Etudes sur la Révolution dans les Basses Alpes. La grande peur.

Texte de G. GAUVIN

Tiré des Annales des Basses Alpes.

Tome XII-1905, 1906-

Les écrits entre guillemets sont tirés des archives communales ou départementales.

A la fin du mois de juillet de l'année 1789, quelques jours après la prise de la Bastille, une commotion étrange secoua la vieille France et se fit sentir jusque dans les provinces les plus éloignées.

Partout, sans motif apparent, une rumeur, d'abord sourde, venue on ne sait d'où, grandit, se précisa, se propagea avec une rapidité étonnante. On répétait partout que des brigands, des troupes de brigands, de véritables armées, composées de 1,000, de 4,000, de 6,000 hommes, couraient le pays, détruisant les moissons, massacrant les paysans, mettant le feu aux villages, prenant les villes d'assaut. Au nord, au sud, à l'est, à l'ouest, des courriers, pendant une quinzaine de jours, se précipitaient dans toutes les directions, annonçant leur arrivée. « Ils sont là ! criaient-ils; ils ont ravagé la ville voisine. Prenez garde à vous !...

Partout les populations s'affolaient. Tandis que les hommes saisissaient les vieux fusils de chasse, les fourches, les bâtons, essayaient de s'organiser, les femmes, les enfants se réfugiaient dans la ville voisine, où les habi­tants réparaient à la hâte les fortifications souvent en ruine, où le tocsin sonnait à toute volée. On eût dit qu'on allait assister à un bouleversement général !

Le souvenir de cette période de panique, unique dans les annales d'un peuple, s'est perpétué longtemps dans les campagnes ; les angoisses de l'année terrible, de l'année de la peur, « l' annado de la paon », de la journée des bri­gands, ont persisté longtemps dans la mémoire des paysans.

Faut-il attribuer l'origine de ce mouvement général, spontané, à un complot des partisans de l'ancien régime, y voir, comme paraissait le supposer l'Assemblée nationale, une manœuvre des ennemis de la nation, du duc d'Orléans, ou le résultat d'une agitation populaire entre­tenue par les excitation d'un Mirabeau ? Cela me paraît impossible.

Cette commotion étrange ne s'explique-t-elle pas natu­rellement par l'état d'âme des populations ? Depuis plu­sieurs années, la misère est profonde, les récoltes sont mauvaises, le blé manque, les paysans craignent de mourir de faim. En Provence, particulièrement, la peur de la famine hante tous les esprits; depuis plusieurs mois, on parle de spéculateurs qui accaparent les blés pour faire monter le prix des grains et s'enrichir aux dépens des cultivateurs.

Le nombre des mendiants a crû d'une manière alar­mante ; les routes, les campagnes, disent les cahiers des Etats, sont couvertes d'hommes errants, qui pénètrent partout, pillent les moissons, sont prêts à tous les coups de main . Faudra-t-il encore, se demande le paysan, leur disputer la misérable portion de récolte arrachée à grand'peine au seigneur et au décimateur?

D'autre part, une ère nouvelle semble se lever pour le peuple, qui a si longtemps souffert sans avoir le droit de se plaindre. Le roi, ce roi que l'on adore encore malgré les fautes, les crimes de la monarchie , a promis des réfor­mes; il veut mettre fin aux abus des privilégiés; il a daigné écouter les plaintes de ses sujets, leur permettre de députer aux Etats. Et le paysan, si crédule, l'âme pleine d'espérance, prête l'oreille aux nouvelles vite déna­turées qui lui parviennent de Paris ou de Versailles et les commente à sa façon. Les députés du Tiers ont osé résister à la noblesse, au clergé mais les privilégiés sont tout-puissants, ils peuvent agir sur le roi, ils ont des partisans dans son entourage immédiat ; ils ont à leur service la force armée : tout est à craindre !

