Les Sorcières de Lincel

 

Il y avait autrefois…

Je vois déjà, mesdames, vos yeux s'animer et vos oreilles roses s'ouvrir avidement dans l'attente d'un compte merveilleux comme le fado de l'avèn ou d'un récit dramatique comme une page des diamants de Saint Maime . Je voudrais bien avoir pour vous plaire la plume brillante et l'imagination féconde du président de l'Athénée, mais simple fouilleur de papier et déchiffreur de vieux grimoires administratifs ou judiciaires, j'ai perdu à ce contact prosaïque, je ne dirai pas mon latin, mais à peu près toute ma rhétorique et mes illusions poétiques. Toutefois aux dépens de ces brillantes qualités, un penchant se développe chez les chercheurs, je veux parler de la curiosité qui les soutient au milieu des travaux et des recherches les plus arides. C'est aussi sur ce sentiment inné chez l'homme et même, dit-on, chez les dames, que je compte pour vous faire prendre intérêt aux notes assez mal serties que je vais avoir l'honneur de vous lire. Vous voudrez bien excuser la prose surannée et le style parfois incorrect et trivial des documents auxquels je céderai le plus souvent la parole.

Donc il y avait autrefois des sorcières à Lincel ; il y a de cela plus de 3 siècles, c'était en 1578. Ce fait résulte clairement (style administratif) des pièces d'un procès en sorcellerie que j'ai découvert dans les archives de la sénéchaussée de Forcalquier. Malheureusement les rats, qui prospèrent dans les combles de votre palais de justice, ont gardé pour leur usage les documents les plus intéressants la requête de la plainte qui nous aurait fait connaître l'origine du procès et la sentence définitive qui nous aurait appris son dénouement. Les fragments qui restent sont au nombre de 16. Ce sont notamment les interrogatoires, (les répétitions comme on disait alors) des accusés et des témoins, les conclusions du procureur et autres pièces de procédures. Toutes les formalités judiciaires eurent lieu dans les deux châteaux de Lincel où se trouvaient des salles d'audience, des prisons et même une chambre de torture. Bien que le nombre des sorciers et sorcières fut plus considérable à Lincel on en comptait au moins une douzaine trois femmes figurent seulement comme accusée: Leur interrogatoire vous édifiera suffisamment sur leurs pratiques et sur leurs méfaits :

I. Interrogatoire de Catherine Goin femme d'Etienne Bertrand, querellée en sorcellerie ou mascarie.

« Du 12 ème jour du mois d'octobre 1578, au lieu de Lincel, dans le château seigneurial du sieur François de Lincel, coseigneur dudit Lincel, par devant Urbain Boyer, juge dudit lieu, en présence de Me Jean Saute, lieutenant de juge et de Claude Risse, juge des Omergues, écrivant Me Antoine Orcel, commis au greffier de Lincel Catherine Goin, femme d'Etienne Bertrand, moyennant serment prêté sur les saintes écritures. a dit et réspondu Qu'interrogée ces jours passés, elle ne dit point la vérité et que, ravisée à présent, elle veut la dire. « Elle sait user de sorcellerie et masquarie et à ce a été apprise par Delphine Amat de Lincel audit art depuis 4 ou 5 ans de la façon suivante :

La dite Delphine serait venue à la maison d'habitation dudit Etienne, son mary, et lui aurait dit telles ou semblables paroles « Coumayre Catherine, hiou vous vollé enseignar de guérir les fèbres et vous volle ménar en ung luec et la vous montreray que fault ferre pour ferre guerir les fèbres aux personnes qui les ont

« Et de fait un lundi de matin à jeun sans avoir mangé du mois, l'aurait menée au samintère de Lincel et là lui aurait dit que pour guérir les fèbres fallait prendre des os de mort et même de petit enfant, et puis après prendre une herbe appelée calamandrine qui se trouve parmi des rochers, et le tout mettre ensemble et faire un breu … et se mettant à genoux disant telles paroles :

Herbe nade.

Monstre la vertu que Dieu t'a dounade et après dire un pater noster et un ave Maria en l'honneur de Dieu et de la Sainte Trinité. »

Catherine Goin raconte ensuite qu'elle s'est trouvée en l'assemblée que font les « sourcelliers » et les « sourcellières », et au lieu appelé le Collet de Saint Basily , terroir de Lincel, « le jour et feste de St-Barnabé de bon matin ».

