ».
(1) « Ses domestiques auxquels il enseignait non seulement les lettres, mais encore la pratique des vertus morales par ses exemples ». TAXIL. Oraison funèbre. Au XVII° siècle, le mot domestique avait un sens plus général qu'aujourd'hui ; ceux qu'il qualifiait ne songeaient point à le répudier.
Deux manuscrits de La Poterie sont les pièces les plus intéressantes
du dossier de Grenoble. C'est d'abord une vie de Gassendi,
sous forme de lettre à un destinataire qui ne m'est pas
connu. Elle commence en ces termes :
« Monsieur, pour satisfaire à votre curiosité, je vous raconterai
ici grossièrement et en peu de paroles ce qui m'est venu
en la connaissance touchant la vie, les actions et les moeurs
de notre ami commun, qui nous a laissé des marques glorieuses
de sa sagesse, de sa piété et de sa doctrine. »
Et cette lettre-biographie se termine ainsi :
« En parcourant les livres qu'il a composés et les lettres
qu'il a écrites, l'on trouvera bien d'autres choses. Voilà ce
que j'en sais.
Je suis toujours, Monsieur,
Votre très obéissant et affectionné serviteur,
A. DE LA POTERIE.
A Paris ce 30 janvier 1656. »
A qui ces lignes étaient-elles adressées?
Ce n'est pas au chanoine Taxil pour la préparation de
l'oraison funèbre prononcée en l'église de Digne le 14 novembre
1655, puisque la lettre est postérieure de près de trois
mois au discours de Taxil.
Si elle ne relatait que les circonstances du décès, ce pourrait
être à M. de Montmor chez qui Gassendi est décédé et
qui se trouvait absent; mais M. de Montmor rentrait pour les
obsèques, et ses relations avec La Poterie qu'il conserva
auprès de lui après la mort du philosophe étaient assez fréquentes
pour rendre une telle lettre inutile. J'inclinerais
plutôt à croire, et c'est l'avis de M. Tartanson, que, sous une
forme littéraire et fictive, ce document est une sorte d'article nécrologique qui a été communiqué aux amis de Gassendi,
sans avoir été spécialement destiné à l'un d'eux.
Le second document qui a retenu mon attention au dossier
de Grenoble, c'est la relation des deux dernières maladies et
de la mort de Gassendi que j'ai cru devoir reproduire.
Comme on l'a vu, sous ce titre Notanda, jour par jour, La
Poterie nous donne le bulletin de santé de son maître; le
nombre invraisemblable des saignées ordonnées jusqu'à
l'épuisement par le fameux Guy Patin (1).
(1) Professeur au Collège Royal. Ses auditeurs goûtaient ses bons mots et l'élégance
de son latin : « Je me consolerai de quitter ce monde, a-t-il écrit, pourvu que
je trouve dans l'autre Aristote, Galien, Platon et Virgile ». II a laissé divers
ouvrages de médecine, notamment sur la saignée, et. de nombreuses lettres
réunies et publiées en quatre volumes après sa mort.
La Poterie ne passe
sous silence aucun purgatif, aucun clystère, aucune ordonnance
de la médecine, et ne nous laisse aucun doute sur les
causes de la mort prématurée de notre philosophe, victime
de la science médicale, telle du moins qu'elle se comportait
au temps de Molière et de Gassendi.
A. ce dossier, je mentionne encore d'autres documents
intéressants, mais qui n'ont pas le mérite de l'inédit :
l'oraison funèbre prononcée par le chanoine Taxil, le testament
de Gassendi, l'inventaire de sa succession, son éloge,
par le P. Menc à l'Aeadémie de Marseille, des épitaphes
en vers latins, dont le nombre est près d'égaler celui de ses
admirateurs, sans oublier les vers burlesques adressés à
Son Altesse Mlle de Longueville, plus tard duchesse de
Nemours, par Loret, auteur d'une Gazette rimée, qui écrit le
50 octobre 1655 :
Gassendy, natif de Provence,
Docte et savant par excellence,
Vertueux au plus haut degré,
Homme moral, prêtre sacré,
La perle des bons personnages
Et de ce temps l'un des plus sages,
Dimanche en mourant saintement,
Achève son dernier moment,
Mettant, au fort de sa souffrance,
En Dieu toute son espérance.