Une effervescence toujours croissante, une agitation presque maladive, que signalent tous les cahiers des délibérations, règne en Provence ; elle se manifeste par des émeutes partielles . Les paysans s'attroupent, insultent les privilégiés, les menacent. A Moustiers, le prieur est obligé de céder son blé à bas prix . En mars 1789, l' évêque de Sisteron, se rendant à son château de Lurs, est accueilli à Manosque à coups de pierres et doit s'enfuir en toute hâte. On l'accuse de s'entendre avec un certain Nicolas de Sisteron pour spéculer sur les blés . L'évê­que de Riez, impopulaire à cause de son avidité, est assailli dans son palais épiscopal et menacé d'être brûlé vif ; il ne se tire de ce danger qu'en promettant 50,000 livres aux émeutiers . A Soleilhas, le château du seigneur a failli être brûlé. La plupart des paysans murmurent tout bas: quelques-uns proclament tout haut que le peuple est las de souffrir, de travailler pour les privilégiés, qu'il ne faut plus de droits féodaux. Les bourgeois, les riches s'effraient. A Digne, les consuls réclament des troupes pour contenir la population, qu'ils sentent émue, frémissante (1).

(1) Les émeutes de Marseille, Toulon et Aix montrent que leurs craintes ne sont pas vaincs.

C'est dans ce milieu si troublé, dans ce terrain si propice à la réception des nouvelles les plus invraisemblables, les plus contradictoires, dans ces masses agitées par l'attente fébrile de grands événements, que tombe, comme un coup de foudre, la nouvelle du renvoi des ministres patriotes, de la prise de la Bastille, la sombre forteresse féodale qui parait incarner l'ancien régime ! A cette nouvelle, toute la France et toute l'Europe s'émeu­vent. Pour tous, c'est le signe d'une révolution qui com­mence. La vieille organisation sociale va donc disparaître, puisque le peuple a triomphé de la monarchie si fortement armée. Il n'y a donc plus de gouvernement organisé, plus de troupes pour faire respecter les lois. Alors, tandis que le paysan songe à revendiquer les bois, les iscles et les terres usurpées peu à peu par le seigneur, tandis qu'il suppute toutes les charges féodales qui pèsent sur lui, des bandes se forment, composées de vagabonds, de contrebandiers, de faux-sauniers, de déserteurs. Habitués à la lutte, ces gens excitent les paysans, les entraî­nent, les poussent aux violences. Dans quelques provinces, des groupes parcourent le pays, réclament à grands cris les livres terriers et les jettent au feu afin d'anéantir les derniers vestiges de la féodalité. Poussés par des meneurs plus audacieux, d'autres pillent et brûlent quelques châteaux isolés.

L'écho de ces troubles se propage avec une rapidité étonnante. Ce sont des brigands, s'écrient les malheureux effrayés, qui se répandent partout et détruisent tout ce qu'ils rencontrent. Profitant de ce bouleversement géné­ral, tous les ennemis de la France, tous ceux qu'elle a si longtemps combattus, se sont rués à la curée : Anglais, à l'ouest; Allemands et Autrichiens, au nord et à l'est; Espagnols, au sud ; Savoyards et Piémontais, au sud-est. En Alsace, en Franche-Comté, en Bourgogne, en Auver­gne, du 21 au 31 juillet, c'est un affolement général . Le 21 juillet, c'est la Bresse qui s'émeut; le 25, c'est le Bugey : le 27, le Dauphiné est en ébullition. Partout les paysans s'arment, se groupent, se concertent, dans l'attente d'une invasion prochaine. Mais, tandis que dans le Graisivaudan, le Valentinois, l'émotion est vite calmée, elle persiste dans la région de Bourgoin, de la Tour-du-Pin. Là, des meneurs se sont mêlés aux paysans énervés par l'attente, les nouvelles contradictoires qui circulent, furieux contre les privilégiés qu'ils accusent de les avoir dérangés de leurs travaux. On crie à la trahison, on se précipite vers les châteaux ; quelques-uns sont brûlés, quelques livres terriers sont anéantis. Les bandes sont, d'ailleurs, vite dispersées par la milice bourgeoise et la maréchaussée de Lyon . Mais l'ébranlement s'est propagé comme une vague monstrueuse ; l'agitation atteint la Provence, les Basses-Alpes. Les bandes d'émeutiers, qui ont mis à sac quelques châteaux, sont devenues dans l'imagination populaire des armées de brigands qui, de toute part, enserrent la haute Provence. A Seyne, le 31 juillet, à 4 heures du matin, deux messa­gers apportent une lettre des consuls de Bellaffaire et de Turriers. Ces derniers ont reçu un avis des échevins de Gap : 5 à 6,000 brigands ravagent le Dauphiné, où ils mettent tout à feu et à sang; ils approchent, tout est à craindre. « Il faut s'armer en diligence, envoyer le plus d'hommes possible sur les bords de la Durance pour tâcher de s'opposer au passage de ces bandits. Expédiez vite des armes, des munitions, des secours . »