Elle ajoute

« Quand le malin esprit vient les commander sont contraintes d'y aller. Toutefois s'adresse à une seulement laquelle en avertit toutes les autres et leur baille assignation au lieu arrêta. Estant à ladite –assemblée dansent, sautent, chantent, rient, jouent ; là se dit tous les maux que les sourceliers font et là le malin esprit fait un grand feu. Il leur apparaît en forme d'homme et de capitaine (sic), ainsi qu'elle l'a vu, vestu de noir, et au moyen d'une verge les fait aller invisibles là où veulent. »

Catherine Goin s'est trouvée 4 ou 5 fois à ladite assemblée où elle a connu Saumette Bermond, Jacques Bermond, Antoinette Brieugne dite Darboune , Madeleine Espitalier. Cette assemblée avait lieu en trois endroits, au collet Sait Basile , au collet des Touleaux , terroir de Lincel, et au collet de la Croix de la Gaste , terroir de St-Michel.

L'accusée avoue ensuite qu'elle s'est trouvée « en plusieurs meurtres de petits enfants dont elle donne les noms; parmi lesquels l'enfant de

« mademoiselle Roubine, femme de M. Artus Saffaillin, coseigneur de Lincel Pour les faire mourir, « elle donnait du doigt du milieu de la main gauche au petit enfant au contre-coeur, au gosier ou bien au dernier de la teste appelé le coupet, usant de son charme et disant après les avoir touché : «  Sois tu mort dans une heure . »

« Le malin esprit l'a battue une fois avec un bâton, parce qu'elle ne voulait pas lui apporter un enfant « pour le roustir ». Elle a vu le diable au mois d'août dernier, « que faisait un mauvais temps, il lui apparut en forme de chat dansant, sautant devant elle et l'aurait accompagnée jusqu'à la porte de sa maison, et faisant un grand tonnerre l'aurait délaissée. »

II. – Examen et réponses de Sperite Michel, veuve de Jacques Amat, accusée de sorcellerie, âgée de 40 ans.

L'accusée, arrêtée le 12 octobre et amenée aux prisons du sieur Artus Saffalin, coseigneur de Lincel, avait été interrogée deux jours après. Bien qu'on eut trouvé, en sa maison, un petit cornet noir contenant de l'onguent et une verge elle avait nié toute participation aux assemblées et aux actes de sorcellerie.

Interrogée de nouveau le 17 octobre, elle répond que d'abord elle n'avait point dit la vérité et qu'elle veut à présent la dire. Elle a été «instiguée de se trouver à l'assemblée des sourcelières à l'aire appelée Hière des masques qu'est en dessous du château devant la maison d'habitation de sire Pierre Marescalis et à une petite planète au sommet de la montagne. Elle a été apprise par Catherine Goin, sage-femme de Lincel, qui l'aurait conduite de nuit un peu avant que le coq chante au susdit lieu, en compagnie de plusieurs autres… et là y vit certaines choses en forme de chien ou de chat, qui lui semblaient que tous dansaient et jouaient, faisant gambades, passant les jambes par dessus les têtes des femmes; alors aurait fait le signe de la croix et le tout se serait évanoui et elle demeura toute seule et se serait retournée en chemise en sa maison ».

Elle nie enfin énergiquement avoir jamais porté dommage à aucune personne. »

III

Les réponses de la troisième accusée, Delphine Amat, sont consignées dans le procès-verbal de confrontation dressé par le juge le mardi 21 octobre dans le château seigneurial d'Artus Saffalin. Elle accuse à son tour Catherine Goin de l'avoir « mise aux malheurs de sourcellerie »…

« Quand le malin esprit les veut faire aller invisibles, en forme de corbeau, de chien ou de chat, les fait dépouiller et après les oint de certain onguent, et ointes elles sont faites en forme de chat, de corbeau ou de chien et entrent par les maisons, par les cheminées,

ou par les chatounières ; revenant ensuite chez elles, le diable les tourne oindre et elles reprennent leur première forme de femme. Après ces interrogatoires et plusieurs autres « répétitions » sans importance, le juge déclare les dites Goin, Amat et Michel, atteintes et convaincues du

crime de « sorcellerie ou masquarie » , et les défère au procureur juridictionnel avec toutes procédures faites jusqu'à ce jour contre elles.

Nous trouvons ensuite, à la date du 23 octobre, « l'Information sommaire » portant interrogation des témoins sur « les faits des meurtres d'enfants » avoués par Catherine Goin. Elle ne présente aucun intérêt. Les parents donnent des détails sur la maladie et la mort de leurs enfants, mais tous déclarent « qu'ils ne se doutaient pas que personne les eût fait périr par sorcellerie » avant d'être présentés à Catherine

Goin, « laquelle se serait mise à genoux et leur aurait demandé pardon d'avoir fait mourir leur enfant ».

Devant ces faits, Me Jean Sobolis, procureur au siège de Forcalquier, et en même temps procureur juridictionnel de Lincel, use des dernières rigueurs et demande au juge d'arracher aux coupables des aveux plus complets encore et les condamne à la torture.

