Pierre Gassendi

Prévot de l'Eglise de Digne

par Louis Andrieux

THÈSE POUR LE DOCTORAT ÈS LETTRES
Présentée à la Faculté des Lettres de Paris (1927)

 

AU PIED DE LA STATUE

L'une des plus illustres pièces de Dieu est le monde, du monde l'Europe, de l'Europe la France et de la France la Provence. » Ainsi parle César de Nostradamus, fils de Michel, en son Histoire et Chronique de Provence, et j'estime que ce gentilhomme a raison. Dans un superbe encadrement de montagnes, que domine la tête blanche des Trois Evêchés, nous arrivons à Digne ; c'est la gare terminus : « Tout le monde descend! » Après avoir traversé les sept arches trapues du pont qui relie les rives de la Bléone, je longe jusqu'au Pré de Foire, sous l'ombre des platanes centenaires, le boulevard Gassendi, et je salue, au Cours des Arès, l'illustre philosophe, prévôt de ['Église Cathédrale, qui, debout, dans les plis de sa robe de bronze; sourit aux jeux de ses concitoyens. Dans la pierre du piédestal où se dresse la statue, oeuvre de Ramus, sculpteur aixois, pas d'ornements allégoriques, pas d'inscriptions en style lapidaire; un seul mot qui suffit : GASSENDI. A sa mémoire je tâche d'élever un monument plus modeste qui ne saurait le disputer à la pérennité de Pairain. La vie du philosophe des Alpes a fait déjà l'objet d'études si consciencieuses et si complètes qu'une nouvelle biographie serait inutile et redondante, si le rappel sommaire des faits principaux de celle noble existence avait un autre but que d'ajouter aux précédentes publications le résultat de quelques recherches personnelles et la discussion de quelques points controversés.
Je citerai notamment trois thèses pour le doctorat ès lettres, qui, si elles n'ont pas épuisé l'étude de l'oeuvre philosophique de Gassendi, l'ont du moins fort entamée : en 1858 , thèse française de M. Mandon sur le Syntagma philosophicum ; en 1889, thèse française particulièrement intéressante de M. Félix Thomas sur la philosophie de Gassendi; en 1908, thèse latine de M. Berr « An jure inter scepticos Gassendus numeratus fuerit ». Il s'agit ici, non de l'influence que Sexlus Empiricus, Montaigne et Charron peuvent avoir exercée sur Gassendi, ni de la parenté de ses atomes avec ceux de Leucippe, de Démocrite, d'Epicure et de Lucrèce, mais d'une simple étude biographique, mêlée de quelques considérations sur son oeuvre et son système; Les atomes crochus ! Seraient-ce par hasard ceux que nous voyons se livrer d'interminables combats, danser, mouler, descendre, dans un rayon de soleil, sous la forme de points d'interrogation, comme pour défier notre curiosité? Contemplator enim, quum solis Iumina cunque Insertim fundunt radios per opaca domorum ; Multa minuta, modis multis, per inanc, videbis Corpora miscere, radiorum lumine in ipso; Et velut aeterno cerlamine proelia pugnaque Edere lurmatim certanlia
(LUCRÈCE, De natnra rerum, Liber II.)
Je crois bien que depuis Lavoisier, en dépit des corps simples, il n'y a plus d'atomes ni droits, ni crochus, ni plats, ni sphériques; il n'y a plus d'insécables depuis que la chimie a dilué l'infini les parcelles les plus ténues de la matière, qui résistaient aux désagrégations des chocs et des pressions mécaniques.
Gassendi, n'en déplaise à plusieurs autres, n'en reste pas moins le grand homme de notre Haute-Provence. Au parloir du lycée qui s'honore de porter le nom de Gassendi, la peinture me donne une ressemblance plus vivante de notre philosophe; c'est un envoi du Ministre de l'Inslruction Publique, une bonne copie du portrait peint par Claude Mélan, sur la prière de Peyresc, gravé par Nanteuil, et dont l'original, je ne sais pourquoi, serait au lycée de Versailles : un large front, où brille la lumière de la pensée, une physionomie douce et bonne, une légère teinte colorant ses joues, un sourire aimable, avec un trait d'ironie, tel que j'aime à me figurer Gassendi quand je lis sa correspondance et ses courtoises polémiques avec les philosophes de son temps. Une fine moustache jette un peu d'ombre sur la bouche; sous la lèvre inférieure, quelques poils taillés en pointe qu'on appelait alors la royale. J'erre dans la ville à la recherche de l'ancien collège, où Gassendi fit ses premières études et plus tard enseigna la rhétorique. Coupée par la rue qui porte le nom du saint évêque Miollis, je parcours la rue Mère-de-dieu, où était au numéro 34, quartier Soleilhe-Boeuf, l' entrée de ce collège. II faut louer les municipalités dignoises d'avoir conservé à cette rue le nom qui rappelle la foi naïve et touchante de nos pères, et de n'avoir pas sacrifié la Vierge-Mère au culte plus moderne de quelque éminent libre penseur.
La petite maison que la ville avait achetée d'un sieur Jehan Chaussegros et de « sa mother » sa femme au prix de trente florins, pour y établir son collège, a été démolie et reconstruite, car son actuelle étendue ne répond pas à l'exiguïté décrite en l'acte de vente. Elle a maintenant sa principale façade, élargie et blanchie, sur l'avenue des Bains, en face du Palais de Justice. Aucune inscription n'y rappelle ni son ancienne destination, ni la mémoire de notre philosophe.
Dans un dénombrement des biens communaux, en date de 1675, nous lisons : « ... Plus une autre maison, appelée le Collège, où on tient les écoles dudit Digne, consistant en quatre chambres, au quartier Soleilhbeut', confrontant dessus et dessoubs le chemin public. » Et M. Jules Arnoux, inspecteur d'académie, dans son Etude Historique sur le Collège et le Lycée de Digne, s'écrie : « Quatre Chambres ! ÌNous voilà bien loin des vastes édifices construits de nos jours pour Pinstruction de la jeunesse! »

CHAMPTERCIER OU LA TERRE NATALE

Je prends mon bâton de pèlerin et je vais à Champtercier, à neuf kilomètres environ à l'ouest de Digne. C'est là que naquit Pierre Gassendi ; c'est là que son père et sa mère vécurent leur vie de paysans : « Campotercium, dit son premier biographe, Samuel Sorbière, agri diniensis pagum seu oppidum, una ab urbe leuca in occasum distans, natalium habuit ».
Quelques maisons groupées près d'une vieille église, veuve de son curé, de verts jardins avec de beaux arbres, d'autres demeures éparses sur un territoire de deux mille hectares ensemencés de céréales, quelques ruines de fortifications qui restent là pour justifier le mot oppidum hasardé par Sorbière, un air vif et salubre, une population laborieuse, aimable, souriante au visiteur, tel est aujourd'hui le village, où l'honorable M. Banon, maire de la commune, me fait l'honneur de m'attendre,
Il a la gracieuseté de me conduire à sa mairie et de mettre à ma disposition les archives poudreuses, les registres paroissiaux de Champtercier. La lecture en est difficile ; le papier est usé ; l'encre a pâli. Cependant, je trouve l'acte de baptême de Pierre Cassend, qu'on appellera plus tard Gassendi, par abus du génitif du nom latin, sous lequel le connurent tous les savants de l'Europe. Cet acte, signé du curé Thomas Fabry, son oncle maternel, constate qu'il est fils légitime d'Antoine Gassend et de Françoise Fabry, et qu'il est né à Champtercier le 22 janvier 1592 (1).

(1) C'est par erreur que la Gallia Christiana fait naître Gassendi en 1598.

Complétés par d'autres documents, les registres paroissiaux me permettent d'établir, ainsi qu'il suit, la généalogie de cette famille, « laquelle, dit La Poterie, le témoin intime de ses dernières années, est fort recommandable et par la vertu et par l' honneur que ses descendants se sont toujours conservés sans tache et sans reproche, vivant en gens de bien dans la toi catholique, apostolique et romaine ».
D'Esprit Gassend et de Louise Tayon, grand-père et grand-mère de Pierre Gassendi, rudes travailleurs et vigoureux époux, naquirent dix enfants : cinq garçons morts en bas âge, Honoré, marié, mais qui n'a pas laissé d'enfants, Antoine, père de notre prévôt et trois filles.
D'Antoine Gassend et de Françoise Fabry naquirent sept enfants : Catherine, morte en bas âge, notre Pierre Gassendi, Esprit, mort en bas âge, une seconde Catherine, la seule soeur que conserva Gassendi et qui lui survécut ; elle était veuve de François Boudoui ; un second Esprit, mort en bas âge; Jean qui mourut en 1620 en Avignon sous-diacre et docteur en théologie; enfin Marins, mort en bas âge.
S'il faut en juger par les décès dans ces deux générations, il ne parait pas qu'en ce temps Dieu ait béni les familles nombreuses. Les Fabry étaient originaires de Beau-Vezer-les-Alpes (aujourd'hui Beauvezer (1), canton de Colmars), village mentionné dans un arrêt du parlement de Provence, dont j'ai la copie, « portant condamnation de mort contre Messire Louis Gaufridy, du lieu de Beau-Vezer-les-Alpes, prestre bénéficié en l'église des Acoules de la ville de Marseille, convaincu de magie, sorcellerie et autres crimes abominables ».

(1) Beauvezer est devenu un centre estival très fréquenté.

Catherine, veuve Boudoul eut une fille unique, qu'elle donna en mariage à un jeune Gassend, fils d'un bourgeois de Digne, étranger jusqu'à cette union à la famille des Gassend de Champtercier.
Les enfants d'Antoine Gassend furent les premiers de cette famille qui abandonnèrent la culture de la terre pour se hisser aux dignités de l' Église ou aux professions bourgeoises. Ainsi renseigné sur la famille de Gassendi, je vais à la recherche de la chaumière qui le vit naître. Mais la maison paternelle est dans la montagne, au hameau de la Grange, à deux kilomètres environ au delà du village.
Quittant la route qui conduit au Prieuré deThoard, j 'y accède parmi les cailloux roulants d'un sentier fait pour les pieds fourchus des chèvres et des moutons plutôt que pour les pas d'un pèlerin de mon âge. De cette demeure de paysans, il ne reste qu'un pan de muraille crevassé, où l'hysope des livres saints pousse ses racines près d'une plaque commémorative, posée le 29 janvier 1858 par la Société française d'Archéologie pour la conservation des monuments historiques. A côté se dresse une petite colonne où je lis : « A Pierre Gassendi 1592-1655, la Société scientifique et littéraire des Basses- Alpes, 51 août 1915 ». Plus que l' attrait du paysage, la poésie de ces lieux, c'est l'àme de Gassendi qui flotte parmi ces ruines.
Près de ces débris, une masure, moins délabrée, est habitée par un ermite hospitalier, bûcheron à ses heures ou coupeur de fagots, qui veut bien me servir de guide aux alentours. Du hameau de la Grange, la vue est restreinte par de proches collines; mais elle s'étend pour le promeneur qui visite le pic d'Oise, le col de Peipin et les environs. Au Nord, sont les contreforts du Siron qui élève sa pointe effilée au-dessus de Thoard ; au loin vers le Sud Est, au-dessus de Digne, la haute montagne du Cousson couronnée par les ruines de la chapelle Saint-Michel. Dans la vallée serpente, rieuse et limpide, la Bléonc, à travers ses îlots et ses iscles, où croissent dans la pierre et le sable de maigres arbustes. Plus loin, fermant l'horizon, c'est le pic du Couar et la barre des Bourbes qui dresse la masse imposante de ses rochers jusqu'au dôme d'azur d'un ciel toujours pur, comme la limite du monde habité, moenia mundi, ou le mur mitoyen de Sa Majesté l'Infini ; un aigle venu des Trois Évêchés (1), chassant l'air de ses ailes puissantes, traverse le ciel et va se perdre dans l'au-delà : toute celle vision de poésie, qui fait entendre à l'âme un langage mystérieux, semble faite pour éveiller une jeune imagination curieuse de l'inconnu ; elle s'offrit grandiose et mélancolique aux premières méditations du jeune Pierre Gassend.

(1) Le sommet des Trois Évêchés se trouvait au point de contact des évêchés d'Embrun, de Digne et de Sénez.

Son regard d'enfant embrassait l'espace, et si lointain qu'en fût le terme pour ses yeux, son imagination l'étendait plus loin, toujours plus loin, sans jamais s'arrêter, et l'insini dans l'espace l'aidait à concevoir l'infini dans le temps, l'âge de Dieu, l'éternité.

GASSENDULUS — A TENERIS UNGUICULIS, LES PREMIÈRES ÉTUDES — LA CHAIRE DE RHÉTORIQUE

Le 14 novembre 1655, prononçant l' oraison funèbre de son prédécesseur, en l'église cathédrale de Digne, le chanoine Nicolas Taxil célébrait la naissance de Gassendi en ces termes pompeux : « Ce célèbre enfantement fut annoncé au monde par de nouveaux éclats de lumière; les astres paraissaient dans la nuit de cette merveilleuse naissance, environnés de leurs plus beaux rayons, comme pour rendre hommage à Celui qui doit être le fidèle observateur de leur cours et de leur nature. Il paraît sur la terre; le ciel en même temps étale ses beautés ».
Dépouillée de tous ces artifices, la vérité est plus simple : aucune étoile ne s'est soustraite aux lois éternelles de la gravitation pour conduire les mages ou les bergers au berceau de Gassendi. Un autre de ses panégyristes, M. l'abbé Martin, aumônier du collège de Digne, mérite plus de créance quand il dit : « Aucun de ces signes mystérieux qui annoncent parfois les destinées d'un grand homme n'apparut autour de son berceau Gomme la plupart de ses jeunes camarades, il devait passer sa vie dans les travaux paisibles des champs. Ses parents ne se distinguaient des autres habitants de la campagne que par la douceur de leurs moeurs et leur solide piété ».
Elevé par de tels parents, et par son oncle Fabry, curé de Champtercier, ses premières paroles sont adressées à Dieu, les mains jointes, les yeux levés vers le ciel : « Notre père, qui êtes aux cieux ... ». Mais laissons de côté la légende des premières années, le petit docteur, le petit astronome, lisant les secrets du ciel dans le livre étoilé du Bon Dieu; les sermons débités par la fenêtre aux passants étonnés, par un enfant de quatre ans, juché sur un escabeau, et les précocités où la fantaisie tient une trop large place.
Après une année passée; chez un prêtre de Biez, ami du curé Fabry, voici Gassendi au collège de Digne, où ses maîtres lui enseignent le latin et l'appellent Gassendulus.
Gassendus, Gassendulus; à défaut de l'acte de naissance, voilà des désinences d'où résulterait suffisamment que « Nostre Pierre », comme disaient ses compatriotes, ne s'est appelé Gassendi que par l'adoption du génitif qui suivait ou précédait l'intitulé de ses ouvrages : Petri Gassendi syntagma philosophicum; — Petri Gassendi Miscelanea; — Petri Gassendi disquisitio metaphyssica adversus Cartesianum, etc....
Un fait de son enfance mérite cependant d'être retenu. Antoine Capissuchi, de Bologne (1), le premier des trois évêques de cette famille et de ce nom qui se succédèrent au siège de Digne, vient faire à Champtercier sa visite pastorale.

(1) Originaire de Bologne, mais né à Barcelonnette, au hameau du Plan; il mourut à Tanaron, bourg qui dépendait du domaine de l'Evèché. — La vallée de Barcelonnette ne fut définitivement unie à la France qu'en 1713.

C'est un jour de fête en ce temps de foi et de piété; les cloches carillonnent à toute volée; le curé chante le répons : Ecce sacerdos magmus; tout le village endimanché et débarbouillé accourt à la rencontre du prélat; en tète, sous sa veste de berger, Gassendi, âgé de dix ans, adresse à Monseigneur une harangue latine qu'il a lui-même composée. L'évêque charmé prédit qu'un jour « cet enfant sera la merveille de son siècle et qu'il causera de l'admiration aux savants avant d'être arrivé à l'àge mur ».
Ses humanités terminées au collège de Digne, où il n'a plus rien à apprendre, il va, en 1609, étudier la philosophie à Aix, sous le Père Philibert Fésaye, Carme réputé, qui se plaît à dire : « Je ne sais s'il est mon escholier ou mon maître ».
A l'âge de seize ans, il obtient au concours, à la dispute, comme on disait alors, la Chaire de rhétorique au collège de Digne. Souvent il va méditer près de ses chers parents et de ses amis d'enfance, à Champtercier où, pour lui, « chaque arbre a son histoire et chaque pierre un nom ».Il se plaît à lire, à penser, à rêver dans la paix profonde de son village.
« Son premier vol fut dans Digne, dit Nicolas Taxil, où, poursuivant ses estudes par le seul effort de son génie, il fit part, à plusieurs jeunes hommes qui vivent encore (1655) avec éclat dans cette ville, des lumières qu'il avait apportées de sa solitude. Ils admirent encore sa facilité à les instruire, sa docilité à les corriger et sa constance à passer ordinairement les nuits à la lecture des bons livres. »

LA THÉOLOGIE A LA THÉOLOGALE. SIX ANS D'ENSEIGNEMENT DE LA PHILOSOPHIE A AIX. LE CANONICAT, LA PRÊTRISE
L ASTRONOMIE CONTRE L'ASTROLOGIE — LE CIRON

L'année suivante, Gassendi qutte sa chaire pour suivre à Aix le cours de théologie du professeur Raphaélis; il étudie l'Écriture Sainte, la langue grecque et l'hébreu; la somme théologique de saint Thomas est son livre de chevet, non pour se plier à la doctrine du Docteur Angélique, mais pour y trouver matière à ses méditations.
En 1612, ayant achevé ses études, il est appelé au principalat du Collège de Digne qui sous sa direction connaît une ère de prospérité, pendant trois ans environ, jusqu'à son remplacement en 1615 par Michel Olivier.
En 1614, après avoir reçu de Jacques Martin, évêque de Senez, les quatre ordres mineurs et le sous-diaconat, il prend à Avignon le bonnet de Docteur; il obtient la chanoinie théologale de l'église de Forcalquier, c'est-à-dire la dignité dont est revêtu dans le chapitre celui de ses membres qui a la charge de prêcher au peuple et d'enseigner à ses confrères les chanoines l'Écriture Sainte et la théologie. Gassendi paraît n'avoir fait qu'un très court séjour à Forcalquier, où il reçut l'hospitalité de M. d'Arnaud, lieutenant général de la sénéchaussée, dans sa maison de la place Saint- Michel. II abandonna bientôt la théologale de Forcalquier pour une prébende « plus grasse » avec celle de Digne, vacante par le décès du Chanoine Jehan Araby, ancien curé des Mées. Le canonicat théologal lui a été attribué par une délibération ëapitùlaire du 1er septembre 1614 ; il lui est contesté par un abbé de Cour, Etienne de Bologne, chapelain de Louis XIII, qui s'est fait délivrer par le roi le brevet de théologal de Digne (1).

(1) Celait le frère de l'Ëvêque de Digne. Cet abbé s'appelait Etienne Gopissucbì de Bologne. J'ignore d'où lui vient le nom de Pélissier que lui donne l'abbé Martin, après La Poterie. Voir la biographie d'Antoine de Bologne par Gassendi, dans sa Notice sur l'Eglùe de Digne.

De là un procès devant le Conseil Royal, et voilà Gassendi, pour la défense de ses droits, une première fois à Paris, d'où il revient avec gain de cause. Le P. Bougerel, dans sa Vie de Pierre Gassendi, ne fait mention ni de la contestation d'Etienne de Bologne, ni du premier voyage à Paris, de ses causes, de ses suites. J'en trouve le récit dans l' Histoire de Gassendi par l'abbé Martin, qui lui-même l avait emprunté à La Poterie (dossier de Grenoble) : « La théologale de Digne lui paraissait assurée, dit l'abbé Martin, lorsqu'on vint lui en disputer la possession. Pélissier, de Bologne, homme bien placé en Cour, chapelain ordinaire du roi, voulut profiter du joyeux avènement du roi de France à la couronne, pour se faire délivrer un brevet de théologal de Digne. Gassendi soutenu par le Chapitre ne céda pas le terrain. L'alfaire fut portée devant le Conseil Royal de Paris; il alla soutenir ses droits II avait pour lui sa profonde science et son mérite éminent. Quand ses juges le virent, l'entendirent et le comparèrent à son adversaire, leur choix fut bientôt fixé. Parmi les arguments dont se servit l'avocat de Gassendi, il en est un assez curieux : nous le donnons tel que le rapporte Antoine de La Poterie, dans son récit plein des charmes de la naïveté. « Entre toutes les raisons de son avocat, écrit La Poterie, je me souviens que celle-ci en fut une, que ledit Pélissier, ayant voulu monter en chaire, dans l'église de Digne, n'avait pu achever son discours, à cause de son ignorance, et qu'il était demeuré tout court à l'Ave Maria, à sa confusion et à la risée de tout le monde, et qu'il n'était point capable de ce canonicat qui requérait un bon prédicateur, tel qu'on avait déjà reconnu celui pour qui il plaidait. »
Gassendi est chanoine théologal, à l'âge de vingt-deux ans, sans avoir encore la prêtrise que le canonicat ne suppose pas nécessairement (1).

(1) L'ordre requis pour un canonicat dans l'église de Digne était le sous-diaconat.

C'est après son retour en Provence qu'il est ordonné prêtre par Torricella, évêque de Marseille. II célèbre à Aix sa première messe dans l'église des Pères de l'Oraíoire. A l'Université de cette ville, les Chaires de philosophie et de théologie sont vacantes ; il les emporte l'une et l'autre à la dispute, c'est-à-dire au concours; il cède la théologie à son ancien maître le P. Fésaye et garde pour lui la philosophie. Dans cette noble cité oú vivaient côte à côte l'aristocratie, les sciences et les lettres provençales, les cours professés par ce jeune homme de 24 ans obtinrent le plus grand succès et lui valurent d'illustres amitiés, celle de Claude-Nicolas Fabry de Peyresc, Conseiller au Parlement, et celle de Joseph Gaultier (Josephus Gualterius), prieur de La Valette, Grand Vicaire de l'Archevèque. Le premier était le Mécène de la Provence; le second, savant universel, ayait étudié les mathématiques, l'astronomie, la théologie, la jurisprudence, la médecine, et avait conquis une place enviée dans chacune de ces sciences.
Le prieur de la Valette l'exhorta à s'appliquer aux mathématiques « qui sont, disait-il, la plus belle partie de la philosophie », et il ajoutait avec quelque raison : « la plus certaine ». Ainsi que les anciens, les contemporains de Gassendi considéraient la philosophie comme la science de toutes les choses que l'homme peut savoir.
Dès ses plus jeunes années, Gassendi avait manifesté son goût pour Conservation da ciel. Avec l'aide de ses nouveaux amis, il s'adonna à l'étude de l'astronomie. Quelle est la raison d'être de ces astres sans nombre piqués au firmament? Que disent-ils aux hommes en leur muet langage? L'art de prédire l'avenir d'après leur inspection et de lire dans leurs rayons le secret de ce qui n'existe pas encore semblait alors être le complément et comme le corollaire de l'astronomie. Curieux cette chimérique science ; mais il l'abandonna bien vite après que sa saine raison en eut reconnu la vanité. Dans une lettre à L'astrologue J.-B. Morin, il dit qu'il demande pardon à Dieu de n'avoir perdu que trop de temps à l'astrologie et il ajoute : « J'ai toujours eu pitié de moi-même, de ce qu'en ma jeunesse j'avais été assez sot et assez fou d'y ajouter quelque foi ».
Aucune recherche scientifique ne le laisse indifférent; il étudie la circulation du sang; il fait appel à l'anatomie pour surprendre dans les phénomènes biologiques les secrets de la nature. Le microscope lui vient en aide pour l'étude des infiniment petits : « M. Gassendi, raconte Bernier, nous a fait la description d'un ciron. Il découvrit, par le moyen du microscope, que ce petit animal, que nos yeux n'aperçoivent que comme un point indivisible, a non seulement dans le devant un petit museau, avec une espèce de trompe pour percer la peau et sucer le sang, mais qu'il a encore dans le derrière un petit trou par où il le vit rejeter des excréments.
Le Ciron était alors le type des animalcules, invisibles à l'oeil nu. Les infiniment petits du règne animal n'avaient pas encore reçu, du chirurgien Sédillot, ce nom de microbe qui a fait une rapide fortune, en dépit d'une étymologie contestable (dont la vie est courte). II se trouve que les plus petits, parmi les êtres organisés, sont ceux qui paraissent avoir la vie la plus résistante et la plus longue.

A GRENOBLE — LE PROCÈS DES CHANOINES ET CELUI D'ARISTOTE

Tout en enseignant la doctrine d'Aristote, qui était alors le Credo de la philosophie reçue, Gassendi n'hésitait pas à contredire en bien des points le philosophe de Stagyre, et réunissait les éléments d'un ouvrage contre les péripatéticiens. Dufaur de Pibrac, conseiller au parlement de Toulouse, lui avait envoyé le livre de Pierre Charron sur la Sagesse, qu'il avait beaucoup goûté : quoique le P. Garasse n'y voit que « le bréviaire des libertins » : il y puisa de nouvelles inspirations d'indépendance pour la préparation de ses Exercitationes paradoxicae adversus Aristoteleos. Une circonstance favorable permit bientôt à Gassendi la publication de cet ouvrage. Après avoir consacré, à Aix, six années à cette salutaire épreuve de renseignement, dont on a dit : enseigner c'est apprendre deux fois, il avait donné sa démission de sa chaire de philosophie, et se proposait de rester à Digne pour y desservir son bénéfice, quand le vénérable Chapitre de cette ville lui confia le soin de surveiller à Grenoble un important procès, concernant le prieuré de Gaubert.
On a conservé aux Archives des Basses-Alpes un volumineux dossier contenant les pièces de cette procédure, des mémoires manuscrits de Gassendi, les lettres qu'il écrivit au Chapitre pour faire connaître à ses collègues les divers incidents de cette affaire. II faut croire que les hautes juridictions étaient déjà « embouteillées», car ce procès commencé en 1620 ne fut terminé qu'en 1651 par une transaction désavantageuse pour le Chapitre et que les nouveaux Chanoines, las de plaider, acceptèrent en l'absence de Gassendi, après avoir dépensé en pure perte plus de 6000 livres. Ce litige intéressait tous les membres dn Chapitre puisque leurs droits sur une partie de la Seigneurie de Gaubert, perchée sur ses rochers druidiques, leur était contestée. Gassendi fait des visites, rédige des mémoires, confère avec le procureur et l'avocat de ses mandants. II fait connaître l'état de l'aífaire à M. de Berre, « Sacristain du Vénérable Chapitre, » et termine sa lettre en ces termes respectueux : « Je baise très humblement les mains à tous Messieurs de notre Chapitre, et les prie de croire que je désire, sur toute chose, leur donner des témoignages de ma diligence.
Signé : GASSEND (1). »

(1) Le baise-main des personnes vénérables faisait alors partie de la politesse épistolaire, dont les délicatesses étaient familières à Gìassendi.

Au cours de ce procès, un incident se produisit qui n'est pas de procédure et dont Gassendi rend compte dans une lettre à M. Codur, économe du Chapitre.:
« Monsieur,... hier après-dìner, comme nous eûmes longuement contesté avec ces messieurs de Gaubert, père et fils, en la présence de M. notre dit commissaire, ainsi que nous l'accompagnâmes au Palais, ils firent du procès civil un criminel, car voyant que par aucune autre voie ils n'avaient su m'ébranler du devoir d'un homme de bien, et ayant cru que je me dusse estonner par le bruit, à mesure que M. le Commissaire se fut avancé d'un pas ou deux plus que nous pour parler à un gentilhomme qui vient à la rencontre, le jeune Gaubert eut bien la hardiesse de me lascher un coup de poing sur le ventre et entre autres paroles me menacer qu'il m'arracherait le poil de la barbe. Dieu sait si la procédure ofïensa des gens d'honneur qui, par bonne fortune, s'en aperçurent et ouïrent ces dernières paroles, etc.. A Grenoble, ce
V juin 1624. Signé : GASSEND1. »
Avec autant d'habileté que de zèle, Gassendi défend les intérêts qui lui sont confiés. Mais en même temps il profite de son séjour à Grenoble pour faire imprimer son premier ouvrage :Exercitationum paradoxicarum adversus Aristoíeleos libri duo priores, qu'il dédie au baron d'Oppède, premier président du parlement de Provence; ouvrage incomplet, comme l'indique son titre, et dont la suite annoncée ne fut pas publiée, sans doute pour ne pas aviver des querelles déjà trop passionnées, le genus irritabile d'Horace, devant s'appliquer aux philosophes, avec non moins de raison qu'aux poètes.
Descartes ne tardera pas à prendre position lui aussi contre la philosophie d'Aristote à laquelle il prétend substituer la sienne dans l'Ecole. Descartes et Gassendi, animés d'une même ardeur à la recherche de la vérité, veulent l'un et l'autre libérer la philosophie d'un joug qui la réduit au commentaire des textes et lui interdit la liberté de penser : Magister dixit !Mais Pinitiative qui n'est pas sans courage, puisqu'elle n'est pas sans péril, appartient à Gassendi. Nous sommes en eíïet en 1624, le Discours de la Méthode est de 1637 et les Méditations de 1641. Treize ans avant Descartes, Gassendi considérait que, pour les disciples attardés d'Aristote, la philosophie n'était plus qu'un art futile dont le but était de briller dans des discussions frivoles. Il n'épargnait ni les principes, ni la méthode, ni même la personne du maître ; il ne craignait pas de rappeler qu'Aristote avait été accusé d'avoir voulu faire empoisonner son élève Alexandre; de s'être montré ingrat envers son maître Platon; d'avoir trahi sa patrie; qu'il fut banni pour ses impiétés et dut se réfugier à Chalcis, en Eubée. II parlait d'ailleurs du péripatéticisme avec plus de compétence que Descartes, l'ayant enseigné lui-même, tandis que l'auteur du Discours sur la Méthode se vantait de ne s'y être point arrêté : « Qu'il fût vrai, disait Descartes, dans sa réponse au théologien protestant Voëtius, comme vous vous engagez à le prouver, que je ne comprends pas les termes de la philosophie péripatéticienne, peu m'importerait assurément, car ce serait plutôt une honte à mes yeux d'avoir donné à cette étude trop de soin et d'attention ».
Pour être juste envers le passé, il faut rappeler que Gassendi et Descartes, dans cet ordre d'idées, avaient eu un illustre précurseur, Ramus (Pierre La Ramée), qui avait publié en ir1545 ses Aristotelicae Animadversiones (1), et qui, le troisième jour de la Saint-Barthélemy, paya de sa vie l'indépendance de sa pensée.

(1) Citons aussi l'espagnol Vivès, professeur à Louvain, qui fut l'un des adversaires les plus passionnés du péripatéticisme.

