Manosque révolutionnaire

(1789-1805)

par H. Brun

Notice hisrorique tirée des Annales des Basses Alpes, Tome XIV - 1909-1910

AVANT-PROPOS.

La liste des auteurs, prêtres ou laïques, qui ont traité l'histoire de Manosque, est déjà assez longue.

Le P. Columbi, le P. Barrière, MM. Bouteille, docteur, Damase Arbaud, ancien maire, l'abbé Feraud, ancien vicaire de Saint-Sauveur, M. Isnard, le distin­gué archiviste départemental, forment l'élite de ceux qui voulurent donner un souvenir reconnaissant au pays qui les vit naître ou dont ils apprécièrent le glorieux passé. M. l'abbé Maurel, dans divers ouvra­ges remarquables sur l'histoire des Basses-Alpes, cite aussi de nombreux faits qui sont particuliers à Manosque et, à ce titre, doit être compté parmi les historiens de son pays.

Malgré tous les efforts déployés, l'histoire locale est bien loin encore d'être complètement connue, au moins dans ses détails, et les archives communales, si précieuses et toujours obligeamment mises à la disposition des chercheurs, mériteraient d'être davan­tage étudiées.

L'histoire générale gagnera, ce semble, en intérêt, en faisant pénétrer le lecteur dans la vie même du pays par la narration documentée des faits particuliers. Il serait à souhaiter que ceux qui aiment Manosque se missent à l'œuvre, nombreux, pour traiter en détail tous les points de son passé. Ce serait autant de chapitres qui, coordonnés, pourraient former un tout complet aussi instructif qu'intéressant.

Cette étude, basée sur les documents pris surtout dans les archives communales, n'a pas d'autre but.

Elle comprendra toute la période révolutionnaire. Ces années ont été peu étudiées, et nombre de faits importants sont absolument oubliés aujourd'hui ou déformés par la tradition. Manosque, pendant ce temps de trouble, en général, fut dirigée par des administrateurs prudents et sages. Les épreuves l'assaillirent ; elle sut les supporter bravement. Amie des réformes, ennemie du désordre, elle souffrit à cause même de sa sagesse.

Dès les commencements, elle prit vigoureusement la défense du Tiers Etat, mais bientôt les événements se précipitèrent et des incidents nombreux troublèrent le pays. L'attaque contre l'évêque de Sisteron, la crainte des brigands, l'invasion des Marseillais et Aixois sans-culottes, suivie d'une contribution pécu­niaire formidable, l'administration jacobine imposée par les clubs, les troubles religieux qui précédèrent ou suivirent la prestation du serment et la fermeture des églises, l'émeute contre Robespierre jeune et Ricord, l'état de siège qui fit gémir Manosque pendant plusieurs années, les difficultés financières occasion­nées par les amendes ou la subsistance des troupes sont autant de faits que l'histoire locale ne peut oublier et qu'il est intéressant de connaître. Il est à remarquer aussi que les familles les plus religieuses, les plus en vue de Manosque, furent d'abord les apôtres acharnés du mouvement révolu­tionnaire. Ce qui montre fort bien qu'il y avait quelque chose à changer dans l'état du passé.

Certes, l'on voit des noms qui n'étaient pas parmi les moindres et qui, en ces circonstances, ont rendu de grands et loyaux services à leur pays. Les de Sauteiron, de Raffin, de Brunet, Dherbès, de Loth étaient alors, comme aujourd'hui leurs descendants, des hommes qui avaient le respect de l'ordre, de l'autorité, de la justice, et en imposaient par leurs mérites. Parce qu'il trouvait en eux des défenseurs dévoués, le peuple de Manosque les choisissait pour diriger ses destinées.

Intelligences d'élite, ils étaient partisans des réfor­mes sages et utiles mais ils avaient horreur des fallacieuses promesses, du désordre, qui peut profiter à quelques-uns et nuit à la généralité. Aussi, quand la Révolution, au lieu d'être une rénovation, se fit injuste et sanguinaire, s'opposèrent-ils de toutes leurs forces, appuyés en cela par leurs concitoyens, à toutes ses horreurs. La plupart d'entre eux payèrent chèrement leur amour de l'équité, furent emprisonnés ou durent s'exiler. Un de ses enfants les plus illustres, le général de Brunet, mourut sur l'échafaud, triste récompense du dévouement qu'il montra pour sa grande et sa petite patrie.

Le clergé manosquin, comme une grande partie du clergé en France, souhaitait des amendements à l'ancien état des choses ; il suivit d'abord le mouvement avec satisfaction. Beaucoup, parmi ses membres, s'arrêtèrent quand la lutte devint antireligieuse. Plusieurs, cependant, s'affilièrent aux clubs, oublièrent leurs devoirs sous la Terreur et ne sont point sans reproches devant l'histoire. Des influences extérieures, venues surtout d'Aix et de Marseille, agirent puissamment sur les événements locaux, et les excès commis sont plus à la charge des étrangers que des habitants du pays. En fait, ceux-ci, confédérés, sectionnaires, terroris­tes ou royalistes, étaient de braves gens qui n'eussent pas mieux demandé que de laisser en paix leurs voisins. Mais souvent ils devaient marcher comme à regret pour ne pas encourir l'amende, l'emprisonne­ment ou plus encore. Il était facile d'être suspect. Nous suivrons par ordre chronologique, ou à peu près, l'histoire des événements qui se déroulèrent alors. Ce travail ne sera ni une apologie, ni une attaque. Les documents parleront par eux-mêmes. Le lecteur les appréciera et saura conclure qu'en tout temps le respect des droits et de la liberté de chacun est le gage le plus sûr de la prospérité d'un pays et de la gloire d'une nation.

CHAPITRE I

I .

-Signes avant-coureurs. Manosque envoie M. de Saint-Martin aux Etats d'Aix et M. de Sauteiron à Forcalquier.

L'étude des assemblées tenues à Aix en 1787-1788 per­suade tout esprit attentif que de graves événements se préparaient. Les divisions entre le clergé, la noblesse et le Tiers Etat s'accentuaient. Celui-ci, sans cesse en minorité dans le vote par Ordre, demandait l'égalité des suffrages pour faire aboutir ses revendications. Le conseil général de Manos­que se déclara pour le parti des réformes.

Le 2 février 1788, M . de Saint-Martin, de retour des Etats d'Aix, fit un rapport à ses collègues sur les dissen­timents qui existèrent entre les deux premiers Ordres et le Tiers Etat à propos des impôts. La division fut si pro­fonde que les députés des communautés et vigueries se réunirent après la fin des séances générales, pour rédiger une requête au roi et réclamer la justice en faveur du Tiers Etat. Le 2 mars 1788, le conseil municipal prend plus franche­ment position dans la lutte. M. de Sauteiron arrive de Forcalquier, où il a été député à l'assemblée de la viguerie. Son rapport laisse transpercer une sourde colère : « Nous devons nous hâter, dit-il, de faire parvenir au roi et au gouverneur nos réclamations particulières avec d'autant plus de raisons que Manosque est à la Provence ce qu'est celle-ci au royaume de France. S'il était possible que les choses restassent en l'état où l'on vient de les mettre par tant de délibérations injustes, les communautés retomberaient dans l'anarchie de la féodalité qu'il est de la gloire et de l'intérêt de Sa Majesté de prévenir » et, comme conclusion de ce rapport, le conseil de la commune délibère de « porter ses justes réclamations aux pieds du roi, qui est le père de son peuple, et de le supplier qu'il daigne jeter un œil favorable sur un pays dont le peuple lui a donné dans tous les temps ou à ses augustes prédé­cesseurs les preuves les moins équivoques de la plus inaltérable fidélité et du plus entier dévouement et qu'il permette aux communautés de Provence de s'assembler pour que, votant légalement et librement, elles puissent présenter à Sa Majesté les expressions touchantes de leur situation respective et rétablir la confiance, la liberté, la proportion dans les impôts et l'égalité dans les opi­nions . » Le prince de Beauvau, gouverneur de la Provence, avait reçu copie de cette délibération et répondit aux consuls, le 16 mars, pour leur exprimer tous ses regrets sur les contestations qui se sont élevées aux derniers Etats et leur promettre une prochaine assemblée des com­munautés. Cette réunion des communes fut tenue à Lambesc (Bouches-du-Rhône), au commencement de mai. Réunion de protestations contre les instructions reçues au nom du roi, « par lesquelles l'on voit, dit le rapport de M. de Sauteiron, député de Manosque, qu'on a surpris la reli­gion de Sa Majesté au sujet du Tiers Etat de Provence, qui est composé des sujets les plus fidèles de Sa Majesté, qui ne cesseront de lui donner des preuves de son amour sans qu'il soit besoin d'employer la force contre eux, comme il est dit dans les instructions.... » Le commissaire de cette assemblée, par le parallèle qu'il fit des impositions, démontra que le Tiers Etats, sur environ 15 millions de revenus, payait annuellement 5,350,000 livres et la no­blesse, sur 3,300,000 livres , payait 137,000 livres. Le Tiers Etat n'était donc pas content, et il suffirait d'un rien pour mettre le feu aux poudres. Cependant, le conseil général de Manosque, dans ses délibérations, ne laisse percer aucun sentiment d'animosité; il croit toujours au triomphe de la justice et à une rénovation pacifique, qui ne saurait atteindre la forme du gouvernement. Le 5 juillet 1788, un arrêt du roi ordonne de consulter les communes sur la manière de former les Etats généraux. Le 11 décembre, le conseil de Manosque donne son avis. M. de Sauteiron, maire et premier consul, prend la parole devant ses collègues et prononce un discours politique qui fait honneur à sa sagesse :

« Messieurs, nous touchons au moment d'une révolution salutaire. La situation présente des affaires, la nécessité, la fermentation de tous les Ordres, la justice des récla­mations du Tiers Etat doivent faire comprendre à la nation ses véritables intérêts : il lui en coûtera des sacri­fices, mais que ne ferait-elle pas pour prouver à son auguste souverain son amour, son respect, son attache­ment inviolable et sa soumission ! Il a mis à l'écart lui-même tout l'éclat de son trône ; il s'est comme dépouillé de son autorité pour consulter jusqu'au moindre de ses sujets sur la manière de former les Etats généraux.... La nation a lieu d'espérer de la justice du roi que l'Assemblée nationale sera formée de la manière la plus avantageuse, afin que les trois Ordres puissent y dévelop­per toutes leurs énergies pour l'intérêt commun. Le clergé doit oublier ses privilèges, la noblesse ses exemptions, le Tiers Etat ses charges, pour opérer conjointement et d'un commun accord au rétablissement des finances et au bonheur de la nation. Les clameurs, qui frappent nos oreilles, font craindre au Tiers Etat de ne pas trouver la même condescendance dans les deux premiers Ordres. Nous croyons qu'il est nécessaire de mettre sous les yeux des ministres du roi notre sollicitude à cet égard et de les supplier d'obtenir de Sa Majesté pour ses fidèles com­munes :

1) Qu'elles aient, lors de la formation des Etats géné­raux, un nombre de députés égal au moins à celui de la noblesse et du clergé réunis ;

2) Que les députés du Tiers Etat ne puissent être pris que parmi les citoyens de cet Ordre ;

3) Que les Etats généraux ne s'assemblent point par Chambres, mais en commun, et que les suffrages y soient comptés par tête;

4) Que la masse des impôts sera dorénavant supportée et perpétuellement par les trois Ordres en commun et proportionnellement à leurs possessions;

5) Que le Tiers Etat de Provence sera autorisé à com­muniquer directement avec le roi pour lui porter ses plaintes et doléances, sans passer par des mains étrangè­res, souvent ennemies.... »

Le conseil général applaudit ce discours qui spécifiait les besoins et les aspirations du moment et approuva les revendications et doléances formulées par le premier consul. Cette importante délibération fut rendue publique, et un extrait envoyé à Monsieur, frère du roi, au comte d'Artois, à Necker, etc. Ce langage, plein de modération, montre bien que les excès futurs auraient pu être évités, si les pouvoirs publics, par moins d'intransigeance, avaient su écarter l'influence des éléments avancés qui tendaient à détruire l'ordre des choses. C'eût été alors la révolution salutaire que saluait M. de Sauteiron.

II.

-Incidents aux Etats tenus à Aix et conduite du député de Manosque. Nomination des députés aux Etats généraux. Elections pour les Etats généraux.

Manosque partageait l'allégresse générale excitée et soutenue par une confiante espérance en des temps meil­leurs. Les Etats généraux sont annoncés: certaines réformes désirées sont déjà à l'ordre du jour.Hélas ! Ce ne fut pas long ! Les événements vont se précipiter pour assombrir un horizon qui semblait si rayonnant. Le 1 er janvier 1789, a lieu la séance d'installation des nouveaux membres du conseil général, composé d'hommes pris dans toute les situations pour défendre tous les intérêts. Issautier, Nicolaï, Lautier sont nommés maires-consuls pour l'année courante. D'Audiffret, docteur Bou­teille, de Sauteiron, Pourcin, Derbès, de Loth, de Raffin, Arbaud, Henos de Boisgilot, de Garidel forment l‘ élite de cette assemblée. Tous jurèrent au nom de Dieu, sur les saints évangiles, de se rendre aux séances et de travailler ensemble au bien de la communauté.

Le premier acte de la nouvelle administration fut la nomination du député de Manosque aux Etats d'Aix, qui devaient avoir lieu le 25 janvier. M. de Sauteiron, premier consul en 1788, fut nommé « pour y porter voix délibérative tant pour l'intérêt de la province que pour celui de la communauté ». Les réunions de 1788 n'avaient pas donné satisfaction au Tiers Etats ; les nouveaux Etats allaient-ils être une reproduction de ceux tenus auparavant? Le conseil général de Manosque le craint et, dans sa séance du 7 janvier, proteste contre le privilège accordé au clergé et à la noblesse d'assister plénièrement aux réunions, ce qui mettait le Tiers Etat en infériorité dans la proportion de trois à un : le conseil, « considérant que la communauté de Manosque, étant une des plus imposées de la Provence, ne doit pas être la dernière à représenter à Sa Majesté le tort qu'il résulterait pour le Tiers Etat du privilège accordé, délibère de supplier humblement Sa Majesté de le révoquer et, si le temps manque pour cela, supplie Sa Majesté d'ordonner que le Tiers Etat aura à ladite assemblée un nombre de représentants égal à celui des deux autres Ordres réunis». Le 18 janvier, le conseil général se réunit en assemblée plénière pour rédiger les instructions spéciales dont s'inspirera son député et formuler les vœux qu'il devra défendre à Aix :

1°Egalité des voix du Tiers Etat avec ceux des deux autres Ordres réunis ;

2° Faculté pour tous de faire insérer leurs suffrages, opinions et protestations dans le procès-verbal ;

3°Possibilité pour un Ordre d'obtenir le renvoi d'une affaire qui demande examen :

4°Permission accordée au Tiers Etats de se réunir avant et après la tenue des Etats provinciaux sous la présidence d'un de ses membres et de communiquer directement avec le souverain sans recourir à des voies intermédiaires ;

5°Participation égale pour les trois Ordres, selon la proportion de leurs biens, à toutes les impositions royales présentes et futures ;

6°Si les deux premiers Ordres ne voulaient rien entendre et si, par suite de la différence du nombre, le Tiers Etat ne pouvait obtenir justice dans la réclamation de ses droits, le conseil autorise encore son député de se retirer et de protester, de concert avec les autres députés des communes, contre tout ce qui pourrait être fait, à l'exception des demandes faites par Sa Majesté, à laquelle le Tiers-Etat doit sans cesse être prêt à donner des mar­ques de son zèle, de son respect et de sa soumission, et enfin, dans le cas où les Etats poseraient la question pour savoir si les communautés doivent envoyer leur premier consul aux réunions, le député voterait pour la liberté du choix». C'était un mandat impératif, dont la teneur concordait avec les idées de celui qui devait les défendre. C'est un honneur pour les représentants de Manosque d'avoir sagement compris les réformes qui ne leur fai­saient pas oublier le respect de l'autorité, représentée alors par le roi.

Il est d'autant plus regrettable que l'éducation des temps n'ait point permis aux divers Ordres de s'entendre, de combler les abîmes qui les séparaient et de donner au monde le spectacle d'un pays qui sait se régénérer, établir une meilleure justice sans recourir aux moyens violents. Le Tiers Etat, dans ses aspirations, ne voulait rien dé­truire. Etait-ce un crime de demander l'égalité des droits et des devoirs ? Combattu, il s'alliera avec tous ceux qui le flattent. Ce fut le commencement de tous les maux. M. de Sauteiron est à Aix. Il s'établit entre le conseil de Manosque et son député une correspondance dont l'intimité augmente l'intérêt. Le 26 janvier, M. de Sautei­ron répond à une lettre que lui ont adressée les consuls : il ne peut faire usage de ses instructions ; il ne sera question dans ces Etats que du vote des impositions royales et de la députation aux Etats généraux, et, pour cette dernière mesure, il va être donné des ordres pour la convocation de tous les chefs de famille des diverses communautés. « Le Tiers Etat est très uni : nous avons beaucoup de bagarres au sujet de l'inconstitution des Etats que nous ne voulons pas reconnaître pléniers.... On nous menace de lettres de cachet; nous nous faisons gloire de leurs insinuations.»

Le 1 er février, il écrit encore : « Dans une députation aux commissaires du roi, les deux premiers Ordres furent hués par la foule.... Quand le Tiers Etat passait dans la rue, on entendait les claquements des mains et les bra­vos... M. de Caraman nous traita de criminels de lèse-majesté et nous dit qu'au retour du courrier qu'il allait expédier à Paris il ne savait pas ce qui arriverait... ; nous répondîmes que nous espérions obtenir justice du roi, comme étant ses fidèles sujets.... La fermentation était au comble dans la ville, la sédition sur le point d'éclater... Les villages voisins nous envoyaient offrir leur secours, tout était en combustion ; les commissaires du roi étaient alarmés... Le Tiers Etat vota les subsides royaux. Les deux premiers Ordres protestèrent contre le discours de Mirabeau défendant les doléances du Tiers Etat. Je fus en députation pour le remercier. Le comte de Mirabeau sera encore bon à entendre mardi, car il brouille du noir depuis hier matin....; l'archevêque vient toujours aux Etats des premiers ; la plus grande honnêteté est toujours son partage ; mais, en même temps, il déploie la plus grande finesse; nous sommes toujours en garde contre ses sophismes. »

Ces lettres, connues à Manosque, devaient agiter les esprits et les préparer à moins de modération dans la suite des événements. A peine au courant de ces incidents, qui étaient un présage de ce qui se passerait plus tard, dès le 5 février, le conseil général s'assemble pour rédiger une protesta­tion. M. Issautier, premier consul, lui demande d'aviser sur la conduite qu'il doit tenir dans les circonstances actuelles. Le conseil, sur ses observations, déclare que « les Etats d'Aix ne sont pas légaux parce que tous les citoyens de la province n'y ont pas leurs représentants. Le clergé n'y compte que des évoques, qui prétendent avoir le droit d'y siéger par le privilège de leurs places et ne sont pas élus par le corps du clergé. Les nobles n'ont pas été élus dans une assemblée de cet Ordre, et les députés des communes ne peuvent être regardés comme les représentants du Tiers Etat, puisqu'ils n'ont été délé­gués que par le corps municipal, ce qui ne peut les constituer les représentants de tous les citoyens..., et délibère de supplier Sa Majesté d'ordonner la convocation géné­rale des trois Ordres de la province, où seraient admis les représentants de toutes les classes et de tous les Etats, pour être procédé dans cette assemblée à la formation d'un règlement sur les Etats de province et à la nomination des députés de Provence aux Etats généraux. » Une copie de cette délibération est envoyée aux frères du roi, à Necker et au gouverneur de la province.