C'est ce qui résulte du « procès-verbal fait en donnant la question à Sperite Michel », que nous transcrivons presque in extenso :

« L'an 1578 et le 2 décembre au lieu de Lincel et dans le château seigneurial du sieur Artus Saffalin, en la salle au dessus le four, par devant nous, Urban Boyer, docteur en droit, juge ordinaire de Lincel, en présence de Me Jacques Nicolaï avocat au siège de Forcalquier, et Me Gaspard Balby, viguier de Reillanne, et Me Georges Arnaud, lieutenant de juge de Delphin, écrivant Me de Beaudin, notaire royal de St-Michel, notre grenier, aurions fait venir par devant nous Esperite Michel dite Blancoune , prisonnière détenue aux prisons dudit château, condamnée

à être mise à la question pour le fait de sorcellerie, à laquelle avons fait lecture de ladite sentence, en date du 14 novembre dernier, et ordonné

de dire la vérité si elle est masque et a fait mourir aucun petit enfant… et lui aurions déclaré que si elle ne voulait dire la vérité la ferions traduire au lieu de la question et, attendu que n'a voulu dire autre chose, l'avons fait dépouiller toute nue par Suffren Laugier, Paulet Trotin et Me Antoine de la Rue , sergents et archers de Forcalquier. Admonestée encore de rechef au fait de mascarie et meurtre d'enfants, a répondu que non, et constatant qu'elle ne voulait dire autre chose lui aurions fait raser les cheveux de la tête et appliquer les graines (les cordes) et en tirant aurait dit qu'elle ne voulait dire autre chose et crié miséricorde et dict : Bonnes gens, ay! ay  ! Aurions alors commande aux dits sergents de l'attacher au dernier pour la tirer en haut et mettre la tourture, et, touchant encore le sol, aurait dict estre advenue une fois à l'assemblée de sinagogue, mais n'avoir jamais fait mal à personne et l'avons fait tirer en haut, lui ayant attaché une pierre pesant 40 livres , et estant en haut l'aurions d'abondant admonestée de dire la vérité et n'aurait voulu dire autre chose… pensant l'hors qu'elle fut évanouie l'avons fait descendre mettre en bas et, estant descendue et détachée, l'aurions fait transduire encore aux prisons du château et là l'aurions fait panser et appliquer

des médiquements par M. Desidery Gillette, chirurgien de la ville de Reillanne, et en foy de ce nous serions soussignés. »

La question fut également appliquée aux deux autres accusées, Catherine Goin et Delphine Amat. Les procès-verbaux dressés à cette occasion ne diffèrent guère de celui que nous venons de lire et ne relatent aucun détail nouveau. Le procureur juridictionnel prit alors ses conclusions que voici en résume : « vu les examens et répétitions desdites querellées, procès extraordinaires et autres procédures, par lesquelles s'appert, par leur confessions de leur propre bouche, avoir, par leur sorcelleries, fait mourir plusieurs petits enfants et aussi, usant de charmes et sorcelleries, avoir fait par ce moyen plusieurs maux exécrables prohibés et défendus tant par droit divin que humain… à cette

cause requiert, suivant les dispositions du droit, les dites Goin, Amat et Michelle estre déclarées atteintes et convaincues du crime de sorcellerie et mascarie…pour réparation duquel cas seront condamnées à être brûlées toutes vives à la place publique du lieu de

Lincel et jour de court, à demander pardon à Dieu au Roy et à Justice. »

A la lecture de ces conclusions, les accusées « soudain se mettent à pleurer et crier: Mère de Dieu! On me veut bruler ! tenant leur tête en bas vers terre ».

Le juge cependant les rassure « leur remonstrant que ce n'est point la sentence définitive et que probablement la justice aura pitié d'elles ».

Nous ignorons en somme quel fut le sort réservé aux sorcières de Lincel. Cette sentence, nous l'avons dit, manque au dossier. Et que conclure de ces curieuses révélations des moeurs et des croyances d'autrefois? Faut-il s'étonner davantage de la conviction des accusés ou de la naïve crédulité des juges?

Les sorcières ont disparu aujourd'hui, je le crois du moins, de Lincel comme d'ailleurs. Il est resté cependant encore de par le monde, à Forcalquier surtout, quelque chose de leurs sortilèges et de leurs philtres, qui continue à enchanter et à guérir aussi beaucoup de maux. Ce sont, mesdames, vos beaux yeux et votre charmant sourire.

M. Z. Isnard

Athénée de Forcalquier, 1893

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Texte numérisé pae Jean-Paul Audibert