La vigoureuse polémique des Exercitationes (in quibus praecipua totius peripateticae doctrinae atque dialecticae fundamenta excutiuntur) eut un retentissement qui dépassait les prévisions de leur auteur. On eût dit qu'un nouveau schisme venait d'éclater et que la Religion elle-même était en péril, tant on était accoutumé à considérer la doctrine d'Aristote, d'ailleurs défigurée par la Scolastique, comme la base de toute vérité et ses livres comme un cinquième Évangile. Que disait cependant le véritable Aristote, celui dont la doctrine apparaissait dans sa sincérité par la découverte et la traduction des véritables textes? Que l'âme ne peut être immortelle ; que Dieu n'est pas une providence ; qu'il n'y a point d'anges, pas plus que de démons, point de miracles. Mais les légendes sont dures à déraciner, et le temps n'était pas lointain où s'étaient rencontrés des docteurs pour proposer la canonisation d'Aristote.

GASSENDI, PRÉVÔT DE L'ÉGLISE DE DIGNE- LA PRÉVÔTÉ LUI EST CONTESTÉE- LE SECOND VOYAGE A PARIS — CHEZ FRANÇOIS LUILLIER

Si les Exercitationes paradoxicae furent jugées sévèrement par les partisans de renseignement établi, elles furent encouragées et accueillies avec une faveur enthousiaste par les esprits indépendants, las du joug de l'école. Parmi les détracteurs de Gassendi, il ne fallait pas compter le Cardinal Barberini, vice-légat du Pape à Avignon, qui conféra, en 1626, à notre philosophe une bulle de provision pour la prévôté de Digne. On entendait par bulle de provision celle dont l'objet était de pourvoir à un bénéfice.
Les fonctions du prévôt étaient analogues à celles des dovens dans les autres .parties de la France; il convoquait le Chapitre dont il était le premier dignitaire; il y avait double voix en sa double qualité de chanoine et de prévôt, quoique cette prérogative ait été contestée par les évêques et par les chanoines eux-mêmes. Les prévôts pouvaient être élus par les chanoines ; ils pouvaient aussi être imposés par une bulle, comme il advint pour Gassendi. C'est par erreur que la plupart de ses biographes, notamment le P. Bougerel et l'abbé Martin, attribuent sa nomination à une délibération capitulaire. Le précédent « praepositus Diniensis Ecclesiae » était messire Blaise Ausset, neveu, pupille et résignataire du prévôt Blaise Brunel. La déchéance d'Ausset avait été prononcée pour le motif qu'il avait négligé de se faire graduer en théologie dans l'année qui suivit sa réception. Lorsque Gassendi voulut prendre possession de la prévôté, son rival se pourvut devant le Parlement d'Aix; mais Gassendi fut maintenu dans la jouissance de sa charge par arrêt du 22 mars 1627. Cependant le même jour il passait avec son compétiteur un traité par lequel il lui accordait 500 livres de pension et l'usage de la maison prévòtale jusqu'à sa mort. Ce traité ne fut exécuté que plus tard, parce que Blaise Àusset, s'étant ravisé, fit opposition à l'arrêt du Parlement. Une longue procédure s'ensuivit, durant laquelle le Chapitre manifesta des dispositions peu bienveillantes à l'égard du nouveau prévôt et ajourna sa réception jusqu'au rejet de l'opposition.
Cet exposé s'accorde mal avec les nombreuses biographies consacrées à notre prévôt; mais il est confirmé par le témoignage de Gassendi lui-même, par plusieurs pièces relevées aux Archives des Basses-Alpes et par les recherches du savant archiviste M. Emile Isnard qui a minutieusement exploré le fond du Chapitre de Digne.
II paraît d'ailleurs que l'hostilité des chanoines fut partagée par les bourgeois de la ville qui se livrèrent à un charivari, ou tapage injurieux, « avec tous les bassins de l'Église » et qui, sous la direction de messire Jean Arnoux, parent de Blaise Ausset, démolirent un mur de la maison où habitait le philosophe dont la gloire devait bientôt se répandre sur leur cilé, et, dissiper, comme un nuage passager, leurs basses préventions. Le succès qu'avaient eu les Exercìtationes, les critiques autant que les éloges dont son livre était l'objet décidèrent Gassendi à prendre de nouveau le coche pour Paris, où sa réputation l'avait précédé. Ce voyage d'ailleurs n'était pas sans rapport avec les intérêts du Chapitre, puisque Gassendi présente à ses collègues un compte des frais qu'il lui a coûtés : « J'ai demeuré à Paris, écrit-il, depuis le 15 octobre 1624, jusqu'au 1 avril 1625, qui font en tout 168 jour et, parce que ma despence et celle de mon vallet a bien esté à raison de quarante-cinq sols par jour, attendu que j'y ai entièrement frippé deux soutanes, un long manteau, trois ou quatre paires de bas, cinq ou six paires de souliers. Après ces trottes et courses qu'il a fallu faire à Paris, durant tout l'hiver, ce que je n'eusse point fait si je fusse demeuré en repos chez moy. C'est la somme de trois cent soixante dix-huit livres. » Le procès avait été transféré de Grenoble à Paris pour règlement de juges.
Ce nouveau séjour à Paris alors que grandissait sa renommée, l'aménité de son caractère, la modestie avec laquelle il écoutait toutes les objections, lui valurent de nouvelles et illustres relations. Il se lia particulièrement avec François Luillier (1), maître des Comptes, Conseiller au Parlement de Metz, dont il accepta l'hospitalité, et par lui avec Balzac, avec Saumaise, avec Chapelain, avec le Père Mersenne, religieux minime, avec les nombreux savants ou lettrés dont son hôte cultivait l'amilié. il nouait aussi des relations épistolaires avec les savants des pays étrangers; il leur écrivait pour solliciter leur amitié et leur faire part de ses travaux.

(1) François Lhuillier ou Luillier qui avait été d'abord trésorier de France à Paris, et qui devint maître des Comptes à la place et au décès de son père, acheta plus tard une place de conseiller au Parlement de Metz. Chapelain, qui fut son ami, écrit L'Huiller, Gassendi écrit Luillier.

LA PRÉVOTE

Gassendi n'avait pu prendre possession de sa prévôté qu'après une procédure de sept années et le rejet définitif par le Parlement d'Aix, en 1634, de l'opposition faite par son prédécesseur Blaise Ausset à un précédent arrêt du 22 mars 1627. Les chanoines s'étant inclinés devant la chose jugée, son installation eut lieu, la veille de Noël, à la messe de minuit, Les biens et les revenus de la Prévôté sont énumérés, avec documents à l'appui, par M. Emile Isnard dans son Essai historique sur le Chapitre de Digne. I.e domaine proprement dit afférant à cette dignité consistait en maisons et en terres, quii presque toutes étaient situées dans les environs du Bourg ou sur le territoire de Marcoux, fief prévotal. Ces possessions avaient été tort étendues; mais l'importance en avait été diminuée par suite d'aliénations successives et par la mauvaise gestion des anciens prévôts. Gassendi, dans sa Notice sur l' Eglise de Digne, parle notamment du prévôt Marcellin Guiramand dont la gestion fut désastreuse : « Marcellin Guiramand, dit-il , démembra et mit en quatre pièces un fort beau grand pré appartenant à la prévosté au quartier de La Peyrière, en les donnant à nouveau bail, en retirant ou confessant avoir retiré pour droit d'entrée, outre quelque chétif bâtiment et jardin, la somme 63 florins de l'un, de 100 florins de l'autre, 165 du troisième et 125 du dernier, faisant en tout la somme de 455 florins, et cela sous prétexte de les employer au payement de certains maçons qui avaient fait des réparations à la maison de la prévôté, comme si pour réparer il fallait aliéner le fonds et non pas tascher de l'épargner (1) ».

(1) Marcellin Guiramand fut mis en possession de sa prévôté le 20 septembre 1482, après avoir été Précenteur depuis le 15 mai 1480.

Un grave préjudice causé à la mense prévôtale, au moment où Gassendi en prenait possession, résultait d'une action frauduleuse commise par son prédécesseur Ausset. Celui-ci, prévoyant sa dépossession prochaine par la perte de son procès devant le Parlement d'Aix, avait vendu aux Consuls de Digne des titres justificatifs des droits de la prévôté sur des immeubles convoités par la ville, après quoi ces titres avaient été brûlés. De là une action judiciaire poursuivie par Gassendi, Jusqu'au jour où de copies de ces titres lui ayant été restituées, le nouveau prévôt, suivant son dire, « fut tellement et si diversement pressé de ne point pousser plus avant le procès du crime, que l'affaire en est demeurée indécise et en l'état où elle se trouvait alors ».
Gassendi entama ou soutint divers débats pour la défense du bénéfice de la prévôté, moins dans un intérêt personnel qu'au profil de l'église de Digne. Les Archives des Basses-Alpes possèdent à ce sujet d'intéressantes procédures. On y trouve aussi un inventaire des documents relatifs à la prévôté écrit de la main de Gassendi et classés avec une clarté qui a permis de dire qu'à ses nombreuses qualilés, il joignait celle d'excellent archiviste. À l'encontre de ses prédécesseurs, Gassendi réussit à accroître son bénéfìce par de multiples acquisitions : c'est une petite maison avec jardin, joignant celui de la prévôté; c'est une terre « tout contre et au-dessus de la vigne de la prévôté » ; c'est une terre « sise au-dessous du chemin de Saint-Martin. » Gassendi avait réussi à doter ainsi son bénéfice d'un domaine dont la partie principale était d'un seul tenant près de la maison prévôtale.
En outre de son domaine, le prévôt jouissait autrefois de droits, revenus et casuel que Gassendi énumère dans sa Notitia : « droits de lods et menus services pécuniaires; perdrix et poules censuelles; chasse aux lapins; charges de foin; la dîme du blé et celle du vin du terroir du Bourg ; figues et raisins sur les vignes des Plantas, etc., etc. ». A l'arrivée du grand prévôt, la plupart des menus services étaient tombés en désuétude ; seuls survivaient les droits seigneuriaux, les dîmes et quelques pensions provenant de fondations pieuses.
Le prévôt était seigneur du Bourg de Digne, c'est-à-dire d'une seconde ville construite autour de la vieille église Notre-Dame. Sur ce même territoire, il exerçait les droits de haute, moyenne et basse justice. Il lui était loisible, en cette qualité, de prononcer en matière pénale par voie de disposition générale et réglementaire, et aussi par des sortes de décrets-lois, appelées préconisations ou criées à cause de la forme en laquelle ils étaient rendus. En voici un curieux exemple, à une date assez proche de l'arrivée de notre prévôt: « Par auctorité et commandement de Révérend Messire Blaiset Brunet, docteur en sainte théologie, prévost en l'église cathédrale de Nostre Dame du Bourg de la ville et cité de Digne, seigneur temporel dudict Bourg et son terroir, et Monseigneur le Juge dudict Bourg et à la requête du procureur d'office dudict Bourg icy présents, sont faites inhibitions et défiances à toules personnes de quelque qualité et conditions que soyent, ne jurer, ne blasfémer le saint nom de Dieu et la vierge et mère Marie, saintz et saintes du Paradis dans ledit Bourg et son terroya sous peine d'avoir la langue percée et de trente livres d'esmende pour chacun et pour chaque fois, aplicable audict procureur d'office. »

LES AMIS DE GASSENDI — GALILÉE — E PUR SI MUOVÉ- LE CHATEAU DE VIZILLE- LE SECOND ET LE TROISIÈME SÉJOUR A PARIS-
LE VOYAGE EN HOLLANDE

Un intéressant dossier conservé à la Bibliothèque de Grenoble et constitué par son neveu, entre autres documents contient une liste des amis de Gassendi dont je place ici les principaux, quoique ses relations avec quelques-uns d'entre-eux soient postérieures à la date à laquelle nous sommes arrivés. Cette pièce porte cette annotation de la main du neveu :
« Liste des amis de mon oncle ».
Seiguier, chancelier de Provence, Molé, garde des Sceaux, Le président de Toux, D'Oppède, premier président à Aix, Luillier, maître des Comptes, Ménage,
Jean Chapelain, De la Motte Le Vayer Déodat, Balzac, Valois, trésorier de France, Sorbière, Gui Patin, Lc Père Mérsenne, Bernier, Ismaël Bouilliau, etc.
Le nom de Cartesius (Descaries) y figure aussi, quoique l'amitié avec ee dernier ait été troublée par leurs dissentiments et plus encore par leurs controverses.
On lit ensuite :
« II a été connu Des rois Louis XIII, Louis XIV, Anne d'Autriche, reine régente. Frédéric II, roi de Danemark, Christine, reine de Suède ;
Des princes de Condé, de Conty, Mlle d'Orléans, duc d'Angoulême, de Lesdiguières, de Richelieu, duchesse d'Angoulême, etc
Des grands seigneurs, maréchal d'Est rées, etc... Des cardinaux, de Richelieu, Mazarin, de Lyon (1), de Retz, d'Fslrées, Barberino, etc »

(1) Le cardinal duc de Richelieu avait un frère, lui aussi cardinal, qui fut archevêque de Lyon, après avoir été archevêque d'Aix, où il avait connu Gassendi.

Gassendi recherchait aussi la connaissance des savants étrangers, Hobbes, Galilée, Kepler, Schikard, Wendelinus, Hortensius, Hensius, Grotius, et autres savants en us.
C'est par l'intermédiaire d'Élie Déodat, conseiller de la République de Genève, qu'il entra en relations épistolaires avec Galilée à qui il communique ses observations astronomiques et dont il sollicite l'amilté. Séduit par sa simplicité, il avait adopté la doctrine de Copernic sur le mouvement de la terre autour du soleil, que défendait Galilée, à qui il écrit le 20 juillet 1625 : « Tout d'abord, ami Galilée, je voudrais que vous soyez bien convaincu du plaisir de l'âme avec lequel j'embrasse votre opinion en astronomie, sur le système de Copernic. Les barrières d'un monde assurément vulgaire sont brisées. L'esprit libéré erre à travers l'immensité de l'espace.
Peut-être conviendrait il que vous publiiez votre travail. En le cachant vous feriez une grave injure aux lettres et à ceux qui s'adonnent aux sciences les plus divines.Si une résolution bien arrêtée, ou la destinée, vous imposent une réserve telle que vous ne puissiez même pas communiquer par lettre à vos amis ce que vous avez conçu, faites une exception pour moi. Laissez-moi espérer ou vous demander d'être voire correspondant. »
Lorsque Galilée fut traduit devant le Saint-Office pour avoir enseigné que le soleil est le centre du monde, que la terre tourne autour du soleil d'un mouvement journalier, opinion que les juges de l'Inquisition estimaient contraire à la foi, aux Saintes Ecritures, comme à la philosophie approuvée, Gassendi écrivit à l'illustre astronome : « Je suis dans la plus grande anxiété sur le sort qui vous attend, ò vous la plus grande gloire de notre siècle. Malgré les bruits qui circulent, j'ignore encore ce qui a été décidé ; je ne veux rien croire jusqu'à ce que la chose soit parfaitement connue. Quoi qu'il arrive, je connais trop la modération de votre esprit pour douter que vous ne vous .soumettiez à toutes les éventualités de la fortune, soit qu'elle vous soit favorable, soit qu'elle vous soit contraire. Puisqu'il ne peut rien vous arriver qui trouble la sérénité de votre âme, je me réjouis avec vous, au lieu de m'affliger. Soyez toujours vous-même, et ne permettez pas que la sagesse, qui fut toujours votre compagne, vous abandonne dans votre vénérable vieillesse. Si le Saint-Siège décide quelque chose contre votre opinion, supportez-le comme il convient à un sage. Qu'il vous suffise de vivre avec la persuasion que vous n'avez cherché que la vérité. »
Galilée fut incarcéré dans les prisons du Saint-Siège; son livre sur les deux plus grands systèmes du Monde fut brûlé à Rome; il fut déclaré atteint et convaincu d'hérésie. On lui signifia qu'il avait encouru les censures et les peines prévues par les sacrés canons; néanmoins l'absolution lui fut promise pourvu qu'il abjurât, de coeur, de bouche et par écrit, ses erreurs et ses hérésies.
Le 25 juin 1633, Galilée fut conduit devant ses juges dans le couvent de La Minerve. Il est permis de croire qu'il s'inspira des conseils de Gassendi plutôt que des suggestions de cette déesse, lorsqu'il promit, à genoux, la main sur les Saints Évangiles, de ne plus rien dire, ni écrire, qui fût contraire à la décision du Saint-Office.
E pur si muove ! J'évite de placer cette exclamation dans la bouche de Galilée ; car elle est contestée, comme la plupart des mots historiques, comme : « La Garde meurt et ne se rend pas », dont Victor Hugo nous a donné une traduction libre. Pendant un quart de siècle cette question du mouvement de la terre fut l'objet de polémiques passionnées. Gassendi, comme toujours, se montra prudent et ne soutint qu'avec maintes précautions et réserves l'opinion condamnée par le Saint-Siège; mais qui s'imposait à sa raison. Gassendi avait quitté Paris en avril 1625 et s'était arrêté du 18 au 28 août à Grenoble, où le procès de son Chapitre n'était pas terminé. Il y avait retrouvé des amis, et parmi les meilleurs, Valois, trésorier de France, fervent astronome, encore entiché des sottises de l'astrologie, dont il eut la satisfaction de le désabuser.
Valois lui fit faire la connaissance du connétable de Lesdiguières qui avait assiégé et rançonné la ville de Digne, pendant les guerres de religion si désastreuses pour la Provence : « Après cinquante-quatre volées contre l'église (1), dit César de Nostradamus en son Histoire et Chronique de Provence, et six tant seulement contre le fort, Digne s'était rendue à telle composition que la Ville donerait cinq mille escus au Seigneur de Lesdiguières, pour la monstre de l'infanterie dauphinoise, et d'abondant les frais de route de l'armée, selon l'estime qui en serait faite.

(1) Il s'agit de l'église de Notre-Dame-du-Bourg. On voit encore les trous que les boulets firent dans ses murs. Le bourg Notre-Dame n'est plus qu'un faubourg
de la Digne moderne.

Ce qui advint ainsi parce que le peuple se trouvant le plus fort contraignit et violenta S. Janet gouverneur de la place et les gens de guerre qui ne manquaient pas de courage. »
Le farouche gouverneur du Dauphine se plaisait aux conversations du doux chanoine de Digne (1) ; il mit à sa disposition, près du confluent où les eaux du Drac troublent celles de la Romanche, son château deVizille, imposant observatoire pour ses recherches astronomiques.

(1) Le vieil huguenot avait abjuré le protestantisme moins par conviction que par ambition. Dévoué au roi Henri IV, il pensait, à l'imitation de son maître, que
l'épée de connétable valait bien une messe.

On voit, au musée de Grenoble, le portrait de Lesdiguières, faisant pendant à celui d'Henri IV : « C'est un long soldat maigre, dit M. Henry Bordeaux, cuirassé et botté, la main gauche sur un bâton noueux, la droite sur la hanche, et dont la figure terne de militaire fatigué contraste avec l'oeil vif et la bouche sarcastique du Béarnais. Mais l'attitude révèle l'orgueil. II n'est pas jusqu'au petit page, moins haut que sa jambe, qui ne soit là pour montrer sa taille. Et ce visage de reître brutal paraît, si on l'examine davantage, combiné, astucieux, obstiné. »
En 1626 et 1627, nous retrouvons Gassendi à Digne, d'où il envoie à Peyresc ses observations sur les taches du soleil. Ses travaux astronomiques, ne l'empèchent pas de remplir ses devoirs de théologal ; il est assidu au choeur, il prêche souvent avec beaucoup de succès et d'éloquence, au témoignage de Bernier qui aurait voulu publier ses sermons; il rompt le sommeil de la nuit pour chanter les matines. Son troisième voyage à Paris est de 1628. L'année suivante, il entreprend avec son ami Luillier un voyage en Flandre et en Hollande. Nos deux philosophes explorent les bibliothèques, les musées ; ils rendent visite à tous les savants des villes qu'ils traversent ; ils rapportent de ce voyage, si j'ose ainsi m'exprimer, un herbier d'amitiés scientifiques.

CONTRE LES ASTROLOGUES — ROBERT FLUDD ET J.-B. MORIN

A son retour à Paris et sur la demande de son ami le Père Mersenne, de Tordre des Minimes, sous ee titre Fluddanae Phitosophiae examen, Gassendi achève et publie son ouvrage contre Robert Fludd philosophe, astrologue et alchimiste anglais. Les ouvrages où Fludd expose sa théosophie et sa théogonie, une sorte de panthéisme mystique, d'une remarquable érudition, rencontrèrent de son temps des admirateurs passionnés. Ce gentilhomme, ayant quitté la profession des armes, s'était livré à l'étude de tous les mystères de la nature, dont il cherchait les éclaircissements dans un étrange mélange de la magie avec les traditions hébraïques, les doctrines néo-platoniciennes, les croyances chrétiennes et les extravagances de la Rose-Croix. Fludd enseignait que tous les êtres dont l'univers est peuplé sont sortis du sein de Dieu et retournent en lui ; que les anges, les âmes, sans doute le diable aussi, sont des portions de Dieu, opinion que Gassendi estime pire que l'athéisme. Fludd avait écrit l'apologie de la cabale et des Frères Roses-Croix. La vie romanesque du fondateur de cette confrérie n'avait pas de secrets pour lui; ni son séjour parmi les magiciens; ni son voyage à Damcar, ville chimérique, peuplée de philosophes; ni sa mort à l'àge de cent six ans dans une grotte, où il aurait longtemps vécu, éclairé par un soleil naturel qui brillait au fond de cet antre.
Mersenne, dans son Commentaire sur la Genèse, avait maltraité ce visionnaire et ne lui avait pas ménagé les épithètes de sorcier, d'hérétique, de professeur de magie. Fludd lui avait répondu par des injures dans un ouvrage intitulé Le Combat de la Sagesse avec la Folie, où naturellement il gardait pour lui la Sagesse. De là intervention de Gassendi pour la défense de son ami et l'apologie de la religion (1).

(1) Képler lui avait fait aussi l'honneur d'une réfutation.

Avec infiniment de délicatesse et d'esprit, Gassendi dans sa réponse acculait au ridicule les mystères de la Rose-Croix et la polémique de Fludd. Celui-ci ayant répliqué avec son habituelle grossièreté, Mersenne conseillait une nouvelle réponse; Gassendi pensa que le dédain était plus digne d'un philosophe. Après Fludd, le plus violent détracteur de Gassendi fut Jean-Baptiste Morin, un autre astrologue, qui professait les mathématiques au Collège Royal. Il avait été l'atni de Gassendi qui fut très affecté de la rupture de leurs relations; ils avaient pour amis communs le Prieur de La Valette et Mathurin de Neuré. Sans se départir de sa prudence coutumière, mais avec sa passion dominante pour la recherche de la vérité, Gassendi avait réfuté les objections de ceux qui prétendaient que la terre ne se meut pas. J.-R. Morin, qui avait écrit contre le système de Copernic, considéra là démonstration du mouvement de la terre comme une injure personnelle et répondit avec une aigreur qui, au cours de la discusion, s'accentua jusqu'aux pires violences. Comme dernier argument, il annonça le décès de notre philosophe pour la fin de juillet 1650, « sous les malignes influences de Saturne et de Mars ». II est vrai qu'il prenait ses précautions, et, prévoyant le cas où les événements auraient l'impertinence de déjouer ses prophéties, il ajoutait : « Qu'il fasse profit de cet avis et m'en sache gré; je n'en dis pas davantage, lui souhaitant une plus longue vie ».
Il faisait cette réserve au préjudice de l'aslrologie : « Nam potest qui sciens est multos stellarum effeclus evertere. Quand on en est instruit, on peut éviter l'influence des astres ».
Les amis de Gassendi furent moins patients que notre philosophe; Rernier publia en 1651 un vigoureux pamphlet intitulé Anatomie du ridicule rat, ou impertinente dissertation de J.-B. Morin astrologue contre l'exposé qu'a donné Pierre Gassendi de la philosophie d'Epicure. Morin est encore plus maltraité dans deux lettres de Neuré datées de 1649 et dans celle de Barancy, de la mème année. Neuré écrivait que Morin ne devait sa chaire de professeur royal qu'à la faveur de la reine, « séduite par l'apparence de mille fausses prédictions dont Morin amusait sa crédulité, et dont elle témoigna du regret à sa mort, s'en voyant surprise en un temps bien éloigné de celui qu'il lui avait promis ».
La réponse de Gassendi fut d'une plus fine ironie. J'en détache les passages suivants : « ... Je connais la variété infinie et compliquée de vos maximes, qui fait qu'on peut soutenir que tel ou tel événement qui arrive devait arriver d'une façon ou d'une autre, en sorte que, posez deux circonstances contraires, l'on trouvera parmi tout ce tripotage que l'une et l'autre étaient prédites Il faut convenir que vous avez toujours fort mal réussi dans vos pronostics; j'en suis moi-même un exemple ; j'ai déjà survécu à plusieurs années que, selon vous, je ne devais pas voir. J'espère que vous vous tromperez vous-même aussi; quoique vous ayez jugé que l'année qui court et qui est la soixante-septième de votre âge, sera la dernière de votre vie, vous la surmonterez néanmoins, non pas malgré les astres qui n'y entrent pour rien, mais malgré toutes les subtilités de votre art... bien entendu que vous n'imiterez pas Cardan, qui se laissa volontairement mourir dans Tannée qu'il avait prédite, craignant, s'il eût vécu, qu'on eût argué sa prédiction de faux. Je m'assure que vous n'êtes pas assez ennemi de vous-même pour suivre un tel exemple. Je vous laisse avec tous vos Jupiter, vos Mercure, vos Mars, auxquels je leur baise les mains comme à vous. »
II y a longtemps que Fludd et Morin seraient tombés dans l'oubli, si leurs démêlés avec Gassendi n'avaient conservé leur mémoire.

AUX PRISES AVEC DESCARTES — UN REGARD SUR LA PHILOSOPHIE DE GASSENDI

Et ce maître René qu'on oublie aujourd'hui, Grand fou, persécuté par de plus fous que lui!

(VOLTAIRE. Les Systèmes.)

Gassendi avait rencontré un adversaire plus digne de lui. Par l'intermédiaire du Père Mersenne, leur ami commun, il adressait à Déscartes les Cinquièmes objections.
Avant de faire imprimer ses Méditations, Descartes en avait fait circuler quelques copies en France et en Hollande afin de provoquer des objections dont il pùt profiter pour sa rédaction définitive. Ces objections, telles qu'elles lui furent adressées par les philosophes et les théologiens les plus renommés de son temps, ont été publiées avec les réponses de Descartes, à la suite de la première édition des Méditations. Celles de Gassendi, qui suivent de près celles de Hobbes et
semblent parfois s'en être inspirées (1), sont développées avec beaucoup d'art et de force.

(1) Obligé de fuir l'Angleterre, ensanglantée par les guerres civiles, Hobbes vivait à Paris dans l'intimité de Mersenne et de Gassendi.

Descaries et Gassendi ne se connaissaient encore que par des témoignages d'estime et de haute considération qu'ils avaient échangés, ainsi qu'il convenait entre deux savants qui poursuivaient par des voies diverses la solution des mêmes problèmes. Pour combattre la scolastique et les commentaires d'Aristote, pour défendre la liberté de la philosophie contre la tyrannie de l'Ecole, pour l'affranchir de tout servage par une sorte de romantisme philosophique qui éclate deux siècles avant l'autre, nos deux philosophes marchent d'accord ; mais pour l'essentiel de la physique et de la métaphysique leur désaccord est irréductible.
« Gassendi, dit le Père Daniel, de la Compagnie de Jésus, dans son Voyage du monde de Descartes, Gassendi était un homme qui avait autant d'esprit que M. Descartes, une bien plus grande étendue de science et beaucoup moins d'entêtement.
Il parait être un peu pyrrhonien en métaphysique, ce qui, à mon avis, ne sied pas mal à un philosophe. »
S'il m'est permis de préférer l'humble sens commun, qui est aussi le bon sens, quoiqu'il soit susceptible de varier (1), à cette puissance d'invention qu'on appelle le génie, j'oserai mettre Gassendi au-dessus du grand Descartes, au premier rang des philosophes de son temps (2).

(1) « Si donc il est admis et comme une vérité de sens commun que le sens commun est susceptible de varier, qu'il reflète dans ses variations le mouvement
général des idées, alors la rupture de la philosophie et du sens commun, à laquelle semblait nous condamner la tentative de l'éclectisme, ne sera pas définitive. Mais, pour qu'il y ait accord entre eux, la première condition sera que le sens commun se reconnaisse naturellement incapable de guider la raison philosophique ; c'est d'elle au contraire qu'il attendra son orientation. » Léon Brunschvieg. L' Idéalisme Contemporain

(2) Gassendi fut, de son lemps, le plus savant parmi les philosophes, et le plus habile philosophe parmi les savants. » (Tennemann. Histoire de la philosophie,
traduction de Cousin.)

Je ne saurais me soustraire aux enchantements du rêve cartésien, ni refuser mon humble hommage à l'éblouissante imagination de Descartes, à ses hypothèses hardies sur les premiers et sur les derniers problèmes de l'ètre, à l'audace de son vol h travers l'inconnaissable, à sa conception d'un univers auquel, brassant le chaos, il impose ses lois et dont il est le véritable créateur ; mais la philosophie doit être autre chose qu'un roman sans amour (1) .