Le 16 février, M. de Sauteiron, revenu d'Aix, fait un rapport détaillé des événements devant le conseil général. Il raconte comment Mirabeau, membre de la noblesse, intervint en faveur du Tiers Etat, tout heureux de cet appui qui lui venait d'un autre corps. Les députés du Tiers Etat, ne pouvant obtenir justice, s'étaient réunis chez M. Silvy, notaire à Aix, et lui avaient fait enregistrer leurs protestations, et, comme conclusion, les Etats avaient été dissous et renvoyés au 10 mars pour une nouvelle réunion. Cette suspension des séances attira une nouvelle protestation du Tiers Etat. Le conseil général félicite son député du zèle et du patriotisme dont il a fait preuve en défendant les intérêts des communes et en particulier de celle de Manosque. Un contre-coup de ces différends se fit sentir à l'assemblée de la viguerie qui se tint à Forcalquier le 24 février. Il y fut délibéré de ne payer au trésorier de la province que le montant des impositions royales votées à Aix par les députés des communes et de garder en dépôt les impositions particulières pour les dépenses de la pro­vince. Un fait politique d'une grande importance allait pendant quelques temps passionner les esprits. On allait procéder dans les sénéchaussées à la nomination des députés aux Etats généraux. Chaque communauté devait envoyer ses délégués. Manosque en aurait six. Une assemblée générale du Tiers Etat se tint le 29 mars, sous la présidence des maires-consuls, pour les choisir. Chaque Etat ou corporation y fut représenté par deux de ses membres. La liste de ces délégués semble assez intéressante pour être citée tout au long, soit par ce qu'elle rappelle des noms connus, ou parce qu'elle énumère les diverses cor­porations du pays. Joseph Chaves et Jean-Jacques Balthasard représen­tent le corps des avocats.Etienne-Michel Bouteille et Paul-Antoine Saint-Donat représentent le corps des docteurs. Pierre-Antoine Reyne et Antoine-Jacques Berenguier, celui des notaires. Louis l'Antoine et Louis Teissère, celui des maîtres en chirurgie ; Jean-Gaspard Simon et Louis Toussaint, celui des apothicaires. Jean-Pierre Arbaud et François Arbaud sont députés par le corps des musiciens et orphéonistes. Paul Veyan et Jean-Joseph Verdet sont députés par le corps des négociants, marchands et revendeurs. Jean André représente les tailleurs. Antoine Julien représente les facturiers et tisseurs à toile. Jacques Besson représente les chapeliers et teinturiers. Alexis Eymard représente les serruriers et maréchaux. Joseph Eymard représente les aubergistes et traiteurs. Jacques-Prévost Cousnend représente les menuisiers et tourneurs. Pierre-Matthieu Aubert représente les cordonniers et tanneurs. Jean-Louis Avril représente les maçons et potiers de terre. Jean Pierrisnard représente les boulangers. Honoré Croze représente les perruquiers. Balthazard Richaud et Paul Magnan représentent ceux non compris dans les corps et corporations. Luc Gabian, Etienne Martin, Lazare Sauvât Joseph Laugier, Toussaint Martin, ménagers, Joseph Martel, travailleur, François Chabaud et Jean-François Coupier, fermiers, représentent les ménagers, paysans et fermiers, qui les ont nommés dans des assemblées tenues dans les deux paroisses, par quartier.

Les délégués de tous les corps et états déclarent s'être réunis pour s'occuper en premier lieu de la rédaction de leurs cahiers de doléances, plaintes et remontrances, et aussitôt ils se mettent à l'œuvre tous ensemble. La tâche dut être assez facile, car les consuls avaient été chargés par le conseil, dans la séance du 8 mars, de dresser un projet pour la rédaction des doléances, et « chacun avait été invité à venir leur faire part de ses lumières ». Il fallut cependant trois heures pour achever ce travail, et tous les délégués signèrent les cahiers. Les six députés pour l'assemblée de Forcalquier furent nommés ensuite : MM. Issautier, premier consul, de Sellier Dupin de Villemus, chevalier de l'Ordre de Saint-Louis, Pierre-Antoine Reyne, Barthélémy Richaud, An­toine Berenguier, notaires, Paul Veyan, négociant, réuni­rent la pluralité des voix et acceptèrent la députation. L'assemblée leur remit le cahier des doléances et leur donna tout pouvoir nécessaire « à l'effet de représenter à Forcalquier le Tiers Etat de Manosque et pour proposer, remontrer, aviser et consentir tout ce qui peut concerner le besoin de l'Etat, la réforme des abus, l'établissement d'un ordre fixe et durable dans toutes les parties de l'administration, la prospérité générale du royaume et de tous et de chacun des sujets de Sa Majesté».

Les réunions se tinrent à Forcalquier le 31 mars. Une messe, à laquelle tous les délégués assistèrent, fut célébrée à la concathédrale. Divers membres des trois Ordres y prononcèrent des discours. Les députés des communautés se réunirent ensuite pour condenser en un seul cahier les doléances inscrites dans celui de chaque communauté; dix-huit électeurs furent choisis pour procéder, de concert avec les électeurs des autres sénéchaussées, à la nomination des députés du Tiers Etat de l'arrondissement de Forcal­quier aux Etats généraux. M. Issautier fut du nombre. Le 15 avril, les électeurs des Trois Ordres des séné­chaussées de Sisteron, de Digne, de la vallée de Barcelonnette, réunis à ceux de Forcalquier, en composent l'arrondissement. Les divers cahiers des sénéchaussées sont fondus en un seul, et il est procédé par Ordre à la nomination des députés aux Etats généraux.

Furent nommés députés de la noblesse : M. le duc de Villars-Brancas et M. d'Eymard ; suppléants : MM. De Burle et de Bevond. Les électeurs du clergé, tous pris parmi ceux de rang inférieur, sauf un chanoine élu par mégarde, nommèrent députés Jean-Gaspard Gassendi, oratorien, prieur, curé de Barras, et Jean-Michel Rolland, curé congruiste du Caire, et comme suppléant Champsaud, curé de Digne. M. Bonnety, curé de Saint-Sauveur de Manosque, était électeur. Le Tiers Etat nomma député : MM. Latil, de Sisteron, Bouchet fils, de Forcalquier, Solliers, de Saignon, et Mevolhon, de Sisteron; suppléants : MM. de Raffin, de Manosque, et Teissier, de Sisteron. M. de Raffin, quoique suppléant, alla à Paris pour lutter contre l'influence de Bouchet, lors de la distribution des établissements.

Pendant qu'on travaillait ainsi dans les communautés et arrondissements, M. de Sauteiron assistait, à Aix, aux réunions des Etats de Provence, ajournés d'abord au 10 mars, puis au 19 avril ; il en revint sans grand enthou­siasme. Les trois Ordres ne s'étaient guère plus accordés qu'à la première session. Il constate seulement que le clergé et une partie de la noblesse s'étaient ralliés aux exigences du Tiers Etat dans la question d'impôt. D'autres craintes menaçaient les communes, et l'on avait délibéré, dit-il dans son rapport, « que Sa Majesté sera très humblement suppliée de recevoir avec bonté l'exposi­tion des calamités du pays et de vouloir bien lui accorder des secours au sujet des émeutes et séditions populaires qui désolent la province». Jusqu'ici, les hommes sensés cherchaient les réformes dans l'ordre ; des éléments nou­veaux, partis des bas-fonds de la société et sournoisement conduits, fomenteront le désordre par l'appât du pillage, pour amener peu à peu le règne de la terreur.

CHAPITRE II.

Premiers troubles. Mgr de Saint-Tropez attaqué à Manosque. Formation de la milice bourgeoise

Les esprits étaient surexcités par tous les événements politiques et aussi par des causes qui touchaient davan­tage encore les populations de ces pays. La misère se faisait sentir. Le mauvais temps, les orages avaient détruit les récoltes des dernières années. Le conseil avait dû venir en aide aux habitants par des emprunts dont les charges ne faisaient ensuite qu'aggraver la misère. La pénurie des grains faisait redouter la disette. Le 14 mars 1789, jour de marché, faute de marchandises, la vente n'avait pas pu se faire dans de bonnes conditions. Comment put-on accuser l'évêque de Sisteron d'en être la cause, en le faisant passer comme accapareur? La passion politique ne dut pas être étrangère à l'incident malheureux qui eut lieu à ce propos. Mgr de Saint-Tropez revenait de Pierrevert, ce 14 mars; il était allé y passer quelques jours chez son parent. Il est aux portes de la ville, ignorant l'accusation qui pèse sur lui. Sa présence est signalée; une foule composée surtout d'étrangers venus au marché se porte contre lui. Un acte officiel constate la fureur de la multitude et la conduite des consuls à cette occasion ;

Mgr l'évêque de Sisteron fut outragé et excédé par une populace composée de femmes, d'enfants et une grande partie d'étrangers qui étaient venus au marché et qui s'étaient ameutés et attroupés à cause de la cherté des grains et de la petite quantité qui fut exposée en vente ledit jour. Cette vile populace poursuivit l'évêque dans le chemin de Sisteron et l'assaillit à coup de pierres dans le temps qu'il marchait à pied, en attendant de monter en voiture. Cette catastrophe a pénétré d'indignation et d'horreur la partie saine des citoyens de cette ville dans toutes les classes. Les maires-consuls furent témoins de ces inci­dents, car, dès qu'ils furent instruits qu'il s'était formé des attroupements, ils s'empressèrent de se rendre sur les lieux auprès de Mgr l'évêque. Ils firent leur possible pour dissiper la multitude et prévenir les suites fâcheuses qu'ils craignaient devoir en résulter. Leurs soins n'eurent pas le succès espéré, et il n'est malheureusement que trop vrai que Mgr l'évêque de Sisteron a essuyé les traite­ments les plus cruels et a eu toutes les peines du monde pour remonter dans sa voiture et se rendre à son château de Lurs. Les maires-consuls donnèrent connaissance de l'in­cident au comte de Caraman, commandant en chef en Provence. Le lendemain, dimanche, accompagnés de quelques-uns des principaux habitants de la ville, ils se rendirent auprès de Mgr l'évêque pour lui témoigner la douleur, le regret et l'indignation que toutes les personnes honnêtes avaient ressentis. Mgr l'évêque eut la générosité de répondre qu'il pardonnait à ceux qui lui avaient fait le mal et à ceux qui l'avaient conseillé et qu'il n'était pas moins disposé à rendre à la communauté tous les devoirs qui dépendraient de lui. Les maires-consuls furent attendris et édifiés par la grandeur d'âme qui lui inspirait ces senti ments, et tout le conseil général déclara être pénétré de reconnaissance, d'amour, de vénération pour les senti­ments de charité, d'indulgence et de douceur que le respectable prélat a montrés dans cette occasion».

Dès le 15, l 'événement est connu à Aix. Les consuls avaient écrit au commandant de la Provence, qui avait pu aussi l'apprendre par ailleurs. Le Parlement s 'assemble et, sans coup férir, nomme des commissaires pour aller faire une enquête sur place et e nvoie un détachement de cent quatre soldats pour maintenir ou établir la tranquil­lité. Un protecteur influent prit aussitôt en main la défense des intérêts de Manosque. C'est le grand tribun, comte de Mirabeau. Le 16 mars, il écrit aux consuls : « Permettez à un ami du peuple de donner par votre organe une preuve de son attachement à l'une des com­munautés les plus intéressantes d'une province qui l'a honoré de tant de bienveillance. Vous ne vous dissimulez certainement pas, Messieurs, combien le triste événement, arrivé samedi (14 mars) à Manosque, est affligeant pour les bons citoyens. Combien il devient aisé aux ennemis du peuple d'y donner une tournure odieuse ? Je me suis hâté de parler au comte de Caraman, aussitôt que j'ai su ce qui se passait. Ci-joint sa lettre. Suivez ses conseils. Députez à votre évêque, que sa probité personnelle exempte assurément de tout soup­çon relatif aux grains.... et à qui la mémoire de son frère, à jamais recommandable à ceux qui aiment la gloire de la France, léguerait seule nos respects ; qu'il soit votre médiateur ; son ministère et aussi sa propre générosité l'y porteront à l'envi...., et que la Provence doive à votre sagesse d'étouffer les premières étincelles qui peuvent allumer un grand incendie . (1)

Mirabeau.

Le 14 mars, M. de Caraman écrivait à M. de Mirabeau, en réponse à sa médiation : " Je suis consterné, Monsieur le Comte, d'imaginer que, dans notre siècle de lumière, il se passe des actions aussi barbares que celle dont je n'ai que trop de détails affligeants.

(1) Archives communales, correspondances, 1789, lettre Q, n° 11.

« Certains pourraient se demander pourquoi Mirabeau intervint en faveur de Manosque. Il faut savoir que le grand tribun avait habité cette ville pendant un certain temps. Le 9 avril 1774, le marquis de Mirabeau, son père, avait obtenu pour son fils, qui dissipait tous ses biens, une lettre de cachet, l'exilant à Manosque. Le futur tribun y arriva, avec sa femme, fille de M. de Marignane, et son fils Victor, âgé de 2 ans. Il loua une maison et, en attendant qu'elle fût en état d'être occupée, il logea et prit pension chez M. André de Gassaud. Celui-ci avait un frère qui eut le tort de faire la cour à sa femme et d'en être trop écouté. Mirabeau eut la preuve des infidélités de son épouse, lui pardonna cependant à condition qu'elle s'amenderait, mais envoya à Paris une lettre de reproches au chevalier Laurent-Marie de Gassaud, appelé le Mousquetaire, du nom de l'hôtel où le chevalier descendait quand son service l'appelait à la capitale. Au reçu de la lettre, le mousquetaire, furieux, part pour Manosque, pour provoquer Mirabeau en duel. Ce fut Jérôme de Loth, officier de dragons, qui arangea l'affaire quand les deux adversaires allaient sur le terrain. Jérôme de Loth est le grand-père de M. Henri de Loth, dont la verte vieillesse s'emploie si bien au service de ses concitoyens comme président du syndicat agricole, du canal et de l'adminis­tration de l'hospice. Voici un autre détail, plutôt original, du séjour de Mirabeau à Manosque : le tribun aimait prendre part aux soirées données par l'aristocra­tie et la bourgeoisie. A la sortie, il se faisait un malin plaisir de sauter sur les épaules d'un des nombreux curieux et se faisait ainsi conduire à sa maison. Mal lui en prit. Un soir, la victime de ce manège l'entraîna dans une ruelle obscure et tomba à la renverse avec son fardeau. Quelques jeunes gens, de connivence dans le petit complot, arrivèrent à point pour donner au comte une raclée maîtresse, qui dut lui ôter l'envie de recommencer. » Souvenirs de M. Henri de Loth.

Quel est donc le motif d'une véhémence de cette nature? Un prélat, respectable, doux, honnête, dont le nom doit être cher à tout homme qui aime sa patrie, passe à pied, sans escorte, dans une ville de son diocèse, où il n'a fait que du bien, et on le lapide malgré les consuls en chaperon, la maréchaussée et le subdélégué de l'intendant ! Et c'est en Provence que l'on voit de pareilles scènes! J'attends le résultat d'une seconde assemblée du Parlement, en suspendant la marche des troupes qu'il m'avait demandées et que je ne pouvais refuser pour soutenir ses commissaires ; s'il est quelque autre moyen, si le repentir même ou l'horreur d'un événement aussi cruel détermine les habitants de Manos­que à députer en grand nombre à leur respectable évêque, s'ils l'engagent à revenir au milieu d'eux pour recevoir leurs regrets et leurs excuses et s'ils vous devaient une démarche que l'honneur et l'humanité leur demandent, j'en serais doublement content."

De Caraman .

Déjà, toutes ces démarches conseillées étaient faites. Les consuls, dans leur rapport, disent avec quelle bonté l'évêque les avait reçus. Il fallait s'excuser; c'était fait. Mirabeau leur conseillait de trouver un médiateur dans l'offensé ; il était trouvé, il pardonnait et se disait toujours disposé à leur faire du bien. La tâche des commissaires, en ces conditions, devenait facile, sinon mutile. Ils vinrent à Manosque. La troupe cantonna dans les environs ; les consuls furent chargés « d'engager les commissaires du Parlement et les commandants de la force armée de mettre en usage tous les moyens de douceur compatibles avec leur commission pour entretenir le bon ordre et la tranquillité dans la ville. Manosque n'eut pas à souf­frir des suites de cette affaire, grâce au pardon de son évêque et aux influences qui calmèrent le Parlement.

MM. de Verdolin et Latil, commissaires des communes à Aix, s'étaient aussi employés utilement et cherchaient à calmer les esprits excités par la pénurie des grains. Le 27 mars, ils écrivaient aux consuls : «  C'est à tort que l'on a peur de la disette et que, dans cet esprit, on fasse monter le prix du blé et que l'on excite des insurrec­tions : le blé ne manquera pas : les mesures sont prises, et, le 12 avril, ils annoncent avec plaisir aux consuls qu'il a été décidé d'établir un magasin de blé étranger à Manosque».