Dans un précédent envoi à la même princesse, le même
Loret avait écrit :
Ce savant dont j'ai pris soucy
En passant de parler icy,
Auquel tant de doctrine abonde,
N'est pas connu du petit monde ;
Mais des gens de condition
L'ont en grande admiration,
Et si belle est sa destinée
Que mainte teste couronnée
L'estime extraordinairement
Pour son très grand entendement.
Cette Gazette rimée, où Loret chaque semaine racontait les
événements qui pouvaient intéresser la Cour et la Ville, circula
d'abord manuscrite; puis elle parut imprimée sous ce titre
La Muse historique, munie d'un privilège du roi.
A signaler aussi au même dossier :
la copie de la résignation que Gassendi a faite de sa prévosté
de l'église cathédrale de Digne en faveur de M. Taxil,
chanoine de la même église.
Son testament : « Comme bon Chrétien et Catholique
romain, il recommande sou âme à Dieu, son Créateur, Père,
Fils et Saint-Esprit, à la Glorieuse Vierge Marie, à tous les
bienheureux anges et archanges, saints et saintes du Paradis,
veut et ordonne son corps mort être enterré dans l'église
paroissiale du Nolre-Dame-des-Champs, au lieu qui sera advisé
par son exécuteur testamentaire, auquel il se rapporte pareillement
pour régler les cérémonies de son enterrement et
funérailles, prières, services, lumières et autres choses en
dépendantes, le priant néanmoins que ces dictes funérailles
soient faites avec le moins de pompe et le plus simplement
qu'il sera possible. » Après divers legs particuliers, il lègue à
Catherine Gassend, « sa bonne et chère soeur, le surplus des
biens qu'il a plu à Dieu de lui donner, l'instituant sa seule
et unique héritière ».
Le Mémoire de la dépense de l'enterrement : Pour cinq hommes qui ont porté les billets, 12 francs. Pour le port du
corps de la chambre en bas, 3 francs. Le vin et le pain des
sonneurs, 1 franc. Le port de 18 torches et 6 cierges, 3 francs.
Pour M. le Curé et son Assistance, 10 francs. Le droit de
paroisse, 3 francs. Les quatre enfants de choeur, 2 francs, etc. ».
D'où il suit que la mort, comme la vie, coûtait moins cher
qu'aujourd'hui.
A Forcalquier, quartier Fontauris, au vieil hôpital Saint-Michel, aujourd'hui démoli, j'ai pu, sous la garde des bonnes
soeurs, consulter la bibliothèque du regretté Léon de Berluc-Perussis, président de l'Académie d'Aix, archéologue et félibre,
qui avait collectionné, avec amour pour la petite patrie, tout
ce qui pouvait intéresser les Basses-Alpes.
En 1878, la Société « L'Athénée », académie forcalquiéroise,
dont Berluc-Pérussis était l'un des fondateurs et le Président,
avait mis au concours la biographie de Pierre Gassendi, « une
étude simple, qui permît à tous ses compatriotes de connaître
les traits généraux de sa vie et de se faire une idée de son
système ».
Le premier prix fut attribué à M. Paul de Terris qui, sous
le pseudonyme de Paul des Hébrides, ne réussit pas à dissimuler
son élégante personnalité.
Une seconde médaille avait récompensé le travail de
M. André de Gaudemar, alors étudiant en droit. Quoique
sommaires, ces deux études faisaient honneur aux érudits qui
les avaient écrites, .comme à la Société qui les avait provoquées.
Avant de quitter Fourcouquié, l'antico capitalo de la Auto-
Provenço, ses gais félibres, sa citadelle et son merveilleux
horizon, je dois encore des remerciements à mon ami
M. Paul Blanc, Procureur de la République et Astronome en
cette noble ville, auteur d'une intéressante étude, qu'il a bien
voulu me communiquer, sur L'Oeuvre Astronomique de Gassendi.
J'ai appris par lui que le nom de Gassendi a été donné
à « l'un des plus beaux cirques de la Lune », juste récompense de ses études sur là géographie lunaire ou sélénographie .