Aussitôt, le conseil particulier de Seyne s'établit en permanence à l'hôtel de ville ; des exprès courent à Gap, à Embrun, pour avoir des nouvelles ; d'autres vont jeter l'alarme à Sisteron, Digne et dans toutes les communes de la viguerie, tandis que le tocsin sonne à toute volée, appelant les citoyens aux armes. Dans la petite vallée qui a souffert si souvent de l'invasion, on se croirait revenu aux plus mauvais jours du XVI ème ou du XVII ème siècle. Tout est confusion, trouble, émoi. Dans la campagne, le long des rudes sentiers bordés de haies, des groupes s'agitent, ce sont les populations qui descendent de Saint-Pons, de Pompiéry, qui accourent de Chardavon, de Selonnet, et viennent mettre leurs familles, leurs troupeaux, leur argent à l'abri des murailles de Seyne (1) . Dans les rues étroites, escarpées, de la petite cité, les hommes valides armés de fusils, de haches, de faux, de hallebardes, s'appellent, se groupent. Des officiers municipaux, revêtus de leurs chaperons, courent ça et là, se démenant, essayant de mettre un peu d'ordre dans cette cohue. A la porte de Savoie, à celle de Provence, des postes sont établis. Dans le fort, les 03 invalides, que commande M. de Matty , ont pris les armes. Sur une réquisition des consuls, l'aide-major, après une assez longue hésitation, a distribué 100 fusils, un baril de poudre, une caisse de balles aux défenseurs de la ville. Ces armes, on les partage fraternel­lement avec les communautés voisines.

(1) Les fortifications étaient en bien mauvais état en 1777 et la place ne renfermait que 9 petits canons et 93 fusils (lettre de M. de Valbelle au comte de Saint-Germain, le 8 septembre 1777) mais, en 1786, les murailles avaient été réparées. (Archives départementales, série C, liasse 19.)

D'heure en heure, l'émotion grandit. Dans la nuit, un envoyé de Rochebrune accourt annoncer l'arrivée de l'ennemi. Le tocsin redouble, les cloches des hameaux répondent à celles de Seyne ; tous les habitants de la vallée veillent, sont prêts à toute éventualité. Au matin, arrive, à bride abattue, une estafette de la Motte : « Les brigands sont à Tallard ! Romans a été mis à feu et à sang ! Le danger est épouvantable. » L'alarme et l'épouvante s'emparent de plus en plus des esprits. Que pourront faire quelques centaines d'hommes mal armés, tremblant de peur, contre des milliers de brigands bien armés, rendus encore plus audacieux par leurs succès ? Quelle résolution prendre ? L'archevêque de Gap, le commandant réclament des secours. Mais sortir de la ville, affronter l'ennemi en rase campagne, n'est-ce pas courir à un désastre certain ? Tandis que les 400 hommes que les consuls sont parvenus à grand'peine à armer, à organiser, qui forment la milice, hésitent, d'autres nouvelles arrivent, plus troublantes encore: 4,000 Barbets pillent Castellane, 1,000 Piémontais remontent la vallée de la Durance. Dans toutes les petites villes des Basses-Alpes, le 1 er août 1789, l 'émoi est aussi grand qu'à Seyne.

Au nord-ouest, les communautés de la Motte, Clamensane, Saint-Geniez, Autlion, Bayons, Curbans et Claret, effrayées par les nouvelles qui circulent (l), se sont armées; une troupe de 700 hommes, sous la direction du marquis d'Hugues, s'est portée en toute hâte du côté de Tallard, pour garder les gués de la Durance, surveiller les bacs (2) .