L'émeute précédente était un indice de l'état des esprits. Des meneurs agitaient l'opinion pour conduire aux actes de violence. M. d'Eymard de Montmeyan, avocat général au Parlement invitait les consuls à se tenir sur leurs gardes. Le 14 avril 1789, il leur écrivait d'Aix : « Votre situation me paraît toujours un peu critique. Le refroidissement du zèle de la bourgeoisie et des corporations m'affecte surtout. Il me semble qu'il ne faudrait pas se livrer trop tôt à une sécurité toujours dangereuse, quand la fermentation n'est pas encore abso­lument et généralement apaisée. Aujourd'hui même, un bruit sourd m'est parvenu qu'il y avait eu à Manosque de nouveaux troubles ; j'espère que ce bruit est trompeur ou exagéré... Vous pouvez, de plus, faire envisager à vos habitants que les yeux de la province entière sont, en ce moment, fixés sur eux et qu'ils ont peut-être à se laver par le fait (ce qui est la meilleure justification) du tort indirect que leur a fait peut-être dans toute la France la fougue effrénée de la populace et l'attentat horrible auquel elle a donné lieu. »

C'était une allusion à l'attaque contre l'évêque de Sisteron, qui dut avoir un grand retentissement dans toute la Provence. M. d'Eymard ajoute encore : « En cas de désordres nouveaux de la part de séditieux étrangers, armez la bourgeoisie, les artisans et généralement, tous les pro­priétaires un peu importants et faites arrêter tous ceux qui n'ont pas des moyens d'existence reconnus. » Le conseil général de Manosque s'était déjà préoccupé de la formation d'une milice bourgeoise pour parer à toutes les éventualités. Les consuls avaient écrit à ce sujet au gouverneur de la province, qui, par une lettre du 10 avril, « ne croit pas la chose nécessaire et ne les y autorise que dans le cas d'une absolue nécessité. » Cette nécessité allait se faire sentir. Des bandits sortis des bas-fonds de la société commençaient à terroriser diverses régions et donnaient aux populations des craintes quelquefois imaginaires. Le 30 avril, la municipalité de Sisteron annonce aux consuls de Manosque que la ville de Romans a été mise à sac, à feu et à sang par les bandits : « Nous présumons que ceux-ci sont des scélérats qu'on avait réunis dans Paris pour égorger la bourgeoisie et qui sont, aujourd'hui, répandus dans les différentes parties du royaume ; nous croyons utile de vous faire part de cette nouvelle, pour que vous preniez vos précau­tions. »

L'épouvante se répand dans les communes. Le 31 juillet, les consuls de Beaumont annoncent à ceux de Manosque la dévastation de Cadenet. De Grambois, on écrit la même chose. Tous demandent aux consuls de leur envoyer des hommes aussi nombreux que possible pour repousser les brigands.

Le 31 juillet, pendant que le conseil de la commune est assemblé, passe un exprès de Sisteron qui se rend à Aix auprès de M. de Caraman et confirme la mise à sac de Romans. Ce même jour, les consuls de Forcalquier écrivent à leurs collègues de Manosque pour leur communiquer les nouvelles alarmantes arrivées de Sisteron; ils se préparent à toute éventualité. Ils ont demandé des secours au comte de Caraman. En attendant, il faut se prêter une aide mutuelle. « Nous marcherons du côté de Manosque, si les brigands y apparaissent ; nous espérons que vous nous aiderez, si Forcalquier est attaqué. Peyruis est dans la stupeur ; ses consuls demandent à ceux de Manosque où se trouvent les bandits qui dévastent tout et ils émettent l'idée qu'il serait expédient de faire armer tous les habitants de ces régions pour les réunir en corps d'armée et anéantir les brigands . Le bruit se répand à Gréoux que Manosque est attaquée. En bons voisins, les consuls dépêchent trente hommes de secours, qui arrivent le 1er août au bateau de la Durance et s'en retournent, en apprenant que la tranquillité est complète . Villeneuve prend ses mesures et demande à Manosque de la poudre à canon et quelques fusils. Il est facile de comprendre dans quel état de surexcitation et dans quelles alarmes perpétuelles étaient les esprits au reçu de toutes ces nouvelles. Le 31 juillet, le conseil général de Manosque délibère de former « une milice bourgeoise pour se porter partout où besoin sera; à l'effet de quoi, MM. les maires-consuls sont chargés de faire publier dans toute la ville, pour toutes les personnes en état de porter les armes, de se rendre avec leurs armes aux lieux indiqués, pour y prendre les ordres nécessaires ».

Le conseil nomme M. de Brunet, lieutenant-colonel d'infanterie, comme commandant de la troupe bourgeoise, et MM. de Sauteiron, ancien officier d'infanterie, Dupin de Villemus, chevalier de Saint-Louis, de Champclos, ancien lieutenant de vaisseau, de Loth, ancien capitaine d'infan­terie, de Gassaud, ancien officier d'infanterie, le chevalier d'Audiffred, ancien officier de cavalerie, le chevalier de Gassaud, ancien officier d'infanterie, comme capitaines des diverses compagnies à former. M. de Gassaud fils fut nommé aide-major. Ceux-ci, conjointement avec les consuls, seront chargés de composer la troupe et de nommer leurs officiers et sous-officiers, et copie de cette délibération sera envoyée à M. de Caraman. Cependant les commissaires des communes à Aix tâchent de calmer cette effervescence et de modérer cette ardeur dans les prises d'armes.

Ils écrivent, à la date du 31 juillet, que « les bandits répandus dans le Dauphiné et le Comtat Venaissin sont en petit nombre; il est prudent cependant, disent-ils, de hâter la formation de la milice bourgeoise, mais il suffit que les citoyens soient enrôlés et les officiers nommés, sans abandonner les travaux de la campagne ; il va être formé à Aix un dépôt d'armes et de munitions pour les commu­nautés qui en manquent ». Après la lecture de cette lettre, le conseil charge les consuls de demander au comte de Caraman six cents fusils avec leurs baïonnettes, quatre quintaux de poudre avec une provision de balles. Le jour même, 1 er août, un exprès part pour Aix, avec diverses lettres relatives à cet objet pour MM. Isnard, de Baux, commissaires, et de Caraman. M. de Baux, qui s'était chargé de demander les fusils, répond d'abord aux consuls qu'il n'était pas nécessaire de mettre tous les habitants de Manosque sous les armes, qu'il suffit d'établir une garde bourgeoise de cinq à six cents hommes, dont vingt-cinq ou trente feront chaque jour le service à tour de rôle, et fina­lement leur annonce que M. de Caraman ne peut leur donner six cents fusils, son magasin étant complètement dépourvu. Plus tardées consuls s'adressèrent à la ville de Marseille, qui répondit, le 24 août, par un refus .

Le 22 août, le conseil se réunit pour donner à la milice un règlement dont voici les principaux articles :

1° Les habitants de Manosque sont divisés en huit compagnies prises dans tous les états :

2° Chaque compagnie aura quatre-vingt-six hommes ;

3 ° Elle nommera, à la pluralité des voix, son corps d'officiers et de sous-officiers ;

4° Chacun sera soumis à l'obéissance, sous peine d'amende ;

5° Les compagnies se distingueront par un ruban porté sur l'habit, et il sera défendu de changer de compagnie ;

6° S'il faut se porter aux pays voisins, les hommes seront pris en égal nombre dans chaque compagnie parmi ceux habitués aux armes ;

7° Tous les officiers, après leur élection, et tous les fusiliers prêteront serment d'être fidèles à la nation, au roi et à la loi.

Un comité de vingt-quatre membres, renouvelables tous les quinze jours, avait été formé par le conseil, dès le 19 août, pour faire appliquer ce règlement.

Le 23 août, les compagnies sont formées et chacune nomme ses chefs, officiers et sous-officiers.

Première compagnie : Balthazard de Loth, capitaine en premier ; Joseph Rochon, capitaine en second.

Deuxième compagnie : chevalier de Gassaud, capitaine en premier ; Jean-François Laugier, capitaine en second.

Troisième compagnie : de Gassaud aîné, capitaine en premier ; Figuières, capitaine en second.

Quatrième compagnie : de Champclos, capitaine en premier ; de Garidel, capitaine en second.

Cinquième compagnie : chevalier d'Audiffret, capitaine en premier ; Derbès, l'aîné, capitaine en second.

Sixième compagnie : de Sauteiron, capitaine en premier ; de Gassaud fils, capitaine en second.

Septième compagnie : Dupin de Villemus, capitaine en premier ; Louis, capitaine en second.

Huitième compagnie: de Raffin, capitaine en premier; de Pochet, capitaine en second.

Les compagnies, comme on peut le voir, s'étaient donné des chefs pris parmi les meilleures familles et presque tous anciens officiers. Ceux-ci se réunirent à leur tour, le 2 septembre, dans la salle de l'hôtel de ville, et nommèrent commandant Jean-Baptiste de Brunet ; major, Balthazard de Loth ; aide-major, Pierre Tassy Arbaud, et porte-drapeau, Joseph Nicolaï fils. Tout cet état-major, aussitôt après sa nomination, jure, en présence des consuls et des compagnies, de rester fidèle à la nation, au roi et à la loi et de ne jamais employer ceux, qui seront sous leurs ordres contre les citoyens, si ce n'est sur la réquisition des officiers municipaux.

Le 8 septembre, eut lieu la cérémonie solennelle de la prestation du serment pour toute la milice. Les Huit compa­gnies sont assemblées à la Plaine, près de la Porte Saunerie, et rangées par ordre, après tirage au sort. Six hommes, pris dans chacune, forment un détachement qui va prendre le drapeau à l'hôtel de ville et s'en revient avec les consuls en chaperons. Alors, devant une grande foule curieuse d'assister à pareille cérémonie, toute la troupe jure de servir fidèlement pour le maintien de la paix, pour la défense des citoyens et contre les pertur­bateurs du repos public; au même instant, les boîtes, pétards éclatent bruyamment. La milice se met aussitôt en marche et se rend à la paroisse Notre-Dame de Romigier. M. le curé prononce un discours de circonstance et bénit le drapeau. On chante un TeDeum en musique, et la cérémonie religieuse se termine par la bénédiction du Saint Sacrement. En sortant de l'église, les troupes se rendent en ordre à la mairie, pour déposer le drapeau, et se disloquent ensuite. C'était imposant. Mais la discipline avait de la peine à s'implanter dans cette troupe improvisée. Prenait-elle son rôle au sérieux, ou devant un danger plus lointain sentait-elle faiblir son zèle ? Le fait est qu'il y eut de nombreux cas d'indiscipline et que l'on soumit les délinquants à certaines amendes, dont le produit était pour les soldats. Le 24 août, M. de Loth se plaint que deux hommes de sa compagnie, commandés pour la garde de nuit sont restés tout simplement chez eux; ils furent condamnés à 20 sols d'amende Ce même jour, le conseil général fixa le taux des amendes 3 livres pour les officiers, 24 sols pour les sergents, 20 sols pour les caporaux et soldats et, en cas de non-paiement, vingt-quatre heures au corps de garde ou en prison. Sisterony, lieutenant à la compagnie Dupin, donne aussi le mau­vais exemple et offre sa démission pour ne pas avoir à monter la garde de nuit, sous prétexte qu'il a des douleurs. Mais, durant cette nuit du 23 au 24, on l'a vu en promenade sur la Plaine ; il est passé devant la sentinelle de la Porte Saunerie. Le conseil de discipline lui inflige 3 livres d'amende et, comme il refuse de payer, on lui signifie qu'il sera mis aux arrêts jusqu'au paiement complet, s'il ne s'exécute dans les vingt-quatre heures. Tel encore Lombard, perruquier, qui, non content de désobéir, pousse l'audace jusqu'à venir allumer sa chandelle au corps de garde. Le comte de Caraman approuva la formation et le règle­ment de la milice, le 20 septembre, en recommandant aux consuls de ne pas fatiguer les habitants par un service excessif que les besoins de la police n'exigeraient pas. Mais il y avait bien des inconvénients pour cette garde dans l'accomplissement de sa consigne. En certains cas, il y avait risque de mettre les habitants les uns contre les autres, de susciter des rancunes et peut-être des vengeances, et on eût préféré, à Manosque, une troupe régulière qui y restât en garnison et soulageât les habitants d'une corvée plutôt désagréable qui n'était pas sans les déranger beaucoup.

Certaines villes du département, Sisteron, Digne, Forcalquier, Seyne, possédaient des troupes. Pourquoi pas Manosque? La demande en fut faite au comte de Caraman, qui répondit par un refus, tout en promettant pour plus tard, s'il le pouvait. En somme, cette garde n'aurait peut-être pas été d'une grande utilité en cas de besoin, puisque, vers la fin de l'année 1789, le 15 décembre, à une séance du conseil, les consuls déclarent « que plusieurs citoyens de la ville ont manifesté le désir qu'il soit acheté la quantité d'armes nécessaires, attendu qu'une grande partie de la milice est sans armes et que les fusils dont sont armés les autres sont de très mauvaises armes, hors d'état de service ».

CHAPITRE III

I.

États généraux. - Lois et décrets. Répercussion à Manosque.

Le 4 mai 1789, les Etats généraux étaient assemblés à Versailles. Le 5, le roi en faisait l'ouverture solennelle. Les trois Ordres continuaient à ne pas s'entendre. Une partie du clergé s'étant ralliée au Tiers Etat, celui-ci gagnait en influence et aussi en audace. Le 20 juin, fut prononcé le serment mémorable du Jeu de paume. Le 23 juin, Louis XVI, pour calmer les passions soulevées, réunit les trois Ordres, qui constituèrent l'Assemblée nationale, et leur porta une déclaration politique qui renfermait des principes admirables et des réformes for­tunées. « Ce que vous venez d'entendre, s'écria Mirabeau, pourrait être le salut de l'Etat, si les présents du despo­tisme n'étaient pas toujours dangereux. » C'était la guerre à la monarchie. Quand De Brézé vint, au nom du roi, sommer le Tiers Etat de se séparer, le fougueux tribun s'écria encore : « Allez dire à votre maître que nous sommes ici par la volonté du peuple et que nous n'en sortirons que par la force des baïonnettes. »

La foule accourait à Versailles : parmi elle beaucoup de figures sinistres, capables de tous les crimes. Le duc d'Orléans soutenait ce mouvement, dont il espérait tirer profit.Les ministres, pour protéger leur souverain, appelèrent des troupes. Ce fut un nouveau ferment pour les passions. Le 8 juillet, l'Assemblée nationale résolut de ne souffrir aux environs de Versailles et de Paris aucun rassem­blement armé et elle délibéra une adresse au roi à ce sujet. Necker semblait hésiter; le roi lui signifia de quitter les affaires. Ce départ, habilement exploité, jeta le tumulte dans la capitale. Le 14 juillet la Bastille est prise. De Launay, gouverneur de la Bastille, et Flesselles, prévôt des marchands, sont odieusement massacrés.

M. Solliers, député de l'arrondissement de Forcalquier, met les consuls au courant des événements. Le conseil général de Manosque s'en émeut et prend une délibéra­tion, dont les copies furent envoyées aux Etats généraux et aux diverses communautés de la province et dont voici les principaux considérants : « Le conseil de Manosque, profondément consterné des désordres affreux et inouïs qui ont eu lieu à Paris et à Versailles sous les yeux du souverain et des représentants de la nation: justement alarmé des malheurs que présage une si cruelle catastro­phe, ne pouvant se dissimuler que les désordres ont été occasionnés par l'arrivée des troupes aux environs de Paris et de Versailles et par l'éloignement des ministres...: convaincu que la retraite de ces ministres a porté le plus grand tort au crédit du gouvernement par le discrédit qui s'est déjà manifesté dans le commerce pendant la foire de Beaucaire, où il ne s'est pas fait la moitié des affaires qui s'y faisaient les années précédentes.... ; pénétré de recon­naissance envers les membres de l'Assemblée nationale...., a unanimement adhéré à ses arrêtés, a déclaré prendre la plus vive part aux regrets de la nation sur l'éloignement de M. Necker et des autres ministres...., a arrêté d'offrir à Sa Majesté l'hommage le plus pur de son dévouement et de son amour pour sa personne et de sa reconnaissance pour les assurances pleines de bonté qu'il a données à l'Assemblée nationale dans la séance du 13 courant...; a arrêté, en conséquence, de joindre sa voix à celle de tous les autres fidèles sujets du roi pour supplier très respectueusement Sa Majesté de jeter un regard de pitié sur les malheurs dont la France est menacée, de faire retirer les troupes.... comme n'étant propres qu'à entre­tenir le désordre et altérer la confiance qui doit régner entre le roi et ses sujets et de rappeler auprès de sa personne M. Necker et les autres ministres que la nation ne cesse de regretter, comme le seul moyen de rétablir la confiance et le crédit.» On ne pouvait être ni plus révolutionnaire, ni plus royaliste. C'était l'illusion de grands cœurs mus par de nobles sentiments. Vint le 4 août : pendant le jour, l'Assemblée nationale avait voté la fameuse déclaration des droits de l'homme ; pendant la nuit, prêtres et nobles renoncèrent avec un enthousiasme de surface à tous leurs titres et privilèges. C'était un excès de démocratie qui n'était chez la plupart que de la lâcheté. Le comte de Mirabeau se fit appeler Gabriel Riquetti.

La déclaration et les divers actes de l'Assemblée pro­duisirent plutôt un mauvais effet à Manosque. Voyait-on en tout cela un délire démagogique incapable de donner un bon résultat? Le fait est que, le 4 octobre, les conseillers généraux, convoqués pour adhérer aux actes de l'assem­blée et entre autres à la renonciation aux privilèges de Provence, restèrent en grande majorité chez eux et la séance ne put avoir lieu. Les 5 et 6 octobre, des séditions éclatent encore à Paris et à Versailles. Une foule, prête à toutes les extrémités, se porte sur cette dernière ville. Le château est envahi. Le roi et la reine sont en danger. Plusieurs gardes de corps sont massacrés. La Fayette domine la sédition et organise avec une escorte, rien moins que rassurante, la rentrée du roi dans la capitale. Aucun document ne permet de savoir quelle fut l'impression éprouvée à Manosque en cette circonstance. Cependant M. Solliers tient les consuls au courant et cherche à guider leur action. Le 15 octobre, il leur écrit de Versailles : « La révolution des 5 et 6 octobre était nécessaire au salut de la France, que les projets de l'aristocratie allaient jeter dans les malheurs d'une guerre civile. Son projet était de brûler le château de Versailles, d'incendier Paris, d'anéan­tir l'Assemblée et d'emmener le roi à Metz pour en revenir avec une armée. La municipalité de Paris a fait arrêter des ducs, des capucins, un abbé, des magistrats soupçonnés de répandre l'argent pour exciter je peuple à l'occasion de la disette. On a trouvé plusieurs milliers de pains dans les filets du pont de Saint-Cloud, quatre ou six cents habits de la milice pour en vêtir les brigands qu'on enrô­lerait. ... La troupe de Paris, venant au nombre de trois mille, a fait avorter le complet.... Il faut espérer que ce danger sera le dernier et que bientôt le bonheur public sera établi. Il faut y coopérer, en vous tenant fermement unis aux principes de l'Assemblée nationale et en surveillant les meneurs qui pourraient être employés pour vous en écarter. On enrôlait publiquement à Paris ; je pense que ce procédé n'aura pas été employé dans votre canton.... Je n'oublie pas vos intérêts pour l'établissement d'un tribunal; ce point ne sera traité que plus tard ». Bientôt nous étudierons les nombreuses démarches que firent les consuls pour faire aboutir cette demande. Le 6 octobre, l'Assemblée nationale adopta une loi pour remédier à l'état précaire des finances et combler le déficit. Elle vota une contribution extraordinaire fixée au quart des revenus, déduction faite des charges y adhé­rant, avec un impôt de 2 1/2 0/o sur les matières d'or et d'argent. Le 15 novembre, un registre est ouvert à la mairie pour dresser l'état des revenus et recevoir les déclarations, qui se firent longtemps attendre et attirè­rent de nombreuses remontrances de la part des autorités supérieures . Les églises devaient aussi donner leur quote-part et fournir, pour être changées en monnaies, les matières d'or et d'argent qui n'étaient pas nécessaires au culte. Les consuls de Manosque demandèrent conseil à ce sujet à M. Isnard, commissaire des communes à Aix, qui leur répondit, le 13 novembre : « MM. les curés de vos paroisses ne doivent, faire porter à la Monnaie que l'ar­genterie de leurs églises qui n'est point nécessaire pour la décence du culte divin ; c'est à votre municipalité, de concert avec MM. les vicaires généraux, à vérifier l'argen­terie et à décider du nécessaire . Plus tard, on devait agir plus simplement et tout voler aux églises.