Être connu jusque dans la lune, quelle plus belle célébrité
pourrait envier un astronome?
Enfin, et plus récemment, grâce à l'intervention de
M. Valadier, député de Vaucluse, ministre de l'Instruction
Publique, et aux bons soins de M. Robert Caillet, conservateur
de la bibliothèque et du musée de Carpentras, qui voudront
bien trouver ici l'expression de mes sincères remerciements,
la Bibliothèque de Carpentras a envoyé à celle de la Chambre
des Députés, pour m'être communiqué, un dossier contenant
412 pages in-folio manuscrites, avec cette suscription :
P. GASSENDI EPISTOLAE
JOS. GUALTERIS PRIORIS DE
VAI.ETTA
ET DE PIERESCY VARIAE.
OBSERVATIONES MATHEMATIQUAE
Les lettres de Gassendi qu'on y trouve, les unes en français,
les autres en latin, sont des copies, sauf celles aux folios 95,
96, 100 et 150 qui sont des autographes.
Elles ont trait, pour la plupart, aux observations astronomiques
de Gassendi. La première, du moins dans l'ordre
de la pagination, traite du Changement de la face de la lune
selon les divers lieux du zodiac où nous la regardons. Elle est
datée d'Aix 19 septembre 1654; elle est adressée à Luillier et
commence ainsi :
Monsieur mon plus cher ami.
Bien que par mes précédentes je ne vous aie que trop
rompu la teste des nouvelles de la lune, il faut qu'encore à
cette fois je vous die quelque chose de ce pays là, pour me
corriger de quelque opinion que j'en avais eue. Je croyais d'avoir trouvé quelque chose fort rare, et d'être sur le point
de devenir un autre Christophe Colomb.
Ce dossier fait partie de la très importante collection des
manuscrits du savant Claude Fabri de Peyresc, acquise de la
famille de Mazaugues par Mgr d'Inguimbert, evêque de
Carpentras.
À la page 398, sous ce titre Almanach, je lis :
« Au mois .de janvier 1610, on envoya un almanach
d'Espagne à M. le Premier Président de Vair, intitulé Pronostico
del anno M.DC.X. Compuesto por Hier."10 Oller,
Dottor en Santa Theologia, Astrologo, etc. Dirigido A la
S. C. R. M. del Rey Senor Philippo III, contenant de
curieuses prédictions pour chaque mois de l'année 1610.
Enfin la dernière pièce de ce recueil, de la page 404 à la
page 412, est une lettre de Gassendi, datée d'Aix le I e janvier 1653, adressée à :
Monsieur, Monsieur le R. P. Don Polycarpe de la Rivière,
prieur de la Chartreuse de Bompas.
Après une profusion de formules courtoises, respectueuses,
laudatives, car Gassendi était l'homme le plus poli de son
temps, il envoie au R. P. Don Polycarpe, qui les lui avait
demandés, d'abondants renseignements sur les Évêques de
Digne que nous avons retrouvés dans sa Diniensis Ecclesiae
notitia : « Si c'est bien ou mal, écrit-il en souriant, Dieu le
sait, lui qui a esté en ce temps là aussi bien qu'en cestuycy.
A tout le moins prié-je son Saint-Esprit qu'il ne me suggère
le choix que de choses toutes véritables. Et voilà, mon bon
et R. Père, tout ce que je puis vous dire de nos Evesques. Je
vous en donne quinze ou dix-huit que vous ne connaissiez
pas; avec la même franchise que j'advoue d'en tenir cinq ou
ou six de votre liste, qui jusqu'ici m'étaient incognus. Je ne cesseray jamais de rechercher les occasions de vous
témoigner le désir que j'ay que vous ne me croyez qu'à bon
enseigne, Monsieur et mon Révérend Père.
Votre très obéissant et très affectionné serviteur.
Signé : GASSEND.
La Bibliothèque de Carpentras possède encore d'autres
documents manuscrits relatifs à Gassendi. On en trouve
l'énumération et l'analyse dans le catalogue de cette bibliothèque.