Dès le 1er août, les populations des villages voisins se sont réfugiées à Sisteron ; la garde nationale s'est orga­nisée, s'est armée avec les fusils pris dans la citadelle. L'effroi est grand ; beaucoup d'habitants affolés se hâtent d'enfouir ce qu'ils ont de plus précieux .

(1)  Lettre des consuls de la Motte : « Ce sont des dits et des redits ; toute notre contrée est dans l'alarme et l'épouvante. » (Archives municipales de Digne, série E, n° 26.)

(2)  Lettre des consuls de Claret. (Archives municipales de Digne, série E, n° 26.)

L'émotion est d'ailleurs vite calmée. La ville est bien gardée, les murailles sont en bon état, et les canons du fort tiendront les brigands à l'écart jusqu'à l'arrivée des secours . Mais il n'en est pas de même de Manosque, de Forcalquier, plus riches, moins préparées à résister à un assaut. Déjà Cucuron, Cadenet sont en flammes; 600 Piémontais courent la campagne, remontent la vallée; ils sont à Mallemort! Ce sont les commissaires des communes qui l'annoncent le 1 er août. Vite Sisteron expédie des muni­tions à Manosque .

Les ennemis vont franchir la Durance. Une troupe de 1.000 hommes, annoncent les consuls d'Oraison, s'est approchée de Mallemort, a tenté de passer en bateau, s'est présentée au bac de Pertuis . D'autre part, Romans a été saccagé. Villelaure est menacé, Cadenet a été pillé. Les 400 hommes levés par les consuls des Mées se portent au bac de la Brillanne, au bac du Loup, arrêtent les suspects, font des patrouilles et appellent à leur aide. C'est la ligne de la Durance qu'il faut défendre pour pré­server la partie orientale : la rivière forme une excellente barrière ; les gués, les bacs sont peu nombreux : un seul pont, celui de Sisteron, permet de passer de la rive droite à la rive gauche (1).

(1) Le bac de Volonne est gardé. (Archives municipales de Volonne, 1 er août 1780.

Mais que faire si les brigands prennent une autre route, si, négligeant les vallées protégées par Seyne, Sisteron, Colmars et Entrevaux, villes fortes, munies de remparts, occupées par une petite garnison, le torrent dévastateur se précipite par les vallées ouvertes ? Aussi, Thoard est-il épouvanté. « Les ennemis, écrit le maire, n'oseront passer du côté de Sisteron ; ils prendront leur route par la vallée d'Esduyes, comme étant d'un abord moins dangereux et comme étant un païs qui pré­sente plus d'apas à leur brigandage . » Et le maire réclame à grands cris des renforts immédiats. C'est à Thoard qu'il faut envoyer la plus grande partie des forces. Mirabeau, à son tour, pousse des cris d'alarme. « L'ennemi est à nos portes. Nous laisserez-vous périr ? »

Au même instant, des lettres pressantes appellent au secours de la partie méridionale. Les ennemis se sont-ils concertés, ou n'y a-t-il là qu'une triste coïncidence ? Le bruit court que Castellane est assailli par 5 à 6. 000 Bar­bets ; ils ont brûlé les villages voisins, ils marchent sur la ville . A Barrême, les nouvelles reçues de la Provence font présager l'arrivée de 4.000 ouvriers parisiens . Des courriers ont annoncé que 6,000 brigands ont saccagé Thoard, pillé Feissal .

A Moustiers, les demandes de secours affluent comme aux plus beaux jours de l'invasion de 1746-1747. Les lettres des consuls de Bellaffaire, de Turriers, ont, dès le 1er août, jeté l'épouvante à Puimoisson et à Roumoules. Malgré l'isolement de Saint-Jurs, de vagues rumeurs ont pénétré jusque là. Les consuls réclament à Moustiers « des harmes, des mounitions ». « Nous vous prions, écrivent-ils aux magistrats de Moustiers, de nous donner un peu de vos lumières sur les circonstances présentes, à cause de l'ennemi que nous sommes menacés, que nous ignorons quel espèce de gens est cela. »

Moustiers est déjà préparé à recevoir l'ennemi ; la milice est organisée. Une lettre envoyée à M. Berthet de la Clüe, chef d'escadre, alors à Riez, mais qui réside ordinairement à Moustiers, le prie de venir se mettre à la tête des troupes de la communauté.