Le 2 décembre, le conseil nomme des experts pour procé­der à l'encadastrement des biens de Malte du chapitre de Saint-Victor, ainsi que de ceux de M. de Brunet d'Estoublon et autres, ayant des biens en franchise de taille. Ceux-ci devaient en nommer aussi pour tous agir de concert dans cette affaire. L'Ordre de Malte s'y refusa, pour protester contre le décret qui lésait ses intérêts, et le conseil en nomma un d'office. De nouvelles lois ne tardèrent pas à rendre leur bonne volonté ou leurs protestations inutiles. Toutes ces propriétés furent déclarées biens nationaux ou con­fisquées.

II

1790.

Revendications particulières. - Manosque demande le chef-lieu de district et le tribunal de justice. - M . de Raffin à Paris.

Les divers incidents soulevés par la passion politique n'étaient rien en comparaison d'une affaire qui intéressait autrement la ville de Manosque et excitait le zèle de la municipalité. L'Assemblée nationale transformait l'organisation an­cienne de la France. Le royaume serait divisé en départe­ments et districts, et les tribunaux de justice allaient être répartis. Les consuls ne veulent pas que Manosque soit oubliée. Puisque changement il y a, il faut en tirer profit. Le 18 novembre 1789, tout le conseil était réuni. Les consuls avaient fait remarquer les avantages qui en résul­teraient pour Manosque, si cette ville était chef-lieu de district ou d'arrondissement et si elle obtenait le siège d'un tribunal supérieur de justice ; ils avaient fait une adresse en ce sens à l'Assemblée. Ce factum débutait ainsi : « Nosseigneurs, La nation, attentive à vos travaux, ne cesse d'applaudir au zèle qui vous anime pour la régénération de sa liberté et de son bonheur ..... Les représentants de Manosque en Provence osent vous offrir le tribut particulier de leur hommage et de leur confiance en votre zèle et en vos lumières et de l'adhésion la plus formelle
et la plus entière à tous les arrêtés de l'Assemblée nationale. Permettez-nous, Nosseigneurs, de porter vos regards sur la nouvelle division du royaume, dont vous vous occupez.... Dans le nouvel état de choses, la Haute-Provence aura un tribunal supérieur auxquels assortissent les appels de ses procès. La ville de Manosque réunit toutes les conditions pour être choisie…Elle est au centre de la Haute-Provence, dans un très beau climat qu'attestent les nombreux oliviers dont son terroir est complanté ; ses avenues sont faciles et agréables, en quelque côté qu'on y aborde, ce qui la rend le marché des villes et lieux circonvoisins. Elle est une des commu­nautés les plus imposées, et sa population est plus impor­tante que celle des autres villes. Elle renferme 6.000 âmes; la population de Digne est moindre; Sisteron compte à peine 4,000 âmes, Forcalquier n'excède pas de beaucoup 2,600, et Apt n'arrive pas à 5,000. Elle possède, pour l'éta­blissement du tribunal, un palais des anciens comtes de Forcalquier, appartenant à l'Ordre de Malte, placé au centre de la ville, dans un local sain et aéré, ayant la vue de la campagne et entouré de places immenses dans ses quatre faces; cet édifice renferme dans son sein des prisons très solides. » Les mêmes raisons réclament en faveur de Manosque pour qu'elle soit érigée en chef-lieu de district. Cette délibération, avec l'adresse, fut envoyée au prési­dent de l'Assemblée nationale, au comte de Mirabeau, à M. de Pochet et à M. Solliers, députés. Le 28 novembre 1789, Mirabeau écrivait à M. Issautier, premier consul : « Ce sera avec bien du plaisir, Monsieur, que j'essaierai tout ce qui dépendra de moi pour faire obtenir à la communauté de Manosque ce qu'elle sollicite de l'Assemblée nationale . »

Cette prétention de Manosque à obtenir un tribunal et à être chef-lieu était vivement combattue à Paris. La ville de Forcalquier surtout employa, ses députés pour empêcher sa voisine d'aboutir dans ses demandes. Il y eut une lutte ardente qui ne fut pas toujours sans âcreté, comme on va le voir. Chacune prétendait à une plus grande influence ; il était bien permis à ses représentants d'agir dans l'intérêt de sa petite patrie.

Les Manosquins ont des craintes sur le bon résultat de leurs demandes. Leurs administrateurs vont tenter un grand effort. Le 5 janvier 1790, le conseil général des 72 s'assemble ; tous les chefs de famille qui paient en impôt une livre cadastrale ont été convoqués. Les consuls mettent cette imposante assemblée au courant des diver­ses démarches qui ont été faites à Paris. D'après les dernières nouvelles, il semble bien que Manosque ait été oubliée dans la distribution des départements ; il serait nécessaire de faire de nouvelles démarches pour obtenir quelque chose dans la distribution des districts et des tribunaux de justice, et M. de Raffin, député suppléant de l'arrondissement de Forcalquier, est délégué spécialement à Paris pour s'occuper de cette affaire.

Le 8 janvier, dans une nouvelle séance, on élabora une adresse qui donne les raisons citées plus haut. Le conseil général considère que Manosque ne peut qu'être écoutée dans ses demandes, si l'Assemblée nationale ne s'écarte pas des principes qui sont la règle de ses décisions et si des parties intéressées ne parviennent à altérer ou à dénaturer les faits sur lesquels cette ville a établi ses réclamations. (Suivent les diverses raisons déjà données en faveur de Manosque.) Le conseil est convaincu que rien ne peut les balancer et charge M. de Raffin de les exposer à l'Assemblée nationale et de lui renouveler en même temps l'hommage respectueux de son admiration et de sa reconnaissance pour sa fermeté et son courage à travers tous les obstacles et de son entière adhésion à tous les décrets.»

Certes, quand il avait fallu lutter même contre Digne pour le chef-lieu, Manosque n'avait ménagé aucune démarche. Ses consuls s'étaient efforcés de mettre de leur côté les diverses communautés consultées sur ce sujet. Mais celles-ci, qui voulaient avant tout ne pas se com­promettre en fixant une ville qui pouvait bien ne pas être agréée, répondaient assez souvent d'une manière évasive. Témoin le maire d'Oraison, M. Allemand, qui répondit aux consuls de Manosque, le 8 janvier : « Je fis assembler le conseil pour délibérer sur le choix à faire du chef-lieu, mais on se sépara sans rien déterminer jusqu'à ce que d'autres communautés se fussent prononcées. On n'a pas voulu voter de crainte que nous soyons privés de certains avantages au cas où un autre pays serait dési­gné. Tout le monde est pourtant d'avis de donner le choix à Manosque et, si vous pouviez avoir de pareilles assu­rances de Riez, Valensole et les Mées, vous enverriez ensuite au député ces nouvelles délibérations . » La ville des Mées s'était d'abord prononcée pour Digne; mais, dans l'espoir que, si Manosque était choisie, on pourrait peut-être établir des digues à la Durance pour garantir le terroir, on préféra ne pas voter. M. de Raffin, muni de ces instructions, était parti pour Paris. Ses premières impressions ne furent pas favorables. Dès le 23 janvier, il écrivait à ceux qui l'avaient délégué : « J'arrivais ici mardi soir, à 8 heures, assez fatigué de mon voyage. Le lendemain, 20 janvier, j'étais déjà à l'Assemblée nationale.... Le local et la distribution me plurent infiniment; mais cette Assemblée, nombreuse et respectable, remplie de personnes du plus grand mérite et du plus grand talent, ne m'en imposait point assez pour ne pas m'apercevoir que, malgré ses lumières et la sagesse de ses décrets, elle est quelquefois excitée à des orages si violents et si vigoureux qu'on voit bien distinctement qu'elle est mue par des intérêts opposés.... Notre ville a été presque oubliée.... Le décret de l'Assemblée, tout sage qu'il est, en déterminant que les départements et les districts seront formés par les députés desdits lieux, n'a pu prévoir que les députés, pensant moins au bien général qu'à leurs communautés propres, sacrifieraient tout à celles-ci.... En conséquence, les trois députés de Sisteron et les trois de Forcalquier ont déterminé contre Manosque, qui n'avait pas un seul député.... » M. de Pochet défendait aussi les droits de Manosque ; il écrit aux consuls, le 21 janvier : « J'ai combattu pour vos droits avec force.... ; j'ai même soutenu que, si l'on ne vous rendait pas justice, je formerais la demande, à votre nom, de comprendre Manosque dans le département d'Aix.... » M. Pochet en était député.

M. de Raffin, secondé surtout par M. de Pochet et M. Solliers, ne perdit pas son temps. Il fit une visite à tous les députés de Provence, pour leur exposer les motifs de sa mission et s'assurer leur concours. Ceux-ci répon­dirent par un refus catégorique. Il diminua alors ses pré­tentions et demanda que Manosque et Forcalquier alterne­raient comme chef-lieu. On lui promit d'abord, malgré l'opposition d'un député de Forcalquier qui consentait à condition que Manosque ne persisterait pas dans sa demande d'un tribunal. Ce fut le 1er février que l'Assemblée nationale adopta le décret qui faisait déchoir la ville de Manosque de sa prétention à un chef-lieu, sous prétexte qu'elle était une ville riche et commerçante. M. de Raffin se hâta de protester contre ce décret, qui allait à rencontre des promesses qui lui avaient été faites par M. Goffin, rappor­teur du projet. Ce dernier avoua qu'on l'avait trompé et promit que Manosque obtiendrait les autres établissements et surtout le tribunal. M. de Raffin mit aussitôt les consuls au courant et ne leur donna pas grand espoir pour l'avenir : « Ne comptez sur rien, leur dit-il, car il y a ici, comme autrefois et comme il y aura chez tous les hommes rassemblés, de l'intrigue et de la cabale. Je crois devoir vous prévenir que peu de gens parlent pour nous, et ce que je n'aurais pu croire et qui est cependant vrai, c'est que notre communauté a beaucoup d'ennemis.... Soyez assurés que votre, député n'est nullement intimidé, et, quoi qu'il arrive, votre ville deviendra telle (depuis qu'il n'y a plus de seigneur) qu'elle aura toujours la plus grande influence dans les assemblées du département, et, si vous avez le bonheur de réunir tous les esprits dans votre communauté, vous ferez plutôt la loi qu'on ne vous la dictera . » Cet échec exaspéra le conseil général de Manosque, qui crut inutile de faire de nouvelles démarches ; on écrivit à M. de Raffin de revenir, vu que la ville était pauvre et qu'une plus longue députation à Paris surchar­gerait trop sa détresse. M. de Raffin leur répondit qu'il fallait lutter plus que jamais et que Forcalquier était défendu par trois députés, tandis qu'il était seul pour représenter Manosque. Son séjour ne coûterait rien à la ville. Nommé commandant des gardes nationales du district pour la fête de la Fédération (14 juillet), il accepta cet office, pour se créer des relations utiles. Il vit, à cette occasion, M. de La Fayette, et, par son habileté, il put faire prononcer l'Assemblée nationale en faveur de Manos­que dans l'attribution du tribunal. Forcalquier, débouté, envoya aussitôt deux délégués pour faire révoquer le décret. Leurs instances furent inutiles. M. de Ruffin toujours présent auprès du comité de l'Assemblée, dérouta leurs efforts et obtint môme que les juges seraient nommés à Manosque pour éviter tout esprit de vengeance de la part des électeurs de Forcalquier. Il revint ensuite à Manosque.

Sa députation avait duré onze mois. La ville voulut lui montrer sa reconnaissance. A l'élection du 15 novembre, il avait été nommé notable, et le conseil municipal lui accorda une concession perpétuelle d'un tuyau d'eau à sa maison, pour lui et sa postérité. En outre, de grandes fêtes eurent lieu en son honneur. On venait des environs pour le remercier. On lui adressait des compliments d'un enthousiasme peu ordinaire. Tel celui de l'abbé Robert, député par Sainte-Tulle, dont voici un extrait : « Député du canton de Sainte-Tulle, je viens vous offrir en son nom le tribut de son hommage.... C'est avec l'accent de la raison et de la philosophie que tu déjouas les astucieux replis d'un égoïste enfantin (le député de Forcalquier), chétif intrus qui ne fait que d'éclore en politique et que n'eût jamais enfanté la Révolution. Le succès a couronné notre attente, et tes concitoyens se sont longtemps livrés au transport de la plus vive allégresse. Au Champ de Mars, le jour du sacre des Français, tu juras de consacrer jusqu'à la mort le feu sacré de la liberté.... Après une longue, mais utile absence, tu reviens enfin dans tes foyers et ton retour, célébré par une fête simple et sans faste, mais où éclate le triomphe des cœurs, est partout une joie publique et citoyenne. Tes pénates mêmes, sous l'égide de la sagesse et la palme des vertus, deviennent en ce moment le temple du civisme. » Pour jeter un coup d'œil d'ensemble sur cette affaire, il nous a fallu nous transporter jusqu'à la fin de 1790. Nous reprenons la suite des événements.

III.

Loi sur les municipalités. — Élection d'un nouveau conseil.

  La belle Assemblée communale des 72, composée de 60 membres perpétuels et de 12 prud'hommes annuels, avait vécu. Et certes les habitants de Manosque durent regretter cette nombreuse administration qui était une garantie pour les intérêts du pays et dont le passé n'était pas sans gloire. La nouvelle loi sur les municipalités était votée. Un ordre du roi du 20 décembre 1789 avait ordonné de sur­seoir à toute élection des consuls et autres officiers municipaux. Le 6 février 1790, les décrets législatifs arrivaient à Manosque et il était ordonné de les mettre à exécution huit jours après leur publication dans le pays.

Le conseil général, « jaloux de donner dans tous les temps des preuves de son empressement à se soumettre aux lois de l'Assemblée », délibère qu'il sera convoqué, dans cette ville, deux Assemblées des citoyens actifs. La ville et la campagne furent divisées en deux quartiers, dont l'un, celui du Soubeyran, se réunirait à l'église des Cordeliers, et l'autre, celui de la Saunerie, occuperait la chapelle de l'hôpital . Les élections eurent lieu le dimanche 14 février. Les électeurs de la Saunerie avaient obtenu de se réunir à Saint-Sauveur. Peut-être avait-on d'abord fixé la chapelle de l'hôpital pour laisser la paroisse libre le dimanche. Les consuls Issautier, Nicolaï et Lautier sont en permanence à la mairie ; ils envoient M. de Brunet à l'église des Cordeliers, et M. Henos de Boisgillot, un futur terroriste, à Saint-Sauveur, pour ouvrir les séances et en faire connaître l'objet. A la nuit, les opérations ne sont pas terminées. Les consuls font demander le renvoi au lendemain. MM. Richaud et Eyriès, présidents, consultent les électeurs, qui refusent de se séparer avant la fin des opérations. Les consuls impatients quittent la mairie, en protestant contre ces opérations tardives. Ils reviennent cependant à 10 heu­res du soir, et ce n'est qu'à 11 heures 1/2 qu'arrivent les délégués porteurs du résultat pour l'élection du maire. M. Joseph Eyriès , avocat au Parlement, était élu par 405 voix sur 469 votants.

Le 15 février, les électeurs se réunirent à nouveau pour la nomination des officiers municipaux. Pierre-Antoine Reyne, notaire, Joseph Antonin, bourgeois, Joseph Alle­mand, avocat, François Chabrand, négociant, Etienne d'Antoine, Luc Gubian, ménager, Jean-Baptiste Alic, ménager, André Tassy, huissier, furent nommés par une majorité variant de 235 à 376 voix, sur 465 votants. Le 16, les opérations continuèrent, pour nommer d'abord le pro­cureur de la commune, qui fut Barthélémy Richard et obtint 253 voix sur 420 votants, et ensuite 18 notables pris surtout dans les classes moyennes. Les élus étaient presque tous des travailleurs des champs et de l'atelier. Ce ne fut qu'au renouvellement partiel de novembre que M. d'Audiffret fut nommé officier municipal, et M. Jean Raffin, notable. Le nouveau conseil était donc composé par 28 membres et diminué de près des deux tiers sur l'ancienne admi­nistration.Le 21 février, eut lieu la cérémonie solennelle d'installa­tion. Chaque conseiller se rend d'abord chez M. le maire, pour aller tous ensemble à la maison commune. Pendant ce temps, les boîtes de la ville et les décharges d'artillerie se font entendre. Maire et conseillers prêtent le serment de fidélité à la nation, à la loi, au roi ; ensuite, tout le conseil, suivi par une grande foule, va assister à la grand'messe chantée à l'église Saint-Sauveur .

IV.

Demandes et revendications.

