La Légende de Saint-Mary

  Mesdames, Messieurs,

Notre éminent Président, M. Plauchud, a bien voulu me convier à cette nombreuse et belle assemblée. Je me présente devant elle avec beaucoup d'émotion, mais ce qui me rassure, c'est la pensée, que vous voudrez bien m'accorder toute votre indulgence et votre bienveillante sollicitude.

Les grandes armées sarrasines, après avoir conquis la Mauritanie , envahirent l'Espagne, le midi de la France , et vinrent en Provence dans le cours du IX° Siècle elles établirent leur citadelle a la Garde-Frainet , sur le Golfe de Grimaud, et eurent surtout pour objectif les Alpes. Ayant ouï parler des richesses innombrables de notre terroir provençal, elles cherchèrent à enlever les toisons d'or dont le ciel dota notre pays et s'y livrèrent ensuite, à toutes sortes d'excès. Ces hordes barbares pénétrèrent dans la contrée pour la saccager et la ruiner. Elles se fortifiaient au sommet des montagnes, y formaient des camps, et, de là, elles se précipitaient soudainement dans la plaine pour enlever les troupeaux, emporter les grains, piller et incendier les bourgs et les villages, massacrant les hommes et emmenant quelquefois les femmes et les enfants captifs à Madrid ou dans les bagnes d'Alger.

Ce brigandage dura cent ans. La dévastation fut telle que les bêtes sauvages pullulèrent les loups parcoururent les campagnes par bandes énormes, dévorant ce que les Maures avaient oublié. Leur imposante cavalerie se lançait audacieusement dans la région, confiante dans la vigueur de ses chevaux africains la célérité de ces brigands, qui voltigeaient partout, semblait les multiplier.

Vers l'an 896, la Provence entière fut dévastée. Les Maures pénètrent sur notre territoire, établissent leur camp sur le coteau désert des – Mourres - et sur celui de Moureisse y centralisent leurs moyens d'attaque et firent en règle le siège du château-fort de Forcalquier. Il est vrai que pour occuper le pays avec autant de facilité, ils profitèrent d'une division profonde qui se manifesta parmi les principaux habitants et les premiers seigneurs féodaux.

Le monastère de Lure, situé au milieu d'une majestueuse forêt de chênes, de hêtres et de sapins, souffrit de leurs déprédations.

L'illustre race des Boson, régnait alors sur la Provence. Sous le règne de Louis l'aveugle, on trouve mentionné, pour la première fois, dans les annales provençales, le nom de Forcalquier. En effet, au dire des hagiographes, Arnoulx, évêque de Sisteron, transfère dans l'église Notre-Dame, le corps de Saint-Mary, pour le soustraire à la profanation des infidèles. L'église Notre-Dame était située, dit la chronique, au sommet du mamelon qui domine la ville et contre le rocher de la Citadelle.

Saint-Mary ou Marius, qui naquit à Orléans, dans une famille de fortune et de situation médiocre, selon les uns, ou à Aureille en Provence, selon les autres, était abbé d'un monastère situé dans vallée de Bodoni plus tard appelée le Val-Benoit, aujourd'hui vallée de Sainte-Jalle, département de la Drôme.

La tradition veut que vers le milieu du X° siècle époque troublée par les incursions des Hongrois et des Sarrasins, un jour, le 24 octobre, à Forcalquier, les cloches de l'élise dédiée à Notre-Dame, se mirent à sonner. Le sonneur monte précipitamment ou clocher; les cloches sonnaient toutes seules. Surpris et ému profondément, le brave homme, court en faire part au prêtre de cette église qui, entouré de son clergé, constate

lui-même le prodige. Que signifie ce miracle? Sont ce les anges qui mettent les cloches en branle et lancent ainsi dans les airs ce joyeux carillon ? Dieu a-t-il sur le peuple de Forcalquier, un dessein de miséricorde ? C'est ce que que l'on se demande; on parle, on délibère, on émet mille opinions, mille avis divers.

Enfin, un vénérable prêtre propose de faire une procession. Le peuple est réuni par cette sonnerie céleste. Mais de quel côté se diriger? On donne la croix à un petit enfant et on le laisse aller où Dieu le conduira. On se met à sa suite. Les cloches sonnent alors à toute volée, comme aux grands jours de fête. La procession se déroule sur le flanc de la colline, et se dirige du côte de Sisteron, dont le porte-croix vient de prendre le chemin.