Bientôt, toute la région est sous les armes. Riez, Valensole, Moustiers et Puimoisson disposent d'environ 1,000 hommes ; ils attendent des nouvelles de Digne pour se porter vers le point menacé.

Il semble que leur zèle va bientôt être mis à l'épreuve. Le 2 août, des messagers accourus de Digne réclament le secours des habitants de Mezel : « Les ennemis ont passé le bateau de la Brillanne. » Aussitôt, 200 hommes, formant la première division de la milice, sont partis à 9 heures du soir sous les ordres de Fruchier, pour rejoindre les Dignois aux Grillons. Ils font, la nuit, trois lieues dans la monta­gne, qu'on dit occupée par les brigands, mais ne trouvent personne aux Grillons. Ils poussent jusqu'à Malijai et reviennent harassés. Le bruit était faux. « C'est une terreur panique causée par quelques femmes aux consuls des Mées. » Les Dignois, avertis à temps, ne sont pas venus .

A Digne, dans la journée du 1 er août, les consuls ont été en proie à l'angoisse la plus vive. A chaque instant, des courriers apportent des lettres des communautés bas- alpines, se faisant l'écho des nouvelles les plus effrayantes. Seyne, Sisteron, Thoard, Moustiers et les Mées récla­ment des secours immédiats. Castellane est occupée par 6,000 Barbets. Barrème est menacée. Il semble qu'on se trouve en présence d'un mouvement concerté, que bientôt plus de 10,000 ennemis vont envahir la vallée de la Bléone. Déjà, les consuls de Prads signalent dix étrangers suspects sur les hauteurs voisines du village; les parties les plus reculées, les plus accidentées, sont déjà aux mains des ennemis: le massif des Trois-Évêchés, malgré son altitude, malgré la raideur de ses escarpements, malgré l'absence de routes, est déjà occupé par ses éclaireurs. Comment recevoir des secours de la basse Provence, puisque les Piémontais sont les maîtres de la vallée de la Durance ? Comment se défendre avec les seules ressources de Digne, qui compte alors environ 3,000 habitants ?

Les consuls, malgré l'angoisse qui les étreint, ont aus­sitôt pris les mesures les plus sages. Un comité permanent, ayant à sa tête messire Hesmiol de Berre, seigneur de Barras, maréchal de camp de sa majesté en Corse, s'est formé . Mais il n'y a pas de troupes à Digne, bien que les consuls en réclament depuis longtemps à M. de Caraman, commandant de la province, et la milice n'est pas organisée.

En 1786, à l'occasion de l'arrivée de l'intendant à Digne, deux troupes bourgeoises avaient été créées, l'une sous le nom de dragons verts, l'autre sous le nom de dragons rouges. Depuis, elles assistaient aux cérémonies, aux processions mais des contestations étant survenues au sujet de la place à occuper dans la procession, le Parlement, pour clore le débat, leur a défendu de s'assembler . Les officiers municipaux ont bien essayé, en avril 1789, d'organiser une troupe bourgeoise portant le nom de Légion de Caraman (une adroite flatterie à l'adresse du gouverneur); le roi a été touché de cette attention, mais a déclaré qu'il fallait attendre .

Les consuls ont seulement la permission de conserver quelques armes utilisées par les habitants à l'occasion de la procession de la Fête-Dieu, ou de la bravade .

En même temps qu'ils distribuent ces armes aux hommes valides de la communauté et disposent sur le plateau Saint-Charles les trois vieilles couleuvrines que possède la ville, les magistrats dignois écrivent aux commissaires des communes, à l'intendant, au commandant de la pro­vince. Les communautés voisines, averties, établissent des sentinelles sur les hauteurs, des fagots sont amoncelés ; à la première alerte, de grands feux annonceront l'approche de l'ennemi .