Le registre ouvert à la mairie pour recevoir les décla­rations des dons patriotiques restait en blanc. « Les Manosquins, dit M. le maire, à la séance du 23 février, ont été un peu refroidis, parce qu'on avait refusé un district à Manosque ; il faut espérer que l'Assemblée nationale, mieux éclairée, nous rendra justice. » Le conseil, sur son invitation, ordonne une publication dans la ville pour que l'on vienne payer la contribution patriotique et écrit une lettre à M. de Raffin pour qu'il obtienne le chef-tieu de district . Déçu, comme il a été dit, le conseil muni­cipal eut un moment de mauvaise humeur. Dans la séance du 5 avril, il demanda la suppression même du départe­ment et, en tout cas, émit le vœu d'être détaché de ce département. Ce qui n'empêcha pas le maire et deux conseillers d'aller, le 11, à Forcalquier, pour complimenter l'évêque de Sisteron, qui était de passage, et de le supplier, en tant que commissaire du roi, de ne pas oublier Manos­que dans la distribution des établissements . Le 15 avril, dans l'intérêt de la caisse municipale et par esprit égalitaire sans doute, nos conseillers, assoiffés de réformes, supprimèrent une vieille coutume qui permettait de faire baptiser leurs enfants aux frais de la communauté. S'ils entendaient ne rien donner de la caisse municipale qui put augmenter les revenus de l'église, ils espéraient surtout tirer quelque profit des biens ecclésiastiques mis à la disposition de la nation et, par une délibération du 5 avril, ils demandent à l'Assemblée nationale d'être autorisés à acheter ceux du terroir et revendiquent la propriété du couvent des Capucins, dont la ville avait donné l'emplacement en 1609.

V.

Serment de la garde nationale.

Lors de la formation de la milice bourgeoise, une impo­sante manifestation avait eu lieu pour la bénédiction du drapeau et la prestation du serment. Le 18 avril 1790, il y eut une cérémonie analogue. Un décret de l'Assemblée constituante, sanctionné le 10 mars, ordonnait de faire prêter de nouveau le serment provisoire de la garde nationale. Le commandant de Brunet rassembla, le 18 avril, toutes les troupes, décorées de la cocarde natio­nale. Le conseil municipal traversa les rangs et se rendit, tambours battants, drapeau déployé, à l'église Saint-Sauveur. La messe est célébrée au son de la musi­que. Plusieurs fois, l'on chante l'invocation : Domine, salvum fac regem nostrum Ludovicum. « Seigneur, protégez notre roi Louis. » Au sortir de l'église, sur la place, le commandant fait battre un ban et la troupe prête entre les mains des consuls, le serment d'être fidèle à la nation, au roi et à la loi et d'exécuter tous les décrets de l'Assemblée acceptés et sanctionnés par le roi. Une cérémonie plus importante, en exécution du même décret, devait avoir lieu le 14 juillet suivant dans toute la France, pour la prestation solennelle du serment civique et pour la fête de la Fédération à Paris. Talleyrand, assisté de deux cents prêtres revêtus d'aubes blanches et d'écharpes tricolores, célébra la messe en plein air. Les délégués de toutes les gardes nationales de France étaient présents. M. de Raffin commandait le détachement des Basses-Alpes.

A Manosque, l'on voulut imiter les fêtes de la capitale. A défaut d'une délibération qui nous raconte la cérémonie, les mandats payés à cette occasion permettent de la reconstituer. Le 13 au soir, l'hôtel de ville est brillamment illuminé. Un énorme feu de joie, enguirlandé de guidon, sacs et rubans en papier peint, est allumé pour annoncer la fête. Le 14 au matin, toutes les troupes s'assemblent sur la place, se forment en ordre autour d'un autel géant que le sacristain de Notre-Dame, Jean Lazare, a dressé, et la messe est dite ainsi en plein air. Le serment patriotique fut ensuite prêté par toute la troupe, officiers et soldats. L'Assemblée nationale cherchait un soutien, pour dé­fendre la Constitution, dans ces milices dont on chauffait le civisme par ces prestations solennelles du serment. M. Solliers, dans une lettre du 7 janvier, l'avouait aux consuls .

VI

Réunion des communes à Brignoles.

Le 17 mai 1790, une grande réunion, composée de députés des municipalités de la Provence, se tint à Brignoles. Le conseil de Manosque était représenté par son maire. On y étudia d'établir une confédération de toutes les gardes nationales, avec promesse de s'aider mutuellement en cas de besoin. La révolution s'organisait. L'on émit aussi le vœu que le Comtat Venaissin fût réuni à la France. Les séances, commencées à l'église au chant du Vent Creator, s'y terminèrent par un Te Deum d'action de grâces. On avait refusé, entre temps, d'adhérer à une adresse des catholiques de Nîmes, qui protestaient contre les premiers agissements antireligieux de l'Assemblée nationale. C'était un curieux mélange d'un sentiment religieux atavique et d'une ardeur révolutionnaire qui en conduirait beaucoup à persécuter l'Église. Le conseil municipal de Manosque adhéra à tous les vœux émis à Brignoles, sur le rapport que lui en fit M. Eyriès, après son retour .

VII.

Assemblée électorale de Digne.

Quelques semaines après, le 28 juin, les électeurs du département se réunissaient à Digne, pour nommer les corps administratifs. Manosque avait treize électeurs, dont voici les noms : MM. Eyriès, maire, Henos de Boisgillot, Leth, de Loth, d'Audiffret cadet, de Brunet, Roubet, de Champclos, Sisterony, d'Antoine, de Sauteiron, Bouteille, Issautier. Ceux-ci, soucieux, avant tout, des intérêts de leur pays, présentèrent un vœu tendant à leur faire accorder un tribunal. La pétition fut refusée une première fois, et finalement renvoyée au corps administratif, qui donnerait son avis.

Le corps administratif, composé de trente-six membres, fut nommé le 4 juillet. Il y figure certains noms qui eurent à jouer un grand rôle dans la suite des événements. De Champclos, de Brunet. Ricaudy, chanoine de Sisteron, et le fameux Derbès-La-Tour, de Barcelonnette. M. de Brunet fut nommé l'un des dix membres du directoire, qu'il quitta ensuite pour l'armée d'Italie, dont il devint général en chef . M. de Champclos en fut nommé président, à la session de novembre. Il envoya lui-même le rapport des opérations de cette assemblée à ses concitoyens.

VIII.

La question des églises et paroisses.

Les Manosquins aimaient la religion et leurs églises. Des décrets de l'Assemblée nationale sur l'organisation du culte, après avoir donné un coup mortel aux maisons religieuses, menaçaient une des paroisses du pays.

Aussitôt, les habitants font une pétition pour empêcher cette nouvelle atteinte à leur conscience de chrétiens. Le 25 septembre 1790, les signataires de cette adresse se présentent à la mairie pour la faire enregistrer et adop­ter par le conseil municipal. Voici quelques extraits de cette pétition : « La régénération qui s'opère aujourd'hui dans l'empire, en supprimant les couvents, prive d'autant les particuliers des secours religieux qu'ils en recevaient, et néanmoins ces décrets du corps législatif nous mena cent encore de la suppression d'une des deux paroisses existantes, d'après laquelle nombre de particuliers se trouveraient privés des exercices religieux, qui font la principale consolation du citoyen. Il est de vérité incon­testable qu'avant la suppression des couvents et ordres religieux la conservation des deux paroisses aurait été indispensable... Observons que la paroisse Saint-Sauveur, la plus considérable et qui ne pourrait être frappée de suppression..., ne pourrait contenir qu'environ la moitié de la population, de manière que l'autre moitié, dans les jours de solennité surtout, n'aurait à offrir à l'être suprême que les regrets de ne pouvoir unir sa voix et ses prières à celle des ministres... Les comparants, signés au nombre de 171, demandent la réunion d'un conseil général au premier jour, pour être délibéré sur cette question. » Et, après lecture de la requête et sur l'avis du procureur Richard, le conseil, reconnaissant que Saint-Sauveur ne peut contenir tous les habitants, délibère de demander au directoire la conservation de la paroisse Notre-Dame .

Le 12 mars 1791, le conseil municipal prit une nouvelle délibération sur ce sujet et émit le vœu de fixer à sa façon la limite de chaque paroisse, pour que « MM. les curés, dont la tranquillité est également chère à nos cœurs, n'aient à l'avenir aucun sujet à discussion ». Pouvait-on être plus aimable pour MM. les curés! Le directoire répondit que la question ne regardait pas le conseil muni­cipal, vu que la détermination était prise de ne laisser qu'une paroisse par canton, en conservant les autres comme succursales. Cependant il fut décidé que Mgr l'évê­ que serait consulté sur la justice de cette demande .

IX.

Incidents à propos des impôts.

Les promesses n'ont qu'un temps, et le peuple finit par se lasser. L'Assemblée nationale avait annoncé une ère nouvelle de bonheur et de prospérité. Mais toutes ces lois ne remplissaient pas les caisses et ne diminuaient pas les impôts assez tôt. A Manosque, on s'en aperçut. Les grains manquaient encore au marché. Dès le 21 octobre. 1790, le conseil municipal, pour parer à la détresse, avait envoyé des agents du côté de la montagne et à Marseille pour en trouver. D'autre part, il faisait lever, selon l'usage, l'impôt en fruits (le dixième) sur les olives. Ce mode de perception avait été aboli par l'Assemblée nationale, et les citoyens de Manosque, tous plus ou moins propriétaires, étaient intéressés à ce que ce décret fût appliqué. On est toujours partisan d'une réforme qui diminue les charges. Ils se réunirent en grand nombre dans l'église Notre-Dame, pour demander la suppression de cet impôt et, au besoin, son remplacement par une taxe de 2 sols par panal. Le conseil municipal ne demanderait pas mieux que de dégrever tout le monde. Malheureusement, M. Richard, procureur de la commune, fait connaître l'état précaire de la caisse muni­cipale. Il n'y a rien ; il faut trouver de l'argent. Ce n'est pas le moment de diminuer les impôts sur les olives, et le conseil se range à son avis, malgré les protestations de M. Astouin. Le 24 novembre, celui-ci préside la séance municipale, en l'absence du maire, et profite de la circon­stance pour faire voter l'impôt de 2 sols par panal, en remplacement du dixième. Le lendemain, le maire arrive et est furieux qu'on ait pu prendre une telle décision, qui enlève au budget les deux tiers de ses revenus, et M. Eyriès en appelle de ce vote, non pas aux électeurs, mais au directoire, qui lui donne satisfaction, et les olives de Manosque produisirent au Trésor une recette de 16,200 livres .

S'il faut ajouter à ces impôts ordinaires ceux décrétés par l'Assemblée nationale comme contribution patriotique et quart de revenu, il est aisé de comprendre l'état de mécontentement qui devait se manifester par le refus ou le retard dans les paiements. Le maire en supportait les conséquences et recevait des lettres comminatoires du procureur syndic de Forcalquier : « J'aime à croire, dit-il, dans une lettre, que le retard ne vient pas de votre négligence, mais de la répugnance qu'on a à inquiéter les citoyens. Cette considération doit fléchir devant la loi. L'inquiétude commençait à remplacer la confiante espé­rance des premiers jours, et la municipalité, pour parer à tout événement, édictait des règlements draconiens, peu en rapport avec l'ère de fraternité et de liberté qui s'annonçait.

Certains articles sont plutôt durs :

Art. 2. - Les propos séditieux, tendant à troubler l'ordre, la sûreté et la tranquillité publique, seront dénon­cés et réprimés.

Art. 4. - Il est défendu de se présenter à la mairie par attroupement, pour faire des pétitions.

Art. 5. — Ceux qui battront la caisse sans permission de la municipalité, ceux qui s'assembleront en armes seront poursuivis et punis comme séditieux.

CHAPITRE IV

I.

Nouvelles difficultés. Manosque et la Révolution en marche.

La France entrait dans une période de troubles qui devait la conduire aux portes de l'abîme. Les lois votées jetteront une funeste division dans le pays, quand il faudra les appliquer. Manosque subit ce contre-coup. La constitution civile du clergé, approuvée par les uns, rejetée par les autres, fut, au sein de notre cité, comme un brandon de discorde. Le sectarisme d'un petit groupe, inféodé aux clubs de Marseille, amena de véritables catastrophes. Quelques prêtres furent odieusement massacrés. La réaction opérée contre les assassins fit éclater un autre orage. Les Aixois et les Marseillais, pour venger les leurs qu'on leur donnait comme victimes, accoururent en masse pour châtier cette ville et ne s'en retournèrent qu'au prix d'une forte somme d'argent. Entre temps, les couvents et leurs dépendances, déclarés biens nationaux, étaient vendus ; les diverses banalités, étaient supprimées et rachetées; la réforme financière ne diminuait pas la misère du peuple; les nombreuses levées militaires donnaient lieu à des scènes tumultueuses. Hélas ! M. de Sauteiron devait bien être déçu avec ses espoirs de révolution pacifique. Le peuple, à ces heures de crise, ne sait pas attendre ce que le temps seul pourrait lui donner avec mesure; il frappe qui s'attarde à lui montrer le droit chemin, jusqu'au jour, où, victime de ses propres erreurs et se voyant dans l'ornière, il demande le salut à ceux qu'il persécutait hier. Ainsi en fut-il à Manosque durant ces années terribles. Les partis employèrent trop souvent la violence comme instrument de règne; tantôt vainqueurs, tantôt vaincus, ils s'opprimaient réciproquement. Mais tous, cependant, dans leurs excès, avaient à cœur de donner à leur cité plus de prospérité et une plus grande influence.

II.

Grande fête à Manosque. - Installation du tribunal.

L'année 1791 commença, à Manosque, au milieu de l'allégresse générale. Notre ville allait fêter le triomphe de l'une de ses revendications. On sait la lutte que M. de Raffin dut soutenir contre la ville de Forcalquier et le succès qu'il obtint en faisant attribuer à son pays le siège du tribunal de district.

Le 9 janvier, à la séance du conseil municipal, M. de Raffin mit les membres de l'assemblée au courant de toutes ses tribulations. Depuis l'attribution du tribunal, les élections des juges avaient eu lieu. Les électeurs, conseillés par M. de Raffin, avaient nommé comme président du tribunal M. Buzot, député à l'Assemblée nationale et membre influent du comité de constitution pour l'attribution des établisse­ments. Nommé en même temps à Versailles, celui-ci ne viendrait pas, sans doute, occuper sa place mais, « honoré de la confiance des Manosquins, il avait promis de s'occu­per de leurs droits auprès de l'Assemblée nation pour obtenir d'autres établissements». C'était l'important. Les autres membres du tribunal étaient : MM. Chanul, vice-président, Maïsse, Henos de Boisgilot, Aillaud, juges, Maurin, juge suppléant. M. Issautier, présenté par M. de Raffin, avait été nommé commissaire du roi. Le conseil municipal aurait voulu faire agréer pour cette charge son maire, M. Eyriès.

Le lundi 10 janvier, il y eut une cérémonie solennelle à l'église Saint-Sauveur, pour l'installation des nouveaux juges et la prestation du serment. A l'heure fixée, le tribunal et le conseil municipal, réunis à la mairie, se rendirent à l'église. La garde nationale formait l'escorte ; une moitié ouvrait la marche et faisait la haie; l'autre moitié encadrait les autorités.

Ce spectacle assez peu ordinaire avait attiré tout le pays. La troupe, les corps constitués et la foule, autant qu'elle le put, entrèrent dans la grande et belle église. Les conseillers municipaux avaient des stalles réservées dans la grande nef, vis-à-vis de la chaire ; à côté d'eux, sur des chaises inférieures, se placèrent les notables. Les juges étaient en face. Tout autour, la troupe forma le cercle. Aussitôt, M. le maire, en un discours de circonstance, expliqua le motif de cette cérémonie, et Richard, procu­reur de la commune, demanda d'admettre les nouveaux juges à la prestation du serment, ce qu'ils firent aussitôt en ces termes : « Je jure de maintenir la constitution du royaume, d'être fidèle à la nation, à la loi, au roi, et de remplir avec exactitude les fonctions de mon office. »  Les conseillers cédèrent, à ce moment, leurs places aux juges et au commissaire du roi. Le maire, au nom du conseil et du peuple, s'engagea à reconnaître les jugements du tribunal, M. Chanut, vice-président, en l'absence du président, prononça un discours relatif à ses fonctions. M. Issautier fit agréer ses lettres de nomination et prêta aussi serment. Conseillers, notables et juges, tous entrèrent alors dans le chœur et, placés dans les stalles, ils entendirent la messe, qui fut chantée avec l'accompagnement de toute la musique de la ville. Pendant ce temps, les cloches sonnaient à toute volée et les pétards éclataient bruyamment au dehors. Le chant du «  Te Deum » clôtura cette cérémonie, qui revêtait, par son caractère religieux, un éclat de majestueuse dignité. Le retour s'effectua dans le même ordre qu'à l'arrivée ; sur la place de la mairie, on alluma un grand feu en signe d'allégresse. Dans les assemblées primaires tenues les 16, 17 et 18 janvier, les électeurs composèrent le tribunal de la justice de paix; ils nommèrent juge M. de Raffin, assesseurs ou suppléants, MM. Honoré d'Audiffret, Ri­chard, Tassy, de Champclos et Pochet. Ces nouveaux élus prêtèrent serment le 24 janvier. M. de Raffin ne devait pas terminer l'année de ses fonctions. Il fut élu député à l'Assemblée législative, au mois de septembre, et fut remplacé par M. d'Audiffret. Celui-ci démissionna aussi en 1792, quand il fut nommé lieutenant de gendarmerie.

Voici le tableau des membres du tribunal en 1791, avec

leur traitement et l'impôt à prélever sur chacun d'eux, d'après la liste remise, le 5 avril 1792, au sieur Bremond,
receveur à Manosque:

Traitement. Impôt.

Claude Chanut, président ................................. 1.800 ........................................................... 100

Maïsse, vice-président ...................................... 1.800 ........................................................... 100

Cbarles-Jean Henos, juge ...................................... 1.800 ..................................................................... 100

Aillaud, juge .................................................... 1.800 » ......................................................... 100

Jean-François Giraudon, accusateur public. .. 900 45

Jean-Toussaint Louis, greffier ........................... 600 .............................................................. 30

Jean-Joseph Issautier, commissaire du roi. .. 1.800 100

J.-Honoré Audiffrel, juge de paix ........................ 600 ............................................................... 30

Pierre Tassy, greffier du juge de paix ................. 200 ...................................................................... 10

CHAPITRE V

I

La constitution civile du clergé et son application à Manosque. - Aperçu général.

La question religieuse vint se greffer malencontreuse­ment aux événements de la Révolution et fut une des principales causes de division dans la France. Manosque fut souvent, pour ce motif, le théâtre de pénibles incidents.

