LA PESTE A FORCALQUIER

Pendant les XIV°set XV°s.Siécles

Mesdames, Messieurs,

En faisant des recherches dans tes archives de notre Hôtel de Ville, j'ai eu la bonne fortune de découvrir plusieurs documents précieux. Je me fuis un devoir, aujourd'hui, de vous en donner connaissance.

Le milieu du XIV° s. fut mémorable par tes affreux ravages que fit la peste dans les pays de Provence, notamment à Forcalquier.

Cette maladie meurtrière fut connue de toute antiquité ; elle venait toujours de la Syrie et s'étendait rapidement sur l'Europe ; il y eut, sous quelques empereurs romains, des épidémies terribles celle qui commença sous le règne de Justinien sévit pendant de longues années. Sous le nom de peste noire une irruption de cet épouvantable mal ruina la Provence en 1347 et 1348. Cette maladie contagieuse, dont les ravages furent effrayants, n'est mentionnée par aucun historien provençal, seul, l'obituaire du Chapitre Saint Mary, publié par M J. Roman, constate, qu'à Forcalquier le fléau fit sa funèbre entrée le trois décembre 1347,et dura jusqu'à la fin du mois d'août suivant. La contagion se développa avec une rapidité inconcevable et malgré la vigilance des syndics, elle frappa en même temps plusieurs quartiers de la ville, mais celui de Playdieu (placité dei) fut le plus éprouvé.

L'épidémie trouvait un terrain favorable à son extension parmi les agglomérations de population chez lesquelles la misère était accompagnée de conditions hygiéniques défectueuses. On ne se préoccupait que fort peu de l'assainissement des villes ce ne fut que plus tard que l'on commença à prendre quelques précautions sanitaires, et, les seuls pays qui n'adoptèrent aucune mesure d'hygiène publique continuèrent à

être contaminés; c'est ainsi que le midi de la France fut sérieusement atteint.

S'il faut en croire Guy de Chauliac et Chalin de Pinario, médecins à Avignon, contemporains, qui ont laisse une description de cette maladie disent avec notre obituaire , que le malade succombait entre le troisième et le quatrième jour après l'apparition des premiers symptômes, couvert de bubons et d'apostumes. – Strumis sive bossis . –

La paroisse de Saint-Jean fut dépeuplée et le riant quartier de Playdieu, abandonné à tel point, que les trois rues avoisinant l'église tombèrent bientôt en ruines et c'est ainsi que d'urbaine elle devint rurale. Cette épidémie détruisit les trois quarts de la population de notre ville.

Une note du Clavaire, à cette date, porte que le viguier et le Juge, Jacques de Gappe, consultèrent les probes hommes de Forcalquier pour savoir comment il fallait disposer du four de ce quartier. Ils répondirent que ce four devait être mis en régie, attendu qu'on ne pouvait l'affermer à cause de la mortalité qui avait enlevé les habitants du faubourg Saint-Jean. Le four ne rendit au fisc, cette année, que une livre dix sols.

Les Forcalquièrens attribueront les ravages de la peste aux maléfices des Juifs ; ils se répandent dans leur quartier, situé dans la paroisse Notre-Dame, les maltraitent cruellement, pillent leur maison, dévastent la Synagogue et tuent ceux qui font résistance. Une véritable conspiration s'était formée contre eux, puisque sept villages de la Viguerie , vinrent participer à ce massacre.

En outre, des bandes d'aventuriers, sous divers noms, commandées par des chefs, parcourent la campagne en semant l'épouvante et le deuil.

Plus tard, en 1465, le bon roi René, permet à la commune de Forcalquier, de vendre les fossés des remparts dans la partie de la ville qui fut détruite par la peste, pour en faire des jardins qui seront à la fois, dit la Charte , une fortification et un ornement.

Jean Cureti, premier président à la Cour des Comptes d'Aix, qui s'était entremis dans cette affaire reçut, du Conseil de la communauté, un cadeau considérable.

Telle est l'origine de ces gracieux et nombreux jardins, de ces pittoresques vergers d'oliviers du quartier Saint-Jean, qui s'étagent coquettement au midi de la colline qui supporte notre ville.

Un de ces sites charmants, ensoleillés, où les fleurs exhalent les plus doux parfums et où les marguerites montrent aux passants leurs modestes corolles blanches ou vermeilles, a inspiré à notre poète local, l'aimable et distingué président de l'Athénée, M. Plauchud, «  Ou Cagnard  » recueil de suaves poésies « une brassée de fleurs embaumées, une corbeille remplie de fruits exquis » a dit le sympathique aumônier du lycée Gassendi, M. le chanoine Richaud.