Je cite notamment une lettre de Chapelain à Gassendi qui
prouve que les relations amicales de notre philosophe avec
l'auteur de La Pucelle sont antérieures au 5 octobre 1635,
date de cette épître.
Dans une autre lettre adressée à Huyghens en 1659 et
publiée par Tamizey de Larroque, je lis : « M. Gassendi vous
manque bien dans la publication de cet ouvrage exquis. II eût
été le juge le plus parfait et le plus sincère Mais Dieu ne l'a
pas permis, et en le retirant à lui, il a voulu réparer cette
grande perte en faisant éclore un génie aussi philosophique et
aussi candide que le vôtre ».
Il se tue à rimer : que nécrit-il en prose ? avait dit Boileau.
Les deux volumes de lettres publiées par Tamizey de Larroque
prouvent que Chapelain écrivait beaucoup en prose. J'ai
trouvé dans cette correspondance d'utiles renseignements sur
ses relations avec Gassendi.
En dédiant au Clergé et au peuple de Digne sa Notitia
Diniensis Ecclesiae, Gassendi avait écrit : « Avant de nous
séparer de vous pour jamais, nous avons mis la main à
l'oeuvre et nous voici maintenant sur le point de publier cet
opuscule avec quelques autres de nos travaux Depuis longtemps
nous nous préparions à remplir ce devoir avant de
mourir, si Dieu nous en donnait le temps, en recueillant tout
ce que nous avaient appris nos pères, tout ce que nous avions
trouvé dans les livres, dans les innombrables registres que
nous avions parcourus, et dans les actes que nous avions déchiffrés, et nous songions à mettre au jour le fruit de nos
recherches, quelque mince que fût leur importance».
En terminant cette étude, j'ose m'approprier ces paroles du
Grand Prévôt et les adresser, avec mes remerciements, à tous
ceux qui me vinrent en aide, sans oublier M. le Chanoine
Richaud, aumônier du Lycée Gassendi, qui, avec une infatigable
obligeance, a mis à ma disposition les trésors de son
érudition et de sa mémoire.
POST-SCRIPTUM
LE PORTRAIT DE GASSENDI
Au début de cette étude, j'écrivais : Au parloir du Lycée
qui s'honore de porter le nom de Gassendi (lycée de Digne),
la peinture me donne une ressemblance plus vivante de notre
philosophe ; c'est un envoi du Ministre de l'Instruction
Publique, une bonne copie du portrait peint par Claude
Mélan, sur la prière de Peyresc et dont l'original, je ne sais
pourquoi, serait au lycée de Versailles.
Je ne faisais que reproduire, ou à peu près, d'après mes
souvenirs, l'inscription que j'avais lue au bas du cadre, lors
d'une récente visite au lycée Gassendi.
J'ai voulu savoir pourquoi et comment le portrait du grand
prévôt de l'église de Digne se trouvait au Lycée Hoche.
M. le Proviseur de ce lycée m'a fait l'honneur de me
répondre : « Il n'y a point au lycée Hoche de portrait de
Gassendi; mais le Musée de Versailles en possède un, peint
non pas par Mélan, mais par Rioult, élève de David. Cet
artiste, ayant eu le bras droit paralysé, continua à peindre de la main gauche. Le portrait de Gassendi a été exécuté de la
main gauche. II se trouve au Château, dans une salle qui n'est
pas ouverte au public. »
Le peintre Rioult, élève de David et de Regnaull, dans
les ateliers desquels il a pu connaître Alphonse Rabbe, étant
né en 1790, son portrait de Gassendi n'a pu être qu'une copie.
Ne serait-ce pas la copie par Rioult du portrait peint par
Mélan que le Minisire aurait extraite du Château de Versailles
pour en faire don au lycée de Digne?
Mais qu'est devenu l'original? Peyresc l'avait-il légué ou
donné à Chapelain? On lit dans le testament de Chapelain :
« Nous entendons aussi laisser dans notre bibliothèque,
non moins inaliénable que les livres qui la composent, notre
portrait peint en huile et celui de feu M. Gassendi, avec celui
de la Sérénissime reyne de Suède, dont elle m'a honoré. »
Je crois plutôt que le portrait original a été recueilli dans
la succession de Peyresc par son neveu et héritier le baron de
Rians.