(1) "II est à peu près de votre crytique sur les éléments de votre physique, comme de celle du célèbre M. Gassendi sur ses Méditations Métaphysiques, et si cet auteur (Descartes) a pu acquérir la réputation de fort ingénieux dans ces deux desseins-là, vous lui avés l'un et l'autre fait bien perdre celle de fort solide, tout son fait après vos communes réflexions et discussions ne pouvant plus se produire que pour des imaginations riantes et pour un roman philosophique assés bien inventé et assés bien entendu." Lettre de Chapelain à Carrel de Sainte-Garde, auteur des Lettres contre la philosophie de Descartes. En sens contraire, M. Henri Bergson qui, sans même accorder à Gassendi une mention honorable, a écrit : « Descartes, Pascal, Malebranche, tels sont les trois grands représentants de la philosophie française au xvn siècle. » H. Bergson. Compte rendu de l'Exposition de San-Francisco. A la Sorbonne, il y a un amphithéâtre Descartes, il y a un beau portrait de Descartes près de celui de Richelieu ; mais parmi ces murs lourds de tant de passés, aucune mention ne rappelle Gassendi. Quant à Chapelain, il a varié dans son jugement sur Descartes. Le 29 décembre 1637, il écrit à Balzac : « J'oubliais à vous dire de M. Descartes qu'il est estimé par tous nos docteurs le plus éloquent Philosophe des derniers temps ; que n'y ayant que Cicéron, parmi les anciens, qu'ils lui égalent, il se trouve d'autant plus grand que luy que Cicéron ne faisait que prester des paroles aux pensées d'autruy, au lieu que cestuy cy revest ses propres pensées qui sont sublimes et nouvelles la plus part. »

Au passif du philosophe des Alpes, du moins, nous ne trouvons ni les tourbillons de matière subtile, transformant le chaos, ni la chimère des idées innées, ni les invraisemblances du doute méthodique, ni l'àme inétendue, sans forme, sans solidité, emprisonnée. sous la boîte crânienne dans cet appendice du cervelet, dans ce petit corps de substance grise qu'on appelle la glande pinéale , ni l'automatisme des animaux, ni cette idée des vérités mathématiques et même du bien et du mal, qui ne seraient telles que par des décrets arbitraires et révocables de la Puissance Divine. Si Gassendi défend le système d'Epicure, avec les réserves que lui commande sa foi, il le présente non comme une vérité dogmatique, mais comme l'hypothèse la plus vraisemblable. Rien ne lui paraît plus clair que l'exislence du corps et du monde extérieur; il avoue l'ignorance de l'homme sur les premiers principes, ce qui est peut-être méritoire pour un philosophe. L'incerlilude est inhérente à la nature des recherches de la métaphysique; les siècles s'écoulent, chaque génération voit éclore de nouvelles théories pour expliquer l'inexplicable ; elles brillent un instant, vacillent et s'éteignent au souffle d'un nouvel inventeur de systèmes. Confiant en sa méthode, Descartes croit apporter la vérité dans les plis de sa toge; Gassendi, plus modeste, continue à la chercher, et c'est l'aveu de son incertitude qui fait sa sagesse et sa supériorité.
« Beaucoup savoir, avait dit Montaigne, apporte occasion de plus douter » ; Gassendi savait beaucoup plus que Descartes. Entre Descartes et Gassendi, les philosophes et les théologiens de la Compagnie de Jésus n'hésitent pas; c'est la philosophie de Descartes, leur ancien élève au collège de La Flèche, qu'ils dénoncent à Rome, où elle est mise à l'index donec corrigeretur; c'est à celle de Gassendi que vont leurs préférences. Le P. Tournemine, ìe P. Bourdin, le P. Daniel, le P. Dutertre, le P. Harduin, le P. Valois, le P. Regnault, le P. Rapin, le P. Bufiìer sont d'accord avec Huet, évêque d'Avranches, qui a été tout à tour leur protégé, leur protecteur, leur pensionnaire, pour mettre Gassendi au-dessus de Descartes.
Le P. Bourdin, auteur des septièmes objections, qui enseignait les mathématiques au collège de Clermont, parle de l'auteur des Méditations avec si peu de mesure que Descartes, perdant tout son sang-froid, traite ce R.-P. de vil bouffon, d'infâme détracteur et porte plainte à son Supérieur, le P. Dinet, provincial de France, confesseur de Louis XIII. Perdu dans ses hautes spéculations métaphysiques, Descartes, considérant que la philosophie date du Discours de la Méthode prétend être « un esprit tellement détaché des choses corporelles qu'il ne sait même pas s'il y a jamais en aucuns hommes avant lui, et, partant, ne s'émeut pas beaucoup de leur autorité.
Le scepticisme de Gassendi ne s'égare pas jusque-là. Notre philosophe n'a pas besoin d'un enthymème ou syllogisme tronqué pour se prouver à lui-même sa propre existence. Rien ne lui parait plus clair que l'existence de son corps et du monde extérieur ; c'est l'évidence, evidens quod videtur ; il ne peut croire que Descartes parle sérieusement quand il met en doute les choses les plus manifestes pour conclure à la certitude des plus douteuses. Quant à la vie des savants qui l'ont précédé dans les spéculations philosophiques, elle est l'objet de ses patientes recherches et souvent de son culte. Il a longtemps médité sur la vie et sur la doctrine d'Épicure, le philosophe décrié dont le nom seul était une injure; il a réuni et compilé tous les textes épars dans les auteurs de l'antiquité; il a lu et relu le dixième livre de Diogène Laérce, avant d'écrire ses trois ouvrages (1)
1° De vita et moribus Epicurii, libri VII. Lyon 1647 ;
2° De vita, moribus et placitis Epicurii, Lyon 1649;
3° Syntagma phiiosophiae Epicurii. Lyon 1649.

(1) Parmi ceux qui avant lui ont fait l'éloge d'Epicure, Gassendi cite André d'Arnaud, lieutenant de la Sénéchaussée de Forcalquier.

II a prévu les injustes attaques auxquelles l'exposera l'apologie d'Épicure et de sa doctrine, mais il écrit : « De tous les philosophes, ce fut celui dont la vie a été la plus irréprochable, la plus chaste, la plus sévère; dont l'esprit a été le plus clair et le jugement le plus solide. Je ne puis souffrir que la multitude accable un innocent Je me flatte de convaincre mes lecteurs qu'Epicure a été très sobre et très chaste, et que de toutes les sectes des philosophes, la sienne a été la plus respectable. Pour ce qui concerne ses dogmes, je ne nie pas qu'il en avance de contraires à notre religion ; il n'est pas de philosophe qui soit exempt de ce reproche, » Dès longtemps il a adopté les atomes qni ne peuvent être coupés que par le tranchant de l'imagination, et le vide sans lequel il n'y a pas de mouvement 2; il prend soin toutefois d'adapter au christianisme la doctrine d'Épicure, en y ajoutanl la création, la Providence, l'âme spirituelle et immortelle, et de l'expurger de tout ce qui peut être contraire aux enseignements de l'Eglise; car l'adiniration qu'il a pour Epicure n'exclut pas l'esprit de critique (1) : s'il tient à honneur de philosopher en toute indépendance, il veut avant tout rester un prêtre fidèle à ses devoirs et à sa foi : ancilla ratio ad fidem dirigit (saint-Augustin).

(1) « Cet Epicure était un grand homme pour son temps; il vit ce que Descartes a nié, ce que Gassendi a affirmé, ce que Newton a démontré, qu'il n'y a point de mouvement sans le vide. » Voltaire, Dict. philosophique.

C'est pourquoi avant de répondre aux difficultés proposées par Descartes et de s'engager dans un débat contre le spiritualisme cartésien, il affirme d'abord sa croyance en Dieu et en l'immortalilé de l'âme : « Je n'ai de la difficulté, écrit-il à l'auteur des Méditations, qu'à comprendre la force et l'énergie du raisonnement que vous employez pour la preuve de ces vérités métaphysiques, et des autres questions que vous insérez dans cet ouvrage ».
Mais, après avoir pris ses garanties par cette profession de foi, il critique avec autant d'esprit que de courtoisie le système de son contradicteur qui a le tort de s'en offenser. Contre les idées innées il reprend la vieille maxime de l'École sensualislte, admise par Aristote comme par Épicure et par Zénon : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu. Toutes nos idées viennent des sens; toutes représentent des choses matérielles. D'entendement s'empare de ces notions, de ces idées simples, les assemble, les développe, les compose et les élève à la hauteur des idées générales, à la conception des substances incorporelles et à la connaissance de Dieu.. Vous diles que vous êtes une chose qui pense, écrit, ou à peu près, Gassendi à Descartes. Nul ne pourrait le nier; mais il ne s'agit pas de prouyer l'existence de l'esprit, il s'agit de savoir quelle est la nature de cette chose qui pense, quelle est sa substance et si elle n'est pas corporelle? Comment l'âme peut-elle être inétendue, tout en étant unie à un corps étendu? Qu'on suppose l'âme répandue, de la tête aux pieds, dans le corps tout entier, ou localisée dans une partie quelconque du corps, l'union du corps et de l'âme suppose toujours une extension de l'âme et un contact difficiles à concilier avec l'idée d'une substance immatérielle. Pourquoi ce qui pense en nous ne serait-il pas une substance subtile, un souffle, un feu, mais cependant une chose matérielle, formée du plus pur de tout-puissant n'aurait-il pu donner à la matière la faculté de sentir et de penser? Pourquoi imaginer, pour expliquer la pensée, une substance dont la clarté ne saurait être comparable à celle du corps?
Malgré la forme hypothétique donnée au développement de ces idées, qu'il présente comme de simples objections au système de Descartes, les tendances matérialistes de Gassendi apparaissent ici plus nettement que dans aucun autre de ses ouvrages. Descartes riposte; Gassendi réplique. La polémique entre les deux philosophes s'aigrit dans cette discussion. Les Imtantiae par lesquelles Gassendi avait répondu à Descartes, avaient été reçues avec faveur par le public. C'était un coup vigoureux porté à la doctrine cartésienne; Descaries dissimulait son embarras sous un apparent dédain auquel ses amis eux-mêmes ne se trompaient pas. La crise du logement pour l'âme a toujours été la pire des difficultés qu'aient rencontrée les raisonneurs quand ils n'ont voulu ni renoncer à la doctrine de la substance immatérielle, ni reconnaître qu'il y a là un mystère impénétrable à la raison. Une autre difficulté séparait profondément nos deux philosophes, la question des bêtes-machines, la merveilleuse invention du génie cartésien, que Descartes avait développée dans la dernière partie du Discours de la Méthode et qui était devenue pour ses disciples un dogme dont la certitude s'imposait à légale de celle de l'existence de Dieu. Selon Descartes les animaux n'ont ni intelligence, ni sentiment. Ce sont de simples automates créés et montés par le grand mécanicien de la nature; leurs mouvements sont subordonnés aux lois de la mécanique, comme ceux des machines moins perfectionnées qui sortent de la main des hommes : « Sur la foi de Descartes, dit Bouillier, on était devenu à Port-Royal sans pitié pour les animaux; on ne s'y faisait plus scrupule de disséquer des bêtes vivantes. Qu'étaient leurs cris et leurs convulsions, d'après le système du maître, sinon le bruit et l'effet de rouages et de ressorts qui se brisent? » Fontenelle raconte qu'entrant avec lui à Moratoire St-Honoré, Malebranche frappa brutalement une chienne pleine dont les caresses l'importunaient, et comme Fontenelle témoignait de la pitié : « Ne savez-vous pas, dit froidement Malebranche, que cela ne sent point? »
Gassendi considérait comme un défi au sens commun le système de l'automatisme. Mais comme il ne veut cependant pas abaisser l'homme au niveau de la brute en prêtant à celle-ci une âme semblable à celle de l'homme, il résout la difficulté par !'hypothèse de deux âmes chez l'homme, une âme supérieure, spirituelle, immortelle, mens, à laquelle il attribue les opérations de la pensée, et une âme inférieure, anima, vouée à la dissolution et à la mort, qui préside aux autres phénomènes de la vie chez l'homme comme chez les animaux; cette dernière étant une sorte de lien pour joindre l'âme raisonnable avec le corps. Cette hypothèse, d'origine platonicienne, n'était pas nouvelle dans l' Église : « Ceux qui l'ont adoptée, a dit Origène, ne pensent pas que ces mots de l'apòtre : l.a chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit, doivent s'entendre de la chair proprement dite, mais de cette âme qui est réellement l'âme de la chair; car, disent-ils, nous en avons deux, l'une bonne et céleste, l'autre inférieure et terrestre (1) ».

(1) Descartes admet aussi la nécessité d'un intermédiaire pour mettre en rapport ces deux substances opposées, l'àme et le corps. Il attribue cette fonction aux esprits animaux, plus subtils que le corps, sans être d'essence spirituelle.

II n'est pas possible d'affirmer plus énergiquement la spiritualité de l'âme supérieure que dans ce texte de Gassendi : dicimus mentem substantiam esse incorpoream, quae a Deo creatur. Ne demandons pas à notre philosophe plus de clarté sur la nature de ce mystérieux et noble atome de la métaphysique, où la Religion tient en lisières la liberté de sa pensée.
Gassendi reste fidèle à la devise de saint Augustin : in necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas. Dans cette question de la nature de l'âme, comme dans beaucoup d'autres, Gassendi se sépare d'Epicure qui n'admettait qu'une âme corporelle, opinion que paraissent avoir partagée de nombreux théologiens. Saint Augustin a dit de Tertulien : « il a cru que l'àme était corps, parce qu'il n'a pu la concevoir incorporelle, et qu'ainsi il craignait que si elle n'était corps, elle ne fût rien ». Etant donné ses tendances à matérialiser toutes les entités et l'inclination de son esprit à se rapprocher des conceptions de Hobbes, son ami, il semble bien que Gassendi ait dû partager les craintes de Tertulien, et qu'il lui ait fallu un effort méritoire pour concevoir une substance qui fût quelque chose tout en étant incorporelle. S'il admet l'intime union de ces deux substances hétérogènes que sont l'âme et le corps, jamais dans aucun de ses écrits, à aucun moment de sa. vie spirituelle, il n'en a conclu que les deux ne font qu'un. Toute la vie de Gassendi et plus encore sa mort, le crucifix sur les lèvres, le témoignage non suspect d'une constante piété protestent contre l'imputation d'athéisme. II croil au Dieu qu'adorait sa mère, vers qui s'envolaient ses prières d'enfant. Ce n'est pas l'existence de Dieu qu'il discute contre Descartes, mais l'inconsistance des preuves de cette existence telles qu'elles sont présentées par l'auteur des méditations, et qui peuvent plutôt conduire au doute les esprits les plus solides. II rejette la preuve par l'idée de l'infìni, dont il dit qu'il est impossible de rien conclure : « Celui qui dit une chose infinie donne à une chose qu'il ne comprend pas un nom qu'il n'entend pas davantage ». L'idée de Dieu n'est qu'une extension de toutes les perfections que nous avons remarquées chez les êtres créés. Par abstraction des limites, l'idée de la substance infinie nous vient de celle des substances finies que nos sens découvrent. Nous ne concevons l'infìni que par la seule négation du fini, l'unique preuve de l'existence de Dieu qui parait s'imposer à Gassendi, en dehors de la révélation, c'est l'argument tiré des merveilles de la nature et des causes finales, que rejette Epicure, que Descartes déclare absurde eu physique, et admissible seulement en morale « pour élever l'àme à Dieu et fortifier la piété ».
Après avoir approfondi tous les systèmes des philosophes, qui nous donnent surtout des raisons de douter, Gassendi n'était pas loin de dire avec Pascal .: « Par où donc la raison s'élèvera-t-elle jusqu'à Dieu? En dépit de tous ses efforts, elle ne peut y atteindre. S'il y a un Dieu, il est pour nous infiniment incompréhensible, et nous sommes incapables de connaître ni ce qu'il est, ni même s'il est ». Mais toujours la raison du bon prêtre s'inclinait et s'humiliait devant la révélation ; seule la lumière de la foi suffisait à lui révéler Dieu : « Son coeur a des raisons que la raison ne connaît pas », et qui écrasent toute philosophie. Quid est fides, nisi credere quod non vides? (saint -Augustin).
Ses savantes dissertations pour réhabiliter Epicure, son penchant au matérialisme, son esprit de tolérance, son éloignement de tout sectarisme, son amitié pour des savants réputés libertins ou esprits forts, ou même condamnés par l'Ëglise, tels que Galilée, Campanella, La Mothe-Levayer, Naudé , Chapelle, Hobbes, Guy Patin, Sorbière, Saint-Évremond avaient dressé devant Gassendi les soupçons de quelques théologiens inquiets et surtout servi de prétextes à d'implacables hostilités; et non moins qu'à Descartes et même à Pascal, les accusations d'athéisme ne lui avaient été épargnées : « S'il dissimule, osait écrire Morin, devenu son ennemi déclaré, c'est par crainte du feu, metu atomorum ignis ». Comme dit Tacite, Livor et Calumnia pronis auribus accipiuntur. Voltaire qui le défend (1), sans être suffisamment qualifié pour une telle apologie, ne paraît pas lui apporter une caution sans réserve : « L'incertain Gassendi », a-t-il écrit dans les Systèmes.

(1) "On prit Gassendi et Descartes pour des athées parce qu'ils raisonnaient. " Voltaire Le philosophe ignorant. V.

L'incertain Gassendi, ce bon prêtre de Digne, Ne pouvait du Breton souffrir l'audace insigne. Et proposait à Dieu ses atomes crochus, Quoique passés de mode, et dès longtemps déchus, Mais il ne disait rien sur ['Essence Suprême.
El Voltaire? Sans doute, il ne cesse d'affirmer sa croyance en un Dieu créateur : « Pour ma part, plus j'y pense et moins je puis songer que cette horloge marche et n'ait point d'horloger » ; mais quelle est sa théodicée? Quand j'ai visité Ferney, sur le fronton d'une chapelle, dans le parc, en face du Château, j'ai lu cette impertinente inscription : « Deo dedit Voltaire » : Voltaire a fait à Dieu ce petit cadeau !
L'année qui précéda sa mort, Voltaire disait à l'un de ses voisins de Ferney: « Enfin Dieu m'appelle ! Mais quel Dieu? Je n'en sais rien ». Si Gassendi ne disait rien sur « l'Essence Suprême », il se montrait peut-être plus respectueux et plus sage que tant de philosophes, tant d'inventeurs de systèmes, qui depuis et avant le divin Platon, ont disserté sur un sujet où la raison s'égare quand elle prétend l'atteindre. « Quelle idée as-tu de Dieu? » demande Logomacos à Dondindac, dans le Dictionnaire philosophique de Voltaire.
DONDINDAC. — L'idée de mon créateur, de mon maître, qui me récompensera si je fais bien, et qui me punira si je fais mal. LOGOMACOS. — Bagatelle, pauvreté que cela ! Venons à l'essentiel. Dieu est-il infini secundum quid ou selon l'essence? DOINDINDAC. — Je ne vous entends pas. LOGOMACOS. — Bête brute ! Dieu esl-il en un lieu, ou hors de tout lieu, ou en tout lieu? DONDIXDAC. — Je n'en sais rien Tout comme il vous plaira. N'en déplaise à Logomacos, je lui préfère Dondindac. L'ironique reproche de Voltaire trouve son démenti dans le Syntagma philosophicum, il suffit, pour connaître le sentiment
de Gassendi sur « l'Essence Suprême », de se reporter au livre IV, De Principio Efficiente, et particulièrement à la page 299 du tome Ier des Opéra Omnia : on y lira : « Illi eximie locuti sunt qui deum esse non substantialem, sed supersubstantialem dixerunt ». Dieu est une hypersubstance, une hyperintelligence, créatrice, ordonnatrice; un être réel, distinct du vide, comme de la matière, infini dans l'espace comme dans le temps, exempt des défaillances des autres êtres, doué de toutes les perfections.
Quand nous parlons de Dieu, de son essence, de ses attributs, nos expressions sont toujours inférieures à l'objet qu!elles désignent : car notre langage est impuissant à représenter l'idée sublime de la Divinité. Gassendi étudie Dieu sous ces divers aspects, autant que notre faible intelligence peut les atteindre : l'unité, l'éternité, l'immensité, Pimmutabilité. Quand nous disons que Dieu est partout, nous pouvons dire qu'il est en lui-même, « in se ipso », puisque son étendue est adéquate à celle de l'espace. Dieu est éternel ; il existe nécessairement et par lui-même, avec tous ses attributs et toutes ses perfections.
Dieu, d'un même regard, embrasse le présent, le passé, l'avenir. A ceux qui osent contester à sa divinité la connaissance de l'avenir, ou qui la jugent incompatible avec la liberté de l'homme, ou même avec sa propre liberté, Gassendi répond qu'il n'appartient pas à notre faible intelligence de déterminer les facultés de Dieu : « Cum Dei potentia infmita sit, ne hoc quidem possumus scire, an illius potentiam fugiat, ut duo contraria faciat ». Gassendi s'explique sur l'immutabilité divine qui soulève de nouveau le problème de la liberté. Nous croyons à là liberté de Dieu quand nous lui adressons nos prières ; mais, par la même, nous paraissons croire qu'il est susceptible de changement. Gassendi répond: « Quand nous prions Dieu, nous nous conformons à ses desseins. Quand nous disons qu'il se laisse fléchir par nos prières, nous n'entendons pas qu'il se décidera contrairement à ce qu'il avait prévu et voulu; mais qu'il accorde à nos prières ce qu'il avait résolu de ne pas nous refuser ».
Si cette subtile explication ne nous satisfait pas, il ne faut nous en prendre qu'à l'inlìrmité de notre esprit. Epicure conteste l'unité de Dieu; car s'il était un, il ne pourrait être heureux. Peut-on supposer que Dieu aurait créé le monde, dans le temps, pour se distraire de son éternel ennui? Gassendi objecte qu'il ne faut pas se représenter Dieu à l'image de l'homme qui souffre de la solitude parce qu'il ne trouve pas en lui-même tout ce qu'il désire; l'Etre Infini se suffit à lui-même dans la contemplation de ses propres perfections. Et qu'on ne prétende pas que les prières de l'homme ne peuvent que troubler et importuner Dieu dans sa félicité ; ce serait s'égarer dans le plus grossier anthropomorphisme. Nous devons répondre négativement à la question posée par M. Beer dans sa thèse de doctorat : « An jure inter scepticos Gassendus numeratus fuerit ? » Mais on ne saurait blâmer la prudence et parfois les hésitations de Gassendi dans l'examen des questions que d'autres philosophes ont tranchées avec un dogmatisme brutal. « II est fort croyable, a dit Descartes, que Dieu nous a faits à son image et semblance. » Gassendi répond : « A la vérité cela se peut croire par les lumières de la foi et de la religion; mais comment cela se peut-il concevoir par raison naturelle si vous ne supposez que Dieu a la forme d'un homme? Et en quoi peut consister cette ressemblance ? Pouvez-vous présumer, vous qui n'êtes que cendre et que poussière, d'être semblable à cette nature éternelle, incorporelle, immense, très parfaite, très glorieuse, et qui plus est, très invisible et très incompréhensible au peu de lumière et à la faiblesse de nos esprits?
L'avez-vous vue face à face pour pouvoir assurer, faisant comparaison de vous à elle, que vous lui ètes conforme? Vous dites que cela est fort croyable parce qu'il vous a créé. Au contraire, pour cela même, cela est incroyable. Car l'ouvrage n'est jamais semblable à l'ouvrier, sinon lorsqu'il est par lui engendré par une communication de nature. Mais vous n'êtes pas ainsi engendré de Dieu ; car vous n'êtes pas son fils, et vous ne participez point avec lui à sa nature en sorte que vous ne pouvez pas dire que vous avez plus de ressemblance avec lui qu'une maison en a avec un maçon. Et même cela s'entend, supposé que vous ayez été créé de Dieu ; ce que vous n'avez pas encore prouvé ».
Dès qu'il a commencé à penser, l'homme a voulu connaître son origine et sa destinée; cinquante siècles de méditations et de systèmes ne paraissent pas avoir dissipé les ténèbres où sa raison s'est perdue. En tant que science, si c'en est une, la métaphysique est toujours à recommencer; jamais les fils de l'homme n'ont réussi dans leurs tentatives pour escalader le ciel (1).

(1) « A défaut du vrai qui n'est pas à notre portée, écrit Gassendi, cherchons la vraisemblable, seule faite pour notre faiblesse. » Et dans une lettre à Golius :
« L'ombre de la vérité que je poursuis partout suffit à me remplir de joie; car la vérité même, Dieu seul peut la connaître. »

S'il abordait avec une sage réserve les problèmes angoissants de la métaphysique, Gassendi faisait preuve de la même prudence dans les questions de théologie qui divisaient ses contemporains. C'est en vain qu'on chercherait dans ses écrits son opinion sur le redoutable problème de la grâce soulevé par Jansénius et par l'abbé de. Saint Cyran, et sur les nombreuses difficultés où la philosophie et la théologie se rencontrent et se heurtent. II laissait à Descartes le soin de philosopher sur l'Eucharistie et sur la transsubstantiation; il laissait à d'autres le soin d'expliquer le sens figuré des Écritures par la nécessité où s'est trouvé l'Esprit Saint de parler un langage intelligible au faible entendement des hommes. II s'abstint de commenter l' Apocalypse.
A cette prudence qu'il considérait, dans sa morale, comme la première de toutes les vertus, il doit d'être resté « le saint prêtre » pour le clergé et pour le peuple de la Provence, et d'avoir su, par d'heureuses transactions, accommoder ses tendances matérialistes aux décrets du Concile de Trente et aux exigences de l'Eglise qui n'a jamais censuré aucun de ses écrits.
Comment l'Eglise eût-elle pu se montrer impitoyable aux difficultés d'un croyant qui affirme avec une égale soumission la spiritualité de l'âme et le dogme fondamental de la résurrection de la chair? Peut-être le soin que prend Gassendi de distinguer entre les affirmations de la raison et les vérités révélées, la supériorité qu'il reconnaît à celles-ci, son désaveu anticipé de tout ce qui, dans ses écrits, pourrait être reconnu contraire à la foi ne suffisent-ils pas à rassurer Voltaire qui en avait usé avec moins de sincérité?
Voltaire, comme Bayle, comme Pomponat, non sans quelque ironie, a pris maintes fois ces précautions dans son Traité de Métaphysique, si galamment eavoyé à Mme du Chàtelet; il y revient dans son Philosophe Ignorant : « Si notre Sainte Ecriture a dit que le chaos existait, nous le croyons sans doute, et avec la foi la plus vive. Nous ne parlons ici que suivant les lueurs trompeuses de notre raison. » Et dans son Dictionnaire philosophique, au mot âme : « La révélation vaut mieux que toute la philosophie. Les systèmes exercent l'esprit : mais la foi l'éclaire et le guide ».La vie et la mort de Gassendi, ses vertus sacerdotales sont la plus sure garantie de sa fidélité aux enseignements de l'Eglise.
A lire les mystiques invocations qu'il adresse à son Créateur, à son Sauveur, à son Dieu durant sa dernière maladie, on croirait entendre l'auteur inconnu de l'Imitation de Jésus- Christ (1).

(1) En approuvant l' Histoire de la vie et des écrits de Pierre Gassendi par l'abbé Martin, Monseigneur Meirieu, évêque de Digne, en 1855, s'exprime ainsi :
« Cet illustre écrivain (Gassendi) est la plus grande gloire de notre contrée, et cette gloire a brillé au sein même du clergé de Digne, ses conceptions étranges ou hardies dans lesquelles il a quelquefois laissé égarer son génie n'empêcheront pas de le placer au nombre des grands hommes dont la France s'honore.

Plus autorisé que le. nôtre, le témoignage de l'abbé Martin sur l'orthodoxie de Gassendi est .intéressant à recueillir : « La théorie de Gassendi sur les atomes, ainsi dépouillée des erreurs métaphysiques d'Épicure, se réduit à un simple système de physique. Nous n'avons pas à rechercher si ce système est plus ou moins fondé; s'il est préférable à d'autres opinions souvent émises, ou si on doit l'abandonner pour s'attacher à une théorie plus satisfaisante. Une chose nous suffit, c'est qu'il soit irréprochable au point de vue de l'orthodoxie, et qu'il ne contienne rien de contraire aux vérités révélées.
Il aura suffi de rappeler la polémique bien connue de Gassendi avec Descartes, l'aimable ironie de l'un, la réponse irritée de l'autre, — O Mens! — O Caro! — la rupture de leurs bons rapports, la durée de leur mésintelligence jusqu'à leur réconciliation par les soins de l'abbé d'Estrées (1) en 1648, leurs embrassades finales et. leurs protestations tardives d'une éternelle amitié. M. Francisque Bouillier, l'historien de la Philosophie Cartésienne, dont j'eus l'honneur de suivre les cours en 1858 et 1859 à la Faculté des lettres de Lyon, M. Francisque Bouillier, qui n'est pas suspect de partialité en faveur de Gassendi, juge en ces termes leur querelle : « Il y a en effet quelque vivacité dans les objections de Gassendi, mais cette vivacité ne nous parait pas excéder les limites du bon goût et des convenances.

(1) L'abbé d'Estrées, plus tard cardinal, fils du maréchal Annibal d'Estrées et neveu de la belle Gabrielle.

Il est impossible de traiter les discussions philosophiques avec plus de clarté, d'agrément et de naturel, et la polémique de Gassendi mérite encore aujourd'hui d'être proposée comme un modèle. Elle est animée par une douce et légère ironie dont Descartes a tort de s'offenser. II ne peut supporter que Gassendi feigne ironiquement en certains endroits, comme à propos du doute sur l'existence des corps, qu'il n'a pas voulu parler sérieusement. »
Citons aussi le P. Menc, religieux dominicain, qui a écrit l'Eloge de Gassendi mis au concours en 1766 par l'Académie de Marseille: «Par sa modération, Gassendi obligea Descartes à lui pardonner sa supériorité. »
Rappelons enfin que nous n'avons pas la prétention d'écrire ici la critique de la philosophie gassendiste; que nous jetons un simple regard sur les idées générales de l'illustre prévôt dont nous avons entrepris de rappeler la vie et les vertus, et pour de plus amples développements, renvoyons le lecteur à l'abrégé en sept volumes qu'a publié de ses oeuvres son fidèle disciple, le médecin Bernier : « Je ne saurais m'empêcher de dire, écrit celui-ci en sa préface, qu'il y en a qui semblent prendre plaisir à décrier la philosophie de M. Gassendi, la faisant passer pour celle de Démocrite et d'Épicure; mais j'espère bien que ceux qui se donneront la peine de lire cet, abrégé lui feront justice et qu'ils connaîtront qu'il en a usé à l'égard de ces deux philosophes, comme à l'égard de Platon, d'Aristote et de tous les autres. II a su faire le choix de ce qu'ils avaient de meilleur, et l'accommoder à son système, sans toutefois taire leurs noms, ni s'attribuer l'honneur de leurs inventions, et lorsque quelques-unes de leurs opinions lui ont paru choquer la vérité, ou les bonnes moeurs, jamais homme n'a travaillé avec plus de soin, de force et de succès à les détruire ».
Gassendi plaçait la sagesse au-dessus de la philosophie; il avait pris pour devise : sapere aude; mais il savait que ce n'est pas sur la philosophie que nous serons interrogés au jour du dernier jugement.