Vers la lin du XV° Siècle, la peste qui était endémique dans la région, continuait à moissonner les populations. Dès les premiers jours de janvier 1476, la ville de Forcalquier est menacée de disette, le conseil de la communauté délègue aussitôt ses consuls en ambassade à Aix, auprès du roi, pour le prier d'empêcher les localités voisines de prohiber la sortie des céréales. Il prend des mesures urgentes pour pouvoir modérer la violence du fléau qui sévissait dans la Viguerie.

Il traite le 12 mai 1478, avec le médecin Pierre Meyssonnier et lui assure cinq florins de gages par an ; accueille favorablement maître Jalhardi, apothicaire qui se propose d'établir, en ville, une boutique de droguiste et lui donne cinquante florins de gages. Il veille à préserver les habitants de toute communication avec le dehors. Les étrangers ne sont admis que sous l'affirmation, par serment, qu'ils viennent d'une localité indemne. On poursuit ceux qui introduisent subrepticement des étrangers. Les lépreux sont bannis.

Malgré ces précautions, le mal fait son entrée dans le pays. La contagion procède d'abord lentement ; mais un jour comme un coup de foudre, les deux enfants de Robin Belanger meurent presque subitement. Un juif atteint par la maladie, au quartier du Bois des Juif - coteau de Chasseou – meurt sans secours au milieu des champs et son corps dût être inhumé sur place; plusieurs cas contagieux sont constatés aux quartiers Saint-Lazare et de Fougères.

Dès ce moment, l'alarme est générale, une indicible terreur règne sur la ville. Le mal fait de rapides progrès et sévit violemment pendant tout le mois d'août.

Une assemblée municipale fut convoquée, à la Tomie , dans le jardin du notable Pierre Mercier, sous une treille, dont l'épais feuillage préservait des rayons d'un soleil brûlant. Elle ordonne d'exécuter, avec fermeté, les décisions prises veiller à la garde des portes, diriger le guet, visiter les malades, faire sortir de la ville les parents des personnes décédées, expulser les juifs et murer leurs maisons.

Guillaume Rodolphe dit Thaoleti sous-viguier, à la tête de ses archers ou recors, charge d'exécuter les ordres du conseil, réunit les juifs à la Place-Vieille , et les chasse hors des remparts. Toussaint Bellos, qui fit résistance à l'arrêté d'expulsion fut poursuivi criminellement.

Une ordonnance détend à ceux soupçonnés de contagion de communiquer avec leurs concitoyens dans les rues, dans les assemblées et dans les églises en ce dernier lieu ils occupaient une place à part. Ceux qui contrevenaient à ces ordres étaient poursuivis et sévèrement condamnés.

Un grand nombre d'habitants désertent. Les magistrats qui composaient le tribunal supérieur de la Viguerie , étaient partis à la première nouvelle de l'invasion de la maladie. L'administration municipale, composée de Antoine de Coderco et de Jean Amalric, cédant à la panique prend également la fuite : seuls, Pierre Mercier, Jacques Sarraire lieutenants de syndic et le vice-viguier restent bravement à leur poste et montrent en cette pénible circonstance une charité vraiment chrétienne, un zèle héroïque.

Par leurs soins, une vaste cabane en bois fut construite par le charpentier Claude Aulaynier, sur un terrain vague de la Terrière aujourd'hui le Bourguet, en face du ravelin de la porte Notre-Dame, pour loger les voyageurs suspects, servir de lieu de quarantaine et de refuge à ceux qui étaient chassés de la ville.

Un citoyen notable est désigné pour distribuer gratuitement du blé aux pauvres. Un conseiller de ville est députe auprès de l'évêque de Sisteron, Jacques Esquenard, pour obtenir que ce prélat confère aux religieux Cordeliers, le privilège de donner l'absolution, attendu, dit une délibération municipale, l'existence de la peste .

Les préposés à l'ensevelissement ne suffisent plus, les syndics provisoires durent augmenter le personnel en demandant des hommes de bonne volonté ils firent construire des civières pour le transport des cadavres. Un Mand ou assemblée générale des chefs de famille, est convoquée pour creuser de larges et profondes tranchées aux quartiers Fontauris et St-Promace. Louis Bruni, dit Culet, tient un registre de

décès et Jeanne Golimart, fait oeuvre de miséricorde.

Deux portes seulement, restent ouvertes celles de Notre-Dame et de St-Pierre, pour permettre aux cultivateurs de vaquer aux travaux agricoles les autres portes devaient demeurer fermées, cependant ceux qui avaient besoin d'y passer, pouvaient les faire ouvrir en payant une légère rétribution aux gardiens.

Chaque matin, les chanoines de la concathédrale officiaient en l'antique paroisse de la citadelle, afin d'obtenir la cessation de la peste par l'intervention de Saint-Mary, patron de la ville.

Pendant que le fléau fait rage, la caisse municipale est vide, les greniers publics ne possèdent aucune réserve de blé. On ne peut recourir à aucun emprunt, tous les riches notables avaient émigré, cependant il fallait de l'argent pour secourir tant d'infortunes. On ne peut délibérer, la majorité du conseil s'était sauvée dans les villages voisins.