Le 12 juillet 1790, l 'Assemblée constituante avait voté la constitution civile du clergé. Celle-ci rencontra une forte opposition. L'assemblée, irritée par la résistance, décida, le 27 novembre 1790, que les ecclésiastiques fonctionnaires seraient astreints au serment civique, qu'ils prêteraient dans leur église, en y ajoutant celui de maintenir la constitution civile du clergé. Le refus du serment entraînait la déchéance des titu­laires. Le roi refusa d'abord d'approuver ces décrets ; enfin, après maintes hésitations, il les sanctionna le 26 décembre 1790.

Le clergé, surtout le bas clergé, désirait bien des modifications dans l'organisation religieuse de ce temps. Tout n'y était pas parfait. Les abus s'étaient glissés dans le sanctuaire ; beaucoup de prêtres se dévouaient auprès des fidèles, dans leurs paroisses, mais certains autres ne songeaient qu'à se procurer des bénéfices, pour bien vivre loin du travail. Dès 1789, le clergé s'était montré favorable au mouve­ment politique ; il avait prêté le premier serment. Il aurait salué avec le même enthousiasme toute loi qui aurait réprimé les abus.

Celle qui avait été votée par l'Assemblée entrait dans un domaine qui n'était pas le sien ; elle touchait la juridic­tion, modifiait le mode de nomination des curés et réglait toutes ces questions sans un accord préalable avec le chef de l'Eglise. Devant les exigences de cette loi, il fallait prêter ser­ment, c'est-à-dire accepter sans restriction les réformes ecclésiastiques, qui échappaient à la compétence de l'As­semblée, ou bien se démettre de ses fonctions et exciter contre soi une partie du peuple, qui classerait les réfractaires parmi les adversaires de la Révolution. Beaucoup de prêtres, quand il fallut se prononcer, se trouvèrent dans la plus grande incertitude.

Ils pouvaient prévoir les conséquences du refus : quitter leurs paroisses, laisser les fidèles sans secours religieux, sinon risquer d'être chassés, exilés ou traînés en prison. D'autre part, jusqu'à quel point pouvaient-ils savoir si ce serment était défendu ? Le roi très chrétien avait sanc­tionné la loi; le pape n'avait encore rien dit; il ne condamna la loi qu'en avril 1791 ! Dès lors, que faire ? Des hésitations de ce genre se produisirent dernière­ment, lors du vote de la loi sur la séparation de l'Eglise et de l'Etat. Parmi les meilleurs catholiques et dans les rangs du haut clergé, n'y avait-il pas des partisans sin­cères de l'acceptation et du refus ? Il serait donc injuste d'accuser de lâcheté ou de faiblesse tous ceux qui, en 1791, prêtèrent le serment. Bon nombre crurent agir en bons citoyens mais, prêtres soumis à l'Eglise, ils se rétractèrent, sans hésiter, au jour où l'autorité spirituelle, seule juge en la matière, se prononça contre la loi. Il est certain qu'il faut retrancher du nombre de ces prêtres convaincus ceux qui n'avaient d'autres mobiles que l'ambition ou l'intérêt. Ceux-ci étaient tout prêts pour l'apostasie et le scandale. N'y a-t-il pas toujours des hommes qui s'abaissent devant tout pouvoir, quoi qu'il leur demande ? Il est plus triste de trouver, parmi ces dégradés, des prêtres qui, par leur noble vocation et leur bel idéal, devraient être au-dessus de pareilles lâchetés.

II.

Le clergé paroissial.

L'administration municipale de Manosque était plutôt favorable à la religion et à l'Eglise. Le sentiment religieux était très profond dans les âmes, à en juger par diverses délibérations prises durant les années 1791-92.

Les réfractaires eux-mêmes n'eussent pas été inquiétés, si un petit groupe de révolutionnaires, futurs terroristes, n'eût veillé à l'exécution de la loi. Le clergé manosquin, en majorité, prêta le serment. Le 10 janvier 1791, le directoire de Forcalquier prévenait le maire de Manosque qu'un arrêté du département du 30 décembre dernier avait déterminé qu'au paiement du 1er janvier 1791 nul ecclésiastique ne recevrait son traite­ment, s'il n'exhibait la dernière quittance de ses décimes, celle de la contribution patriotique et le procès-verbal de la prestation du serment civique.

Le 10 février 1791, M . Honoré Bonnety, curé de la paroisse Saint-Sauveur, et François Ollivier, son vicaire, se concertèrent avec le maire pour fixer cette cérémonie au dimanche 20 février. M. Lambert, curé de Notre-Dame, avec deux de ses vicaires, avait fait la même démarche et fixé le même jour. Ce 20 février donc, à 9 heures du matin, après la messe paroissiale, devant le conseil général et le peuple assemblé, le curé Bonnety prononça un discours dans lequel «  il a exprimé, à la grande satisfaction des habi­tants, un sincère dévouement à la nouvelle constitution » et prêta ensuite le serment de veiller avec soin sur les fidèles de la paroisse qui lui était confiée, d'être fidèle à la nation, à la loi et au roi et de maintenir de tout son pouvoir la constitution décrétée par l'Assemblée nationale et sanctionnée par le roi. L'abbé Ollivier, aussitôt après, prêta le serment. Le conseil municipal alla immédiate­ment à Notre-Dame, pour le même objet. Le curé de la paroisse se soumit à la loi . Les trois vicaires, Fouque, Beraud et Pourcin, refusèrent. Dénoncés, le 28 février, au directoire du district, ces prêtres se présentèrent à la mairie, le 3 mars, pour le prêter avec restriction, si on le leur permettait. Le maire leur montra le décret du 4 janvier, qui demandait le ser­ment pur et simple. Ils refusèrent de le prêter et, comme conséquence de leur refus, le 10 mars 1791, les administrateurs du district chargèrent M. le maire d'infor­mer ces trois prêtres qu'ils étaient déchus de leurs places et que toute fonction leur était interdite dans la paroisse, «  Le service divin, ajoutent-ils, ne doit pas en souffrir, puisqu'il a été accordé provisoirement un vicaire de plus au curé de Saint-Sauveur et que, sous peu de jours, la nouvelle circonscription des paroisses sera fixée . »

Le 22 février, le curé de Saint-Sauveur avait accompa­gné à la mairie son nouveau vicaire, Louis Leth, origi­naire de Manosque, ci-devant vicaire à Dauphin, pour déclarer qu'il le choisissait comme vicaire et faire enre­gistrer le serment déjà prêté, à Dauphin, le 13 février. D'autres prêtres vinrent remplir les vides que la sup­pression des prébendes et le refus du serment avaient faits dans le clergé paroissial. Voici le tableau de l'état du clergé paroissial de Manos­que, avec le traitement et l'impôt prélevé sur chacun, en 1791 (liste remise au sieur Bremond, receveur, le 5 avril 1793) :

Traitement. Impôt.

Honoré Bonnety, 61 ans, curé de Saint-
Sauveur ......................................................... .... 2.400 livres . 160 livres .

François Ollivier, 33 ans, premier vicaire
de Saint-Sauveur ................................................... 800 - 40 —

Louis Leth, 26 ans, deuxième vicaire .... 800 — 40 —

Mayeul-Pancrace Robert, 24 ans, troisième vicaire 700 livres . 35 livres .

André Lambert, curé de Notre-Dame ... . 1.800 — 100 —

Joseph-Gilles Dray, premier vicaire de
Notre-Dame. .......................................................... 800 — 40 —

Pierre-Michel Martin, deuxième vicaire de
Notre-Dame ...................................... ............ 800 - 40 —

Jean-François Martin, 49 ans, troisième
vicaire de Notre-Dame ................................. 700 — 35 —

Les trois réfractaires, Fouque, Beraud et Pourcin, durent abandonner leurs fonctions. L'abbé Fouque fut porté sur la liste des émigrés du 19 août 1793. Certains actes de catholicité de 1797, 1798, 1799, signés par lui, montrent qu'il était à Manosque à ce moment. Il fut nommé, plus tard, curé de Reillanne. L'abbé Pourcin, porté sur la liste des émigrés du 10 mars 1793, revint comme vicaire à Notre-Dame et y mourut le 15 juin 1809. L'abbé Beraud fut nommé, après le concordat, curé de Notre-Dame. Bonnety, malgré son serment, fut incarcéré comme suspect de fédéralisme ; il exerça le ministère à Manosque, jusqu'au concordat, et fut alors nommé curé de Saint-Etienne. Ollivier, son vicaire, fut nommé curé à sa place par les sociétés populaires, en 1793, il fut incarcéré une première fois en 1793, une seconde fois en 1794, quand il protesta contre Derbès La Tour. Avec Louis Leth et Pancrace Robert, ils furent les principaux promoteurs du mouvement révolutionnaire à Manosque. Ce dernier fut même victime de la vengeance des Manosquins qu'il avait persécutés. Le curé Lambert se retira à Grambois. Joseph-Gilles Dray quitta le vicariat de Notre-Dame en janvier 1793, fut nommé capitaine à la 1 er compagnie du 4e batail­lon des Basses-Alpes, aumônier de ce bataillon le 15 mai 1793 et donna sa démission le 1 er pluviôse an II (20 janvier 1794). Il acquit une partie du couvent des Bernardines, et, le 8 frimaire an 8 (29 novembre 1799), nous le trouvons à Manosque, où il est délégué à Digne pour affaire com­munale. François Martin est cité dans un acte de civisme, en l'an II (1793), comme ministre du culte catholique employé à la paroisse Notre-Dame, depuis le 30 septembre 1791, et Pierre Martin, son neveu, fut nommé curé de Corbières, le 3 juin 1792. Il nous faudra revenir sur quelques-uns de ces person­nages qui avaient profité des événements pour se faire une situation à Manosque et devinrent la terreur de leur pays. C'était le fruit gangrené que la tempête allait déta­cher de l'arbre de l'Eglise.

III.

Prêtres réfractaires et prêtres assermentés. Violents incidents à Manosque.

Malgré les instances des administrateurs du départe­ment, Mgr de Villedieu, évêque de Digne, ne voulut point reconnaître la nouvelle constitution qui lui conférait la juridiction sur tout le département ; il refusa aussi de prêter serment. Son siège lui fut donc enlevé.

Le 20 mars 1791, les électeurs des Basses-Alpes se réunirent à Digne pour lui donner un successeur. M. de Villeneuve, natif de Valensole et curé de ce pays, fut élu par 155 voix, contre 133 à M. Pons, ancien curé d'Entrevaux. Le nouvel évêque prétendait exercer dans tout le diocèse une juridiction que les insermentés ne reconnais­saient pas. Les évêques dépossédés protestaient contre cette usurpation auprès du directoire, tel l'évoque de Sisteron, Mgr de Bovet, qui lui écrivait : « Nous ne conseillerons pas aux nôtres d'employer la violence, mais nous leur dirons de se tenir éloignés des pasteurs illégi­times. Que vos ministres recueillent le prix de vos suffrages ! Qu'ils jouissent des honneurs et des biens ! Le suffrage de nos consciences, le sentiment de l'honneur, la satisfaction de faire le bien nous resteront ; nous n'envie­rons pas leur partage. » A Manosque, comme en maints autres pays, une partie de la population suivit ces conseils, déserta les églises paroissiales, assista aux offices et reçut les sacrements dans les chapelles que desservaient des prêtres insermentés. C'était à prévoir mais cet état de choses déchaîna une lutte qui fut le principe d'événements malheureux. Le 13 juillet 1791, le syndic du directoire écrivait au maire : « On assure que, depuis qu'il a été fait lecture aux paroisses de votre ville de la lettre de Mgr l'évêque du département, les prêtres réfractaires qui ont été rem­placés et les non assermentés attirent une foule immense dans les églises de l'hôpital et des religieuses de votre ville et excitent par là une rumeur extraordinaire parmi le peuple, qui paraît disposé à se permettre des voies de fait pour empêcher ces manœuvres et que les réfractaires et les non assermentés ne confessent publiquement et avec une affectation scandaleuse dans lesdites églises. J'écris à M. Lambert, curé de Notre-Dame, et vous prie de vous concerter avec lui sur les précautions à prendre. Le Syndic, C hauvet . » Celui-ci, dans la séance du directoire du 17 juillet, disait : « J'apprends que la ville de Manosque est livrée aux tristes épreuves des dissen­sions, que les têtes y sont exaltées par des prêtres réfractaires; les églises y sont presque désertes; on affecte d'assister aux offices dans les chapelles de l'hôpital, du séminaire, des Bernardines ; on y accourt en foule. » Pour mettre fin à cela, il faisait prendre un arrêté qui ordonnait la fermeture de ces chapelles . Or, cet arrêté, pris et envoyé à Manosque le 17 juillet, n'était pas encore exécuté le 7 août. Les quelques jaco­bins de l'endroit, soutenus par les prêtres assermentés, accusèrent la municipalité de faiblesse et se portèrent à des actes de violence. Le procès-verbal des faits qui se passèrent nous dépeint l'état d'effervescence des esprits : « La ville de Manosque, y est-il dit, avait joui de la tranquillité la plus parfaite depuis l'établissement des nouvelles municipalités, lorsque tout à coup des nuages commencèrent à se répandre relativement à l'organisation civile du clergé. Pour tâcher de les dissi­per, la municipalité fit faire une proclamation contre ceux qui, par des menées sourdes, cherchaient à troubler l'ordre, et, pour tâcher d'acquérir des preuves, elle décerna des amendes applicables aux dénonciateurs. Cette proclamation parut ramener la tranquillité. Mais, quelque temps après, des plaintes verbales furent portées par quelques personnes, soit prêtres non assermentés, soit laïques, qui prétendaient avoir été insultées. Il leur fut recommandé de demeurer tranquilles, de ne rien faire, de ne rien dire qui put troubler l'ordre, de prendre garde aux menées sourdes et que, si elles étaient découvertes, les auteurs seraient sévèrement punis.

Les paroisses étaient moins fréquentées qu'avant la nouvelle organisation du clergé, mais la désertion n'était pas bien nombreuse relativement à la population de la ville; elle n'était remarquable que par les personnes, dont le nombre ne s'élevait peut-être pas à la trentième partie des habitants. Le dernier du mois de juillet (1791), jour de dimanche, après les vêpres, quelques personnes se présentèrent à la municipalité et demandèrent pour les jeunes gens qui faisaient partie de la garde nationale volontaire la permission de faire une farandole; la permission fut accordée, à condition que tout se passerait tranquillement. Un nommé Girard, porte-parole de ses camarades, fut déclaré responsable des incidents, s'il s'en produisait. L'ordre ne fut pas parfait. Durant le parcours de la farandole, on s'arrêtait devant certaines maisons parti­culières, en criant : « Les aristocrates à la lanterne», ce qui donna l'effroi à plusieurs citoyens de la ville. M. Amand, prêtre (prébende), vint même se plaindre à la mairie « qu'un particulier de la ville, fâché de ce qu'un homme, qu'il avait dirigé, ne lui avait pas laissé son bien et voulant s'en venger, lui avait crié en pleine rue : « Aristocrate à la lanterne », ce qui peut avoir quelquefois des suites fâcheuses . »

Le samedi suivant, 6 août, le bruit se répandit que, le lendemain, dimanche, il y aurait une nouvelle farandole et que les choses seraient poussées fort loin. « Certain personnage disait à des gens du peuple qu'en pareilles circonstances on ne pouvait pousser trop loin les choses et qu'en agissant ainsi on suivrait l'esprit de l'évangile . » (Ce meneur devait assez peu connaître l'esprit de l'évangile.) Le soir, dans la nuit, il y eut de nombreuses plaintes. Des passeports furent demandés.

Le dimanche 7 août, le conseil municipal se réunit pour étudier comment on pourrait éviter les incidents. Il fut décidé de faire une proclamation pour exhorter au calme et dénoncer les fauteurs de désordre. Cette mesure ne fut pas d'un grand effet. La nuit venue, un attroupement se forma devant la mairie. Le maire, le procureur de la commune, trois conseillers et le secrétaire se trouvaient dans le salon du conseil.

Un groupe envahit l'antichambre. Un homme saisit le procureur Richard par le collet. Il voulait l'entraîner dans la foule et lui faire un mauvais parti. Les con­seillers parvinrent à délivrer leur collègue et à faire évacuer la salle. L'attroupement resta devant la porte. M. Richard, spécialement visé parce qu'il avait appelé ivrogne un homme de la bande, se sauva par le toit, descendit dans un lieu voisin, se déguisa en femme et se retira dans une maison éloignée du quartier. Après cette fuite, le maire et les conseillers, précédés des valets de l'hôtel de ville, qui les éclairaient avec des torches, descendirent dans la rue. A peine furent-ils aperçus que des clameurs s'élevèrent. Certains émeutiers réclamaient la démission de Richard ; d'autres demandaient le renvoi des Sœurs de l'hôpital, la fermeture des chapelles de l'hôpital et des Bernardines ; ils reprochaient à la muni­cipalité de ne point exécuter le décret du directoire qui portait cette dernière clause. (La manifestation n'avait pas d'autre but.) Le maire s'excusa et avoua n'avoir pas reçu et ne pas connaître cet arrêté. Finalement, les émeutiers signifièrent au maire et aux officiers munici­paux qu'ils n'avaient qu'à se retirer, ce qu'ils firent aussitôt.

Pendant ces événements, tous les habitants, hors les personnes attroupées, étaient enfermés dans leurs mai­sons ou se tenaient à côté de leurs portes. (Courageux exemple de ceux qui réprouvent le désordre, - et ils sont la majorité, mais ne font rien pour défendre l'ordre, laissent nonchalamment s'accomplir tous les crimes, sans rien perdre de leur quiétude, en restant tranquillement chez eux. Quand le maire fut parti, les émeutiers pénétrèrent dans la mairie pour s'emparer du procureur, qu'ils n'avaient pas vu sortir. En vain fouillèrent-ils partout, même sous les lits des valets de ville. Dépités, ils se rendirent à la maison de Richard, enfoncèrent la porte et firent une inutile perquisition. Pendant ce temps (c'était 10 heures et demie du soir), le maire était assis devant sa maison, en compagnie de sa femme et de quelques voisins. N'eût-il pas mieux fait de secouer la torpeur des braves gens et, avec eux, de mettre à la raison ces quelques forcenés ! Il vit trois hommes qui s'avançaient de son côté. Ceux-ci s'arrêtèrent devant la maison de M. Vacher, seigneur de Saint-Martin, et lan­cèrent furieusement des pierres contre la porte et les fenêtres.