AUTOUR D'ÉPICURE — L'ÉVOLUTION DES ATOMES

Ce n'est pas en vain que Gassendi s'était flatté de convaincre ses lecteurs que de « toutes les sectes des philosophes, celle d'Épicure a été la plus respectable ». Dans sa Vie des plus illustres philosophes, destinée à l'éducation de la jeunesse, Fénelon écrivait : « Épicure acheta un beau jardin qu'il cultivait lui-même; c'est là qu'il établit son école; il menait une vie douce et agréable avec ses disciples qu'il enseignait en se promenant et en travaillant II était doux et affable à tout le monde Il croyait qu'il n'y a rien de plus noble que de s'appliquer à la philosophie ». Comme nous voilà loin des pourceaux d'Epicure! Et quelle n'eût pas été la satisfaction de notre philosophe, s'il eût vécu assez longtemps pour connaître le précepteur du duc de Bourgogne !
« Adieu, et souvenez-vous de mes doctrines. » Voilà les paroles qu'Epicure, en mourant, adressa à ses amis. II prit un bain chaud, absorba du vin pur et fut ensuite saisi par la mort glaciale. (Diogène Laerce, Vie d'Epicure.) « Videtur, il semble ». disait Gassendi, quand il exposait ses vues sur la nature ou l'origine des choses, parce qu'il estimait qu'il y a trop de présomption à décider magistralement de ces graves problèmes, ainsi qu'ont fait d'autres philosophes. C'est avec cette réserve, souvent répétée, qu'il empruntait à Épicure, comme la plus probable, la doctrine des atomes, qu'il définissait : « une certaine nature pleine, solide, et qui n'ayant pas de vide, n'a aucun endroit par où elle puisse être coupée, ou entamée et séparée ». Dernier, qui rapporte celle définition, ajoute : « car on comprend par là qu'un corps n'est divisible que, parce que n'étant pas solide, et parfaitement plein et continu, mais seulement un amas de plusieurs petits corps simples et continus de différentes figures, il a du vide intercepté qui donne entrée à quelques forces étrangères pour les séparer; et qu'au contraire, un corps est indivisible et inséparable lorsqu'il est parfaitement plein, solide et continu, ou n'a aucun vide par où il ait sujet de craindre la séparation de ses parties ».
Gassendi s'expliquait, non seulement sur l'existence, mais sur la dimension, la figure, l'imperméabilité, la pesanteur, le mouvement des atomes, en plein accord avec Épicure sur tout ce qui n'était pas contraire à la foi. Leur ténuité échappait à sa vue, même aidée des instruments d'optique les plus perfectionnés; mais leurs propriétés ne se dérobaient pas à son analyse. Un temps viendra peut-être où les atomes, directement perçus, seront aussi faciles à observer que le sont aujourd'hui les microbes, et où l'expérience confirmera les hypothèses de l'atomistique.
Les atomes de Gassendi différaient de ceux d Épicure en ce que l'adoption du saint prêtre les avait faits chrétiens. Les atomes d'Epicure n'avaient pas eu de commencement et ne pouvaient avoir de fin. Ceux de Gassendi étaient contingents, ils avaient été créés par Dieu pouvaient être anéantis par la Toute-Puissance de la volonté divine. Cette Toute-Puissance cependant avait un terme, puisque Dieu ne pouvait changer les vérités des mathématiques et de la morale, ni mettre fin à sa propre existence. Epicurien quant à la physique, Gassendi, se séparait d'Epicure pour la connaissance des causes premières el des premiers principes.
Deus ille fuit, dit Lucrèce, pour peindre l'enthousiasme qu'Épieure avait su inspirer à ses disciples, un jour qu'il entendait Épicure disserter sur la physique, Colotès se jeta brusquement aux genoux du maître. Ce fut aux yeux d'Epicure la preuve du génie de Colotès, auquel il écrivit : « Comme saisi à mes paroles d'un respect religieux, il vous prit subitement un désir surnaturel de vous prosterner devant moi. d'embrasser mes genoux, de me donner tous les signes ordinaires d'adoration et de m'adresser des prières. Aussi, de mon côté, vous ai-je regardé comme un personnage sacré et digne de tous mes hommages ».
Ainsi que la plupart des philosophes de l'antiquité, ne fût-ce que pour échapper à l'accusation d'impiété, Epicure se garde de toucher aux divinités mythologiques. Il admet leur existence éternelle et bienheureuse; mais il les relègue dans ce lointain mystérieux où roulent le soleil et la lune. Composés d'atomes subtils qui échappent à notre vue, ses dieux ne daignent pas intervenir dans la direction des choses humaines; il écarte toute idée de providence; il simplifie ainsi le problème du libre-arbitre, que Gassendi préfère résoudre par prétermission. L'impassibilité des dieux de l'Épicurisme supprime les belles espérances, mais aussi l'angoisse des terribles châtiments.
Pour le bien comme pour le mal, pour la morale comme pour le fonctionnement de la grande machine mondiale, ce sont des dieux respectables, mais inutiles.
Gassendi est un réformateur de l'Épicurisme ; si cette doctrine eût eu un tribunal de l'Inquisition, Gassendi eût été brûlé vif. Pour la connaissance de l'àme, il est plus près de Platon.
« Epicure, écrit Diogène Laerce, était un écrivain très fécond; il dépasse tous les autres auteurs par le nombre de ses ouvrages, qui s'élève à peu près à trois cents.» De cette oeuvre considérable, Gassendi n'avait pu connaître que les écrits conservés ou analysés par Diogène Laerce : les trois lettres adressées à Hérodote, à Pythoclès, à Ménécée, qui contiennent un exposé des conceptions d'Epicure sur les principes généraux de la nature, les phénomènes célestes, et la conduite morale et les quarante maximes à l'usage de ceux qui voulaient vivre conformément à l'idéal du philosophe de Gargette (1).

(1) C'est ce qui forme, avec la vie d'Epicure, le dixième livre de l'ouvrage intitulé : Vies et Doctrines de philosophes célèbres.

Nous avons maintenant quatre-vingt-une autres maximes, découvertes en 1888 par le Docteur Wotke dans la bibliothèque du Vatican, et de nouveaux fragments de l'ouvrage Sur la nature mis au jour par les fouilles dans les ruines d'Herculanum. J'ai cité précédemment les railleries de Voltaire à l'adresse de « L'incertaín Gassendi, le bon prêtre de Digne, qui proposait à Dieu ses atomes crochus, quoique passés de mode et dès longtemps déchus ». La science moderne a peut-être brisé les crochets de ces atomes « les petites anses par lesquelles ils pouvaient se prendre, se tenir, s'embarrasser les uns des autres; » mais elle parait leur avoir donné une nouvelle faveur de la mode, et les avoir relevés de leur voltairienne déchéance. « La science atomique a triomphé, écrit M. Jean Perrin, de l'Institut, professeur de Chimie physique à la Faculté des Sciences de Paris. Nombreux encore naguère, ses adversaires, enfin conquis, renoncent l'un après l'autre aux défiances qui longtemps furent légitimes et sans doute utiles. C'est au sujet d'autres idées que se poursuivra désormais le conflit des instincts de prudence et d'audace dont ['équilibre est nécessaire au lent progrès de la science humaine. »
Dans son savant ouvrage sur les Atomes, M. Jean Perrin développe la théorie atomique, qui prend une importance capitale pour la compréhension et la prévision des phénomènes de la chimie; et le savant professeur conclut : « Mais dans ce triomphe même, nous avons vu s'évanouir ce que la théorie primitive avait de définitif et d'absolu. Les atomes ne sont pas ces éléments éternels et insécables dont l'irréductible simplicité donnait au Possible une borne, et, dans leur inimaginable petitesse, nous commençons à pressentir le fourmillement prodigieux de Mondes où règne un Ordre étrangement nouveau. »
En d'autres termes, il n'y aurait plus d'atomes au sens étymologique et absolu de ce mot. Le même auteur ne parlet- il pas de « la destruction des atomes? » Et ne dit-il pas aussi : « Ce sont des atomes légers qui sont ainsi obtenus par désintégration des atomes plus lourds? » Dans son traité des édifices physico-chimiques, M. le Dr Achalme exprime la mème pensée : « L'atome chimique apparaît comme un édifice particulièrement résistant, mais il a perdu son caractère d'insécabilité. .. le mot atome n'a plus aucune signification étymologique ». Puisqu'il en est ainsi, il faut rectifier l'état civil de l'atome; nous l'appellerons corpuscule ou molécule, en laissant à la langue des spécialistes les vocables d'ion et d'électron. La division à l'insini est également incompréhensible et indéniable, comme tout ce qui dépasse les limites du fini.

UNE LITTÉRATURE FRANÇAISE EN LANGUE LATINE

Avec Descaties, avec Pascal, avec Gassendi, la philosophie au xvii° siècle avait pris dans les lettres une place digne d'elle. Quoiqu'il eut écrit : « Et quand tout cela serait vrai, nous n'estimons pas que toute la philosophie vaille une heure de peine », Pascal avait consacré à cette science de longues méditations, et comme Descartes, comme Gassendi, il l'avait revêtue du style le plus noble, le plus pur, le plus clair.
Descartes écrit le plus souvent en français, en langue vulgaire, parce qu'il cherche des adhésions dans tous les milieux (1);

(1) Descartes a écrit en ìalin : Meditationes de prima philosophia ubi de Dei existentia et animae immortalitate (Paris, 1644), ouvrage traduit en français par le duc de Luynes ; Principia Pliilosophiae (Amsterdam, 1641), traduit en français par l'abbé Picot ; et plusieurs oeuvres posthumes qui ont été traduites «n français par Victor Cousin. D'aulre part, ses ouvrages écrits en français ont été traduits en latin.

il les rencontre non seulement chez les théologiens de Port- Royal, accusés par Jurieu d'être plus attachés au Cartésianisme qu'au Christianisme, non seulement chez les oratoriens et la plupart des congrégations savantes, mais parmi les grands seigneurs amateurs de philosophie, les gens du monde, les femmes qui se piquent de métaphysique, dans les salons des marquises et des duchesses et chez le duc el la duchesse du Maine à la petite cour de Sceaux. Il affecte d ailleurs de mépriser les langues mortes : « Savoir le latin, dit-il, est-ce donc en. savoir plus que la fille de Cicéron au sortir de nourrice? » Et encore : « II n'est pas plus du devoir d'un honnête homme de savoir le grec et le latin, que le suisse ou le bas-breton ».
Gassendi écrit en latin, parce que le latin est la langue savante, et qu'il s'adresse à lous les savants de l'Europe. Il écrit avec élégance, mais sans recherche et sans prétention, la langue de Cicéron, et si parfois les habitués du latin classique ont quelque difficullé à le comprendre, c'est que depuis les classiques une éruption s'est produite d'idées venues des Grecs, des Chrétiens, des Juifs, des Arabes, et qu'à tant d'idées nouvelles, il a fallu pourvoir par une abondante néologie.
Continuant la tradition médiévale, au XVI° et au commencement du XVII° siècle, la plupart des savants, des philosophes, des médecins, des jurisconsultes écrivaient dans la langue savante. Leurs noms en us, Grotius, Groevius, Gruterius, Gronovius, Holslénius, Hensius, Hévélius, Vossius, Wendelinus étaient comme autant d'actes de naturalisation latine. Nombreux étaient, parmi les lettrés, ceux qui se plaisaient et qui s'exerçaient au rythme des vers latins. Notre philosophe y trouvait un délassement aux études plus sérieuses auxquelles il avait consacré sa vie; il faut lire ses vers sur la naissance de Jésus dans l'étable : « Carmina, in qui quae amicus musicae amans, a me extorsit » ; et aussi la louchante élégie qu'il composa sur la mort de son ami Schickard, ne fût-ce que pour y constater en un même génie l'aimahle union de la poésie et de la philosophie, union bien naturelle, puisque ces deux soeurs sont issues de la même mère, l'imagination.
Avec une égale facilité, le médecin Rourdelot, correspondant de Gassendi, versifiait en latin et rimait en français. Sa muse badine avait le talent de distraire le père du Grand Condé « durant que ce prince attendait l'effet de sa purge ».
Il s'était ainsi formé une littérature française en langue latine où les ouvrages de Gassendi, malgré le reproche de prolixité, se distinguaient parmi ceux d'Erasme, de Guillaume Budée, de Cujas, de Juste Lipse, de Scaliger, d'Étienne Dolet. N'oublions pas Huet, évêque d'Avranches à qui Chapelain écrivait : « C'est dommage que notre Cour ne soit pas aussi fine dans la bonne latinité que celle d'Auguste. Vous y tiendriez la place d'Horace, non seulement par le génie lyrique, mais encore par l'épistolaire ». Il est vrai que l'exagération des compliments entre lettrés était d'usage et ne tirait pas à conséquence.
Le culte de la Grèce et de Rome, caractéristique de la Renaissance, a marqué son empreinte sur le style de tous ces lettrés qui aimaient à emprunter à la pensée païenne leurs comparaisons et leurs images. Au cours du seizième et du dix-septième siècle, le latin peu à peu bat en retraite; partout les langues nationales prennent dans les lettres la première place. Shakespeare, Le Tasse, Le Camoëns, Lope de Yega, Cervantes, Laideron, comme les grands écrivains français, ont illustré les langues populaires. Dans la préface de l'Encyclopédie, d'Alemhert regrette l' usage de la langue laline qui mettait en communication les savants du monde entier. On peut lui objecter qu'elle était un obstacle à la diffusion de la science elle-même; elle a certainement mis des entraves à la renommée de Gassendi.
Aujourd'hui, de plus en plus rares sont les humanistes qui lisent dans le texte original les chefs-d'oeuvre de l'ancienne Rome, et qui y puisent le suc d'une haute pensée ; sans méconnaître la valeur éducative des humanités, on peut dire que le latin ne sert plus guère qu'à mieux comprendre et à mieux écrire les langues qui en sont issues ; mais cela suffit sans doute pour qu'il importe de lui conserver sa place dans notre culture générale des jeunes intelligences. Notre langue n'est-elle pas la survivance du latin? « Le déclin du français, a écrit Emile Faguet, a été parallèle à celui du latin, et ici le post hoc ergo propter hoc me paraît justifié. » (Reçue des Deux-Mondes, 15 septembre 1910.)

SUITE DU VOYAGE EN HOLLANDE — LES PARHÉLIES- LE RETOUR A PARIS

Les controverses de Gassendi avec Fludd d'abord et avec Morin, puis avec Descartes, nous ont fait perdre sa trace dans son voyage avec Luillier. Nous allons rejoindre nos voyageurs à Saint-Omer, où Gassendi fait une description pittoresque des canaux et des îles flottantes ; il l'envoie à Peyresc. A Louvain, Gassendi a le regret de ne pas rencontrer Wendelinus qu'il avait autrefois connu à Digne, alors que ce savant mathématicien était régent au collège de celte ville, puis à Forcalquier (1).

(1) Gassendi, durant le court séjour qu'il fit à Forcalquier pour y prendre possession de sa première théologale en 1614, y avait retrouvé Irénée Wendelin, chez
André d'Arnaud, lieutenant général de la sénéchaussée, qui, fort érudit lui-même, avait confié à ce savant l'éducation de ses fils. Wendelin avait établi sur la terrasse de la maison d'Arnaud une sorte d'observatoire pour ses études astronomiques. J'ai pu visiter cet hôtel qui forme un des côtés de la place St-Michel, et qui garde l'apparence des vieilles demeures que les familles opulentes faisaient construire au commencement du XVII° siècle. Un autre observatoire plus important fut établi par Wendelin sur la montagne de Lure, au quartier de Malcor. De là datent les correspondances scientifiques et amicales échangées entre Wendelin, Peyresc, Gassendi et Mersenne. Wendelin habita Forcalquier pendant plus de dix années ; puis un beau jour, impatient de revoir sa patrie, il serra ses économies dans son escarcelle et fit à pied les 140 lieues qui le séparaient de la Belgique.

Mais il est heureux d'y trouver son correspondant de vieille date Eyricius Puteanus, en français Henri Du ])uy, en flamand Van de Putte, illustre professeur d'éloquence, qui lui aussi avait fait l'éloge d'Epicure et lui avait communiqué des notes intéressantes sur le philosophe de Gargette. De Louvain, il écrit au médecin philosophe van Helmont une curieuse lettre où il traite la question de savoir si, pour la nourriture de l'homme, il ne faut pas préférer les végétaux à la chair des animaux. Déjà ils avaient discuté à Bruxelles la thèse végétarienne. Contre Lavis de Van Helmont, Gassendi se prononce pour les fruits et les légumes; il tire argument de la forme de nos dents ; de la répulsion naturelle que nous avons pour la viande quand les préparations culinaires ne l'ont pas défigurée : subsidiairement il invoque la Bible et il conclut : « la chair est une semence des maladies, elle est une nourriture trop succulente ; elle surcharge l'estomac, empêche la digestion, offusque l'esprit. »
A Utrecht, il fait la connaissance d'Henri Béneri pour qui il écrit sa dissertation sur les parhélies. Le mot parhélie est un terme de météorologie qui désigne une ou plusieurs images du soleil réfléchies dans les nuées. Le même phénomène a été constaté pour la lune sous le nom de parasélène. Le 20 mars 1629, les astronomes avaient observé à Rome cinq soleils en même temps, c'est-à-dire quatre parhélies ou faux soleils autour de l'astre du jour. Qu'en fallait-il conclure? Quels graves événements devaient s'ensuivre? Gassendi rappelle et réfute les superstitieuses croyances qui attribuaient aux parhélies l'annonce surnaturelle de faits prodigieux tels que les guerres, les séditions, la chute des empires. Si de tels événements ont suivi l'apparition des parhélies, c'est, dit-il par un pur hasard. Ces événements se seraient produits sans les parhélies et les parhélies sans ces événements.
D'une lettre de Gassendi conservée à la bibliothèque de Carpentras, et datée de Bruxelles 15 juin 1629, j'extrais les passages suivants : « Je loge ces phénomènes au rang des choses purement naturelles. Je ne veux pas dire que Dieu ne s'en puisse servir pour nous signifier quelque chose d'extraordinaire; mais quoiqu'il en soit, nous n'en avons pas de preuve, et j'estime que Dieu ne se joue point ainsi avec les hommes. Quand il voulut que l'arc-en-ciel fût signe de quelque chose plus que naturelle, il en advertit les hommes Ainsi ce que vous me marquez que quelques-uns estiment que par ces cinq soleils est présagé un insigne changement au gouvernement de l'Église dans les cinq années prochaines, je ne le veux pas contredire, comme si j'étais bien assuré du contraire. Mais ces Messieurs me pardonneront si je ne les en crois pas, sans qu'ils y ajoutent quelques révélations du Ciel. Je pense que c'est une chose pitoyable de voir que la plupart des savants se laissent emporter à des opinions populaires, et que ces phénomènes, parce qu'ils arrivent rarement, leur jettent de la poussière aux yeux. » Après avoir parcouru les Pays-Bas, Luillier et Gassendi avaient le dessein de pousser plus loin leur voyage ; mais les affaires privées de Luillier les rappelèrent à Paris, où ils rentrèrent le 8 aoùt 1629. Luillier allait épouser une dame Critton, veuve d'un Ecossais, professeur de grec. Gassendi avait aussi projeté de visiter l'Italie et Constantinople, car il aimait les voyages ; mais sa santé et le coût de tels déplacements l'obligèrent à les ajourner sine die comme nous disons au palais, et le voyage en Hollande fut le seul qu'il pût faire hors de France. II y laissa une haute idée de sa sagesse et de son savoir. On y loua la tolérance dont il fit preuve, en félicitant le rabbin Elcha « un vieux philosophe qui pense très bien sur la fin du monde. Ceux-là ne s'écartent pas moins de la philosophie qui soutiennent que le monde ne finira point, que ceux qui annoncent sa fin prochaine. »

LA PESTE DE 1629 A DIGNE — LA NOTICIA DINIENSIS ECCLESIAE

C'est pendant ce voyage en Hollande, durant l'été de 1629, que Peyresc fit connaìtre à Gassendi l'horrible fléau qui répandait la terreur dans la ville de Digne; on n'y voyait plus que des morts et des mourants, de nombreux cas de délire el de folie; à la peste s'était ajoutée la famine. Gassendi désolé écrit à Peyresc pour lui demander des nouvelles de ses parents et de ses amis, parmi lesquels la peste avait fait de nombreuses victimes; il pleure de loin avec ceux qui pleurent; mais sa
douloureuse pitié n'inlerrompt pas son voyage. Les membres du Chapitre n'avaient pas été épargnés; aussi quand le fléau fit une seconde apparition en 1651, chercbèrent- ils un refuge dans l'air plus salubre des Sièyes, faubourg de Digne.
Gassendi, dans sa Notitia Ecclesiae Dinienssis, a tracé, des ravages que la peste avait causés, un tableau qui rappelle les descriptions de Thucydide et de Lucrèce :
Haec ratio quondam morborum, et mortifer aestus
Finibus Cecropiis funestos reddidit agros,
Vastacitque vias, exhausit civibus urbem.

L'authenticité des faits lugubres qu'il rapporte, indépendamment des nombreuses lettres qu'il avait reçues de ses amis, était attestée par le célèbre docteur Lautaret (David Tavan, sieur de Lautaret, Lautaretius), médecin et philosophe, qui avait soigné les pestiférés avec un admirable dévouement et qui fut lui-même atteint par la contagion.
Au retour d'une expédition malheureuse entreprise en Italie par Richelieu pour soutenir les droits du duc de Nevers (1) sur les duchés de Mantoue et de Montferrat, un escadron de cavaliers passant par Digne en désordre y avait apporté la peste.

(1) La possession du duché de Mantoue fut, de 1628 à 1651, l'objet d'une guerre entre les deux branches de la famille ducale, les Nevers, appuyés par la France,
et les Guastalla, soutenus par l'Autriche. Elle finit par être assurée aux Nevers par un traité de 1631.

Tant que dura ce fléau, c'est-à-dire pendant quatre mois, la terre fut couverte d'épais brouillards, la chaleur fut étouffante, avec de nombreux orages. Pendant tout ce temps, dit Gassendi, on ne vit aucun oiseau, ni dans la ville, ni dans les champs d'alentour; et, chose étrange, on ne vit plus d'autre maladie que la peste elle-même. Gassendi raconte son étonnement, lorsque, revenu à Digne trois ans après, il trouva désertes la plupart des maisons dans cette cité qu'il avait laissée si prospère, si heureuse, et sa douleur au récit des souffrances qu'avaient éprouvées, parmi ses amis, de trop rares survivants. Il ajoute : « Jamais on ne vit une plus grande mortalité, puisqu'elle épargna à peine la sixième ou septième partie de la population. Quand on comptait auparavant jusqu'à dix mille âmes à Digne, à peine put-on en trouver quinze cents après l'extinction du fléau. » II était arrivé que des malades, dans la précipitation des fossoyeurs en nombre insuffisant, avaient été ensevelis sans être morts. Quelques-uns, revenant à eux tandis qu'on les transportait, se précipitèrent hors du chariot sur lequel étaient entassés les cadavres. Une jeune fille de vingt ans, déjà jetée dans la fosse, donna des signes de vie, et en fut retirée : « Un malade regardé comme mort pendant quatre jours, dit encore Gassendi, ne put être enseveli parce que sa femme qui avait creusé sa fosse, de ses propres mains, n'était pas assez forte pour l'y plonger elle-même : tout à coup il revient comme d'un profond sommeil, se met à parcourir les champs, prédisant l'avenir, annonçant le jugement dernier, exhortant à la pénitence tous ceux qu'il rencontrait, accablant de malédictions ceux qui ne tombaient pas à ses genoux et faisant mille choses bizarres que nous avons apprises de sa propre bouche. Quand la désolation fut à son comble et que les cadavres ne purent plus être ensevelis, il en resta plus de quinze cents sans sépulture, qui répandaient une horrible infection.»
Cette notice sur l'église de Digne, que Gassendi dédie en un langage ému, Clero Populoque Diniensi, débute par une description de sa ville (Urbs mea) au XVII°siècle, des faubourgs qui font partie de son territoire, des champs voisins et de leurs produits, des montagnes qui la couronnent, des rivières qui forment sa ceinture, de la Bléone, de ses affluents le Mardaric, le torrent des Eaux-Chaudes qui jaillit du rocher de Saint-Pancrace et dont il se plaît à louer la bienfaisante efficacité, avec un manifeste dessein de propagande, où je me reconnais moi-même : « II ne faut pas, dit-il, omettre les eaux thermales qu'il importe de faire connaître aux étrangers. Ils sont merveilleux les effets de ces eaux : les paralytiques sont guéris et marchent sans béquilles; ceux dont les articulations malades sont contractées ou recourbées en reviennent tout droits; ceux qui sont atteints de convulsions retrouvent le calme; elles font disparaître les douleurs sciatîques et nerveuses, et toutes celles provenant d'un refroidissement et beaucoup d'autres encore. Toutes ces propriétés sont connues de toute la Provence; on y accourt pendant tout le printemps, l'été et l'automne. » Viennent ensuite d'utiles renseignements sur le climat, le commerce, les foires de Digne, nundinae, et ce pré de foire, pratum nundinarum, où se dresse aujourd'hui sa statue. On sait qu'à Rome les foires se tenaient tous les neuf jours, d'où le nom de nundinae donné par Gassendi aux marchés de Digne, quoiqu'ils n'eussent pas la même périodicité. La seconde partie de la Notice (qua deducuntur quaeattinent ad ipsam Ecclesiam) traite des origines religieuses de Digne, de ses premiers prêtres, (Antistites primi a quibus Diniensis Eeclesia fundata), des usages, des cérémonies, des biens, des ressources et de. l'adminislration de l'église de Digne; des édifices religieux, des monastères d'hommes et de femmes; l'histoire du Chapitre y est traité depuis l'an 1180.
Enfin la troisième partie de la Notice, particulièrement intéressante pour les érudits qui se proposeront d'écrire l'histoire religieuse de la Provence, contient : 1° l'énumération des cinquante et un évêques qui ont gouverné l'église de Digne pendant dix siècles, depuis ses glorieux fondateurs, saint Domnin et saint Vincent, sous le règne de Constantin 1, jusqu'à et y compris Raphaël de Bologne et Toussaint Forbin\ avec leurs biographies sommaires et l'histoire de leurs pontificats; 2° L'énumération des prévôts de l'église de Digne, pendant cinq siècles environ, jusqu'à Gassendi lui-même. De son prédécesseur Blaise Ausset, il parle sans trop de rancune : « Pacifiea, inquit, possessio non fuit, quam etiam denique amisit, placito, Arreslove Parlement! Aquensis, die decembris XIX, anno M. D. C. XXIV. Quid detrimenli ex eo passo Praeposilura fuerit, memorare nihil attinet » Arrivant à lui-même, notre prévôt termine sa Notice en ces termes : « Pierre Gassend. C'est le même qui, depuis la veille de la Noël de l'année 1634, a été mis en possession de cette charge qu'il occupe encore aujourd'hui, avec l'aide de Dieu, pendant qu'il met au jour cet opuscule, à Paris, au mois d'avril 1654 ».
La traduction française de la Notice à laquelle, par nos remerciements, nous payons ici notre dette, a été publiée dans l'Annuaire des Basses-Alpes, par extraits successifs en 1843, 1844, 1845 et 1846.

GASSENDI ENSEIGNE LA PHILOSOPHIE A CHAPELLE ET A BERNIER .- MOLIÈRE FUT-IL AUSSI L'ÉLÈVE DE GASSENDI ?

François Luillier, dont Gassendi était l'hôte et en compagnie de qui il avait fait le voyage de Hollande, était un homme singulier. M. Fortunat Strowski nous a donné de cet ami de Gassendi un portrait pittoresque : « C'était, dit-il, un personnage des anciens temps, qui vivait d'une manière surannée. II avait tout ce qu'il faut pour intéresser un auteur comique; ridicule et original à souhait, grognon, aimant à contredire, il s'en allait par les rues, vêtu à la mode du siècle passé, avec des bottes quand on ne portait plus que des petits souliers, le nez en l'air comme un inspecteur des enseignes ou comme un astrologue II était difficile à vivre; il exigeait la plus grande exactitude ; le moindre retard au déjeuner le mettait en colère; il avait une manière de grossièreté cynique. Suivant les préceptes de l'hygiène (d'alors), il se graissait la figure avec du suif pour la nuit, mais il mettait une sorte de malin plaisir à se graisser avant le dîner et à paraître ainsi à table. II était né en 1585 Jeune, il avait beaucoup voyagé; il avait traversé le feu des passions (il s'en vantait tout au moins) ; il avait été converti par la philosophie à la sagesse ; il avait absorbé tout ce que devait lire alors un bon humaniste ; il était plein d'anecdotes, de faits, comme un homme du XVI° siècle ».
François Luillier avait un fìls naturel à qui il donna le meilleur témoignage de son affection en le légitimant en 1642, vingt ans après sa naissance. C'était Claude-Emmanuel Luillier, dit Chapelle, du nom de la Chapelle-Saint-Denis, son lieu de naissance. Sous ce pseudonyme qu'il conserva après sa légitimation, il habitait l'hôtel de son père qui confia son bâtard à Gassendi pour recevoir de cet illustre ami l'enseignement de la philosophie.
Deux camarades de Chapelle, que celui-ci avait connus au Collège de Clermont, plus tard lycée Louis-le-Grand à Paris, chez les Jésuites, et qui étaient restés ses amis, François Dernier et Jean-Baptiste Poqueïin, reçurent avec lui les leçons de Gassendi « qui, dit Grimarest, ayant remarqué dans Molière toute la docilité et toute la pénétration nécessaire pour prendre les connaissances de la philosophie, se fit un plaisir de la lui enseigner, en même temps qu'à MM. Chapelle et Bernier». Un quatrième disciple, Cyrano de Bergerac, sans y être invité, se serait glissé parmi eux. Est-il vrai, comme l'ont raconté, après et peut-être d'après Grimarest, presque tous ses biographes, que Molière ait été l'élève de Gassendi? Dans son beau livre sur la Jeunesse de Molière, M. G. Michaut, professeur à la Sorbonne, le conteste formellement. Ce fureteur passionné de critique et d'histoire, de documents el d'inédits, énumère complaisamment les arguments pour et contre la thèse qu'il soutient. Il faut lire tout le chapitre qu'il consacre à l'éducation de Molière. « Que Molière ail été l'élève de Gassendi, écrit M. Michaut, c'est une chose généralement admise ou tout au moins tenue pour probable. Sans doute, Bazin ne daigna pas réfuter sur ce point le témoignage de Grimarest. Sans doute, Eudoxe Soulié déclare, avec ses scrupules ordinaires, que, jusqu'à présent, aucune pièce authentique ne vient confirmer ou démentir la tradition relative au maître et aux disciples qu'on lui attribue. Sans doute, Ferdinand Brunetière, qui avait écrit en 1877 : « Un seul de ses maîtres, Gassendi, paraît avoir eu sur l'élève une influence dont on retrouve quelques traces dans les comédies du poète », a changé d'avis. En 1890, il doute : « Quoi qu'en dise la tradition, on ne saurait prouver que Molière ait jamais entendu ou beaucoup connu Gassendi ». Mais la plupart des moliérisles sont moins sceptiques, et Auger, et Aimé Martin, el Taschereau, et Paul Lacroix, et Larroumet, et Loiseleur, et Louis Moland, et Paul Mesnard, et tant d'autres, pour ne pas dire tous les autres, sont moins sceptiques. Pour eux, Molière fut bien l'élève de Gassendi ».
Parmi les « tant d'autres » que M. Michaut ne nomme pas, les considérant sans doute comme négligeables, il convient cependant de citer Gailhava, membre de l'Institut, qui dit, dans une étude sur Molière publiée en l'an X (1802) : « Ce philosophe (Gassendi), chargé de présider à l'éducation de Chapelle, fils naturel de l'Huillier, et voulant donner des émules à son élève, admit à ses leçons Bernier, Cyrano, Poquelin ; bientôt il est enchanté de la pénétration de celui-ci, et lui enseigne non seulement la philosophie d'Épicure, mais lui donne aussi les principes de cette philosophie pratique, plus douce, plus utile, et que nous lui verrons mettre en action dans toutes ses pièces ». Citons encore Voltaire (Vie de Molière) : « Gassendi ayant démêlé de bonne heure le génie de Poquelin l'associa aux études de Chapelle et de Bernier. Jamais plus illustre maître n'eut de plus dignes disciples. II leur enseigna sa philosophie d'Epicure, qui, quoique aussi fausse que les autres, avait au moins plus de méthode et plus de vraisemblance que celle de l'École et n'en avait pas la barbarie. »
Si l'opinion de presque tous les auteurs qui ony disserté sur la vie de Molière ne suffisait pas à nous convaincre, des présomptions tirées de ses oeuvres nous apporteraient de nouveaux arguments. C'est encore à M. Michaut lui-même que je les veux emprunter, en les résumant : Dans Les Femmes savantes, Molière fait discuter ses personnages sur l'importance réciproque du corps et de l'esprit :
PHILAMINTE
Le corps, cette guenille, est-il d'une importance,
D'un prix à mériter seulement qu'on y pense ?
Et ne devons-nous pas laisser cela bien loin?
CHRYSALE
Oui, mon corps, c'est moi-même et j'en veux prendre soin.
Guenille si l'on veut, ma guenille m'est chère.
BÉLISE
Le corps avec l'esprit font figure, mon frère ;
Mais si vous en croyez tout le monde savant,
L'esprit doit sur le corps prendre le pas devant.
(1)

(1) Les femmes savantes, acte II, sc. MI.