Arrivé non loin et au-dessous de la fontaine de Bédorieù aux eaux fraîches et limpides vers le lieu où se dresse, aujourd'hui, l'oratoire de Saint-Mary, l'enfant s'arrête et les cloches cessent de sonner. Un mendiant était assis au bord de la route. Il s'approche des prêtres, et parle ainsi : « Je viens au nom de l'évêque Arnulphe. J'apporte les précieux restes de Saint-Mary. Les infidèles ont brûle le monastère après l'avoir pillé. Nous avons à travers mille obstacles et mille périls, pour sauver les reliques du saint abbé, et l'évêque craignant qu'elles ne soient pas assez en sûreté dans sa ville de Sisteron, m'a chargé, sous la garde de la Providence , de les apporter dans votre cite il les confie à la piété

du peuple de Forcalquier. Je suis chevalier, par prudence, je me suis déguise en mendiant ! J'ai pris ces haillons et c'est dans ma besace que j'apporte les ossements sacrés de Saint-Mary. J'étais fatigué du chemin car il y a loin d'ici à Sisteron, j'ai fait diligence. Comme je me suis assis en ce lieu, une source abondante a jailli à mes pieds, je m'y suis désaltéré. J'ai entendu, dès mon arrivée, les cloches sonner joyeusement,

pour annoncer, de la part de Dieu, le bonheur qu'il procure à votre ville et j'attendais » !

Ace récit le peuple ivre de joie se prosterne et vénère les reliques du patron que Dieu lui donne tous veulent boire à la source miraculeuse qui vient de jaillir, on convint de bâtir, en ce lieu, un modeste monument à la mémoire de cet événement. Les prêtres se chargent alors religieusement des reliques. La procession se remet en marche vers la ville, en chantant des cantiques et les cloches recommencent leur joyeux carillon, jusqu'au moment où les reliques sont déposées sur l'autel de l'église Notre-Dame, qui prend, dés ce jour, le nom d'église Saint-Mary, on entonne un Te Deum d'actions de grâce, et la ville de Forcalquier se place sous la protection de ce saint abbé.

Telle est la pieuse légende que nous ont rapportée des vieillards, qui s'est transmise de génération en génération, qui explique à la fois la vénération du peuple pour Saint-Mary et le changement de vocable de notre cathédrale primitive.

Les reliques dont nous venons de raconter le transfert furent l'objet d'un culte solennel et d'une vénération profonde, dans la concathedrale Saint-Mary pendant plus de sept cents ans. Elles ne disparurent pas, lors de la tourmente révolutionnaire; elles furent soigneusement cachées, en 1794, dans le cimetière de !'hôpital-hospice Saint-Michel, dans la partie affectée à la sépulture des jeunes enfants, par les soins des citoyens

Santon, maire de notre ville, par son fils, commis au secrétariat et par Augustin Berluc, secrétaire du conseil général de la commune, et réintégrées en l'église Notre-Dame, en1803, après le rétablissement du culte en France.

L'antique paroisse Saint- Mary a plusieurs belles pages dans son histoire. En 1015, l 'évêque Frondon, y établit un collège de chanoines. Vers1061, Girard Caprérius, nommé évoque de Sisteron, ayant été repoussé par les habitants de cette ville, se retira à Forcalquier, qui l'accueillit avec joie. En reconnaissance, il sépara le chapitre de Forcalquier de celui de Sisteron et lui donna un prévôt et des dignitaires distincts,

ce qui constitua Saint-Mary en collégiale quatre ans plus tard, sous le règne de Guillaume et Geoffroy, premiers comtes de la Haute-Provence , un légat du pape, Hugues Blanc, vint à Forcalquier, pour procéder solennellement à l'érection de Saint-Mary en concathédrale, privilège singulier et presque sans exemple, qui donnait le caractère de siège épiscopal a une église sans évêque.

Le prévôt du chapitre parachève la construction de ce vieux sanctuaire, vers la fin de ce même siècle, en consacrant à cette oeuvre « ses prières et ses biens ».

Le lundi 23 juillet1386, la reine Marie de Blois accompagnée de son fils, le jeune roi Louis II, au cours d'un voyage à travers les terres provençales, visite la cathédrale Saint-Mary et sur son parvis même y reçoit, en présence du sénéchal Georges de Marle, le serment de fidélité de l'évêque Andrau.