Le lundi 8 août, le conseil municipal s'assembla de nouveau ; il apprit que l'on perquisitionnerait encore le soir pour découvrir la retraite de Richard et il ne savait trop quel moyen prendre pour terminer ces incidents. Voici plutôt quelle solution il adopta : il se renseigna sur le fameux arrêté dont avaient parlé, la veille, les émeu­tiers. M. Nicolas, médecin, en avait, dit-on, un exem­plaire imprimé, dont il avait fait lecture, la semaine précé­dente, au café et dans quelques maisons. Le conseil le fit demander, et, après en avoir eu connaissance, il prit une délibération exécutée le même jour, qui, en la circon­stance, dépeint surtout sa pusillanimité devant l'audace d'un petit groupe d'exaltés : « Nous sommes arrivés, dit le maire, en un moment fâcheux : nous avons vu hier éclore le plus grand désordre et nous n'avons été préservés de plus grands malheurs que par une protection spéciale de la Providence. Le peuple demande que les prêtres non assermentés ne disent pas la messe à la chapelle de l'hôpital et que les églises des Bernardines et du séminaire soient fermées ». En conséquence, le conseil délibéra de faire fermer la porte extérieure de ces chapelles et de remettre les clefs de celle de l'hôpital au curé de Notre-Dame, vu que les prêtres assermentés de cette paroisse sont chargés provisoirement du service ; le con­seil exprima au directoire sa surprise de n'avoir pas reçu un arrêté qui se trouvait depuis huit jours entre les mains d'un particulier. Sur le soir, M. le maire alla au quartier Soubeyran et aux Aires. Il y vit beaucoup de gens occupés à la foulaison ; il les vit très doux et très honnêtes, s'empressant de lui parler et de le saluer, ce qui le fit augurer favora­blement contre la menace qui avait été faite pour la nuit. Cependant, dès que la ville fut plongée dans l'obscurité, une troupe d'environ vingt hommes armés de gros bâtons (était-ce là le peuple?) vinrent rôder autour de la maison de Richard et se répandirent ensuite en petits pelotons dans la ville. Ils lancèrent des pierres aux fenêtres de Sœur Delphine et plus encore à celles du sieur Henos, juge au tribunal, où logeait M. Silvy, prêtre prébende, son beau-frère.

Le mardi 9 août, la ville paraissait tranquille ; la muni­cipalité en profita pour exécuter le nouveau décret sur l'organisation de la garde nationale. Des registres furent ouverts pour faire inscrire les citoyens actifs, et beaucoup d'habitants donnèrent leur nom afin de former une garde sûre pour le dimanche suivant. Le procès-verbal des faits relatés ci-dessus fut envoyé au directoire du dépar­tement, le 11 août 1791. Celui-ci, au lieu de punir ceux qui excitaient ces désor­dres, sévit contre les victimes; il prit prétexte des événements de Manosque et de Sisteron pour exiler l'évêque, Mgr de Bovet, à 10 lieues de son diocèse, et les prêtres réfractaires de Manosque, Sisteron, etc., à 4 lieues de leurs paroisses, afin de réprimer la licence des réfractaires, qui, à Manosque et à Sisteron, couraient les rues et les maisons pour calomnier la loi, les législateurs, les prêtres assermentés, et s'efforçaient de soulever le peuple. Le mouvement était dirigé, à Manosque, par un groupe qui se transforma en club et tint ses séances dans la chapelle des pénitents bleus. Les membres qui le compo­saient, terroristes avant le temps, voulaient imprimer à I la Révolution sa marche en avant.

En août 1791, la municipalité avait autorisé provisoirement ce club. Le 4 février 1792, plusieurs membres, parmi lesquels Pierre Tassy et Joseph Baret, deux des plus ardents, pour se conformer à la loi de juillet 1791 sur la police municipale, viendront déclarer à la mairie les jours de leur réunion, mardi, jeudi et samedi de chaque semaine . De ce club sortaient toutes les pétitions signées par une vingtaine de futurs sans-culottes. Le 28 décembre 1791, ils s'efforceront d'atteindre l'œuvre de la Miséricorde en demandant que le personnel qui dirige cette œuvre soit renouvelé, d'autant plus, disent-ils, que les secours sont refusés aux pauvres patriotes . Plus tard, ils se chargeront de surveiller les prêtres réfractaires et les chapelles qui avaient été fermées.

Le 9 avril 1792, ils présentent au conseil une pétition ainsi conçue : « Des citoyens actifs de cette ville, désireux de veiller à l'entière exécution de la loi relative aux prêtres réfractaires, voient avec peine des personnes s'obstiner à célébrer et à entendre des messes inconstitu­tionnelles ; plusieurs maisons, depuis longtemps atteintes et convaincues du crime d'aristocratie, servent de repaire à ces monstres, ennemis du repos de leur patrie; les citoyens actifs vous dénoncent comme telles la maison des religieuses de Saint-Bernard et celle du séminaire ; ils vous prient de les présider dans une visite qu'ils se proposent de faire, sous vos auspices, à ces maisons justement suspectes. » Suivent vingt signatures des futurs sans-culottes, qui prétendaient, par leur audace, en imposer au pays.

IV.

Hôpital. Les religieuses et l'aumônier refusent de prêter le serment. Laïcisation.

  L'hôpital semblait d'abord à l'abri de toutes les tracas­series suscitées par la constitution. Les administrateurs du district, conformément à une lettre du ministre de l'intérieur du 31 mai 1791, avaient écrit, le 15 juillet, au maire de Manosque de ne point inquiéter les religieuses et de les exhorter « à se taire à propos des brefs du pape et à exécuter les décrets de l'assemblée nationale en recon­naissant, comme légitimes pasteurs, ceux que la loi leur avait donnés». Les administrateurs avaient une raison toute spéciale pour recommander aux religieuses de reconnaître les prêtres assermentés. Ceux-ci, pour la plupart, étaient tenus en assez médiocre estime par les fidèles, dont l'élite n'assistait plus aux offices paroissiaux.

Les religieuses ne les estimaient pas davantage, témoin un fait qui suscita une enquête du conseil municipal et mit en assez mauvaise posture Lambert, le curé asser­menté de Notre-Dame. Le 6 juillet, le directoire du district en était informé par une dénonciation partie de Manosque ; il demandait aussitôt des explications au conseil municipal : « Nous vous prions de nous instruire s'il est vrai que Sœur Rose, de l'hôpital, a lu et expliqué la bulle du pape aux filles dont l'éducation lui est confiée, si, de concert avec la supérieure, elle a admis à la première communion deux de ces filles sans en prévenir le curé de la paroisse Notre-Dame, qui avait commencé leur confession, et que les Sœurs ont enlevé de son tribunal, pour les livrer à un prêtre inconstitutionnel. Le conseil municipal, pour s'instruire du fait, fit appeler les personnes en cause. Le curé de Notre-Dame déclara que, quinze jours avant la Pentecôte, voyant deux fillettes disposées à la première communion, il avait commencé leur confession et que, retournant deux jours après la Pentecôte pour la conti­nuer, ces fillettes n'avaient plus voulu se confesser à lui, ce dont il se plaignit aux religieuses; l'une d'entre elles. Sœur Victoire, lui dit que, puisqu'on avait la liberté des opinions religieuses, il était surprenant qu'il voulût faire violence aux consciences de ces fillettes et qu'il n'avait qu'à se retirer. L'aumônier avait ensuite préparé les deux enfants à la première communion. La supérieure de l'hôpital et Sœur Rose répondirent que les enfants, sans donner de motifs, n'avaient plus voulu se confesser à M. le curé. Sœur Victoire est plus maligne : elle ne sait rien. Un jour, dit-elle, se trouvant à la cuisine, M. le curé entra et lui reprocha d'échauffer l'esprit des enfants ; il s'en était aperçu par la confession ; elle répondit qu'elle n'échauffait l'esprit de personne et que la confession, de tout temps, avait été libre ; peut-être ces enfants avaient changé leur confiance ; elle-même avait eu confiance dans un temps à certaines personnes et elle ne l'avait plus aujourd'hui ; cependant elle avait dit au curé qu'elle ne le considérait pas comme un intrus. L'aumônier prétendit avoir simplement exercé les devoirs de sa charge, en confessant et communiant les jeunes filles ; il garda le silence, quand on lui demanda s'il était, disposé à prêter le serment. Les enfants, appelés, revendiquèrent la liberté de se confesser à qui bon leur semblait. Le procès-verbal de cet incident, signé par les personnes en cause et par M. Eyriès, maire, fut envoyé à Forcalquier .Le 17 juillet, le directoire fit fermer la chapelle au public. L'aumônier réfractaire fut obligé de cesser ses fonctions et fut remplacé provisoirement par le clergé de Notre-Dame. Le 3 août, les administrateurs du district, au reçu d'une lettre du directoire du département du 29 juillet, écrivirent au maire et aux membres de la commission de l'hospice de remplacer les religieuses dans un délai de trois jours, si elles négligeaient de prêter serment. Le 5 août, les reli­gieuses furent appelées à la séance du conseil municipal. La supérieure remit sur le bureau le décret de l'Assemblée nationale du 14 mai, par lequel « l'Assemblée nationale demande au pouvoir exécutif que les Filles de la Charité de Saint-Lazare ne soient point troublées dans leurs fonctions et qu'elles soient protégées dans les soins qu'elles rendent avec tant de zèle aux pauvres malades ». Ce décret était accompagné d'une lettre du ministre de l'intérieur du 30 mai : « Les Sœurs de la Charité, écrivait-il, ne sont pas dans la catégorie des fonctionnaires publics qui doivent prêter serment.... La liberté religieuse a été reconnue sans restriction aucune. Les Sœurs de la Charité doivent jouir, comme les autres citoyens, de cette liberté pour suivre les principes religieux qu'elles ont adoptés. C'est la seule compensation de tous les généreux sacrifi­ces qu'elles font chaque jour : parents, amis, santé, repos, rien ne leur a coûté pour venir s'ensevelir dans les hôpitaux.... C'est dans la religion seule qu'elles puisent leur courage.... Quelle âme honnête et généreuse n'éprou­verait pas l'intérêt le plus touchant pour ces filles respectables, inaccessibles à aucun ressentiment et qui mettent tout leur bonheur à pouvoir exercer leur charitable zèle que la persécution la plus odieuse n'a pas affaibli.... » C'était un bel hommage rendu au mérite et à la vertu, hommage toujours nouveau, qui s'applique encore aux dévouées religieuses qui desservent nos hôpitaux.

La supérieure de l'hôpital, après avoir déposé sur le bureau le décret et la lettre, ajouta qu'étant membre d'un corps les religieuses ne pouvaient rien sans le consente­ment de leurs supérieurs. Le 12 août, le maire dut encore réunir son conseil pour lui communiquer l'arrêté du département qui ordonnait de remplacer les religieuses. Cet arrêté fut communiqué aux administrateurs de l'hospice à fin d'exécution . Ceux-ci, dans l'intérêt des malades, refusèrent de donner des remplaçantes à ces religieuses, dont ils appréciaient le dévouement et l'abnégation. Ils demandèrent au direc­toire qu'il leur fût permis de surseoir à l'exécution de l'arrêté. Peine inutile. « Des circonstances impérieuses ne nous permettent pas d'adhérer à cette demande », fut-il répondu le 20 août . Déjà, le conseil municipal avait décidé de pourvoir au remplacement des religieuses. Le 17 août, il avait pris cette délibération : « Considérant qu'il se doit à la tranquillité publique, que le vœu du peuple est que les Sœurs cessent leurs fonctions, dès qu'elles refusent le serment, qu'il y va même de leur sûreté.... ; considérant que les recteurs ont refusé de nommer des remplaçantes et que les réclamations faites exposeraient la ville à des troubles et à des insurrections, populaires, le conseil charge quatre conseillers de choisir et nommer des filles ou femmes pour prendre soin des malades et enfants de l'hôpital et d'y placer un infir­mier. Un personnel destiné à une telle besogne ne se recrute pas facilement ; déjà, en décembre 1791, les mêmes, qui avaient poussé au renvoi des Sœurs, se plaignaient du manque de personnel et de la mauvaise tenue de l'hôpi­ tal . L'on ne remplace pas le dévouement d'une religieuse soutenue dans sa tâche par la religion. Le 8 germinal an V (28 mars 1797), le maire de Manosque écrivait à son collègue d'Apt pour lui demander s'il n'y aurait pas dans sa ville une religieuse pour l'hôpital de Manosque. Celui-ci lui répondit de s'adresser aux Sœurs de la Miséricorde de Montpellier . Plus tard, les religieu­ses revinrent à l'hôpital de Manosque et le trouvèrent dans un état lamentable. Puissent l'hôpital et la ville de Manosque posséder des administrateurs assez soucieux des intérêts des malheureux pour conserver toujours ces bonnes Sœurs ! M. Raoust fut de nouveau nommé aumônier de l'hospice, le 11 vendémiaire an XI (3 novembre 1802).

V .

Enseignement. - Prestation du serment par les professeurs et maîtres d'école.

  La loi sur la constitution civile n'était pas encore appli­quée dans les maisons d'éducation au commencement du mois de juillet. Ce n'était pas du goût de tout le monde. Le 6 juillet, le maire fut assez aigrement rappelé à l'ordre : « L'on nous a exposé, lui écrit le directoire, que l'aumô­nier de l'hôpital, les régents du collège, les maîtres et maîtresses d'école n'ont pas encore prêté serment; un plus grand délai nuirait à la chose publique. Veuillez nous envoyer tous les renseignements nécessaires pour que nous puissions donner suite à une dénonciation . Le maire, qui peut-être ne se fut point hâté sans cela de jeter le trouble dans le personnel scolaire, au grand détriment de l'instruction de la jeunesse, convoqua, pour le 10 juillet, à la paroisse Notre-Dame, tous ceux qui étaient encore soumis à la prestation du serment. Plu­sieurs s'y rendirent. Paul-Antoine Roux, ecclésiastique, régent du collège, que nous verrons plus tard parmi les plus fougueux sans-culottes, François-Sylvain Queirel, Michel-Antoine Person Chabus, maîtres d'école, prêtèrent serment après la messe paroissiale. Ce même jour, Gilles Dray, nouveau vicaire de Notre-Dame, prêta aussi serment. Pancrace Robert, sous-diacre, autre régent du collège, arriva trop tard à l'église et le prêta à la mairie. Ce dernier devait peu à près être ordonné prêtre et nommé vicaire à Saint-Sauveur, en attendant son passage au terrorisme .

Aussitôt après la cérémonie, le maire envoya au district le procès-verbal de la prestation du serment, avec les noms des réfractaires, en ajoutant à l'adresse des admi­nistrateurs : « Le nécessaire avait été fait avant l'arrivée de votre lettre et probablement avant la dénonciation que des personnes injustes, turbulentes et malintentionnées se sont obscurément permise. Voyez, Messieurs, que nous remplissons notre devoir ; il nous paraît que vos expres­sions auraient du être un peu plus adoucies . » Au reçu de ce procès-verbal, qui contenait une majorité de réfractaires, le directoire du district écrivit au maire de rem­placer tous les insermentés, c'est-à-dire Magnan, régent du collège, Truphème, maître d'école, et les institu­trices: Sœurs Marguerite, d'Embrun, Arlaud Saint-Joseph, Françoise Avril, Catherine Raoust . Le conseil municipal, pour se conformer à cet ordre, nomma aussitôt comme régente des écoles de la ville demoiselle Catherine Audibert, à condition qu'elle ne pourra exiger plus de 10 sols par mois des filles qui liront et 15 de celles qui liront et écriront. Demoiselle Audibert accepta et prêta serment .

Cependant les religieuses ne quittèrent pas l'enseigne­ment. A diverses reprises, en 1791, la municipalité reçut des pétitions à ce sujet : « Puisque le conseil a remplacé les Sœurs de l'hôpital, pourquoi agit-il différemment pour l­es autres. » Le 14 février 1792, une nouvelle pétition, signée par une soixantaine de Jacobins, demandait encore que les demoiselles Arlaud Saint-Joseph, Raoust et Avril, institutrices publiques, fussent forcées à prêter serment . Le maire dut faire des instances auprès de ces dernières. L'une d'entre elles, Sœur Saint-Joseph Arlaud, finit par céder et prêta serment, le 11 avril 1792, devant le conseil municipal « afin de pouvoir continuer ses fonctions ». Le personnel du collège fut modifié et complété. Louis-Joseph Robert, ci-devant curé de Pierrevert, Pierre Bouffier, ecclésiastique de cette ville, et Paul Antoine Roux se présentèrent, le 23 octobre 1791, au conseil municipal pour se faire agréer. Le conseil, « reconnaissant leur capacité, leurs bonnes vie et mœurs, les accepta et désigna Robert pour la classe d'humanité et de troisième, Roux pour la quatrième et cinquième, Bouffier pour la sixième et les commençants. Le personnel des Lazaristes ne paraît pas pour la pres­ tation du serment. Il sera question de ces religieux dans le chapitre consacré aux communautés de Manosque.

VI.

Suppression des prébendes. Prestation du serment par les prêtres prébendes.

Il a pu paraître étonnant à ceux qui ne connaissaient pas l'organisation du clergé à la paroisse Saint-Sauveur, avant la Révolution, de ne voir paraître, lors de la pres­tation du serment, qu'un curé et un vicaire. C'eût été trop peu pour une paroisse qui s'étend sur les trois quarts de la ville. Le clergé de Saint-Sauveur était composé, en 1791, d'un curé, d'un vicaire et de six autres prêtres appelés prébendes. Il sera utile de dire comment ces derniers avaient été adjoints au ministère paroissial.

L'agglomération qui forme aujourd'hui la ville de Manosque était dispersée, avant le XVe siècle, dans divers villages ou hameaux. Chacun de ces villages avait sa paroisse. Peu à peu, les habitants disséminés se réunirent et ne formèrent qu'une seule ville. De ce fait, la paroisse Saint-Sauveur fut augmentée considérablement, sans que son clergé reçût la même progression. Cette paroisse avait été unie au Chapitre de Forcalquier, qui en perce­vait les revenus et la faisait desservir par un chanoine ou plus souvent par un prêtre délégué, appelé vicaire. Le service ne pouvait être suffisant dans ces conditions. Les paroissiens réclamèrent. Une transaction du 27 no­vembre 1438 accorda à la paroisse un vicaire, un prêtre secondaire et le prieur de la léproserie de Saint-Lazare. Après une nouvelle demande et l'accord qui intervint en 1447, il fut encore adjoint au clergé deux prêtres, appelés choristes. Comme les revenus de la paroisse étaient assez impor­tants et que les paroissiens préféraient payer pour des prêtres qui desserviraient leur église, plutôt que pour les chanoines de Forcalquier, qui s'étaient plus ou moins bien acquittés de leur charge de curé, il y eut une nouvelle demande en 1004. Une sentence prononcée le 3 août de cette année par l'archevêque d'Embrun, établi juge dans la question, accorda définitivement à Saint-Sauveur un curé, un vicaire et six prébendes, dont le traitement était prélevé sur les revenus de la cure de Saint-Sauveur et autres paroisses des hameaux disparus. Ces prêtres devaient être choisis de préférence parmi les originaires et habitants de Manosque. Ainsi en fut-il toujours, sauf quelques rares exceptions.