N'y a-t-il pas là un écho des polémiques de Gassendi et de Descartes? Chrysale, n'est-ce pas Gassendi revendiquant contre Descaries les droits de la matière?
Dans le Mariage forcé, par la bouche de Marphorius, Molière ne se moque-t-il pas du doute cartésien? Le masque du Docteur Pancrace ne laisse-t-il pas voir un sectateur d'Aristote? Dans le Malade imaginaire, la vertu dormitive de l'opium n'est-elle pas une raillerie de l'Ecole péripatéticienne? Peut-être aussi M. Michaut aurait-il pu citer la tirade de Sganarelle dans le Don Juan et la rapprocher de la preuve de l'existence de Dieu par les causes finales, telle que Gassendi l'expose dans son Syntagma ? A-l-on oublié que Molière avait traduit Lucrèce en vers français? La sottise d'un valet de chambre qui avait transformé en papillotes pour la perruque de son maître cette oeuvre de la jeunesse de Molière, en détruisant le manuscrit, va-t-elle détruire encore l'argument qu'on peut en tirer? Empruntons aussi à M. Michaut cette citation de Paul Mesnard : « Resta-t-il des doutes sur l'époque où Molière traduisit le poète de la philosophie d'Épicure, nous dirions encore : Gassendi est là ; il n'y a que ses leçons qui soient pour engager Molière, plus tôt ou plus tard, dans ce commerce avec Lucrèce » .
Néanmoins, M. Michaut se refuse d'admettre ce qu'il appelle « la légende ». Pour lui, comme pour Voltaire, le témoignage de Grimarest est sans autorité. Pourquoi cependanl repousser le témoignage d'un écrivain qui fut presque le contemporain de Molière, alors que ce témoignage est accepté par tous ceux qu'on est accoutumé d'appeler les Moliéristes, avec lesquels d'ailleurs s'accordent les Gassendistes, et qui est fortifié par des preuves indirectes, je veux dire par de sérieuses présomptions tirées des écrits de Molière?
Faut-il aussi tenir pour nulle l'opinion de M. Lefranc, auteur d'une consciencieuse étude sur Grimarest et sur la question qui nous occupe ? M. Michaut écarte l'autorité de M. Lefranc par une exécution sommaire : « Je sais bien, dit-il, que M. Lefranc allègue des arguments pour sa défense. II aurait fait une enquête minutieuse. Mais s'il n'a pas d'esprit critique et il n'en a pas que vaut son enquête? » L'esprit critique de M. Michaut, et il en a, s'échafaude sur une combinaison de dates hypothétiques : « Gassendi, dit-il, n'est venu à Paris qu'en 1641 ; on ne voit plus comment il a pu être le maître de Molière ». M. Michaut se méprend ; le premier voyage de notre philosophe à Paris est de 1614, date à laquelle il vint plaider sa cause devant le Conseil Royal contre Étienne de Bologne qui lui disputait la théologale de Digne. Le second séjour qu'il fit à Paris est de 1624 à l'occasion de la prévôté de Digne qui lui était contestée par Blaise Ausset. C'est alors que pour la première fois il habita chez Luillier. « Son troisième voyage à Paris, écrit La Poterie, fut l'an 1628, où estant M. Luillier, son ami, le mena en Flandre. » Le voyage de 1641 à Paris n'est, donc pas le premier, contrairement à ce que dit M. Michaut, mais le quatrième. Je reconnais toutefois que renseignement de la philosophie donnée par Gassendi à Chapelle, à Bernier et à Molière ne peut se placer avant cette dernière date. Mais pourquoi, cette date étant acceptée, l'éminent professeur ne voit-il plus « comment il a pu être le maître de Molière? » II reconnaît que Gassendi a quitté la Provence en janvier 1611 ; que le 9 février il faisait visite au P. Mersenne ;. qu'il s'installa dans la maison du faubourg qu'habitait Luillier et dont le propriétaire était M. de Champigny, chanoine de Notre-Dame. Nous ne discuterons pas, pour gagner un ou deux mois à notre thèse, les circonstances à raison desquelles l'éminent professeur écrit : « Molière n'a pu suivre le cours de Gassendi que de mars 1641 à la fin de l'année scolaire, soit six mois, ou de mars 1641, soit à peu près huit mois, si nous admettons qu'il a consacré ses vacances à la philosophie ; soit dix mois si nous voulons bien admettre qu'il a commencé le droit avant d'avoir achevé sa philosophie, et qu'il a pendant quelque temps mené de front ces deux études ».
Quel est l'étudiant en droit assez absorbé par les études juridiques pour juger invraisemblable cette dernière hypothèse? Dussions-nous admettre l'exactitude rigoureuse de ces calculs, il nous serait difficile de comprendre la conclusion triomphante de l'éminent critique : « Et c'est une fois de plus tant pis pour la légende!»

II ne s'agit pas en effet de savoir si Molière a « fait sa philosophie » au sens scolaire de ces mots, c'est-à-dire s'il a suivi pendant deux années, interrompues par les vacances, comme c'était alors la règle dans les collèges, le cours de Gassendi; mais s'il a été pendant un temps indéterminé l'élève de Gassendi, et si l'influence de ce philosophe a pu marquer sa trace dans ses oeuvres, sinon dans sa vie.
« Les études philosophiques duraient deux ans, dit encore M. Strowski, dans l'article du Correspondant déjà cité. II fit ces deux ans peut-ètre au collège, peut-être avec Gassendi; mais en tout cas Gassendi compléta pour lui renseignement du collège. »
M. Michaut, qui ne néglige aucun argument, invoque aussi le silence de Beffara, auteur d'une dissertation sur Molière imprimée en, 1705. Cet ancien Commissaire de Police de la Ville de Paris, quartier de la Chaussée-d'Antin, avait-il l'esprit critique? Pour l'honneur de sa fonction, qui suppose l'examen des témoignages, nous aimons à le croire; mais de ce que Beffara, épris de Molière, n'a pas parlé de Gassendi, il ne nous parait pas qu'on puisse donner défaut contre Gassendi et< décider que Molière n'a jamais eu de leçons particulières de ce philosophe. Je ne prendrai pas congé de M. Michaut sans lui opposer encore Francisque Bouillier, mon ancien doyen de la Faculté des Lettres de Lyon, qui, dans son Histoire de la Philosophie Cartésienne, s'exprime ainsi : « On trouve dans Molière, dit Sorhière, les traits d'une belle philosophie. II va sans dire que, pour Sorbière, cette belle philosophie ne peut être que celle de Gassendi. En effet, dans quelques comédies de Molière, il est facile de reconnaître les traces de renseignement et de l'esprit philosophique du Chanoine de Digne. Comme lui, il nous donne à rire à la fois aux dépens de l'École et aux dépens de Descartes. Molière se moque de la scolastique en homme qui la connaît, et jette le ridicule sur ces péripatéticiens fanatiques qui appelaient à grands cris au secours d'Àristote les magistrats et les lois. Mais il se moque aussi de Descartes et de son école. Contre le doute méthodique, contre l'autorité refusée au témoignage des sens, contre la distinction profonde de l'âme et du corps, contre l'âme plus claire et plus certaine que le corps, Molière a des traits qu'il semble avoir empruntés à Gassendi. » Pancrace dans le Mariage Forcé, le maître de philosophie dans le Bourgeois Gentilhomme sont à l'adresse de la philosophie de l'Ecole. Quoi de plus comique que la fureur de Pancrace contre le misérable qui a osé dire la forme au lieu de la figure d'un chapeau et contre les magistrats qui tolèrent un pareil scandale? « Ah! seigneur Sganarelle, tout est renversé aujourd'hui, et le monde est tombé dans une corruption générale. Une licence épouvantable règne partout, et les magistrats, qui sont établis pour maintenir l'ordre dans un état, devraient mourir de honte en souffrant un scandale aussi intolérable que celui dont je veux parler. N'est-ce pas une chose qui crie vengeance au ciel que d'endurer qu'on dise publiquement la forme d'un chapeau? Je soutiens qu'il faut dire la figure d'un chapeau et non pas la forme. » A qui Molière en veut-il par cette burlesque déclamation de Pancrace contre les magistrats qui souffrent un pareil scandale, sinon à ces péripatéticiens fanatiques qui invoquaient à grands cris le trône et l'autel, les arrêts du conseil du roi et du parlement en faveur d'Aristote? Que d'autres Pancraces, depuis Molière, n'avons-nous pas entendus! » Molière se plaît à tourner en ridicule les distinctions et les subtilités de celte philosohie scolastique, dont il paraît avoir fait quelque étude. « Vous voulez peut-être savoir, dit Pancrace à Sganarelle, si la substance et l'accident sont termes synonymes ou équivoques à l'égard de l'être? si la logique est un art ou une science, si elle a pour objet les trois opérations
ou la troisième seulement, s'il y a dix catégories ou seulement une, si la conclusion est de l'essence du syllogisme, si l'essence du bien est mise dans l'appétibililé ou dans la convenance, si le bien se réciproque avec la fin, si la fin nous peut émouvoir par son être réel ou par son être intentionnel? »
» Le maître de philosophie du Bourgeois Gentilhomme n'est pas moins expert que Pancrace en philosophie scolastique. II propose à M. Jourdain de lui enseigner « la logique qui traite des trois opérations de l'esprit qui sont la première, la seconde et la troisième. La première est de bien concevoir par le moyen des universaux, la seconde de bien juger par le moyen des catégories, et la troisième de bien tirer une conséquence par le moyen des figures, barbare, celarent, Darii, etc. » » ... Dans les Femmes savantes, Molière semble s'être ressouvenu et inspiré de l'ironie de Gassendi contre le spiritualisme de Descartes. Selon Armande, on doit, dans le parfait amour, tenir la pensée. Du commerce des sens nette et débarrassée. Ce n est qu'à l'esprit seul que vont tous les transports Et l'on ne s'aperçoit jamais qu'on ait un corps.
» ... Mais Clitandre n'est pas de l'avis d'Armande : ... Pour moi, par malheur, je m aperçois, Madame, Que j'ai, ne vous déplaise, un corps tout comme une âme.
Je sens qu'il y tient trop pour le laisser à part, De ces détachements je ne connais point l'art, Le ciel m'a donné cette philosophie Et mon âme et mon corps marchent de compagnie. »
Et pour clore la série, je cite Sainte-Beuve, le prince de la critique, si je ne m'abuse. Après avoir rappelé la camaraderie de Chapelle et de Poquelin au collège de Clermont, depuis collège et enfin lycée Louis-le-Grand, alors dirigé par les Jésuites, Sainte-Beuve écrit : « Chapelle devint ainsi l'ami d'études de Poquelin, et lui procura la connaissance et les leçons de Gassendi, son préçepteur. Ces leçons privées de Gassendi étaient en outre entendues de Bernier, le futur voyageur, et de Hesnault, connu par son invocation à Vénus; elles durent influer sur la façon de voir de Molière, moins par les détails de renseignement que par l'esprit qui en émanait. II est à remarquer combien furent libres d'humeur et indépendants tous ceux qui sortirent de cette école; et Chapelle le franc parleur, l'épicurien pratique et relâché; et ce poète Hesnault qui attaquait Colbert puissant et traduisait à plaisir ce qu'il y a de plus hardi dans les choeurs des tragédies de Sénèque; et Bernier qui courait le monde et déduisait en tout point ses conclusions philosophiques entre Mlle de Lenclos el Mme de La Sablière. Il est à remarquer aussi combien ces quatre ou cinq esprits étaient de pure bourgeoisie ou du peuple; Chapelle, fils d'un riche magistrat, mais bâtard; Bernier, enfant pauvre, associé par charité à l'éducation de Chapelle; Hesnault, fils d'un boulanger de Paris; Poquelin, fils d'un tapissier; et Gassendi, leur maître, non pas gentilhomme, comme on l'a dit de Descartes, mais fils de simples villageois. »
Je suis et je reste fidèle à la légende, si richement représentée : à la légende, expression à laquelle il ne faut pas toujours attacher un sens péjoratif. Rien ne manque à la gloire de Gassendi, mais il semble qu'un reflet de cette gloire cesserait d'éclairer leur cité, si ses compatriotes cessaient de croire que Molière fût l'élève du Grand Prévôt de l'Église de Digne.

UN VOEU — UN VOYAGE DANS LE VAR

Aussi loin que nous puissions remonter dans l'histoire de l'humanité, nous constatons que l'homme, sous la menace d'un danger, aux prises avec un fléau, conscient de son impuissance, implore le secours des dieux, et par ses supplications, plus encore par ses promesses, cherche à apaiser leur courroux, à gagner leur assistance.
Désolée, ravagée par la peste en 1629, après avoir en vain recouru à tous les moyens de défense que lui conseillait une science encore bien fragile, la Ville de Digne, profondément religieuse, comme toute la Provence au XVII° siècle, tourna ses regards vers la Divinité, d'où pouvait venir le salut. Par l'organe de ses consuls, solennellement, Digne fit le voeu d'aller en procession à pied, chaque citoyen portant un flambeau allumé, à Notre-Dame-de-Grasse, à Cotignae, dans le Var, et d'y faire un don de mille livres.
Des voeux analogues furent faits par d'autres villes voisines, que la peste n'avait pas épargnées. Barreme s'associa à la promesse de pèlerinage des Dignois, mais non à leur offrande, Forcalquier fit le voeu de bâtir une église en l'honneur de la Sainte Vierge et d'instituer une communauté religieuse. Riez s'engagea à bâtir une chapelle en l'honneurde Notre-Dame-de-Sanlé; Valensole promit une procession perpétuelle au jour du 8 décembre. Deux ans plus tard, la Ville de Manosque avait recours au même moyen de salut. Dirigés par le Père Capucin Louys Davignon, avec l'autorisation de l'Evèque de Sisteron, les consuls Jean-Claude Bobert escuyer, et Claude Roux, marchand, au nom de la Communauté, dans la Chapelle de Toutes-Áures, « pour obtenir de Dieu, par l'intereession de la glorieuse Vierge Marie et du bienheureux Saint Joseph, la guérison du mal contagieux dont la ville était affligée » firent le voeu de « faire redresser et bastir l'église appelée de Toutes-Aures, de l'orner de tout ce quy sera nécessaire pour y pouvoir célébrer l'ofsice divin, etc. ».
Le pèlerinage votif de la Ville de Digne eut lieu en juin 1652. II coûta 100 livres en plus des 1000 livres offertes en présent. En quête de témoignages sur la piété du grand Prévôt de son Eglise, M. l'Abbé Martin écrit : « Gassendi se considérait comme citoyen de la Ville de Digne ; c'est en cette qualité qu'il alla en pèlerinage à Notre-Dame-de-Grasse pour accomplir le voeu que la Ville de Digne avait fait durant la peste de 1629. À cette époque les pratiques pieuses n'étaient pas regardées comme des superstitions. Personne, pas même ces hommes d'immense savoir dont l'humanité s'enorgueillit à juste titre, ne croyait pouvoir s'en affranchir».
On ne comprend pas bien comment le voyage dans le Var, en 1635, pouvait avoir pour objet l'accomplissement du voeu de 1629, que la Ville de Digne avait réalisé en 1632, et auquel Gassendi n'avait pas d'ailleurs participé. Si le voyage dont il s'agit eût eu le caractère que lui prête généreusement l'abbé Martin, Gassendi eût dû se mettre en route, à pied, portant dans ses mains un cierge allumé. Le P. Bougerel, dans sa Vie de Pierre Gassendi, donne à ce voyage un but moins édifiant, mais plus vraisemblable : « Il entreprit, dit-il, un petit voyage dont nous avons le détail en deux lettres françaises. II fut d'abord à Notre-Dame-de-Gràces, maison des prêtres de l'Oratoire, au diocèse de Fréjus ,à douze lieues d'Aix, située au haut d'une montagne, au milieu d'un bois; c'était une dévotion très célèbre; on y accourait de toute part; Gassendi s'y rendit et y dit la messe ». Mais le P. Bougerel ne fait aucune allusion à l'accomplissement d'un voeu. « De là, dit-il, Gassendi se rendit au village de Sillans, pour observer une iris continuelle. II se fit conduire aussitôt à la chute d'eau qui est à deux ou trois portées de mousquet du village, le long d'une vallée qui tire vers le levant. L'eau qui s'y précipite vient du côté du septentrion, et c'est l'eau d'une petite rivière. Le rocher escarpé du haut duquel l'eau tombe vise assez précisément vers le midi ; la chute s'y fait par quatre canaux, mais fort proches les uns des autres. Quand Gassendi arriva, le soleil n'éclairait pas encore la face du rocher. D'abord il ne découvrait qu'une légère teinture et confusion de couleurs de l'arc-en-ciel ; mais quand il fut descendu au bas, le soleil éclairant déjà une partie de la face du rocher et une bonne partie du lac, il découvrit une partie d'arc-en-ciel parfaitement bien peinte. » Le P. Bougerel poursuit longuement sa description que je n'ai pu lire sans faire revivre en ma mémoire un phénomène que j'ai contemplé dans le département de l'Ain, la nuit, sous la pâle lumière de la lune : un arc-en-ciel très net, appuyant ses colonnes sur les rochers d'où s'échappe l'Albarine, dans.une chute torrentielle.
Gassendi poursuit son voyage et visite tout ce qui peut intéresser son universelle science : à Fréjus, les antiquités romaines, les aqueducs, les restes d'un amphithéâtre; à Cannes, il s'embarque pour les îles Sainte-Marguerite et Saint-llonorat ; il revient à Grasse d'où il peut voir au lever du soleil les lignes lointaines et confuses de la Corse. Puis il prend la route de Castellane, pour rentrer à Digne. La source intermittente de Colmars retient son attention; il calcule la durée des arrêts et des retours de l'eau; il les compare à ses pulsations; il en prend note pour la rédaction de sa physique. Arrivé à Castellane, il court à la fontaine salée et la déguste ; tout près il goûte aussi l'eau de la fontaine de Moriez; à celle-ci, il donne la préférence pour la quantité de sel qu'elle contient; la même comparaison avec celle de Tartonne donne le même résultat. II rentre à Digne au mois d'août pour de nouvelles observations.

QUELQUES MOIS DE RETRAITE AU VILLAGE DE TANARON- LA MONTAGNE DU COUSSON — LA MORT DE PEYRESC- L'OEUVRE HISTORIQUE DE GASSENDI — L'APOLOGIE DE PYTHÉAS

Aux environs de La Javie, plus haut, dans la montagne, lepetit village de Tanaron, aux pieds d'une masse de rochers, par son altitude et par son isolement est propice aux méditalions du philosophe, comme aux observations de l'astronome. Rien, sinon le souffle du vent, les jours d'orage, n'y trouble le silence de la nature.
Tanaron dépendait du domaine de l'évêché. C'est là qu'Antoine de Bologne, l'évêque qui avait prédit à l'enfant prodige de Champtercier de biïllanles destinées, accablé d'infirmités et de soucis vint chercher le repos, et qu'il mourut en 1615. C'est là que Gassendi passa les derniers mois de l'année 1655; qu'il lit de nouvelles observations, et qu'il en envoya le récit à Schickard dans une lettre assez longue pour qu'il l'ait lui-même appelée un volume.
Gassendi aimait les altitudes, d'où il contemplait l'oeuvre de Dieu ; de loin, je l'y ai suivi. Quo non ascendam, pour y rencontrer mon philosophe préféré? Avant de gravir les degrés de la Sorbonne, j'ai fait, il y a quelques années, à 892 mètres au-dessus de Digne et 1551 au-dessus du niveau de la mer, l'ascension de la Montagne du Cousson dont le docteur Honnorat a écrit l'intéressante monographie. Après avoir cueilli quelques-unes de ces fleurs alpestres « qui ne peuvent abandonner nos montagnes pour se plier à la civilisation », et admiré les papillons qui, par l'éclat et la variété de leurs couleurs, semblent faire partie de la flore de la région dignoise, où les entomologistes anglais et allemands viennent chaque année chasser ces merveilleux lépidoptères, j'eus la curiosité d'y chercher et je crois y avoir reconnu, après cinq heures de marche, au delà de la maison forestière, la place où Gassendi, le 28 août 1655, observa une éclipse totale de lune, et j'ai compris la difficulté qu'il dit avoir éprouvée à y faire transporter ses instruments d'optique. C'est le plateau qui termine la montagne, près de la Chapelle Saint-Michel, parmi les vestiges d'antiques tombeaux. Le vent, les nuages, les éclairs, le tonnerre, une pluie abondante retardèrent ses observations. Ce ne fut qu'à deux heures du malin qu'il put se servir de son télescope et voir la lune à son point d'incidence, c'est-à-dire au moment où l'ombre en recouvrait la moitié. II en fit part, comme de coutume, à son ami Peyresc qui, depuis qu'il avait quitté Aix, était son principal correspondant. A ses observations personnelles, il avait joint toutes celles qu'il avait pu recueillir sur cette même éclipse en France et à l'étranger.
Deux ans plus tard, à l'âge de cinquante-six ans. le 14 juin 1657, Nicolas-Claude Fabry de Peyresc mourut dans cette ville d'Aix où Gassendi Payant rejoint, durant sa dernière maladie, lui donna les soins les plus affectueux et recueillit ses derniers soupirs. C'était le protecteur des savants, leur ami, leur collaborateur,
leur Mécène ; il fut pleuré par tous ceux qui aimaient les sciences et les lettres. Balzac écrivait à Luillier : « Toutes les vertus des temps héroïques s'étaient retirées en cette belle âme » . Bayle l'appelait « le Procureur général de la littérature », n'ayant trouvé d'épithète plus laudative. La perte de Peyresc fut douloureusement ressentie par Gassendi qui lui était attaché par les liens d'une fidèle amitié, d'une estime mutuelle et d'une précieuse collaboration scientifique depuis son premier séjour à Aix. Gassendi ne manquait jamais de faire connaître ses observations astronomiques à son illustre ami qui partageait ses goûts pour ces études. Ils avaient pris ensemble l'élévation du pôle de Marseille. Peyresc ne l'oublia pas dans son testament ; il lui léguait cent volumes à choisir dans sa bibliothèque, tous ses instruments de mathématiques et le portrait de leur ami commun Wendelinus. La Poterie raconte que le baron de Rians, héritier de Peyresc, s'acquitta fort mal de ce legs. Gassendi a écrit la vie de Peyresc ; nul mieux que lui ne pouvait réussir dans la composition de cet ouvrage, car nul mieux que lui n'avait connu les mérites, les études, les moîurs et les nobles pensées de son ami, Godeau, l'évêque de Grasse et de Vence, le familier de l'hôtel Rambouillet, ayant reçu la Vie de Peyresc, écrivait à Gassendi : « Vous avez si bien peint M. de Peyresc qu'il me semble que je le vois, que je l'entends, lorsque je lis sa vie. II méritait certainement qu'on fit passer son nom à la postérité, et il est heureux d'avoir eu Gassendi pour historien. Tout ce qu'il avait ramassé avec tant de soins et de peines, pierres précieuses, portraits, médailles antiques, livres, manuscrits, il pouvait le perdre, le dissiper par le malheur des temps, ou autrement; mais en rendant un compte exact de toutes ces choses à la postérité, vous les avez conservées. Rien n'est plus admirable que la candeur qui règne dans votre narration, que votre profonde et exquise érudition, que vos excellentes et savantes conjectures sur les choses les plus cachées, et, pour tout dire en un mot, cet ouvrage est très digne de Peyresc, de Gassendi, d'un meilleur siècle que le nôtre, et ne doit jamais périr de la mémoire des hommes. Vous savez, mon cher Gassendi, que je ne suis rien moins qu'un adulateur ; aussi ne dis-je précisément que ce que je pense. »
Encouragé par le succès de cette biographie et par les sollicitations de ses amis, Gassendi écrivit plus tard celles de Tycho Brahé, « Nobilis Dani, astronomorum coriphei, » de Copernic « canonici Tornensis astronomi illustris, » de Peurbach, astronome célèbre, de Regiomonlanus (curieuse latinisaion du nom de Montréal), astronome non moins célèbre.
Ces biographies et celle d'Epicure, l'importante Notice de l'église de Digne et quelques recherches d'érudition sur la Provence romaine forment la partie historique de l'oeuvre de Gassendi. Honoré Bouche, prêtre aixois, qui travaillait à son Histoire de la Provence, le consulta sur plusieurs difficultés et profita de ses avis.
N'oublions pas que Gassendi écrivit aussi la défense de Pythéas, méconnu par Polybe et par Slrabon. Le P. Menc en parle en ces termes dans son Eloge de Gassendi : « O Marseille ! avec quelle joie le vis-tu prendre la défense de Pythéas, le plus illustre de les grands hommes, vérifier et confirmer les observations géographiques de ce voyageur philosophe, qui par ses découvertes ouvrit à ton commerce un passage vers les climats glacés du pôle arctique, et assurer pour toujours à ce héros l'honneur de sa conquête » Pythéas avait découvert Pile de Thulé, c'est-à-dire l'Islande (1).

(1) « Pythéas, le navigateur grec de Marseille, antérieur de 400 ans à Jésus-Christ, se dirigea au Nord à la recherche de la mystérieuse Thulé ; il racontait tant de choses et si merveilleuses qu'il passa en son temps pour menteur et qu'on lui appliquait déjà le proverbe : A beau mentir qui vient de loin. » SAINTE-BEUVE. Les premiers lundis

LE COMTE D'ALAIS, GOUVERNEUR DE LA PROVENCE — GASSENDI AGENT DU CLERGÉ DE LA PROVINCE D'EMBRUN A L'ASSEMBLÉE DU CLERGÉ DE FRANCE — IL RENONCE AU BÉNÉFICE DE SON ÉLECTION EN FAVEUR DE L'ABBÉ D'HUGUES

Tandis que Gassendi pleurait encore la perte de Peyresc, la philosophie n'ayant point de remède pour l'en consoler, il reçut la nouvelle que le comte d'Alais, lieutenant général de la cavalerie de France, venait d'être nommé Gouverneur de la Provence, en remplacement du Maréchal de Vitry. Louis-Emmanuel de Valois, comte d'Alais, plus tard duc d'Angoulême, était le fils de Charles de Valois, duc d'Angoulême, qui lui-même était fils naturel du roi Charles IX. Le comte d'Alais prit Gassendi en affection; il voulut l'avoir chez lui ; il lui écrivit de nombreuses lettres en latin qui le plus souvent se terminent par ces mots : Vale, decus litterarum et ornamentum.
Au mois de Juillet 1659, Gassendi, étant à Draguignan, écrit au comte d'Alais que les prélats de la province d'Embrun le veulent nommer agent du Clergé pour les représenter à l'Assemblée du Clergé de France. A la différence des Conciles et des Synodes appelés à se prononcer sur des matières de foi ou de discipline ecclésiastique, les Assemblées du Clergé ne traitaient que des affaires temporelles de l'Église. Gassendi demande au comte d'Alais de s'employer à faire réussir cette candidature. II le prie de se souvenir de la belle épître en vers que son aïeul Charles IX écrivit à Ronsard; il exprime ses regrets de ne pouvoir lui faire la mème promesse que « ce grand roy » fit à ce poète, de le rendre immortel.
Le comte d'Alais intervint. Le roi Louis XIII lui-même écrivit à l'évêque de Senez : « Monsieur l'évêque de Senez, estant bien informé que le sieur Gassendy, doyen de l'église cathédrale de Digne, est un homme de grande doctrine et d'éminente vertu et suffisance, et sachant que cette année c'est à la Province d'Embrun à nommer l'agent du Clergé de mon royaume, j'ai bien voulu vous témoigner par cette lettre que j'auray plaisir que vous nommiez ledit Gassendi en cette charge pour les bonnes qualités qui sont en lui. Et la présente n'étant pour autre fin, je prie Dieu qu'il vous ait, Monsieur l'Évêque de Senez, en sa sainte garde. Mauzon, le 6 Avril 1639. »
Mais l'archevêque d'Embrun, Guillaume d'Hugues, avait un neveu, l'abbé d'Hugues, son grand-vicaire, qu'il voulait pousser aux honneurs. II n'épargna aucune démarche pour lui concilier les préférences de ses suffragants (1).

(1) Les évêchés de Digne, de Grasse, de Vence, de Glandéve, de Senez, faisaient partie de la province d'Embrun. Ceux de Riez et de Sisteron dépendaient de la province d'Aix (Aímanach Royal de 1789).

Le mérite cependant l'emporta sur le népotisme ; Gassendi partit pour Paris, puis pour Nantes, où l'Assemblée devait se réunir le 25 février 1641. Le neveu de l'archevêque d'Embrun l'y avait précédé et s'agitait pour faire casser la décision du clergé de Provence. Las de ces intrigues, Gassendi transigea et, moyennant une indemnité, renonça à conserver le bénéfice de son élection. C'est ce que La Poterie raconte en ces termes : « Voyant de puissantes intrigues pour cette charge, que le S HIugues lui disputait... d'autre costé, considérant qu'il se plaisait beaucoup plus à son estude particulière qu'à aller faire le singe à la Cour, il lui quitta sa prétention après s'ètre accommodé avec lui». Nous avons connu un vicomte d'Hugues, député de Sisteron, à la fin du siècle dernier. Nous croyons qu'il appartenait à la famille de l'ancien archevêque d'Embrun.