Je lis en effet dans la Vie de Gassendi par Bougerel :
« Wendelin voulait mettre à la tête de son ouvrage le portrait
de Gassendi et celui de Pythéas ; il écrivit à Gassendi pour lui
demander ces deux portraits. Notre philosophe s'adressa
aussitôt au baron de Rians, pour avoir celui de Pythéas
que Peyresc avait fait peindre par Rubens. Le baron de Rians
en donna une copie à Gassendi qui l'envoya à Wendelin ; il
ne fit pas la même chose de son portrait : « Je ne suis pas,
écrivil-il à Wendelin (1646), assez déraisonnable pour le
refuser à mes amis ; mais aussi je ne suis pas assez orgueilleux
pour souffrir qu'on le mette à la tête d'un ouvrage.
M. de Peyresc ayant voulu absolument que Mélan me gravât,
je mis tout en usage pour supprimer ce portrait, de peur qu'il ne tombât en d'autres mains que dans celles de mes meilleurs
amis; je voudrais en avoir quelqu'un, à condition qu'il ne
soit que pour vous seul. »
Wendelin insista, proposant à Gassendi l'exemple de Platon
qui n'avait pas voulu priver ses amis de sa statue ; mais, plus
modeste que Platon, Gassendi ne se laissa pas gagner.
BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES DE GASSENDI
Principaux ouvrages de Gassendi, avec la date de leur première édition.
1. Exercitationes paradoxicae adversus Aristotélem, Grenoble 1624.
2. Phoenomenon rarum Romae observatum. Amsterdam. Réimprimé à
Paris sous le titre Parhelia seu Soles IV spurii qui circa verum, Romae
die 20 martis 1629 apparuerunt, 1630.
5. Epistolica dissertatio in qua praecipua philosophiae Roberti Fluddi
deleguntur. Paris, 1631. Réimprimé dans les Opéra Omni a sous le titre
Examen philosohiae Fluddanae.
4. Mercurius in sole visus et Venus invisa. Paris, 1631.
5. Proportio gnomonis ad solstitialem umbram observata Massiliae,
1636 et la Haye, 1656.
6. Observatio de septeo cordis pervio. Louvain, 1640.
7. Disquisitio metaphysico adversus Cartesium. Paris, 1642.
8. De vita N. Fabr. Perescii. Paris, 1641.
9. Epist. XX de apparente magnitudine solis. Paris, 1641.
10. De motu impresso a motore translato. Paris, 1641 et 1649.
11. Norem stellae visae circa Jovem. Paris, 1645.
12 Disquisitio metaphysica seu dubitationes et instantiae adversus
Cartesii metaphysicam. Amsterdam, 1644.
13. Vita Sancti Dominici, primi Diniensis episcopi, dans le 2e volume
des Bollandistes, du 13 janvier 1644.
14. Oratio inauguralis. Paris, 1645.
15. De proportione qua gravia decidentia accelerantur. Paris, 1646.
16. Apologia adversius J.-B. Morinum. Lyon, 1649.
17. De vita et moribus Epicuri. Lyon, 1647.
18. Institutio astronomica. Paris, 1647.
19. De vita moribus et placitis Epicuri, seu animadversiones in lib. X
Diogenis Laertii. Lyon, 1649.
20. Sytagma philosophiae Epicuri. Lyon, 1649.
21. Pièces relatives à la discussion entre Gassendi et Morin. Paris, 1650-
22. Lettre à Honoré Bouche, historien de Provence, en tête de son
histoire, 1652.
23. J. Caramuel ad Gassendum et Gassendi responsio de infaillibilitate
papa, 1660.
24. Appendix cometae. Lyon, 1658.
25. Tychonis Brahaei, Copernici, Purbachii et Regiomontani vitae. Paris,
1654.
26. Romanum Calendarium compendiosè expositum ;— Notitia Ecclesiae
Diniensis, — Abacus Sestertiorum ; -— Manuductio ad theoriam musicae.
Paris, 1654.
Opéra Omnia. Lyon, 1658. Réimprimés à Florence en 1728. 6 volumes
in-folio.
FIN DE L'OUVRAGE