A cette époque la ville de Forcalquier avait été unie au comté de Provence et avait gardé ses privilèges particuliers, mais les guerres et les maladies contagieuses du XIV° siècle avaient diminué considérablement la population ; les églises paroissiales devenues trop nombreuses, avaient de la peine à sustenter les prêtres qui les desservaient. L'église majeure de Saint-Mary souffrait plus que les autres de cet état de choses, car la partie haute de la ville tendait à se dépeupler de préférence. Aussi le chapitre résolut-il, en 1414 de demander à l'évêque la suppression des titres paroissiaux des églises mineures: Notre-Dame, Saint-Jean et Saint-Pierre, et la réunion des quatre églises en une seule. C'est naturellement au profit de l'église maîtresse que l'union fut demandée et obtenue. Mais Saint-Mary n'en devait pas jouir longtemps, car outre les difficultés d'accès qui rendaient la cathédrale incommode et en éloignaient la population un grand événement survint qui en éloigna les chanoines eux mêmes.

Après la mort du roi René, une ligue se forma en Provence, en faveur de René de Lorraine. La ville de Forcalquier, cédant, sans doute, à des sollicitations étrangères, ne voulut pas reconnaître Chartes III d'Anjou, neveu de René, comme héritier du comté de Provence et de Forcalquier fit partie de cette ligue, pour maintenir les droits de la reine Yolande.

Les premiers jours du mois de juillet 1481, Louis XI roi de France, qui convoitait de réunir à sa couronne les pays de Provence, se hâta d'envoyer dans la Haute-Provence , le capitaine Jacques Galéoti, un des meilleurs guerriers de ce temps, avec dix-huit mille hommes

et avec les instructions les plus rigoureuses. Forcalquier refusa de se placer sous la sauvegarde du roi de France. Galéoti mit alors le camp devant la ville et assit son artillerie sur le coteau appelé la bombardière , pour abattre le château.

Chartes comte de Provence et de Forcalquier, assiste en personne et préside aux opérations du bombardement. Le siège dura 20 jours. Malgré une défense énergique et une sortie vigoureuse des habitants, la ville fut prise et saccagée le 25 juillet l'artillerie de Galéoti ne put rien contre le château mais par là-même que les boulets de pierre n'atteignirent pas la plate-forme supérieure, tombèrent en grande quantité sur la cathédrale qui s'étalait en avant et en contre bas de la Citadelle. L'église subit de sérieux dégâts l'heure de sa décadence avait sonné, car le quatre avril 1486, le conseil communal délibéra que le service divin pourrait se faire mieux, plus franchement et avec plus de solennité à Notre-Dame qu'à Saint-Mary, vota, avec le concours des chanoines, le transfert de ce service, sous condition, que le chapitre serait tenu à perpétuité,

de faire célébrer les cérémonies du culte dans l'ancienne cathédrale, à chaque jour férié.

Pendant un siècle environ, nous apprend le savant M. de Berluc Perussis, le chapitre exécuta la clause qui l'astreignait à assurer le service dominical et festival dans la vieille église, mais peu à peu l'édifice abandonné, tombait en ruines, le conseil de ville ne songea plus un seul instant à l'empêcher de crouler, si bien que les troubles religieux aidant, le service cessa de se faire, et, un matin, la voûte s'effondra engloutissant sous ses décombres huit siècles de souvenirs.

Vers le milieu du XVIIe siècle, le chapitre vendit à un particulier les ruines de la concathédrale. L'acquéreur déblaya le sol et le cultiva. Des monceaux d'ossements furent exhumés par la pioche, et, dans l'humus des caveaux, André Bandoly, planta des oliviers. La ville s'émut de cette profanation, elle poursuivit le chapitre en justice, pour lui demander de rétablir le sol de l'église en son premier état. Sur la brillante plaidoirie de l'illustre forcalquiéren Hyacinthe de Boniface, le Parlement ordonna qu'à la diligence de l'économe du chapitre, Bandoly serait appelé, et que défense lui serait faite de cultiver le terrain de St-Mary, à peine de 5oo livres d'amende (arrêt du 11 févr. 1659.) Malgré cet arrêt, ce terrain a du, toujours être cultivé, et sous l'action du temps, qui efface de la mémoire des hommes jusqu'aux plus chers souvenirs, nul ne songeait plus à protester contre la profanation de la sépulture des ancêtres. L'emplacement de la cathédrale de Frondon et de Caprérius est devenu un jardin

et sauf quelques restes imposants couverts de lierre et hérissés de broussailles, rien n'indique plus les années de splendeur du plus ancien monument de notre chère cite comtale.

Cyprien Bernard

Athénée de Forcalquier, 1901.

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Texte numérisé par Jean-Paul Audibert