LE PRIEURÉ DE ROUMOULES — GASSENDI ET LE FÉMINISME

Dans l'ancien diocèse de Riez, près de cette ville, sur la route de Digne, parmi les chênes verts et les oliviers, nous rencontrons le riant village de Roumoules, autrefois doté, je dirais mieux : autrefois grevé d'un prieuré, avec une dîme de quelque importance, si j'en puis juger d'après les compétitions dont il fut l'objet. Ce prieuré étant devenu vacant, le prince de Conti, que La Poterie mentionna parmi les protecteurs de Gassendi, en disposa en sa faveur. Mais notre philosophe était malchanceux; toutes les faveurs dont il fut l'objet lui furent disputées ; celle-ci lui fut enlevée par un compétiteur. A l'oecasion de cet échec, il écrivit au comte d'Alais : « J'adore la bonté du Seigneur ; je ne le prie pas tant de me donner des richesses, que de la droiture : nous aurons toujours assez de biens si nous craignons le Seigneur ; je me soumets à sa volonté : dans une fortune médiocre, il m'a donné un esprit qui se contente de peu ; je ne le prie pas tant de me conserver la vie, de me donner des richesses, que de me donner un esprit égal ; je crois que pour être riche, il ne faut point augmenter ses biens, mais retrancher de sa cupidité. »
De son côté le comte d'Alais lui écrivait : « J'admire votre constance et votre tranquillité; vous me racontez votre affaire comme si c'était celle d'autrui. II convient à la raison qu'un homme qui a un si grand génie ne soit -pas ébranlé. Quoi qu'il arrive, je serai toujours tout à vous, et, puisque nous sommes si unis, je veux que mes biens nous soient communs. Usez-en comme s'ils vous appartenaient. »
Il serait excessif et paradoxal de faire de Gassendi un précurseur de Mme de Staël et de George Sand ; mais il résulte de sa correspondance qu'il était loin de mésestimer les aptitudes de la femme et qu'il ne la jugeait pas fatalement inférieure à l'homme. Nous verrons plus loin ce qu'il pensait de Christine de Suède. Rappelons ici sa correspondance avec Anne-Marie de Schurman qui vivait à Utrecht, où elle était considérée comme le prodige de son sexe. Cette femme, alors illustre par ses écrits comme par ses mérites artistiques, s'était mise en relation épistolaire avec tous les savants de son temps. Elle n'avait point omis Gassendi, à qui elle avait adressé son ouvrage écrit en latin et dont la traduction française était intitulée : Question célèbre. S'il est nécessaire ou non que les filles soient savantes ? Gassendi ne se contente pas d'un banal remerciement; il fait l'éloge des connaissances et des talents de sa correspondante; il nous apprend qu'elle savait le latin, le grec, l'hébreu, l'arabe ; qu'elle avait étudié toutes les sciences; qu'elle peignait à l'égal des meilleurs peintres; son exemple lui paraissait être la meilleure réponse à l'intitulé de son livre ; ne fût-ce que par courtoisie, il donne son suffrage aux femmes savantes.

GASSENDI PROFESSEUR DE MATHÉMATIQUES AU COLLÈGE DE FRANCE- SES LEÇONS INTERROMPUES PAR L'ÉTAT DE SA SANTÉ
SON PASSAGE A LYON- LE CARDINAL LOUIS-ALPHONSE DE RICHELIEU, ARCHEVÊQUE DE CETTE VILLE- LE SÉJOUR A AIX CHEZ LE COMTE D'ALAIS

Bienlôt après la perte du prieuré de Roumoules, une brillante compensation fut offerte à Gassendi. II avait connu à Aix Louis-Alphonse Du Plessis de Richelieu, alors archevêque de ce diocèse. C'était le frère du duc Armand Du Plessis de Richelieu, le ministre tout-puissant du faible Louis XIII. A la date à laquelle nous sommes arrivés, 1645, l'ancien archevêque d'Aix était le Cardinal Archevêque de Lyon, primat des Gaules et Grand Aumônier de France. Par l'autorité de ce prélat, Gassendi fut nommé professeur de mathématiques du roi, au Collège Royal, aujourd'hui Collège de France, la mort du M. Stella ayant rendu cette chaire vacante. Par une confusion que les dates auraient dû leur épargner, quelques biographes ont attribué au duc de Richelieu la nomination de Gassendi à la chaire du Collège Royal. Ils oublient que Gassendi y fit son premier cours le 23 novembre 1645 et que l'illustre ministre était décédé en 1642. Sous ce titre : Institutions astronomiques, Gassendi publia les leçons qu'il avait professées au Collège Royal et que l'état de sa santé l'avait obligé d'interrompre. En prenant possession de sa chaire, il avait prononcé en latin son discours d'ouverture, oratio inauguralis, en présence du cardinal archevêque de Lyon, du duc de Ventadour, coadjuteur de Paris, et des savants les plus distingués qui se trouvaient à Paris. II y faisait l' éloge de ses éminents auditeurs et des professeurs du Collège Royal, sans en excepter l'astrologue J.-R. Morin, dont il devenait le collègue et qui plus que jamais restait son ennemi. Il se plaignait d'une toux opiniâtre qui lui rendait la respiration et la parole difficiles ; le moindre effort de sa voix entraînait une rechute de sa maladie. Les médecins Riolan et Moreau lui conseillaient l'air natal, le doux pays du soleil, et le comte d'Alais le pressait d'accepter son hospitalité en Provence. Peut-être aussi son poète favori, Lucrèce, vinl-il en aide aux conseils des médecins et des amis? Il consentit à ce que le mathématicien Roberval fût pourvu de sa chaire, sur rengagement pris par l'évêque de Coutances de lui faire donner par celui-ci mille livres à titre de récompense, et il partit pour la Provence.
« A son passage à Lyon, écrit La Poterie, il vit M. le Cardinal, qui l'envoyait quérir souvent pour jouir de sa conversation, d'où, après trois semaines, il partit et s'en alla à Aix dans la litière que M. le Duc d'Angoulême lui envoya, d'où il sortit après six mois pour s'en aller à Digne, ce Prince estant, sorti à cause de la guerre civile ou plutôt sédition que ce parlement y excita (1) ».

(1) Dossier de Grenoble. Cette sédition avait eu pour cause un édit royal aux termes duquel un nouveau parlement devait, par semestre, rendre la justice avec
l'ancien. Irrités d'être privés de leurs droits pendant la moitié de l'année, les membres de l'ancien parlement avaient soulevé la ville.

Le comte d'Alais avait été arrêté et mis en prison par les fauteurs de ces désordres, ainsi que le général des Galères ; si Gassendi n'eût été absent du Palais, il eût peut-être partagé leur sort. Dès leur mise en liberté, le comte et le général se rendirent à Marseille, où les Phocéens Marseillais, très irrités contre la ville d'Aix, les reçurent avec enthousiasme.

LE FANTOME ET LA FEMME DE CHAMBRE — LA CANDEUR DE MADAME LA COMTESSE

Après une nuit coupée d'insomnies, à Marseille, le comte d'Alais s'était réveillé encore ému d'une apparition qui avait troublé son sommeil. Il avait vu un fantôme; non pas un de ces fantômes drapés de la tète, aux pieds, suivant la mode des êtres fantastiques, mais plutôt un petit lutin, entré par les lambris, courant vivement d'un mur à l'autre, se posant parfois sur le lit, échappant à la main qui voulait le prendre, rayant de sa lumière blafarde l'épaisseur des ténèbres. Et chaque nuit, dans la chambre nuptiale, se renouvelait le même phénomène.
Oh ! ne haussez pas vos épaules : les apparitions surnaturelles qui n'ont pas encore cessé de hanter la crédulité populaire, étaient plus fréquentes en ces temps de magie, de sorcellerie, d'astrologie, où de savants professeurs au Collège Royal prédisaient l'avenir d'après les maléfices ou l'heureuse influence des astres; où le docte président Pascal, père de Biaise, croyait aux sorciers et aux sortilèges. Et la Bible ne nous faisait-elle pas connaître que Dieu avait souvent choisi les songes ou d'autres visions analogues pour entrer en conversation avec les hommes ? Les songes n'étaient-ils pas l'ombre de la vérité? Mettre en doute les apparitions, c'était heurter l'opinion commune. Quelles prédictions apportait le fantôme du comte d'Alais?' Quelles vaches grasses ou maigres faisait-il prévoir? Nul ne pouvait mieux répondre à ces questions que l'illustre Gassendi qui savait tout. Le comte d'Alais chargea Mathurin Neuré de demander à Gassendi son sentiment sur cette étrange aventure.
Gassendi était fort éloigné des superstitions populaires : mais il professait que la sagesse commande une extrême prudence, avant d'affirmer ou de nier : « Surseoir le jugement », n'est-ce pas, selon Charron, le fondement de la sagesse? Il aurait craint d'ailleurs d'offenser de légitimes susceptibilités en contestant une apparition confirmée par le témoignage de la comtesse elle-même. II répondit une longue lettre, dont je retiens les passages suivants : « Si Dieu avait envoyé ce spectre, il aurait fait connaître pourquoi il l'envoyait ; Dieu ne badine pas, et puisqu'on ne peut comprendre ce qu'on peut espérer ou craindre, il s'ensuit que ce spectre ne saurait venir de lui. Si ce spectre est quelque chose de naturel, rien n'est plus difficile que de le découvrir, de trouver même quelque conjecture pour tâcher de l'expliquer. Ne pourrait-on avancer que cette lumière a apparu parce que l'oeil du comte était affecté intérieurement, ou parce qu'il l'était extérieurement ».
Gassendi examine ces deux hypothèses ; il n'ose rien décider, mais il ajoute : « Je serais porté à croire qu'il en était de M. le Comte comme de l'Empereur Tibère, si Madame la Comtesse n'avait pas vu la même chose; mais puisqu'elle a eu la même vision, et que c'est une dame d'une telle candeur (1), qu'on ne saurait la soupçonner de ne pas dire vrai, je me détermine à dire que leur souffle aura pu produire des vapeurs ; que ces vapeurs enflammées auront produit le spectre, qui aura parcouru la chambre sous différentes formes et se sera ensuite évanoui ».

(1) "Candeur" est employé dans le sens de "sincérité, de loyauté". C'est ainsi que Gassendi écrit à Galilée « qu'instruit par son cher disciple Déodati de sa candeur,
il lui demande son amitié ».

Trois ans après, la comtesse d'Alais perdait dans la confiance de son mari cette réputation de candeur à laquelle notre philosophe avait rendu un respectueux hommage; elle avouait ingénument que, détestant le séjour de Marseille, c'était elle qui, pour en éloigner le comte, avait fait jouer la comédie du spectre à une femme de chambre, cachée sous le lit des époux et munie d'un bâton de phosphore pour les besoins de ses apparitions sépulcrales.

LE SPECTRE DE BRUTUS — I.E DÉMON DE SOCRATE

Entre temps, le comte d'Alais, toujours intrigué par l'apparition de Marseille, avait demandé à Gassendi ce qu'il pensait du spectre qui était apparu à Brutus et du démon de Socrate, ÎN'étant plus gêné par les égards qu'il devait à la comtesse, Gassendi répondit en toute franchise, d'abord sur la vision de Brutus : « C'était, dit-il, au milieu de la nuit que ce génie apparut à Brutus, à ce qu'on dit, un profond silence régnait dans le camp; toutes les lumières étaient éteintes; Brutus était dans son lit à moitié endormi ; mais occupé du triste état de la République, il considérait le sort de Pompée; il pensait à ce qu'il avait à faire dans l'extrémité où il se trouvait ; aussi ne doit-il paraître surprenant, qu'étant d'une complexion mélancolique, et que, réfléchissant sur tant de choses désagréables, son esprit occupé ordinairement de bons et de mauvais génies, ait cru voir approcher de lui un des mauvais qui lui disait : je te reverrai à Philippes, Videbo te Philippis. Quoiqu'il ne vît et n'entendît rien du tout, que tout se passât dans son imagination ».
Pour un peu, Gassendi traiterait Brutus de songe-creux. Il se borne à penser avec Pétrone. Quant au démon de Socrate, Gassendi se refuse à croire que ce fût un véritable démon, au sens vulgaire du mot. Avoir un bon démon, c'est avoir une bonne àme. Le démon de Socrate, son démon familier, c'était son âme, avec la sagesse dont elle était douée. Interrogé sur ce que c'était que son démon, Socrate ne voulut jamais déclarer que c'était une substance distincte de la sienne, mais : « il ne voulait pas, dit Gassendi, ôter la persuasion où l'on était qu'il était inspiré des dieux, afin qu'on suivit ses conseils, Socrate n'a jamais dit qu'il avait vu ce démon, mais qu'il l'avait entendu; comme il eût pu dire qu'il entendait la voix de sa conscience. »
Quand Socrate dit à ses juges qu'il a été détourné par son démon de se mêler des affaires de la République, il ne paraît pas vouloir dire autre chose, sinon qu'il a évité les dangers qui le menaçaient. Qu'est devenu le démon léger de Socrate? Ses ailes l'ont-elles porté dans la région éthérée des astres et des dieux? S'est-il, sous les auspices de Pythagore, réfugié dans un autre corps d'homme ou dans celui d'un moins noble' animal? S'est-il noyé pour toujours dans la ciguë? Gassendi n'en dit rien ; moi non plus. II était le moins superstitieux de ses contemporains.

GASSENDI A DIGNE — ACCUEIL ENTHOUSIASTE DE SES COMPATRIOTES « LA BONNE AME DE MONSIEUR LE PRÉVOST »

Gassendi partit pour Digne au commencement de juin 1648. II était alors à l'apogée de sa renommée, choyé par les souverains et les grands seigneurs, amis des lettres, en correspondance avec les plus illustres savants de l'Europe qui échangeaient avec lui leurs observations et leurs découvertes. Ses compatriotes, fiers de sa gloire, se préparaient à le recevoir avec les honneurs qu'il méritait. On était loin des basses jalousies et des charivaris « avec tous les bassins de l'Eglise ». II faut citer La Poterie : « Quand il venait à Digne ou en partait, tous les habitants le venaient saluer à la foule, les consuls en robe rouge et tous les messieurs de justice avec ce qu'il y a de noblesse, et de même faisaient ceux de Champtercier, son lieu natal, lorsqu'il y allait voir sa bonne et chère soeur.
« Aussi un chacun de tous ces lieux et environs ont reçu beaucoup de bienfaits de lui par son conseil, par ses amis qui les exemptaient des guerres, des soldats, des tailles, les protégeaient dans leurs procès. Il avait toujours la face riante, d'un doux et facile accueil, d'un agréable parler, d'une douceur non pareille à écouter tout sans interrompre. « Quand il était à Digne, chez soi, il avait toujours des ecclésiastiques à sa table au dîner, et toutes les fois qu'il faisait le service divin, toutes les principales fêlts de l'année, il ramenait à dîner chez soi tous les ecclésiastiques servants, et tous les ans à la Notre-Dame d'Août, il faisait festin et traitait à dîner tous les ecclésiastiques de l'église et tous les officiers de justice de sa Prévosté. Tous les jours, il faisait plusieurs aumônes aux pauvres qui s'assemblaient tout près de sa porte, à son relour de la messe et des vespres; lorsqu'il allait dans les rues, tous les pauvres criaient : « Ah ! la bonne âme, Monsieur le Prévost ! »
» Lorsque les pauvres gens lui venaient représenter en particulier leur disette, lui demandant de l'argent à emprunter, il ne les refusait jamais. ». Tous ceux qui lui devaient des rentes censives à cause de sa seigneurie du Bourg recevaient tous grâce en lui venant demander ; les pauvres ne donnaient rien, les uns un tiers, les autres la moitié auxquels tous il donnait des reçus du total. Il a plus dépensé en réparation et en acquisition nouvelle à son bénéfice qu'il n'en a reçu de rente. »
Il faut ajouter qu'en cela, notre Prévost s'est toujours plus préoccupé de l'intérêt de ses successeurs que de son propre avantage.

GASSENDI ET LA REINE CHRISTINE DE SUÈDE

Pendant son séjour à Digne, Gassendi apprit par Dupiquet, secrétaire de la reine Christine de Suède, et par Gabriel Naudé, son bibliothécaire, qui passait pour le plus érudit des bibliophiles de son temps, que celte reine désirait faire sa connaissance et l'attirer à sa cour, sans doute pour y remplacer l'illustre Descartes qui venait d'y mourir.


Pour son malheur et celui de la science, Descartes avait cédé à l'attrait de cette femme étrange dont la renommée faisait alors l'orgueil de son peuple, et à la vision boréale de cette cour où l'avaient précédé l'écrivaiu Saumaise, l'orientaliste Bochart, Huet l'évêque d'Avranches, le graveur Nanteuil, une nuée de savants, de philosophes, de grammairiens et quelques cuistres, fabricants de panégyriques en prose et en vers, en l'honneur de la souveraine qui n'y était point indifférente.
Descaries n'avait pas résisté au climat de la Suède et aux fantaisies de Christine qui, au coeur de l'hiver, le faisait venir à cinq heures du matin pour l'interroger sur la philosophie ; après trois mois de ce régime, il était mort.
Bourdelot, médecin français, qui habitait Stockholm, pressait aussi notre philosophe d'écrire à la reine Christine «qui avait, disail-il, conçu pour lui une parfaite estime ». Fils d'un .barbier de Sens, qui se disait chirurgien, après avoir étudié pour être apothicaire et avoir beaucoup voyagé, Bourdelot s'était fait médecin. Ses confrères, notamment Guy-Patin, jaloux peut-ètre des rapports qu'il entretenait avec les plus grands personnages de son temps, le traitaient d'ignorant et de charlatan, quoiqu'il parlât comme un autre le latin culinaire et qu'il excellât autant qu'un autre dans l'art de saignare et purgare. II était aimable et badin et savait plaire aux femmes; il écrivait des vers qui n'étaient, pas inférieurs à ses ordonnances médicales. Il prétendait se connaître en peinture et en sculpture ; il a laissé des notes sur la musique et sur la danse.
Le 11 septembre 1635, Gassendi annonçait un visiteur à son ami Peyresc : « C'est, disail-il, un jeune homme que vous trouverez honnête et bien sage et qui a très bon esprit ». Ce visiteur était le jeune Pierre Miehon, plus connu sous le nom de Bourdelot, qui était celui de sa mère, et qualifié plus tard l'abbé Bourdelot, quand il eut reçu de Mazarin l'importante abbaye de Massay-en-Berry. Peyresc le trouva « un très brave jeune homme et grandement curieux ». Il eut plaisir de « l'ouïr si judicieusement discourir de toutes choses et surtout de sa profession, comme s'il y avait vaqué des cinquantaines d'années, expliquant fort noblement et à point nommé les propres paroles de son Hippocrate qu'il sait tout par coeur », et Gassendi venu de Digne, pour voir son ami, fut du même avis. Après avoir été le médecin des princes de Condé qui l'honoraient de toute leur confiance, Bourdelot était devenu le médecin et le favori de la reine de Suède qui estimait lui devoir le rétablissement de sa santé. II avait pris une grande influence dans le gouvernement du pays; ses avis prévalaient, sur ceux des ministres et du Sénat. Quiconque lui portait ombrage était écarté; il disposait des alliances de la Suède. C'est sur l'insistance de cet important personnage que Gassendi se décida à écrire à la fille de Gustave Adolphe une lettre où il exprimait ses regrets d'être empêché par l'état de sa santé de se rendre à Stockholm, et qui se terminait ainsi : « Vivez donc toujours heureuse, ò la plus éminente et la plus glorieuse des femmes, et continuez à être l'exemple, que tous voudraient imiter, que bien peu peuvent suivre ».
Que si de telles louanges paraissaient à quelques-uns plus dignes d'un courtisan que d'un philosophe, ils voudront bien se rappeler que ces exagérations étaient dans les moeurs et dans la politesse du temps et rapprocher la lettre de Gassendi du discours par lequel l'avocat Patru, la lumière du barreau, souhaita la bienvenue à cette souveraine quand les Quarante, après Ninon, furent honorés de sa visite : « C'est, Madame, un devoir si juste qui nous amène en ce lieu pour contempler Voite Majesté, et lui rendre ce culte religieux que le inonde entier doit à la vertu. L'Académie Française n'a rien tant souhaité que de contempler cette divine p rincesse dont la vie toute pleine de merveilles fait tout l'embellissement de nos jours».
C'était, il est vrai, avant le séjour à Fontainebleau et l'assassinat de Monaldeschi. Christine répondit elle-même à notre philosophe par une lettre non moins louangeuse : « Vous êtes si généralement honoré et, estimé de tout ce qui se trouve de personnes raisonnables dans le monde, et l'on parle de vous avec tant de vénération, que l'on ne peut, sans se faire tort, vous estimer médiocrement. Ne vous étonnez donc pas s'il se trouve, au bout du monde, une personne qui se croit intéressée à vous estimer infiniment, et ne trouvez pas étrange qu'elle ait suborné vos propres amis pour vous faire connaître qu'elle ne s'éloigne pas des sentiments dé tout le genre humain lorsqu'il est question de donner à votre mérite une estime commune. Je reste infiniment obligée à celui qui vous a fait connaître une partie des sentiments d'estime que j'ai pour vous, et je le suis d'autant plus que ce bon office est un surcroît des autres services qu'il m'a rendus, et encore que je confesse lui devoir la restitution de ma santé et de ma vie. Je confesse que l'obligalion de m'avoir procuré des assurances de votre estime égale tous les autres dont je lui ai été redevable. »
Cette correspondance se continua, soit directement, soit par l'intermédiaire de Dupiquet, auquel Gassendi écrivait après l'abdication de la couronne et l'abjuralion du luthérianisme : « Je ne saurais trop admirer qu'un dessein si héroïque ait pu venir dans l'esprit d'une Princesse encore jeune et à qui tout prospère; mais il fallait que celle qui est infiniment au-dessus de son sexe, de son âge et de sa condition, entreprit quelque chose qui fùt au-dessus de l'attente de l'univers; il fallait qu'elle méprisât les sceptres, les couronnes et les royaumes, les plus grands objets de l'ambition des hommes ». Le mépris de Christine pour « les plus grands objets de .l'ambition des hommes » ne persista pas longtemps; mais Gassendi n'était plus, quand cette étrange princesse tenta, vainement d'ailleurs, de retrouver le sceptre et la couronne.

A PARIS, CHEZ MONTMOR (AU MARAIS)

Au mois de mai 1655, après y avoir séjourné cinq années, Gassendi quittait, pour n'y plus revenir, son cher pays des Alpes, où le riant soleil et l'atmosphère balsamique semblaient lui avoir rendu quelque force. Son ami Luillier, chez qui il avait coutume de descendre à Paris, étant décédé durant un voyage en Italie, à Pise, au mois de janvier 1652, Gassendi accepta l'hospitalité que lui offrait, par l'intermédiaire de Chapelle, le comte Henri-Louis Habert, seigneur de Montmor, maître des requêtes, philosophe et poète de langue latine, ami de la science et des savants.
L'Hòtel de Montmor était dans la rue du Temple, au Marais, le quartier aristocratique d'alors. Témoins silencieux de la vie d'autrefois, de l'élégance et des plaisirs de ceux « qui ont connu le bonheur de vivre », de nombreux hôtels y restent debout, aujourd'hui occupés par le commerce ou l'industrie. (Hôtels Beauvillers, Caumartin, Fouquet, La Trémoïlle). A la recherche de l'hòtel de Montmor, depuis l'emplacement où s'élevait la Tour des Templiers, démolie sans égards pour les plus tragiques souvenirs de notre histoire, jusqu'à son aboutissement sur la rue de Rivoli, j'ai exploré pieusement la rue du Temple.
Sur ces demeures de la vieille aristocratie, pas d'inscriptions commémoratives; des murs maculés par des enseignes et des affiches commerciales. Seule, au numéro 17, une plaque de marbre rappelle qu'à cette place se trouvait l'entrée de l'hòtel du Connétable Bertrand Duguesclin. J'arrive à la hauteur de la rue de Braque. C'est en face de cette rue, au numéro 79 de la rue du Temple, que j'ai retrouvé l'hòtel de Montmor, qui fut plus tard l'hòtel de Rocheehouart, puis l'hòtel de Montholon, à la veille de la Révolution.
Déchue de son ancienne noblesse, la maison appartient depuis quelques années à un fabricant d'oeillets métalliques. Elle est occupée par divers commerçants et par un bureau des contributions indirectes. Malgré sa démocratique métamorphose, elle a grand air, avec sa façade d'un goût simple et sévère, ses grands escaliers, ses vastes cours et sa large entrée, au fronton de laquelle se trouve sculptée une tête de femme, coiffée d'un casque, encadrée de feuilles, d'olivier, une Minerve, sans doute, symbolisant la sagesse des comtes de Montmor, Sunt lacrimae rerum! Les notaires Bergeon et Bruneau, dans l'inventaire qu'ils y dressèrent après la mort de Gassendi, s'expriment ainsi :
« En laquelle maison il serait arrivé le neuvième jour de may 1655, et y serait demeuré jusqu'au jour de son décès, fors seulement un voyage qu'il aurait fait au mois d'aoùt 1654, avec ledit sieur de Montmor en sa terre du Mcsnil ».
L'arrivée de Gassendi chez le comte de Montmor causa une grande joie aux savants, aux gens de mérite et de qualité qui fréquentaient cette demeure hospitalière , et qui, pendant sa longue absence, le sachant malade, avaient perdu l'espoir de le revoir.(1)

(1) L'Académie pour la recherche des causes naturelles, que Chapelain appelle l'Académie Montmorienne, se réunissait une fois par semaine chez M. de Montmor, son fondateur. Elle ouvrit la voie à l" Académie des sciences, fondée en 1666.

Gassendi lui-même se considérait comme un homme ressuscité. Toujours épris des périphrases mythologiques, il écrivait à Wendelinus : « Me voici revenu, non de l'Achéron, mais des portes de la mort; je suis bien rétabli d'une longue et dangereuse maladie qui m'a retenu plusieurs années en Provence ». Cependant, sur l'avis des médecins, il dut s'abstenir de professer son cours au Collège Royal. II se plut à rendre visite à ceux de ses amis que la mort avait épargnés et reprit son commerce épistolaire avec de nombreux savants qui s'honoraient de son amitié. C'est durant son séjour chez Montmor, et sur la prière de cet ami à qui il la dédia, que Gassendi publia la Vie de Tycho-Brahé, précédée d'une très curieuse histoire de l'astronomie, avec l'exposé de tout ce que doit la science aux Babyloniens, aux Égyptiens, aux Grecs, aux Bomains, aux Marseillais, aux Arabes et à tous ceux qui ont précédé Tycho-Brahé dans l'étude de l'astronomie.
Gassendi s'entretenait souvent de ses ouvrages avec Montmor; souvent aussi, il tenait compte de ses avis; c'est ainsi que dans sédition posthume de ses Opéra Omnia, on rencontre des retranchements et des additions à ses précédentes publications, notamment dans ses Remarques critiques sur le Dixième Livre de Diogène Laërce, qui traite de la vie, des moeurs et des écrits d'Epicure. Parmi les amis de Gassendi qui fréquentaient l'hôtel de .Montmor, il faut citer Chapelain, victime de Boileau, qui rachetait par une solide érudition, l'erreur de s'être cru un autre Virgile. Une lettre de Chapelain, adressée le 28 aoùt 1671 au médecin Régnier Graff, nous fait connaître les tristes années de privations et d'angoisses où s'éteignit la vie du comte de Montmor, dans cette maison où Gassendi avait connu le repos d'une vie facile et les libéralités d'un hôte généreux : « ... Votre présent s'est voulu faire sous une mauvaise étoile, faute d'estre informé du mauvais estat où ses malheurs l'ont réduit, car vous saurez que le Doyen des Maistres des Requestes et riche de 100 000 livres de rente, sa maison et ses affaires se sont, depuis deux ans, trouvées renversées par la mauvaise conduite de son fils aisné qui lui a consommé le plus beau de son bien et qui est dans le dernier désordre, en telle sorte que le père a été contraint de vendre sa charge et a eu une si grande commotion de cerveau qu'il est tombé comme en démence ou au moins en un désespoir à vouloir mourir et à avoir esté des huit jours entiers à ne souffrir que par force de prendre quelques bouillons pour conserver sa vie et avoir besoin que l'Archevèque de Paris le vint adjurer, de la part de Dieu, de se laisser traiter et gouverner par les médecins et par ses proches. II y a un an qu'il est dans cet estat d'abattement d'esprit et de coeur, ne vivant que de lait et ne se meslant d'aucune manière de ses intérêts domestiques, non plus que recevant visite, ni conversation de qui que ce soit, parce que ni lui, ni sa femme, ni ses proches ne le permettent, comme s'il était dépourvu de toute connaissance et despouillé de toutes les choses du monde et d'amour des lettres qui faisaient autrefois sa principale passion ».

LA LETTRE AU NEVEU SUR LA PROFESSION D'AVOCAT- LE TRAITÉ DE LA MUSIQUE

La dernière lettre dont j'aie trouvé l'original au dossier de Grenoble, c'est celle que Gassendi écrivit, le 26 février 1655, sur la profession d'avocat, à son neveu et filleul Pierre Gassendi, avocat à Digne, qui y fut plus tard avocat du roy. On n'a pas oublié que Gassendi avait une soeur, veuve Boudoul, qui lui survécut. La fille unique de celle-ci, Lucrèce Boudoul, avait épousé à l'àge de 14 ans Pierre Gassend, âgé de 18 ans, fils d'André Gassend, bourgeois de Digne. Pourquoi Lucrèce! Ce prénom n'avait-il pas été inspiré par notre prévôt en l'honneur d'Epicure plutôt qu'en souvenir de Tarquin?
Il y a encore beaucoup de Gassend à Digne et aux environs. Je n'ai rencontré aucun d'eux qui émît la prétention d'être apparenté aux anciens Gassend de Champtercier. Le général Gassendi, comte et Conseiller d'état sous l'Empire, pair de France sous la Restauration, arrière-petil-neveu de Gassendi, né à Digne en 1748, est décédé en 1828 sans postérité. L'avocat Pierre Gassendi avait adopté le génitif de son nom latin par imitation de son oncle par alliance. II venait de faire ses débuts au barreau de Digne, non sans succès, lorsqu'il reçút une lettre écrite en français, signée Gassend, comme tout ce que Gassendi écrivait en notre langue, et même en langue latine. Cette lettre, écrite le 26 février 1655, alors qu'il était gravement malade, mérite d'être intégralement citée, quoiqu'elle ait été publiée en 1842 par le docteur Honnorat dans .le Journal des Basses-Alpes, et reproduite par M. l'abbé Martin, dans son ouvrage sur la Vie et les écrits de Pierre Gassendi.
. « Monsieur mon cher neveu,
« Votre lettre du 30 du mois passé ne vient que de m'être rendue. J'ai été bien aise d'apprendre la santé de tout votre monde, et je vous donne avis que, par la grâce de Dieu, la mienne continue aussi, quoique l'on m'ait obligé à ne point faire entièrement le carême. Ce m'a été beaucoup plus de joie d'apprendre l'heureux succès de votre première cause, ayant su, par une autre voie, qu'elle a réussi au contentement de chacun. Cela doit vous donner du courage à continuer et vous faire espérer d'être, avec l'aide de Dieu, bientôt en état de fleurir dans votre profession. Je suis bien aise que vous ayez la satisfaction de l'avoir toute faite de vous-même et que vous ayez fait là un petit essai de vos forces. C'est le moyen de devenir bientôt maître que de faire par soi-même les choses, et le moyen de former bientôt son jugement, c'est de ne point s'attendre à celui des autres. Il fait bon consulter les sages ; mais il faut, auparavant, se consulter soi-même pour voir si on ne serait point assez heureux pour se rencontrer de leur sentiment. Vous avez, Dieu merci, l'esprit bon, et envisagez assez bien les choses; voilà pourquoi, après avoir bien médité sur une affaire et l'avoir tournée en tous sens, il n'y a point de danger de vous écouter pour la traiter et débiter avec l'ordre que votre raison vous suggérera. II faut toujours, sur toutes choses, tâcher d'être bien clair et bien net, et, pour cet effet, ranger tellement votre discours que ceux qui vous écoutent n'aient point de peine à vous suivre et comprennent pourquoi chaque chose est dite. II importe de présenter toujours si clairement le fait qu'en formant ensuite le noeud de la question, et déclarant le parti que vous prenez, on ait l'esprit disposé à comprendre la valeur de vos preuves et la justesse de vos réponses. Avec cela, mon cher neveu, il faut dès le commencement être résolu, et je crois bien, par la connaissance que j'ai de votre bon naturel, que vous l'êtes aussi, de n'entreprendre jamais point de cause qui ne soit ou que vous ne jugiez bonne, ou, au moins, tellement problématique que vous la teniez plus vraisemblable que son opposée. Car, premièrement, Dieu vous ayant destiné à être l'un des organes de la justice, vous êtes obligé à ne rien procurer que de juste, et, faisant autrement, vous seriez tenu à restitution à l'adversaire de votre partie . Lorsque quelqu'un s'adressera à vous, il ne faut point, d'abord, juger sa cause mauvaise, mais il faut prendre du temps pour la bien examiner, et ayant trouvé qu'elle ne vaut rien, il faut constamment conseiller à la partie de s'accommoder, et, en quelque façon que ce soit, ne point lui servir d'instrument à faire une injustice. II vaut mieux que vous ayez moins de causes et qu'elles soient bonnes, et telles que vous les puissiez soutenir avec satisfaction, que si vous en aviez beaucoup et que vous les soutinssiez avec regret. Le temps ayant bien fait connaître que vous êtes homme de bien et aimant la droiture, tous les gens de bien, ne demandant que la justice, seront bien aisé de recourir à vous et de vous employer. C'est pour cela que le véritable orateur est défini par Quintilien vir bonus dicendi peritus. Voyez, je vous prie, ce que dit cet auteur, au sujet de cette définition, au commencement, il me semble, du douzième livre des Institutions, ou, plutôt, lisez tout son ouvrage; outre la beauté du style, il ne vous inspirera qu'éruditions et probité. J'entreprendrais de vous donner un autre avis, si vous n'y étiez pas de vous-même assez porté, c'est de ne refuser jamais aucune cause des pauvres, et des personnes oppressées et destituées de secours et d'amis, au . contraire, de les rechercher vous-même et, sans un esprit de vanité, vous faire gloire d'être leur protecteur. Dieu vous ayant donné de quoi vivre sans retirer d'eux aucun argent, ce vous sera toujours une assez belle récompense que la satisfaction d'être bienfaisant, outre le bon gré que Dieu vous en saura et l'estime que vous en acquerrez auprès des hommes. Je suis toujours, après nos recommandations ordinaires, mon cher neveu, votre affectionné oncle et bien humble serviteur.
« PIERRE GASSEND. »
Cette lettre est tout à fait digne du grand saint Yves, patron des avocats :
Sanctus Yvus erat Brito
Advocatus et non lalro;
Res mirabilis populo !
Alléluia
(1)

(1) « On compte très peu de saints de condition bourgeoise ; il y a, je crois, un ou deux saints médecins. La Bretagne seule eut le privilège de faire adopter un saint avocat, saint Yves; et encore la conscience populaire protesta contre cette intrusion et se vengea en chantant à sa fête : Advocatus et non latro, res
miranda populo !
» ERNEST RENAN. Etude d'Histoire religieuse.