Laurent de Arimbaldis, viguier, son notaire-greffier Jacques Garcin et le clavaire Jean Pourcin, avaient également pris la fuite. Le vice-viguier dépêche à Mane, le valet de ville, Pierre Dangar, où plusieurs membres du conseil s'étaient réfugiés et les convoque d'urgence, pour le lendemain sur le bord du Viot , au quartier Saint-Lazare, au-dessus du terrain, où l'ancienne route de Mane, traverse le ruisseau.

Le matin, à dix heures, malgré un froid des plus rigoureux, le conseil en entier, sous la présidence du vice-viguier, répond à l'appel du greffier provisoire.

Les membres fugitifs étaient sur la rive droite et les rares conseillers restés à leur poste, sur la rive gauche la ligne séparative était limitée par le ruisseau. Le pré de Jacques Sarraire tint lieu de salle de séance. Selon la coutume, chacun, pour motiver son vote, opina à haute voix. Un emprunt fut vote et deux membres furent délégués à Aix ou à Marseille, pour se procurer de l'argent. Le greffier provisoire Pierre Mercier, recueille les votes et couche le soir du 13 février, la délibération sur le registre municipal.

Le célèbre compère et commissaire du roi René, Jean Matheron, maître rational à la Cour des Comptes, avait profité, le 3 septembre, d'une accalmie pour visiter Forcalquier et remplir une mission donnée par le sénéchal de Provence. Il devait faire publier et exécuter une ordonnance relative aux monnaies , per cridarlas las monedas. Le conseil réuni alors, dans une boutique de notaire lui vote un modeste cadeau de deux florins six gros, pour sa bienvenue et paie ses frais au logis de la Couronne.

Au mois d'octobre, l'épidémie fait moins de victimes, les précautions redoublent il est défendu aux convalescents et à leurs familles de fréquenter les autres habitants ; les émigrés, chefs de famille, eurent un délai de quinze jours pour rentrer chez eux.

Une procession fut faite en l'honneur de Saint-Antoine, qui était toujours invoqué quand la contagion sévissait dans une localité. Cette imposante cérémonie, sous la présidence du prévôt Jean Galliani, au milieu d'une affluence considérable, eut pour point terminal la chapelle rurale de Fougères. Vers la fin de l'année, la maladie disparut. La tradition veut que la population croyant à l'efficace intervention de la

Vierge adopta dès ce jour, le vocable de Notre Dame de Vie , au sanctuaire de Fougères.

Le conseil de la communauté envoie en l'église Saint-Trophime d'Arles, à la chapelle de Saint-Antoine de Padoue, deux cierges de la valeur de dix florins, pour que ce Saint daignât, à l'avenir, préserver Forcalquier, de ce terrible mal. Ces cierges, envoyés par messager spécial, portaient les armes de notre ville, gravées par le cordelier Rollin, qui reçut pour ce travail deux gros.

Lorsque les craintes furent calmées, les six portes des remparts furent laissées ouvertes et on procéda à la désinfection des maisons où la contagion avait fait des victimes. On l'ordonna sous des peines formida bles, dit la délibération. Les rues alors se peuplèrent de plus de monde, car chaque habitant sortit de sa retraite, les assemblées communales eurent à lieu la maison commune, les parents, les amis se virent familièrement et se livrèrent à ces transports de joie qu'on éprouve lorsqu'on se rencontre après avoir échappé à un grand péril. Ceux qui avaient fui devant le fléau venaient grossir tous les jours le nombre de ces hommes si satisfaits de se revoir, mais leur joie n'était pas aussi pure que celle des autres, elle était troublée par l'aspect de ces traces de dévastation, de ces empreintes de deuil auxquelles leurs yeux n'étaient point accoutumés.

Le mouvement que la ville paraissait reprendre, ne ressemblait pas au mouvement d'un corps qu'ils avaient laissé brillant de santé et de force; c'était les agitations d'un malade à peine convalescent, et cet état ne pouvait les frapper agréablement, eux qui avaient vu leur patrie si florissante et non triste et désolée.

Ces maisons qu'ils avaient fréquentées ne leur présentaient plus leurs anciennes connaissances ces lieux où ils avaient reçu les caresses de leurs parents n'offraient qu'un spectacle d'abandon et d'horreur aussi la tristesse réprima bientôt les transports joyeux qu'elle avait éprouvés.

Mais peu à peu la ville fut totalement désinfectée, les caves et les réduits les plus obscurs furent visités, les hardes brûlées. Alors on commença à fouler d'un pied tranquille cette terre, ou depuis plus de onze mois la mort avait creusé un précipice sous les pas de nos ancêtres.

Cyprien Bernard

Athénée de Forcalquier.1902 .

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Texte numérisé par J.P. Audibert