Mais quelle ne doit pas être l'angoisse de la population qui se presse devant la maison commune à l'annonce des nouvelles reçues par les consuls. Partout, l'ennemi est signalé; il s'avance au nord, au sud, à l'est et à l'ouest; il brûle, il saccage tout. Comment se défendre, alors que toutes les troupes sont cantonnées dans la basse Pro­vence, qu'il n'y a ni chef, ni organisation ! Et cependant, il n'est pas une de ces petites villes qui s'accrochent aux flancs des montagnes bas-alpines ou se dressent fièrement au sommet des coteaux qui enserrent nos vallées qui n'ait tressailli et ne se soit armée. Partout, le premier moment de stupeur passé, les citoyens se sont jetés sur les vieux fusils, les vieilles armes conservées depuis les guerres de religion et se sont tenus prêts à marcher sous la conduite de leurs consuls pour défendre leur pays, leurs voisins. Je me trompe ! S'il faut en croire le consul du Vernet, Pascalis, il est une petite cité de la haute Pro­vence que tout ce bruit n'a pas réussi à troubler. C'est Mariaud ! Mariaud compte 27 chefs de famille. « Ce sont de bons enfants, dit Pascalis, de bonnes gens mais il faut beaucoup de forces pour les mettre en mouvement. » Leur armement est pourtant formidable. Leurs 25 hommes valides disposent de 50 fusils en bon état mais, quand on leur demande de prêter les 25 qui leur sont inutiles et de contribuer à la défense commune, ils refusent énergiquement. Cette conduite révolte et indigne les villages voisins (1).

Heureusement, la crise n'est pas de longue durée. L'émotion, qui a été à son comble le 1 er et le 2 août, ne tarde pas à se calmer devant les nouvelles plus rassurantes qui arrivent bientôt. Dès le 2 août au soir, la menace d'une invasion immédiate n'est plus à redouter. Les commis­saires des communes ont fait imprimer à Aix une lettre répandue partout. Une troupe de Savoyards, disent-ils, a envahi le Comtat-Venaissin et le Dauphiné, mais la terreur a prodigieusement exagéré le nombre de ces bandits ils ne sont qu'une poignée. Les 3,000 Barbets qui ont pillé Castellane « se réduisent à quelques meurt-de-faim qui, manquant de travail et de nourriture, se sont organisés en bande du côté de Puget-Théniers et ont été dispersés par des troupes envoyées de Nice».

(1)  Lettre de Pascalis, 24 août 1789. (Archives de Digne, série E, n" 26.)

Des Piémontais et des ouvriers parisiens, on n'en parle plus. Les 6.000 brigands dont l'arrivée prochaine a si fortement ému la vallée de Seyne « ne seraient, d'après les dernières nouvelles, que 5 à 6 00 hommes, la plupart sans armes ; 10,000 soldats seraient à la poursuite de cette canaille ». On en aurait tué quelques-uns ; on aurait fait six prisonniers, dont un mystérieux personnage, « un pèlerin ayant sous sa robe un habit galonné». Cette frayeur n'avait été occa­sionnée, d'après les consuls de Sisteron, que par quelques centaines de malfaiteurs chassés de Sardaigne et bloqués dans les montagnes du Vercors . Elle n'avait été amenée, d'après d'autres renseignements, que par une action très vive entre des contrebandiers et des employés aux fermes du côté d'Embrun .

Toute cette agitation paraissait donc avoir été occa­sionnée par peu de chose. Ne serait-elle pas simplement, dans notre pays, la répercussion des mouvements qui se sont produits dans le Dauphiné, mouvements dénaturés, amplifiés, grâce à l'état d'âme tout particulier des populations à la fin de 1789 ?

Quoi qu'il en soit, les résultats de cette profonde émotion furent considérables. Les populations de nos Alpes, dépourvues de toute protection, avaient dû prendre les armes pour repousser l'invasion annoncée. L'intendant, M. de la Tour, était absent ; le commandant, M. de Caraman, était avant tout préoccupé de l'état des esprits à Aix et à Marseille . Seuls, les commissaires des communes, Philibert, de Baux et Juglar, ont essayé d'intervenir mais ils jouent un rôle effacé; ils n'ont aucune troupe à leur disposition ; ils ne peuvent que conseiller aux communautés de former une troupe bour­geoise. Livrées à leurs seules ressources, ces commu­nautés avaient fait preuve d'un grand esprit de décision. Partout, les citoyens s'étaient groupés; près de vingt mille citoyens avaient été armés à la hâte; plusieurs troupes étaient parties vers les points menacés. Pour faire face à tout nouveau danger, les milices restaient organisées; aux portes des villes, des postes étaient établis ; la nuit, des sentinelles, le fusil chargé, montaient la garde.