Mais aucun des bâtonniers de l'Ordre, ayant écrit sur ce même sujet, n'a poussé aussi loin les conseils de désintéressement. Le fonctionnement de la justice n'exige-t-il pas que, dans chaque affaire, il y ait au moins un avocat de chaque côté de la barre ? Cet astronome, ce mathématicien qui traitait de l'éloquence de la barre et des devoirs de l'avocat, publiait vers la même date un Traité de la Musique qu'il dédiait à M. d'Estrées, évêque et duc de Laon, plus tard cardinal. Ceux-là seuls en seront surpris qui ne se doutent pas qu'au XVII°siècle, la musique était réputée faire partie des mathématiques, lesquelles étaient elles-mêmes une branche, et non la moins belle, de la philosophie, science universelle.

LES DEUX DERNIÈRES MALADIES ET LA MORT DE GASSENDI- LES « NOTANDA » DE LA POTERIE

Depuis son retour à Paris et durant les plus récentes années de son dernier séjour en Provence, la vie de Gassendi avait été assombrie par beaucoup de deuils; il avait perdu ses meilleurs amis : Luillier, le Cardinal de Richelieu, archevêque de Lyon, Képler, Guillaume Schickad, Rakae, Peyresc, le vénérable Joseph Gaultier, prieur de la Valletle, Barancy, Gabriel Naudé, le P. Mersenne. La disgrâce, puis la mort du comte d'Alais l'avaient particulièrement affecté : « Cet excellent, Prince, écrivait-il à Sorbière, était un des meilleurs et des plus sages des mortels; le inonde n'était pas digne de le posséder ».
N'ayant connu d'autre amour que l'amour de Dieu, le coeur de Gassendi était d'autant plus attaché à l'amitié. Ses biographes attribuent à la perte de ses amis les plus chers et à son exquise sensibilité une nouvelle altération de sa santé. Toujours est-il qu'à la fin de novemdre 1654, il tomba plus gravement malade qu'il ne l'avait été jusqu'alors ; l'annëe suivante, son grand admirateur Guy Patin, responsable de sa mort prématurée par l'abus des saignées, annonçait sa fin en ces termes : « Notre bon homme", M. Gassendi, est mort le dimanche 24 octobre, âgé de soixante-cinq ans; voilà une grande perte pour la république des bonnes lettres J'aimerais mieux que dix cardinaux de Rome fussent morts. »
Gassendi mourait dans sa soixante-quatrième année, contrairement au dire de Guy Patin qui le vieillissait de dix-neuf mois.
Sans la désirer ni la craindre, depuis longtemps Gassendi voyait venir sa fin et s'y préparait ; il n'avait pas partagé les illusions de Descartes et de Bacon qui croyaient à la possibilité de prolonger la vie jusqu'à lâage des patriarches, grâce aux progrès de l'hygiène et de la médecine.
A part le docteur Bernier, il n'a pas laissé, il n'a pas voulu avoir des disciples, cette plaie des grands philosophes, et par là il est bien resté lui-même. II me parait intéressant de placer ici la relation des deux dernières maladies et de la mort de Gassendi d'après le dossier conservé à la bibliothèque de Grenoble, et de reproduire in extenso le détail qu'en a donné La Poterie sous ce titre : Notancla. Des emprunts déjà ont été faits à ce document, mais il reste inédit pour la plus grande partie.

RELATION DE LA MALADIE ET DE LA MORT DE GASSENDI- DÉTAIL DE SES DEUX DERNIÈRES MALADIES PAR LA POTERIE- NOTANDA SIR SA MALADIE DE 1654 A PARIS

Vendredi 27 du mois de novembre, le matin, se levant à son accoustumée pour estudier, estant à sa table, il sent un grand froid; sur les 10 heures, un estourdissement et une faiblesse si grande que se promenant en sa chambre, voulant aller à la selle, il tomba par terre, et à grandissime peine se put-il jeter sur son lit. M. Chapelain arriva sur les 11 heures; comme je revenais de la ville où j'étais allé par son ordre (jamais n'ayant quitté sa chambre que par son commandement) : je le déshabillay aussitôt, le mis entre deux draps et incontinent le froid le reprit avec la fièvre aussitôt, qui dura jusqu'à 7 heures du soir. Une heure après le froid le reprend encore et dure toute la nuit. Samedi 28, le lendemain grand matin, j'allais avertir ses amis, médecins, MM. Sorbière, Moivan, Patin, Martin, Daquin, Paquet, du Prat, qui y vinrent aussitôt et conclurent tous à une prompte saignée qui fut faite aussitôt d'environ 8 onces de sang sur les neuf heures du matin. Sur les trois heures, un lavement. Sur les cinq heures du soir, une autre pareille saignée. Dimanche 29 sur les dix heures, une autre semblable saignée. Sur les trois heures, un lavement. Sur les cinq heures du soir, une saignée. Durant tout ce jour une petite sueur le prit. Lundy 30 sur le midy, une pareille saignée. Mardy 1er décembre, sur le matin, il reçoit dévotement son créateur et dit devant le Saint Sacrement, tout haut par trois fois : « Et dimitte nobis débita nostra, sicut dimittimus debitoribus nostris » .
Nota qu'on lui avait parlé de Morin auquel il avait déclaré ne vouloir pas de mal. Sur les deux heures, une autre saignée. Vendredi 4 le matin, une petite médecine d'infusion de séné avec de la casse mondée.
Vendredy 11, une médecine.
Mercredy 16, une médecine.
Jeudy 17, il sent comme un petit frisson.
Vendredi 18, une saignée sur les trois heures et demie du matin. Un cours de ventre le prend et dure jusqu'à la nuit du 1" jour de janvier 1655. II commence à descendre pour aller dîner avec M. de Montmor, ou du moins s'y rencontrer à cause de sa grande faiblesse qui l'empêchait encore le 6e jour des Rois. Le dimanche suivant, il se hazarde d'aller ouïr la messe et continue les autres dimanches et festes. Le jour de la Purification, il y célébra la messe pour remercier le bon Dieu de sa guérison. Il l'a dite encore le I dimanche de caresme. II commence à faire le caresme et ne veut point de viande. Mais le 22 mars la nuit, il sent la fièvre avec un grand vomissement. Mardy 23, le lendemain de grand matin, je vais quérir M. Patin qui ordonne une saignée qui fut aussitôt faite de trois palettes de sang. II célébra la messe le dimanche des Rameaux et l'avait encore dite le dimanche devant.
Le 10 may, sur les 6 heures du matin, une saignée de trois palettes. Au mois de juin, il fut encore saigné une fois et prit médecine. Le 28 juillet, sur les 6 heures du matin, une saignée de deux palettes.

NOTANDA SUR SA DERNIÈRE MALADIE, 1655

Dimanche 22e jour du mois d'août 1655, il dit et célébra encore la messe à son ordinaire. II n'a pas manqué tous les dimanches et bonnes fêtes de la célébrer fort dévotement. II n'y manque pas même le dimanche 11 may 1655, deux jours après son arrivée en notre ville, qui fut le vendredi sur le soir 9 du mois de mai.
23. Lundi lendemain il continua encore son estude à l'ordinaire jusqu'à midy. En descendant en bas, comme il avait de coustume pour disner avec M. de Montmor, il se sentait un peu altéré et fut contraint de boire, contre sa coustume devant le disner. Après le disner, il remonta en sa chambre, s'y promène encore une demi-heure, puis se sentant fort assoupi avec un peu de fièvre, se met dans le lit, où il ne fut pas deux heures qu'il s'imaginait déjà y être depuis longtemps, me demandant souvent : « Quelle heure est-il ? Allez-vous-en coucher. N'est-il point encore jour ? Est-il dimanche ? etc
Les amis médecins furent avertis aussitôt; ils le vinrent voir sur le soir, et par leur advis, on lui donne sur les six heures seulement un lavement réfrigératif, attendant jusqu'au lendemain pour voir ce qu'il en serait.
24. Mardy lendemain, ils le vinrent voir et M. Patin, son médecin ordinaire, fut d'avis qu'on lui tira trois palettes de sang, ce qui fut exécuté vers les 6 heures du matin, et sur les 6 heures du soir on lui donna un lavement de mesme.
25. Mercredy. Le lendemain sur les 7 heures du matin, encore une pareille saignée.
26. Jeudy lendemain, sur les 8 heures du malin, une sueur ; après-midi sur les 7 heures du soir, un lavement. Une faiblesse sur le midy.
27. Vendredy lendemain sur les 6 heures du soir, une saignée de trois palettes. La nuit, la fièvre redouble et a continué de nuict à autre, outre cette petite fièvre qui ne Fa jamais quitté.
28. Samedy lendemain, sur les 9 heures du matin, un lavement ; on commence à donner des hysopes pour faciliter l'expectoration, cela n'étant plus si fort comme les premiers jours durant lesquels de son lit il jetait les flegmes encore fort loin, II continua de se lever toujours néanmoins pour demeurer 2 ou 5 heures debout dans sa chambre au soleil du midy et se lever aussi durant le jour toutes les fois qu'il désirait le besoin.
28. Dimanche soir sur les 7 heures, un lavement.
30. Lundy sur les 6 heures du malin et sur les 7 heures du soir, un lavement.
31. Mardy sur les 7 heures du matin et les 10 heures du matin, une saignée.
1er jour de septembre, sur les 4 heures du soir, un lavement.
2. Jeudy sur les 5 heures du matin, une médecine de 2 drachmes de séné et d'une demi once de casse.
3. Vendredy, à cause de cette médecine, ses hémorroïdes sortirent et 2 ou 5 jours après la douleur s'apaisa, icelles se flétrissant et rentrant.
4. Samedy, sur les 6 heures du matin et sur les 4 heures du soir, un lavement.
5. Dimanche, sur les 6 heures du matin. Ce jour, on prend une garde.
6. Lundy, sur les 7 heures du matin, une saignée de 2 palettes; sur les 4 heures du soir, un lavement.
7. Mardy, sur les 6 heures du matin, une médecine semblable.
8. Il demande et reçoit dévotement son créateur le matin, nativité de Notre-Dame.

9. Jeudy, sur les 6 heures du matin, un lavement; sur les 6 heures 1/2 du soir, une saignée.
12. Dimanche sur les 5 heures, un lavement.
15. Lundy, sur les 5 heures du matin, une médecine d'une infusion d'une demi once de casse mondée dans une once de chicorée, composée avec rhubarbe.
14. Mardy, sur les 4 heures du soir, un lavement.
15. Mercredy, sur les 6 heures, un lavement.
16. Jeudy, sur le midy, une saignée de 2 palettes.
17. Vendredy, un lavement.
18. Samedy, sur les 6 heures du matin, une saignée.
19. Dimanche, il demande encore et reçoit dévotement son créateur. Le matin, sur les 10 heures, un lavement ; sur les 7 heures du soir, une saignée.
20. Lundy, sur les 11 heures du matin, une médecine dans un lavement.
21. Mardy, sur les 6 heures 1/2 du matin, médecine.
22. Lavement.
23. Une médecine.
1° jour d'octobre. Vendredy.
5. Dimanche, sur les 7 heures du matin, lavement.
4. Lundy, lavement.
6. Mercredy matin, lavement.
8. Vendredy, le pauvre croupion étant excorié à cause qu'il ne pouvait être couché sur son dos, l'ayant frotté auparavant avec de l'onguent rosat, on commença à le frotter avec blanc rosis, album rosis.
9. Samedy, sur les 6 heures du soir, une saignée.
12. Une médecine.
15. Un lavement.
18. Une saignée de 2 palettes par ordonnance de Patin.
19. 11 demande encore et reçoit dévotement son créateur.
20. Mercredy le matin, M. Morvan lui découvre sa crainte, et comme son bon et ancien ami lui dit qu'il n'y a plus d'espérance de vivre, oportet mori, sanguis nativus déficit, et l'exhorte à souffrir courageusement cette séparation, sur quoi le dit luy répondit qu'il ne demandait qu'à Dieu la grâce de ne le laisser plus long temps en souffrance, de permettre que cette séparation se fit bientôt et sans grande douleur, qu'il estait tout résolu à suivre la volonté, de Dieu. Le soir, je lui témoignai ma douleur
21. Jeudy le soir, il demanda et reçut l'extrême-onclion dévotement, avec l'esprit si présent que M. le Vicaire de St. Nicolas s'estant mespris de dire en signant son nez quidquid peccasti per gestum, il répartit aussitôt : c'est per odoratum.... Mme la duchesse d'Aiguillon l'envoya visiter de sa part par M. de Fongeriz son médecin qui vit qu'une espèce de parotide était déjà formée au-dessous de l'oeil gauche, cette mâchoire étant un peu enflée et aussi son bras droit, la paulme de la main gauche ayant paru auparavant enflée, ainsi que le remarque M. Morvan qui le venait voir tous les jours soir et matin.
22. Vendredy M. Morvan le venant voir lui réitéra encore sa crainte et lui demanda s'il ne faisait pas lire quelques psaumes de David pour entretenir son esprit dans les idées de l'autre monde, il lui répondit qu'il méditait à part soi et que lorsqu'on parlait haut auprès de lui, il se sentait incommodé. Mme d'Aiguillon lui envoya de la gelée et lui fit offrir de lout ce qu'elle a de garde, de consommé, de bouillon, etc. II me fait aussi écrire à sa soeur qu'il a toujours espérance et lui-même écrivait encore de sa main : « Voici encore pour continuer de vous faire voir de mon écriture, Gassend ». Toute la nuict il ne se repose point et se plaignant toujours.
25. Samedy. Depuis midy jusqu'au soir, il est fort inquiété cryant toujours et se plaignant, demandant ses habits, m'appelant toujours ; j'envoie quérir son confesseur, il lui demande l'absolution, se réconcilie auparavant et lui disant qu'il s'en allât coucher chez lui, il le pria de lui donner les belles paroles pour sortir de ce monde; après me prenait la main et la mettait sur son coeur, me disant ces paroles : ta ta ta ta. Sur les 0 heures 1/2 du soir, il prit un sirop d'une demi once de pavot, autant de nénuphar dans 2 onces d'eau de laitue ; toute la nuit se passa assoupie, la main sur son coeur.
24. Dimanche au matin, il estait tout assoupi et avait peine à prendre du bouillon, serrant les dents. Son confesseur arriva et il lui dit : « Monsieur, donnez-moi l'absolution et dites-moi les belles paroles ». Ce qu'il fit. Après le confesseur lui dit : « Monsieur, ne voulez-vous point que je récite tout haut les psaumes, afin que vous le puissiez dire doucement à part vous. » II lui répondit : « Je vous prie, dites-les tout bas, à cause que le haut parler m'incommode. » Puis il ne parla plus, faisant néanmoins signal qu'il entendait ce qu'on lui disait, et sans aucune agitation autre que celle de la langue, il rendit son àme à Dieu sur les 2 h. 1/2 après-midi, son confesseur faisant les prières à genoux au pied de son lit.
25. Lundy M. de Montmor étant aux champs, le corps est dans le cercueil en la salle où les prières ne discontinuent.

26. M. de Montmor étant revenu dès le soir, auparavant on porte le corps en terre dans la Chapelle de MM. de Montmor en l'église St-Nicolas, sa paroisse, accompagné de 40 prestres. M. le Vicaire de ladite église, M. le Curé étant absent, chante la grand'messe et fait le service, où plusieurs de ses amis s'y tiennent. M. des Puy, M. Bouliau, M. le Fèvre, M. Bourdelot, Patin, le fils de M. de Moiran, M. de la Motte Le Vayer, M. Launoy de Champigny, etc....
II tomba malade le 23 du mois d'août.
II est mort le 24 du mois d'octobre.
II a été malade 65 jours durant lesquels la fièvre ne l'a jamais quitté, quoiqu'elle semblait quelquefois se relâcher, ne paraissant que fort petite, ou plutôt une seule faiblesse ; toujours le pouls a été bon et les urines ont été belles. II n'a pris que des bouillons clairs durant toute la maladie, de 3 heures en 5 heures, puis de 4 en 4 avec de la gelée quand il en voulait; aucune fois un jaune d'oeuf délayé dedans, mais fort rarement à cause qu'il croyait que trop de nourriture entretenait la fièvre. II ne prenait jamais houillon qu'il ne fit la bénédiction dessus. II se plaignait souvent ayant toujours dans la bouche ces paroles : ò Dieu, ò Dieu, ò Dieu, votre volonté soit faite, fiat volontas tua, in te speravi, domine. Plusieurs de ses amis le venaient visiter. Souvent il était bien aise qu'ils lui racontassent des nouvelles... sinon que 5 semaines devant sa mort il ne méditait plus qu'en Dieu, estant bien aise d'être seul, et lorsque ses plus intimes amis le venaient voir, il les priait de ne pas demeurer longtemps, d'entrer seulement et de sortir, à cause que le parler lui faisait peine et que le moindre souffle l'incommodait. II ne leur disait que de brèves paroles, à M. Chapelain : «il faut attendre avec patience » ... A la garde qui lui jetait aucune fois de leau bénite, lorsqu'elle l'entendaitla nuit se plaindre beaucoup : « la bonne femme, je vous remercie », et lorsqu'elle lui baillait sur les lèvres le crucifix pour adorer, il le baisait avec ces paroles, les larmes aux yeux, « hô, mon bon Dieu, hò, mon bon Dieu!... »
II me disait : puisque je dois mourir par suffocation ou saignée, mourons plutôt par la saignée qui est la voye la plus douce, que par la suffocation durant laquelle on souffre beaucoup. II pria plusieurs fois M. Fréniont, sous-vicaire de Saint-Nicolas des Champs de le venir voir souvent et lorsqu'il verrait qu'il y aurait crainte de la mort, de lui donner l'extrème-onetion. A Monsieur Henry lui disant : « Monsieur vous souffrez beaucoup » : le bon Dieu a bien voulu souffrir la mort pour nous. Monseigneur l'évêque de Laon le venant voir, le malade sentit une altération en soi bien grande, de l'odeur musquée de ses gens, fut contraint de lui dire... aussitôt jeta les genshors de la chambre. Monseigneur l'évêque de Coutances aussi le venant voir, il sentit une odeur semblable ; mais il n'y demeura pas longtemps.
Le 24 octobre au matin son bras droit était tout enflé ; je ne le pouvais plus empoigner, ses deux mains étaient aussi enflées, tout son corps était blanc comme neige, n'y ayant plus que de l'eau au lieu de sang, fiez-vous donc à la médecine !

LA FAÇON DE VIVRE

Depuis l'an 1645 qu'il eut une grande maladie pour avoir fait des leçons en public à cause de sa charge de professeur royal ès mathématiques, il ne boit que de la tisane, non froide mais tiède pour les repas, il ne déjeune jamais. Pour son dîner, il ne mange que du bouillon, un peu de pain trempé, et aucune fois lorsqu'il est trop salé, il y met de la tisane ou de l'eau dedans pour dissoudre ce sel, son dessert n'est qu'une pomme cuite ou 5 ou 6 pruneaux. Pour du rôti, il en mange fort peu, seulement pour contenter la compagnie se contentant du bouilli et principalement d'un petit morceau de queue de mouton. Pour du vin, l'odeur lui fait mal; il se sent incommodé quand à la messe on lui en donne un peu trop... poisson... oeufs au miroir. Le caresme, il se contentait d'un peu de riz cuit au lait ou au beurre et s'en trouvait fort bien. Pour son souper, jamais il ne soupait; il ne mangeait qu'un peu de bouillon, pain trempé, avec une pomme cuite ou 5 à 6 pruneaux. Si bien que son abstinence était fort grande et son jeûne perpétuel bien rude.

APRÈS LE DÉCÈS — A SAINT-NICOLAS-DES-CHAMPS

Après le décès, toujours au même dossier, l'invitation à l'enterrement :
« Vous êtes priés d'assister au convoy, service et enterrement du défunt Messire Pierre Gassendi, prêtre, Docteur en théologie, Prévost de l'église Cathédrale de Digne, Conseiller, lecteur et professeur du Roy ès mathématiques, décédé dans la maison de M. de Montmor, Conseiller du Roy, en ses Conseils, et maître des Requestes ordinaire en son Hôtel, rue du Temple, qui se fera mardi 26e jour d'octobre 1655, à neuf heures du matin, en l'église Saint-Nicolas des Champs, sa paroisse, où il sera inhumé. Auquel lieu les dames se trouveront, s'il leur plaît ».
Ses biographes, qui se répètent les uns les autres, et peut-être me suis-je moi-même trop souvent exposé au même reproche, racontent que M. de Montmor fit enterrer Gassendi dans l'église de Saint-Nicolas-des-Champs, à la chapelle Saint-Joseph, dans le tombeau des Montmor, près de Guillaume Budé, son arrière grand oncle, le restaurateur des lettres grecques, le plus savant homme de France au début du xv° siècle; qu'il lui fit dresser un mausolée en marbre blanc et noir, en haut duquel, sous le buste du philosophe, on peut encore lire cette inscription :
PETRUS GASSENDUS
DINIENSIS CIVIS, PRESBÏTER EJUSDEM
ECCLESIAE PRAEPOSITUS,
SACRAE THEOLOGIAE DOCTOR
IN ACADEMIA PARISIENSI
REGIUS MATHEMATICUS
PROFESSOR
REQUIESCIT IN PACE
QUI NATUS EST ANNO CHRISTI
C 10. 10. XCII

DIE IX KALEN'D. FEBRUARII NOVEMB.
DEPOSITUS EST VII KAI..
HENR1CUS LUD. HABERTUS
DE MONTMOR
LIBELL. SUPl.. MAGISTER
VIRO PIO, SAPIENTI, DOCTO
AMICO SUO ET HOSP1TO POSUIT.
Confiant en cette affirmation, j'ai cru devoir me rendre à l'église Saint-ÌNicolas-des-Champs, qui porte maintenant le n° 254 dans la rue Saint-Martin. En cette église, construite au xi e siècle, rebâtie au xvi e, j'ai bien trouvé une Chapelle dédiée à saint Joseph, mais aucune trace du mausolée de Gassendi, aucun des tombeaux de Guillaume Budé, ni des comtes de Montmor. J'ai interrogé M. le Curé de Saint-Nicolas-des-Champs. Trop récemment appelé à cette dignité, il ignorait que Gassendi eût été inhumé dans son église. J'ai consulté M. le bedeau, plus ancien dans la paroisse ; tout ce qui était à sa connaissance, c'est que dans les caveaux de l'église, depuis les profanations de 1793, des ossements inconnus étaient entassés pêle-mêle (1).

(1) Dans la même église fut inhumée Mlle de Scudéry qui, dans sa carte du Tendre, n'avait pas prévu cette rencontre. Ses restes ont subi le même outrage.

Pauvre Gassendi! Que n'est-il décédé dans l'humble village où il est né, lui qui avait écrit : « J'imiterai Ulysse qui préférait à l'immortalité son Ithaque, quoique située dans les plus affreux rochers, parce que c'était sa patrie ! » (Préface de la Notice sur l'église de Digne.)
Les chapelles n'étaient pas comme aujourd'hui à la charge des fabriques. Souvent elles portaient le nom du fondateur qui avait le droit d'inhumation et leur avait assuré des revenus par donation ou par testament.
P. S. Je viens de lire à la Bibliothèque nationale une brochure publiée en 1841 sous ce titre : Notice sur la Paroisse de Saint-Nicolas-des-Champs. Elle diffère en quelques points des renseignements que j'avais d'abord recueillis, et mérite toute créance; car son auteur l'abbé Pascal, chanoine honoraire avait été vicaire de cette paroisse.
Après avoir constaté qu'aucun mausolée n'existe plus à Saint-Nicolas-des-Champs, l'abbé Pascal ajoute: « La Chapelle de MM. de Montmor était placée près du choeur. .. . Nous pensons que Pierre Gassendi a été inhumé dans la chapelle anciennement Saint-Antoine, aujourd'hui de Sainte-Cécile, n° 19. On y voyait, dans une niche de marbre noir, un buste de marbre blanc qui représentait l'illustre philosophe. Cette chapelle appartenait autrefois à la famille de Montmor ».
L'abbé Pascal mentionne les divers personnages qui furent inhumés dans cette même église, parmi lesquels il cite Madeleine de Scudéry morte à Paris à quatre-vingt-quatorze ans le 2 juin 1701.

A L'ÉGLISE CATHÉDRALE DE DIGNE- L'ORAISON FUNÈRRE — L'INGRAT TAXIL

L'oraison funèbre de Gassendi fut prononcée le 14 novembre 1665, en l'église Cathédrale de Digne, par son successeur à la prévôté Nicolas Taxil qui disserta sur son sujet en trois points : « le philosophe naturel, moral et chrétien », après un exorde emphatique, où déborde une modestie ridiculement affectée. Une courte citation permettra de juger l'orateur, son oraison, ses prétentions au bel esprit : « II a porté véritablement toutes les pratiques du Christianisme, montant toute sa vie de vertu en vertu, ce qui est montré par ce dernier nom assendi qui assure qu'il est monté au Christianisme par les véritables élévations de son esprit. » Prodigue de paroles louangeuses pour la mémoire de celui de qui il tenait sa prévôté et sa prébende, Taxil, malgré l'intervention des amis de Gassendi, se montra plus parcimonieux de ses derniers dans ses rapports avec la famille de son bienfaiteur.
Jean Chapelain lui écrivait :
« J'ai reçu des mains de M. de Montmor l' oraison funèbre que vous avez faite pour la mémoire de notre défunt ami et la lettre dont vous l'avez accompagnée. Je me tiens honoré de l'une et de l'autre, étant bien aise de l'estime que vous a donnée pour moi l'amitié de M. Gassendi. Encore que j'aie quelque honte de me voir loué par vous dans les termes si avantageux que vous avez voulu prendre pour m'obliger, je souhaiterais être capable de porter jugement d'un ouvrage que je ne doute point qu'il ne soit acquis, venant de vous dont le défunt a bien témoigné faire un cas extrême par ce qu'il a fait en mourant. Je ne doute point, ainsi que tous les autres amis du défunt, que vous ayant donné la plus grande marque d'estime qu'il pouvait en vous résignant son bénéfice, que vous ne répondiez par votre générosité à ce témoignage d'affection en donnant votre prébende à l'un de ses neveux (1), et faisant cette action de justice et de gratitude tout ensemble, je ne puis que vous assurer que votre ami n'en aurait non plus douté que nous, et qu'il m'a dit, en disposant du sien en votre faveur, qu'il le donnait au plus habile et au plus généreux de ses amis, qui ne laisserait pas ses proches sans une pareille marque d'affection à cause de lui, ou sinon pareille par la différence du bénéfice, au moins telle qu'il la pouvait donner.

(1) Gassendi n'avait qu'un neveu, le mari de Lucrèce Gassend, née Boudoul; mais celui-ci avait plusieurs entants, encore en bas âge.

« Je ne vous dis pas ce mot pour vous en solliciter, mais pour vous remercier au nom du défunt et des siens, et pour prendre part à l'obligation qu'ils vous en auront comme celui qui les aime, et vous honore, Monsieur, en qualité de votre très humble et très obéissant serviteur.
« CHAPELAIN.
A Paris, 20 janvier 1656.

Huit jours après, Montmor qui s'était manifestement concerté avec Chapelain écrivait au même Taxil :
« Monsieur,
« J'ai reçu beaucoup de consolation des marques que vous donnez de votre reconnaissance pour la mémoire de notre illustre ami. Comme il vous a donné des témoignages d'une estime toute particulière et qui sont d'autant plus obligeants qu'ils partent d'un si grand personnage, je n'ai jamais douté que vous n'en eussiez un souvenir éternel pour servir et assister ses proches dans toutes les occasions qui se présenteront. Celle de votre prébende est si proportionnée et si à propos que je crois que vous ne la perdrez pas sans faire connaître au public que vous êtes digne du choix de ce grand homme. Je prendrai part à cette bonne action et chercherai les moyens de vous faire paraître que je suis, Monsieur, votre très humble serviteur.
DE MONTMOR.
A Paris, 28 janvier 1656. »
Taxil encaissa les compliments, mais, pour le principal, il fit la sourde oreille, comme on en peut juger par ces lignes écrites de la main du neveu, l'avocat Gassendi, sur une liasse de lettres conservées au dossier de Grenoble : « Copie des lettres de M. le Prévost, écrites à l'occasion de la résignation de son bénéfice en faveur de l'ingrat Taxil ».
Après l'emphatique oraison funèbre prononcée par 1' « Ingrat Taxil », il faut, pour mieux juger notre grand homme, lire ce que pensaient de lui ceux qui l'ont le mieux apprécié. L'astronome Ismaël Bouiìlaud écrit à Albert Portner : « Gassendi était un des plus savants hommes du royaume » ; il se félicite d'avoir été depuis quinze ans son ami, sans que la diversité des sentiments ait pu jamais altérer leur amitié. L'abbé de Marolles loue « son esprit agréable et doux, sa conversation aisée qui rendait claires les choses les plus obscures. Sa science est si profonde, sa douceur si charmante que cet excellent homme avait trouvé l'artde joindre l'humilité chrétienne avec la hauteur de la philosophie ».
Bouche écrit que « ce fut un des illustres et grands hommes que les siècles passés aient jamais vus en la connaissance des belles lettres et surtout de celles qui regardent l'astronomie et les choses naturelle mais, quoique tout le monde l'ait admiré pour la rareté de sa doctrine, ses plus familiers amis rendent témoignage qu'il était encore plus admirable par sa moralité et par la douceur de son parler et de sa conversation; et comme il avait toujours vécu en philosophe, il voulut mourir dans l'état de la même condition, bravant la mort, après s'être muni de tous les sacrements de l'Église, avec plus d'assurance et de constance que n'ont jamais fait Socrate et Sénèque ».
El le docteur Launoy, annonçant à Portner la mort de Gassendi : «... On admirait en lui la simplicité de nos pères; une intelligence et une facilité merveilleuses pour pénétrer et comprendre les sciences les plus difficiles et les plus abstraites. Sa politesse égalait sa candeur; rien de plus aimable et de plus instructif que sa conversation ».
Sorbière s'étonne que dix ans après la publication de la philosophie de Gassendi, il se soit trouvé des gens qui aient appris une autre philosophie; il les compare aux hommes qui, après l'invention du pain, mangeaient encore le fruit du chêne. « II est mort, l'illustre Gassendi, s'écrie Taxil, Le ciel a permis que sa maladie ait été longue, afin que sa mort fùt plus belle. II est mort plutôt comme un saint que comme un philosophe! »

OPERA 0MN1A

Exécuteur testamentaire de Gassendi, le comte de Montmor, et sous sa direction Chapelain, La Poterie et Claude Hardi, conseiller au Châtelet, assistés du lyonnais François Henry (1), réunirent en six volumes in-folio l'oeuvre considérable de notre philosophe, ceux de ses écrits qui avaient déjà été publiés et les oeuvres posthumes dont les manuscrits avaient été légués.

(1) Ce fut François Henry qui traita avec les libraires de Lyon pour l'impression des Opéra Omnia. II leur écrivait le 29 mai 1658 : " Ayant tous les trésors de Gassendi en dépôt, je commence à lire le volume de ses Épîtres, dans lequel je trouve de si belles choses que je crois avoir raison que les réponses qui lui sont faites n'étaient pas moins belles ; d'autant plus que je savais que le défunt avait eu commerce avec tous les plus grands hommes de l'Europe. M. de Montmor m'a communiqué les originaux ; et après les avoir lus, je crus, les faisant imprimer, que le public aurait une satisfaction tout entière, quand il trouverait des réponses sur les matières proposées".
Montmor avait gardé chez lui La Poterie, après le décès de Gassendi.

Montmor les fit imprimer, cum privilegio regis, à Lyon en 1658, chez Laurent Anisson et Jean-Baptiste Devcnet, libraires réputés en cette ville, où le commerce des livres était alors florissant. L'impression avait duré deux ans. J'ai sous les yeux ces volumes qui, sous leur reliure de parchemin, ne sont pas le moindre ornement de ma bibliothèque. J'en copie le titre.
PETRI GASSENDI
DINIENSIS ECCLESIAE PRAEPOSITI
ET IN ACADEMIA PARISIENSI MATHESEOS
REGII PROFESSORIS
OPERA OMNIA
IN SEX TOMOS DIVISA.
En tête du tome 1er, on trouve le beau portrait de Gassendi, gravé par Nanteuil, d'après celui que Mélan avait peint, à la prière de Peyresc, (Nanteuil, faciebat 1658.)
Au-dessous, ces vers non signés, mais qui sont de Montmor :
Hic est ille dédit cui se natura videndam,
Et Sophia seternas cui reservavit opes .
Invida non totum rapuislis sidera! Vultum Nantolius, mentem pagina docta refert.

« Voici celui à qui .la nature a révélé ses secrets, à qui la Sagesse a réservé ses richesses éternelles. Cieux jaloux, vous ne nous l' avez pas ravi tout entier ! Nanteuil nous a conservé son visage ; son oeuvre savante nous garde son génie. »

----Gassendi par Nanteuil

Puis viennent un avis au lecteur par Montmor; un avis des des éditeurs (biblopolae ad lectorem), mis en latin par le P. Jésuite de Buffières; une préface biographique par Samuel Sorbière, in qua de vita et moribus Petri Gassendi disseritur ; une gravure, signée Lenfant, qui représente le monument élevé à Gassendi par les soins de Montmor en l'église Saint Nicolas-des-Champs, et au-dessous cette mention :
Epitaphum solido marmore Albo et Nigro positum Lutetiae in Ecclesia S. Nicolaï Campensis, algue in ipso sacello Illustr. familiae Mommorianae quod S. Josephi sacrum.
Les deux premiers tomes sont consacrés au Syntagma philosophicum, oeuvre posthume, qui contient l'ensemble de la philosophie de Gassendi. Ce mot Syntagma, souvent employé par les philosophes du xvi" et du xvif siècle, correspond au mot Traité.
Le tome troisième est qualifié : Philosophica Opuscula ; mais ces opuscules n'en sont pas moins des oeuvres de grand intérêt dont nous avons pour la plupart déjà parlé. Le tome IV contient les Opéra Astronomica.
Le tome V : Opéra humaniora sec Miscellanea, où l'on trouve les vies d'Epicure, de Peyresc, de Tycho-Brahé, de Copernic, de Peurbach et de Montréal ; les traités de la musique, de la monnaie, du calendrier romain, enfin sa Notice sur l'église de Digne.
Le tome sixième et dernier contient la correspondance de Gassendi, depuis l'année 1621 jusqu'à sa mort 1655; les lettres du philosophe et les réponses des savants avec lesquels il était en commerce épistolaire. On y trouve des observations d'un grand intérêt, des matériaux précieux pour l'histoire littéraire de son temps. Plusieurs de ces lettres ont l'importance de véritables traités sur les matières qui en font l'objet.
De tous ces ouvrages, ceux qui étaient publiés pour la première fois étaient le Syntagma philosophicum, dans les deux premiers volumes, et les lettres dans le sixième. Une seconde édition a été publiée à Florence par les soins d'Averrani, en 1728. II est regrettable que les Opéra omnia n'aient pu nous conserver les nombreux sermons que prononça Gassendi à Aix et à Digne où ils obtinrent le plus grand succès ; mais à la différence de Bourdaloue, de Massillon et de la plupart des prédicateurs qm illustrèrent la chaire auXVII°et auXVIII° siècle, Gassendi, comme Bossuet et comme Fénelon, n'écrivait pas ses sermons; il se bornait à en tracer le plan, à en méditer le développement, et s'abandonnait ensuite à l'improvisation et aux inspirations que l'orateur reçoit d'un auditoire attentif.
Il avait les avantages d'un orateur qui ne récite pas et que Fénelon, dans son second Dialogue sur l'Eloquence, définit ainsi : « Il se possède, il parle naturellement, il ne parle point en déclamateur ; les choses coulent de source ; ses expressions (si son naturel est riche pour l'éloquence) sont vives et pleines de mouvement ; la chaleur même qui l'anime lui fait trouver des expressions et des figures qu'il n'auraitt pu préparer dans son étude ».
Astronome, philosophe, théologien, humaniste, antiquaire, naturaliste, anatomiste, prédicateur, historien, Gassendi avait parcouru tout le cycle des connaissances de son temps et dominé son siècle par l'étendue de sa science. Mais sa modestie égalait son. mérite. Le doute de Charron, dont il admirait La sagesse, semble planer sur l'oeuvre immense de sa courte existence.

LES SOURCES DE CETTE ÉTUDE

Peut-être convient-il de ne pas clore ce récit sans indiquer les sources oú j'en ai puisé les éléments principaux. A Digne, gracieusement dirigé par Mlle Isnard, gardienne de ces trésors, vestale préposée, depuis le départ de son frère, à l'entrelien du feu sacré, j'ai visité les archives départementales des Basses-Alpes. Elles contiennent de nombreux autographes de Gassendi, d'une belle écriture, notamment une liste des prévôts de Digne ; vingt-neuf lettres signées Gassend ; des mémoires pour divers procès ; un inventaire des titres et documents de la Prévôté ; une réponse à l'Évêque sur la résidence ; un état des lods dus en 1649 ; des remontrances aux sieurs bénéficiers, etc.
Ces documents et généralement les archives des Basses-Alpes ont moins d'intérêt quant à la personnalité même du grand prévôt, défenseur infatigable des prérogatives de sa charge, que pour la connaissance des bénéfices, des prébendes et de toutes les sources de revenus qui dépendaient de la mense capitulaire. Le fond du Chapitre nous renseigne minutieusement sur li'organisation et les intérêts matériels du Chapitre et de la Prévôté; sur le corps des bénéficiers, rival des
Chanoines, admis à contrôler leur administration ; sur l'interminable procès qui mit aux prises les deux corps à propos des versets et des répons à matines ! Querelle digne du Lutrin, a dit M. Emile Isnard, archiviste paléographe, dans la thèse qu'il soutint brillamment le 20 janvier 1910 devant le jury de l'Ecole des Chartes.
D'abord archiviste à Digne, M. Emile Isnard exerce actuellement à Marseille, avec le même zèle et la même compétence, la même fonction. Je dois des remerciements très particuliers à M. Joseph Tartanson, avocat à Digne, qui a bien voulu me communiquer les notes prises par lui dans un dossier conservé à la bibliothèque de Grenoble. Ce dossier, souvent cité au cours de cette étude, constitué et annoté par le neveu de Gassendi, avocat du Roy à Digne, avait été versé aux archives de cette ville, auxquelles l'avait emprunté le docteur Honnorat, archéologue, naturaliste, lexicographe, etc., auteur du Dictionnaire de la Langue d'Oc et de plusieurs ouvrages d'érudition provençale. Après sa mort, les livres du docteur Honnorat furent mis en vente à Grenoble et achetés pour la bibliothèque de cette ville; et c'est ainsi que la capitale du Dauphine est en possession de documents qui devraient appartenir à la ville de Digne.
Sur ma demande, le ministre de l'Instruclion Publique a bien voulu en ordonner l'envoi à la bibliothèque du Palais Bourbon pour qu'ils m'y fussent communiqués.
J'y ai trouvé plusieurs manuscrits, au moins en partie inédits, d'Anthoine La Poterie, secrétaire de Gassendi, qualifié aussi « domestique » à cause des services qu'il lui rendait. Son style cependant n'indique point une condition de domesticité et ses nombreuses citations latines prouvent une bonne habitude de cette langue. II est vrai que durant les longues années passées auprès de lui, il s'était perfectionné en toutes choses aux leçons de son maître. La qualification de secrétaire est bien
celle que lui donne Gassendi «.Amanuensis (1) ».

(1) « Ses domestiques auxquels il enseignait non seulement les lettres, mais encore la pratique des vertus morales par ses exemples ». TAXIL. Oraison funèbre. Au XVII° siècle, le mot domestique avait un sens plus général qu'aujourd'hui ; ceux qu'il qualifiait ne songeaient point à le répudier.

Deux manuscrits de La Poterie sont les pièces les plus intéressantes du dossier de Grenoble. C'est d'abord une vie de Gassendi, sous forme de lettre à un destinataire qui ne m'est pas connu. Elle commence en ces termes : « Monsieur, pour satisfaire à votre curiosité, je vous raconterai ici grossièrement et en peu de paroles ce qui m'est venu en la connaissance touchant la vie, les actions et les moeurs de notre ami commun, qui nous a laissé des marques glorieuses de sa sagesse, de sa piété et de sa doctrine. » Et cette lettre-biographie se termine ainsi : « En parcourant les livres qu'il a composés et les lettres qu'il a écrites, l'on trouvera bien d'autres choses. Voilà ce que j'en sais.
Je suis toujours, Monsieur, Votre très obéissant et affectionné serviteur,
A. DE LA POTERIE.
A Paris ce 30 janvier 1656. »
A qui ces lignes étaient-elles adressées? Ce n'est pas au chanoine Taxil pour la préparation de l'oraison funèbre prononcée en l'église de Digne le 14 novembre 1655, puisque la lettre est postérieure de près de trois mois au discours de Taxil. Si elle ne relatait que les circonstances du décès, ce pourrait être à M. de Montmor chez qui Gassendi est décédé et qui se trouvait absent; mais M. de Montmor rentrait pour les obsèques, et ses relations avec La Poterie qu'il conserva auprès de lui après la mort du philosophe étaient assez fréquentes pour rendre une telle lettre inutile. J'inclinerais plutôt à croire, et c'est l'avis de M. Tartanson, que, sous une forme littéraire et fictive, ce document est une sorte d'article nécrologique qui a été communiqué aux amis de Gassendi, sans avoir été spécialement destiné à l'un d'eux.
Le second document qui a retenu mon attention au dossier de Grenoble, c'est la relation des deux dernières maladies et de la mort de Gassendi que j'ai cru devoir reproduire. Comme on l'a vu, sous ce titre Notanda, jour par jour, La Poterie nous donne le bulletin de santé de son maître; le nombre invraisemblable des saignées ordonnées jusqu'à l'épuisement par le fameux Guy Patin (1).

(1) Professeur au Collège Royal. Ses auditeurs goûtaient ses bons mots et l'élégance de son latin : « Je me consolerai de quitter ce monde, a-t-il écrit, pourvu que
je trouve dans l'autre Aristote, Galien, Platon et Virgile ». II a laissé divers ouvrages de médecine, notamment sur la saignée, et. de nombreuses lettres réunies et publiées en quatre volumes après sa mort.

La Poterie ne passe sous silence aucun purgatif, aucun clystère, aucune ordonnance de la médecine, et ne nous laisse aucun doute sur les causes de la mort prématurée de notre philosophe, victime de la science médicale, telle du moins qu'elle se comportait au temps de Molière et de Gassendi.
A. ce dossier, je mentionne encore d'autres documents intéressants, mais qui n'ont pas le mérite de l'inédit : l'oraison funèbre prononcée par le chanoine Taxil, le testament de Gassendi, l'inventaire de sa succession, son éloge, par le P. Menc à l'Aeadémie de Marseille, des épitaphes en vers latins, dont le nombre est près d'égaler celui de ses admirateurs, sans oublier les vers burlesques adressés à Son Altesse Mlle de Longueville, plus tard duchesse de Nemours, par Loret, auteur d'une Gazette rimée, qui écrit le 50 octobre 1655 :
Gassendy, natif de Provence,
Docte et savant par excellence,
Vertueux au plus haut degré,
Homme moral, prêtre sacré,
La perle des bons personnages
Et de ce temps l'un des plus sages,
Dimanche en mourant saintement,
Achève son dernier moment,
Mettant, au fort de sa souffrance,
En Dieu toute son espérance.
Dans un précédent envoi à la même princesse, le même Loret avait écrit :
Ce savant dont j'ai pris soucy
En passant de parler icy,
Auquel tant de doctrine abonde,
N'est pas connu du petit monde ;
Mais des gens de condition
L'ont en grande admiration,
Et si belle est sa destinée
Que mainte teste couronnée
L'estime extraordinairement
Pour son très grand entendement.
Cette Gazette rimée, où Loret chaque semaine racontait les événements qui pouvaient intéresser la Cour et la Ville, circula d'abord manuscrite; puis elle parut imprimée sous ce titre La Muse historique, munie d'un privilège du roi.
A signaler aussi au même dossier : la copie de la résignation que Gassendi a faite de sa prévosté de l'église cathédrale de Digne en faveur de M. Taxil, chanoine de la même église. Son testament : « Comme bon Chrétien et Catholique romain, il recommande sou âme à Dieu, son Créateur, Père, Fils et Saint-Esprit, à la Glorieuse Vierge Marie, à tous les bienheureux anges et archanges, saints et saintes du Paradis, veut et ordonne son corps mort être enterré dans l'église paroissiale du Nolre-Dame-des-Champs, au lieu qui sera advisé par son exécuteur testamentaire, auquel il se rapporte pareillement pour régler les cérémonies de son enterrement et funérailles, prières, services, lumières et autres choses en dépendantes, le priant néanmoins que ces dictes funérailles soient faites avec le moins de pompe et le plus simplement qu'il sera possible. » Après divers legs particuliers, il lègue à Catherine Gassend, « sa bonne et chère soeur, le surplus des biens qu'il a plu à Dieu de lui donner, l'instituant sa seule et unique héritière ».
Le Mémoire de la dépense de l'enterrement : Pour cinq hommes qui ont porté les billets, 12 francs. Pour le port du corps de la chambre en bas, 3 francs. Le vin et le pain des sonneurs, 1 franc. Le port de 18 torches et 6 cierges, 3 francs. Pour M. le Curé et son Assistance, 10 francs. Le droit de paroisse, 3 francs. Les quatre enfants de choeur, 2 francs, etc. ». D'où il suit que la mort, comme la vie, coûtait moins cher qu'aujourd'hui.
A Forcalquier, quartier Fontauris, au vieil hôpital Saint-Michel, aujourd'hui démoli, j'ai pu, sous la garde des bonnes soeurs, consulter la bibliothèque du regretté Léon de Berluc-Perussis, président de l'Académie d'Aix, archéologue et félibre, qui avait collectionné, avec amour pour la petite patrie, tout ce qui pouvait intéresser les Basses-Alpes. En 1878, la Société « L'Athénée », académie forcalquiéroise, dont Berluc-Pérussis était l'un des fondateurs et le Président, avait mis au concours la biographie de Pierre Gassendi, « une étude simple, qui permît à tous ses compatriotes de connaître les traits généraux de sa vie et de se faire une idée de son système ». Le premier prix fut attribué à M. Paul de Terris qui, sous le pseudonyme de Paul des Hébrides, ne réussit pas à dissimuler son élégante personnalité. Une seconde médaille avait récompensé le travail de M. André de Gaudemar, alors étudiant en droit. Quoique sommaires, ces deux études faisaient honneur aux érudits qui les avaient écrites, .comme à la Société qui les avait provoquées. Avant de quitter Fourcouquié, l'antico capitalo de la Auto- Provenço, ses gais félibres, sa citadelle et son merveilleux horizon, je dois encore des remerciements à mon ami M. Paul Blanc, Procureur de la République et Astronome en cette noble ville, auteur d'une intéressante étude, qu'il a bien voulu me communiquer, sur L'Oeuvre Astronomique de Gassendi. J'ai appris par lui que le nom de Gassendi a été donné à « l'un des plus beaux cirques de la Lune », juste récompense de ses études sur là géographie lunaire ou sélénographie .
Être connu jusque dans la lune, quelle plus belle célébrité pourrait envier un astronome?
Enfin, et plus récemment, grâce à l'intervention de M. Valadier, député de Vaucluse, ministre de l'Instruction Publique, et aux bons soins de M. Robert Caillet, conservateur de la bibliothèque et du musée de Carpentras, qui voudront bien trouver ici l'expression de mes sincères remerciements, la Bibliothèque de Carpentras a envoyé à celle de la Chambre des Députés, pour m'être communiqué, un dossier contenant 412 pages in-folio manuscrites, avec cette suscription :
P. GASSENDI EPISTOLAE
JOS. GUALTERIS PRIORIS DE
VAI.ETTA
ET DE PIERESCY VARIAE.
OBSERVATIONES MATHEMATIQUAE
Les lettres de Gassendi qu'on y trouve, les unes en français, les autres en latin, sont des copies, sauf celles aux folios 95, 96, 100 et 150 qui sont des autographes.
Elles ont trait, pour la plupart, aux observations astronomiques de Gassendi. La première, du moins dans l'ordre de la pagination, traite du Changement de la face de la lune selon les divers lieux du zodiac où nous la regardons. Elle est datée d'Aix 19 septembre 1654; elle est adressée à Luillier et commence ainsi :
Monsieur mon plus cher ami.
Bien que par mes précédentes je ne vous aie que trop rompu la teste des nouvelles de la lune, il faut qu'encore à cette fois je vous die quelque chose de ce pays là, pour me corriger de quelque opinion que j'en avais eue. Je croyais d'avoir trouvé quelque chose fort rare, et d'être sur le point de devenir un autre Christophe Colomb.
Ce dossier fait partie de la très importante collection des manuscrits du savant Claude Fabri de Peyresc, acquise de la famille de Mazaugues par Mgr d'Inguimbert, evêque de Carpentras. À la page 398, sous ce titre Almanach, je lis :
« Au mois .de janvier 1610, on envoya un almanach d'Espagne à M. le Premier Président de Vair, intitulé Pronostico del anno M.DC.X. Compuesto por Hier."10 Oller, Dottor en Santa Theologia, Astrologo, etc. Dirigido A la S. C. R. M. del Rey Senor Philippo III, contenant de curieuses prédictions pour chaque mois de l'année 1610. Enfin la dernière pièce de ce recueil, de la page 404 à la page 412, est une lettre de Gassendi, datée d'Aix le I e janvier 1653, adressée à : Monsieur, Monsieur le R. P. Don Polycarpe de la Rivière, prieur de la Chartreuse de Bompas. Après une profusion de formules courtoises, respectueuses, laudatives, car Gassendi était l'homme le plus poli de son temps, il envoie au R. P. Don Polycarpe, qui les lui avait demandés, d'abondants renseignements sur les Évêques de Digne que nous avons retrouvés dans sa Diniensis Ecclesiae notitia : « Si c'est bien ou mal, écrit-il en souriant, Dieu le sait, lui qui a esté en ce temps là aussi bien qu'en cestuycy. A tout le moins prié-je son Saint-Esprit qu'il ne me suggère le choix que de choses toutes véritables. Et voilà, mon bon et R. Père, tout ce que je puis vous dire de nos Evesques. Je vous en donne quinze ou dix-huit que vous ne connaissiez pas; avec la même franchise que j'advoue d'en tenir cinq ou ou six de votre liste, qui jusqu'ici m'étaient incognus. Je ne cesseray jamais de rechercher les occasions de vous témoigner le désir que j'ay que vous ne me croyez qu'à bon enseigne, Monsieur et mon Révérend Père. Votre très obéissant et très affectionné serviteur.
Signé : GASSEND.

La Bibliothèque de Carpentras possède encore d'autres documents manuscrits relatifs à Gassendi. On en trouve l'énumération et l'analyse dans le catalogue de cette bibliothèque. Je cite notamment une lettre de Chapelain à Gassendi qui prouve que les relations amicales de notre philosophe avec l'auteur de La Pucelle sont antérieures au 5 octobre 1635, date de cette épître.
Dans une autre lettre adressée à Huyghens en 1659 et publiée par Tamizey de Larroque, je lis : « M. Gassendi vous manque bien dans la publication de cet ouvrage exquis. II eût été le juge le plus parfait et le plus sincère Mais Dieu ne l'a pas permis, et en le retirant à lui, il a voulu réparer cette grande perte en faisant éclore un génie aussi philosophique et aussi candide que le vôtre ».
Il se tue à rimer : que nécrit-il en prose ? avait dit Boileau. Les deux volumes de lettres publiées par Tamizey de Larroque prouvent que Chapelain écrivait beaucoup en prose. J'ai trouvé dans cette correspondance d'utiles renseignements sur ses relations avec Gassendi. En dédiant au Clergé et au peuple de Digne sa Notitia Diniensis Ecclesiae, Gassendi avait écrit : « Avant de nous séparer de vous pour jamais, nous avons mis la main à l'oeuvre et nous voici maintenant sur le point de publier cet opuscule avec quelques autres de nos travaux Depuis longtemps nous nous préparions à remplir ce devoir avant de mourir, si Dieu nous en donnait le temps, en recueillant tout ce que nous avaient appris nos pères, tout ce que nous avions trouvé dans les livres, dans les innombrables registres que nous avions parcourus, et dans les actes que nous avions déchiffrés, et nous songions à mettre au jour le fruit de nos recherches, quelque mince que fût leur importance».
En terminant cette étude, j'ose m'approprier ces paroles du Grand Prévôt et les adresser, avec mes remerciements, à tous ceux qui me vinrent en aide, sans oublier M. le Chanoine Richaud, aumônier du Lycée Gassendi, qui, avec une infatigable obligeance, a mis à ma disposition les trésors de son érudition et de sa mémoire.

POST-SCRIPTUM

LE PORTRAIT DE GASSENDI

Au début de cette étude, j'écrivais : Au parloir du Lycée qui s'honore de porter le nom de Gassendi (lycée de Digne), la peinture me donne une ressemblance plus vivante de notre philosophe ; c'est un envoi du Ministre de l'Instruction Publique, une bonne copie du portrait peint par Claude Mélan, sur la prière de Peyresc et dont l'original, je ne sais pourquoi, serait au lycée de Versailles. Je ne faisais que reproduire, ou à peu près, d'après mes souvenirs, l'inscription que j'avais lue au bas du cadre, lors d'une récente visite au lycée Gassendi. J'ai voulu savoir pourquoi et comment le portrait du grand prévôt de l'église de Digne se trouvait au Lycée Hoche. M. le Proviseur de ce lycée m'a fait l'honneur de me répondre : « Il n'y a point au lycée Hoche de portrait de Gassendi; mais le Musée de Versailles en possède un, peint non pas par Mélan, mais par Rioult, élève de David. Cet artiste, ayant eu le bras droit paralysé, continua à peindre de la main gauche. Le portrait de Gassendi a été exécuté de la main gauche. II se trouve au Château, dans une salle qui n'est pas ouverte au public. » Le peintre Rioult, élève de David et de Regnaull, dans les ateliers desquels il a pu connaître Alphonse Rabbe, étant né en 1790, son portrait de Gassendi n'a pu être qu'une copie.
Ne serait-ce pas la copie par Rioult du portrait peint par Mélan que le Minisire aurait extraite du Château de Versailles pour en faire don au lycée de Digne? Mais qu'est devenu l'original? Peyresc l'avait-il légué ou donné à Chapelain? On lit dans le testament de Chapelain : « Nous entendons aussi laisser dans notre bibliothèque, non moins inaliénable que les livres qui la composent, notre portrait peint en huile et celui de feu M. Gassendi, avec celui de la Sérénissime reyne de Suède, dont elle m'a honoré. »
Je crois plutôt que le portrait original a été recueilli dans la succession de Peyresc par son neveu et héritier le baron de Rians. Je lis en effet dans la Vie de Gassendi par Bougerel :
« Wendelin voulait mettre à la tête de son ouvrage le portrait de Gassendi et celui de Pythéas ; il écrivit à Gassendi pour lui demander ces deux portraits. Notre philosophe s'adressa aussitôt au baron de Rians, pour avoir celui de Pythéas que Peyresc avait fait peindre par Rubens. Le baron de Rians en donna une copie à Gassendi qui l'envoya à Wendelin ; il ne fit pas la même chose de son portrait : « Je ne suis pas, écrivil-il à Wendelin (1646), assez déraisonnable pour le refuser à mes amis ; mais aussi je ne suis pas assez orgueilleux pour souffrir qu'on le mette à la tête d'un ouvrage. M. de Peyresc ayant voulu absolument que Mélan me gravât, je mis tout en usage pour supprimer ce portrait, de peur qu'il ne tombât en d'autres mains que dans celles de mes meilleurs amis; je voudrais en avoir quelqu'un, à condition qu'il ne soit que pour vous seul. »
Wendelin insista, proposant à Gassendi l'exemple de Platon qui n'avait pas voulu priver ses amis de sa statue ; mais, plus modeste que Platon, Gassendi ne se laissa pas gagner.

BIBLIOGRAPHIE DES OUVRAGES DE GASSENDI

Principaux ouvrages de Gassendi, avec la date de leur première édition.

1. Exercitationes paradoxicae adversus Aristotélem, Grenoble 1624.
2. Phoenomenon rarum Romae observatum. Amsterdam. Réimprimé à Paris sous le titre Parhelia seu Soles IV spurii qui circa verum, Romae die 20 martis 1629 apparuerunt, 1630.
5. Epistolica dissertatio in qua praecipua philosophiae Roberti Fluddi deleguntur. Paris, 1631. Réimprimé dans les Opéra Omni a sous le titre Examen philosohiae Fluddanae.
4. Mercurius in sole visus et Venus invisa. Paris, 1631.
5. Proportio gnomonis ad solstitialem umbram observata Massiliae, 1636 et la Haye, 1656.
6. Observatio de septeo cordis pervio. Louvain, 1640.
7. Disquisitio metaphysico adversus Cartesium. Paris, 1642.
8. De vita N. Fabr. Perescii. Paris, 1641.
9. Epist. XX de apparente magnitudine solis. Paris, 1641.
10. De motu impresso a motore translato. Paris, 1641 et 1649.
11. Norem stellae visae circa Jovem. Paris, 1645.
12 Disquisitio metaphysica seu dubitationes et instantiae adversus Cartesii metaphysicam. Amsterdam, 1644.
13. Vita Sancti Dominici, primi Diniensis episcopi, dans le 2e volume des Bollandistes, du 13 janvier 1644.
14. Oratio inauguralis. Paris, 1645.
15. De proportione qua gravia decidentia accelerantur. Paris, 1646.
16. Apologia adversius J.-B. Morinum. Lyon, 1649.
17. De vita et moribus Epicuri. Lyon, 1647.
18. Institutio astronomica. Paris, 1647.
19. De vita moribus et placitis Epicuri, seu animadversiones in lib. X Diogenis Laertii. Lyon, 1649.
20. Sytagma philosophiae Epicuri. Lyon, 1649.
21. Pièces relatives à la discussion entre Gassendi et Morin. Paris, 1650-
22. Lettre à Honoré Bouche, historien de Provence, en tête de son histoire, 1652.
23. J. Caramuel ad Gassendum et Gassendi responsio de infaillibilitate papa, 1660.
24. Appendix cometae. Lyon, 1658.
25. Tychonis Brahaei, Copernici, Purbachii et Regiomontani vitae. Paris, 1654.
26. Romanum Calendarium compendiosè expositum ;— Notitia Ecclesiae Diniensis, — Abacus Sestertiorum ; -— Manuductio ad theoriam musicae. Paris, 1654.
Opéra Omnia. Lyon, 1658. Réimprimés à Florence en 1728. 6 volumes in-folio.

FIN DE L'OUVRAGE

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