Malgré la misère du peuple, il avait su résister à la tentation, une fois le danger passé, de se servir de ses armes contre les privilégiés. Aucun excès n'avait été commis. On accusait, il est vrai, les vassaux de M. de Flotte d'avoir saisi et enfermé leur seigneur, qui leur refusait des armes, mais le bruit était faux . Il en était de même de l'accusation portée contre les habitants de Prads d'avoir envahi la maison de leur seigneur pour s'emparer de fusils. Les consuls s'étaient empressés de la démentir. Au moment où Mme de Prads allait partir pour Digne, « le public pryèrent madame de avoir la bonté s'il vollait bien leurs prêter ces armes qu'il pourrait avoir ». Elle leur remit 9 fusils, « dont reçu lui fut donné » .

Rien ne pouvait donc faire supposer que le peuple voulût profiter de l'occasion pour faire aboutir quelques-unes de ses revendications et opérer lui-même la révo­lution en dehors des classes dirigeantes. Il n'avait songé qu'à l'intérêt général et avait choisi comme chefs des milices communales des nobles, des officiers, des bour­geois . Cependant, ces armes aux mains des paysans, des ouvriers, inquiètent les représentants du Gouvernement, des classes dirigeantes. Dès le 2 août 1789, les commissaires des communes se hâtent d'écrire aux muni­cipalités : « Ayez soin de ne comprendre parmi les volon­taires de votre troupe que des gens sûrs et propriétaires de quelque chose . » « Il n'est pas nécessaire, disent-ils, le 4 août, d'établir un dépôt d'armes à Aix ; il serait plus dangereux qu'utile. Les gardes bourgeoises pourront se faire respecter sans armes à feu . »

« La milice bourgeoise n'est que pour faire la police et s'assembler en cas de besoin. Hors de cela, chacun doit être à ses occupations, à ses travaux, principalement les ouvriers et les gens de la campagne. Nous vous prions de bien vous pénétrer de tout cela, de faire entendre au peuple que la misère suit de près la perte de temps et que l'on n'a pas voulu faire de chaque citoyen un soldat . »

Et M. de Caraman n'autorise l'établissement de la milice de Moustiers que si elle se compose « d'hommes sages et sûrs et si elle ne s'assemble qu'en cas de nécessité absolue ».

Le commandant de la Provence, les commissaires des communes auront beau faire ; ils ne sont plus les maîtres d'arrêter le mouvement populaire qui commence à se dessiner. La grande peur a contribué puissamment à rapprocher tous les citoyens unis pour faire face au péril commun ; elle a commencé à faire disparaître les rivalités de province à province, de vallée à vallée, de clocher à clocher. Avec un empressement touchant, toutes les com­munautés de notre pays se sont portées au secours les unes des autres, se sont solidarisées . « Nous sommes disposés comme bons et véritables Français à signer de notre sang la deffance du royaume et de ses citoyens », déclarent les consuls de Prads . Déjà l'idée d'une fédération des communes germe dans les esprits; déjà se formule la pensée qu'une intervention de la nation est nécessaire pour mettre fin à la crise dont souffre l'Etat. « Notre troupe bourgeoise, écrivent le 9 août les consuls de Puymoisson à ceux de Moustiers, subsistera jusqu'après la séparation de l'Assemblée nationale. L'Etat éprouve une crise violente ; il est nécessaire que la nation montre de l'énergie. Unissons nos efforts. Un détachement de notre troupe ira vous trouver, vous inviter à une communication suivie avec nous et à fraterniser ensemble comme voisins et membres du même corps ».

Ces fédérations s'étendront bientôt à toute la France ; elles contribueront à la constitution définitive de l'unité française.

Fin de l'ouvrage

Texte numérisé par Jean-Paul Audibert

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