Au moment de la Révolution, nous voyons le clergé de Manosque à peu près exclusivement composé de Manosquins. Si cet état de choses favorisait son bien-être, peut-être nuisait-il à son indépendance, et ne faut-il pas voir dans ce fait la cause de l'apostasie de certains, qui avaient été poussés à la prêtrise surtout par amour du bénéfice ? La Constitution supprimait les prébendes et réservait simplement une pension aux titulaires.

Le 6 décembre 1790, à 10 heures du matin, le conseil municipal délégua plusieurs de ses membres auprès des six titulaires de Saint-Sauveur, afin de leur donner lecture du décret de suppression. Ceux-ci répondirent par une protestation pleine de dignité : « C'est avec la plus amère douleur, dirent-ils, que, par un coup d'autorité auquel nous ne devions pas nous attendre, nous nous voyons dépouillés de nos bénéfices, dans lesquels nous avions la douce consolation, après avoir offert à Dieu le sacrifice de louange par la prière publique, de servir encore l'Eglise et nos chers concitoyens par l'exercice du devoir du saint ministère.... Si on nous arrache de nos places, on n'arrachera jamais de nos cœurs l'amour de la patrie et le zèle pour la sanctification des âmes qui nous étaient confiées . »

Durant l'année 1791, les prébendés ne paraissent plus ; nous les voyons cependant en butte à certaines tracasse­ries de la part des Jacobins. On insulte Amand ; on lance des pierres contre les fenêtres de Silvy. N'étant pas reconnus comme fonctionnaires publics, ils ne sont pas appelés à prêter serment. Le 13 décembre, le maire reçut du Directoire une lettre qu'il devait communiquer et faire signer à tous les bénéficiers; il leur est demandé d'envoyer les titres des bénéfices ; leur traitement sera suspendu jusqu'à ce qu'ils se soient exécutés.Cette lettre fut signée par tout le clergé paroissial cité plus haut, sauf Dray, et en plus par les prébendes Pochet, Pochet aîné, Arbaud, Silvy, Amand, Siméon, Martin, prêtre ancien, Fumisier, Père de la mission. Le tableau, qui va suivre donnera le traitement de chacun d'eux. Bientôt, comme les autres prêtres, ils furent soumis au serment. Les décrets, qui ne concernaient d'abord que ceux considérés comme fonctionnaires, s'étendirent, en 1791 et 1792, à tous les prêtres qui touchaient un traitement, et les réfractaires, après avoir été simplement mis à l'écart de toute fonction, allaient être persécutés, emprisonnés ou relégués, s'ils ne prenaient le chemin de l'exil. Le roi opposait inutilement son veto à toutes les mesures, de l'Assemblée. Souvent, en pratique, sous la poussée des clubs, les municipalités et les directoires faisaient exécuter des décrets qui n'étaient pas légaux.

La plupart des prébendés de Saint-Sauveur et quelques autres prêtres prêtèrent serment, au commencement du mois de juin 1792. Le 3 juin, André-Etienne Silvy, le 4 juin, Charles-François Pochet, celui qui devait être pendu deux mois après, vinrent à la mairie prêter serment d'être fidèles à la nation, à la loi et au roi et de maintenir de tout leur pouvoir la constitution décrétée par l'Assemblée nationale et sanctionnée par le roi. Un autre prêtre, natif de Manosque, Jean-Joseph Serraïre, ex­-prieur et curé de la commune de Dampierre-sur-Blévy (Eure-et-Loir), prêta aussi serment. Ce même jour, le maire et deux conseillers, sur l'invitation qui leur avait été faite par les intéressés, se rendirent, à 9 heures du matin, à la maison de Paul Arbaud, prébendé, et ensuite chez Pouttion, cordelier, qui fut aussi pendu deux mois après, à la maison qu'il habitait hors la porte Saunerie, dans un enclos, pour enregistrer leur serment. Ils le prêtèrent chez eux, l'un ne pouvant venir à la mairie à cause de ses infirmités, l'autre, à cause de son grand âge et de sa cécité presque complète. Le 5 juin, Joseph Siméon, prêtre de cette ville, bénéficier, le 10 juin, André Barras, ex-prieur de Notre-Dame, arrêté en l'an II comme agitateur et contre-révolutionnaire, se soumirent à la loi. Le 2 août, Jean-Baptiste Rochon, prébendé, qui l'avait prêté quelques jours auparavant, à Saint-Michel, vint le renouveler. Celui-ci fut arrêté en octobre 1792, après les événements du 10 août. Le 4 août, Antoine Bérenguier, notaire, déposa sur le bureau du conseil le serment civique de Paul Amand, prébendé, son cousin, « qui veut donner des preuves de son civisme et le renouvellera dès son retour à Manos­que ». Il ne manque que le procès-verbal du serment d'Henry Pochet, qui dut cependant le prêter, puisque nous le retrouvons à Manosque, en l'an III, comme pensionné à 603 livres . La maison des prébendés, attenant à l'église Saint-Sauveur, fut vendue, le 20 fructidor an IV (6 septem­bre 1796).

CHAPITRE VI.

Les couvents de Manosque. Leur suppression et la vente de leurs biens. !

I.

Mesures législatives contre les Ordres religieux.Les couvents à Manosque.

Les Ordres religieux furent violemment atteints par les décrets de l'Assemblée nationale. Ce ne fut pas, tout d'abord, une suppression pure et simple ; c'eût été trop brutal. Avant d'employer le coup de force, il convenait d'acheminer les esprits par degré, de préparer ce que l'on appelle l'opinion.

Le 28 octobre 1789, un décret défendit d'émettre les vœux ; un autre, du 5 février 1790, réduisait le nombre des couvents à un seul du même Ordre dans une ville ; le 13 février, les vœux monastiques furent supprimés ; les 19 et 20 février, 10 et 20 mars, de nouveaux décrets réglè­rent la situation des religieux et religieuses qui sortaient de leurs couvents. Les municipalités étaient chargées de procéder à l'inventaire de leurs effets, biens et charges.

En 1789, Manosque possédait deux communautés de religieux : les Observantins ou Cordeliers et les Capucins (les Carmes avaient été supprimés quelques années plus tôt), et une communauté de religieuses : les Bernardines. Il convient d'ajouter à cette liste les Lazaristes, qui dirigeaient le collège, et les Sœurs de la Charité, qui desservaient l'hôpital. Plusieurs délibérations du conseil municipal attestent tous les services rendus au pays par ces corps religieux. A l'heure de leurs suppressions, les couvents de Manosque ne sont plus, il est vrai, dans leur splendeur. Les religieux sont en petit nombre et se trou­vent dans un état assez précaire. Nous dirons brièvement comment ces couvents s'établirent à Manosque et, quelle fut leur fin.

II

Les Carmes.

Les Carmes s'étaient établis à Manosque durant le cours du XIII ème siècle, au lieu où se trouve aujourd'hui le jardin de l'hôpital. En 1367, ils entrèrent dans la ville, pour être à l'abri des bandes de pillards qui ravageaient nos régions ; ils se fixèrent, dans la rue Guilhempierre, au quartier qui porte encore leur nom. Ce couvent fut supprimé le 2 septembre 1786 ; il n'y avait à ce moment qu'un seul religieux : Jean-Louis de Fresse-Montval, natif de Valensole. Celui-ci resta à Manosque, livra, pour la forme, ses lettres, de prêtrise le 24 ventôse an II(14 mars 1794) et continua à exercer le ministère paroissial en diverses circonstances. Les actes paroissiaux de l'église Saint-Sauveur en 1799,1800, etc., en font foi.

L'église et la maison furent vendues en 1797. Le 22 novembre 1791, le sieur Serraïre, prêtre, avait l'inten­tion d'y établir un moulin pour presser le marc d'olive et il demandait, pour cet objet, un robinet d'eau qui lui fut accordé. Aujourd'hui, plusieurs particuliers occupent ces immeubles. Cette suppression n'est point le fait de la Révolution, mais plutôt de la décadence de la maison, qui eut cependant ses heures de splendeur.

III.

Les Capucins.

Le conseil général de la commune avait appelé les Capucins à Manosque, au commencement du XVII ème siècle, pour les opposer aux prédicants luthériens. Ces religieux obtinrent de grands succès par leurs prédications. Ils s'attirèrent la reconnaissance de la population par leur sublime dévouement durant la peste de 1631 . Quand le fléau reparut dans nos régions, en 1720, ils allèrent à Sainte-Tulle soigner les pestiférés.

Au moment de la Révolution, le nombre des religieux était restreint. Deux Pères, le P. Michel et le P. Audibert, et le Frère Jean Richaud sont portés sur l'état du clergé de 1791, avec un traitement de 800 livres pour chaque Père et de 400 livres pour le Frère. Ces religieux étaient dans un état voisin de la misère, avant la liquidation de leur pension. La municipalité, attendu leur extrême besoin, leur fit fournir, du 8 août au 23 septembre 1790, 1 quintal 4 livres de viande. Le 9 février 1791, M . de Champclos, procureur, écrivait au Directoire : « Les Pères Capucins sont sur le point de partir. Je me propose d'établir deux gardiens, après leur départ. Une des cha­pelles de l'église renferme des effets appartenant aux Sœurs du Tiers-Ordre de Saint-François. Elles les récla­ment, avec permission de les transférer dans une autre église».

Les Sœurs de Saint-François, sans attendre la permis­sion, enlevèrent de la chapelle une vierge en marbre pour la porter à Notre-Dame, au grand scandale du conseil municipal, qui fit une enquête sur le fait pour rechercher les auteurs et vit une inconvenance dans ce transfert de la statue sur une charrette, sans qu'on eût prévenu le Père Marie-Antoine, gardien du couvent. On avait enlevé, en même temps, une tapisserie et une balustrade. Cette statue, classée en 1908 comme monument historique, se trouve actuellement dans une niche, au-dessus de la porte extérieure de la paroisse Notre-Dame.

Le 9 mars 1791, les religieux se retirèrent du couvent. M. de Champclos en avertit le Directoire : « J'ai l'honneur de vous adresser mon procès-verbal de la sortie des ci-devant religieux de leur maison conventuelle. Les vases sacrés et divers autres meubles ont été mis sous scellés. Je crois qu'il est essentiel que ces meubles soient vendus le plus tôt possible par les soins de la municipalité. J'attends vos ordres. »

Le 2 mai 1791, les scellés furent enlevés, et le mobilier, vendu beaucoup plus tard, produisit 590 livres qu'un conseiller municipal porta au receveur du district, à For­calquier, le 4 septembre 1792 . Le couvent fut vendu, le 10 avril 1791, à Bérenguier, notaire, pour la somme de 22,200 livres , et ce dernier l'afferma à la municipalité, le 1er décembre 1791, pour le casernement des soldats. Cet immeuble et la chapelle appartiennent aujourd'hui, au moins en partie, à M. Soulet, qui les utilise pour diver­ses industries.

IV.

Les Cordeliers Observantins.

Ces religieux s'établirent à Manosque au XIII ème siècle, en dehors des murs de la ville, au pied du Mont d'Or, au-dessus de la fontaine d'Aubette et du ruisseau. Comme les Carmes, ils entrèrent dans l'intérieur de la ville pour être à l'abri des pillards et se logèrent au quartier qui porte leur nom.

En 1790, il n'y avait que deux religieux : le P. Leblanc, porté sur la feuille des impositions de 1791 comme rési­dant à Carpentras et jouissant d'un traitement de 800 li­vres, et le P. Pouttion, gardien du couvent et supérieur de la prison, sise dans le couvent, pour les prisonniers frappés de démence ou autres détenus par lettre de cachet ou par ordre supérieur. Ce dernier touchait 1,000 francs de traitement . Il avait encore son titre en 1792, mais ne devait plus en exercer les fonctions, vu son grand âge et sa cécité presque complète, qui l'empêchèrent de se rendre à la mairie pour la prestation du serment . Il restait dans une maison, appelée le Cas, située au-dessous de la Plaine. C'est là qu'on vint le prendre pour le conduire au lieu de son supplice, en août 1792. Bientôt, nous aurons à raconter cette atrocité, avec les incidents qui en furent la suite. Le couvent et l'église furent vendus à Reyne, notaire, le 10 avril 1791, au prix de 25,000 livres . Le Cas, maison et jardin, fut acheté par André Gassaud pour 12,000 livres. Les effets et meubles, lors de la vente, produisirent la modique somme de 519 livres 19 sols. L'église de ce couvent renfermait les ossements des anciens baillis et de plusieurs familles notables, comme les Vachier, Voland, Redortiers, du Teil, de Saffalin, qui s'étaient réservé ce droit en contribuant à la construction de l'église. La clef de voûte du chœur de la chapelle, exposée à la mairie, dans la salle réservée du conseil, porte les armoiries de la famille de Saffalin. Le couvent, actuelle­ment habité par de nombreux particuliers, porte encore des traces de sa beauté ancienne, et certains vestiges sont intéressants à visiter.

V.

Religieuses Bernardines.

Le couvent de cet Ordre fut fondé à Manosque, en 1634, par Anne de Valavoire, née à Volx et fille du seigneur de ce lieu. Ces religieuses rendirent des services signalés au pays, en se consacrant à l'enseignement des jeunes filles. Beaucoup d'entre elles durent profiter de c et avantage précieux.

Les religieuses qui formaient la communauté en 1790 appartenaient aux meilleures familles de Manosque, ce qui explique pourquoi leur chapelle était fréquentée par toute l'aristocratie locale. Lors des événements de juillet 1791, leur chapelle, particulièrement visée pour ce motif, fut fermée à l'extérieur.

Dix religieuses sont portées, comme vivant en commun, sur la liste des imposables de 1791, au traitement de 594 livres 8 sols 9 deniers chacune ; il s'y trouvait en plus une religieuse converse, demoiselle Gaubert, qui touchait seulement 283 livres 1 sol 3 deniers. Privées de leurs revenus ordinaires, elles étaient dans la détresse avant de toucher le traitement qui leur fut accordé. Le 19 février 1791, elles demandèrent un acompte de 1,200 francs sur ce traitement. Le directoire le leur accorda.

Le 4 juin l792, elles étaient encore dans leur couvent ; sur le point de le quitter, elles firent part au conseil muni­cipal de leur détermination. Le maire donna lecture de cette lettre à la séance du 4 juin : « Messieurs, nous sommes déterminées à quitter notre maison, le dernier du mois de juin; vous voudrez bien, dans cet intervalle, venir vérifier l'inventaire de nos meubles et nous faire jouir des avantages de la loi. Nous sommes, avec une parfaite considération, Messieurs, les religieuses de Saint-Bernard. Suivent leurs signatures : De Gérard, Sœur Thérèse Pochet, Roman, Françoise-Madeleine Champclos, Jeanne-Angeline Champclos, Anne Monnier, Bouteille, Claire Flotte, Masse, Françoise Chaves, Gaubert».

Nous retrouverons six de ces religieuses, retirées dans leurs familles, ainsi que, plusieurs autres, appartenant à divers couvents, lors de la prestation du serment liberté-égalité. Le 20 juin 1792, le conseil municipal fut chargé par le Directoire de vérifier l'inventaire ; le bâtiment fut vendu en l'an IV.

VI.

Les Lazaristes.

Le séminaire de Manosque ou collège fut fondé, d'après un acte notarié du 31 octobre 1661, par Claude de Thomassin, prêtre de Manosque et savant théologien. Il dota le diocèse de Sisteron d'un établissement qui lui faisait défaut et qui continuait l'ancien collège fondé en 1365 par le pape Urbain V, dans la rue Saint-Sauveur ou Voland.

De Thomassin établit le séminaire sur la place des Ormeaux, dans les locaux compris entre la place actuelle (ancien cimetière), les rues Chacundier, de la Paille, Danton. Il dirigea lui-même l'établissement pendant vingt-quatre ans. En 1685, pour donner de la stabilité à son œuvre, il chargea son neveu, Louis de Thomassin, évêque de Sisteron depuis 1680, de placer cette maison sous la direction des Lazaristes et leur fit donation, par acte notarié du 30 octobre 1685, de tous les meubles et immeubles dudit séminaire. La congrégation s'engageait à céder trois Pères et deux Frères convers pour la direc­tion et l'administration de l'établissement. Claude de Thomassin se réservait seulement le logement et la nour­riture dans la maison ; il mourut à Manosque, en 1692, et y fut inhumé dans l'église Saint-Sauveur.

Les Lazaristes changèrent de local en 1774 et se trans­portèrent au bâtiment occupé par le collège actuel, qu'ils avaient fait construire. Au moment de la Révolution, en 1792, nous trouvons dans le personnel Magnan, Paul-Antoine Roux, Joseph Bouteille, nommé professeur de philosophie par le conseil municipal le 1 er octobre 1788, à défaut de prêtres de la Mission, Fumisier, seul porté comme Père de la Mission , et trois Frères coadjuteurs : Jean-Baptiste Saint-Jean, Louis Condamier et François Blanc . La chapelle des Lazaristes fut fermée en 1791, comme étant un centre de contre-révolution ; assez longtemps, ces religieux furent soumis à des vexations de toutes sortes et à des visites domiciliaires . Le 13 mai 1792, le conseil municipal délibéra de faire sa soumission pour l'acquisi­tion des biens de cette congrégation . Une partie avait été vendue le 23 mai 1791 ; le reste, bâtiment, église et autres dépendances, fut mis en vente le 11 novembre 1792 et fut acheté pour la somme de 50,795 livres . Ainsi s'effondrait l'œuvre de Claude de Thomassin, qui avait trouvé dans les Lazaristes de dignes continuateurs.

VII

Le conseil municipal et la vente des biens des couvents.

Le Directoire du district avait d'abord donné à la muni­cipalité le pouvoir de vendre les meubles et autres objets en cuivre et en bronze provenant des églises supprimées.

Les paroisses profitèrent de cette occasion pour obtenir les objets qui pouvaient leur être utiles ; le 2 mai 1791, lors de la levée des scellés au couvent des Capucins, la municipalité reçut du district, pour la remettre à M. le curé de Saint-Sauveur, la liste des ornements et autres objets qui lui avaient été concédés . Bientôt, ces ventes ou concessions furent arrêtées, et le procureur du Direc­toire écrivit au maire, le 27 septembre, de faire expédier tout de suite à Forcalquier ce qui n'aurait pas été délivré, ainsi que les cloches des églises supprimées, avec ordre de descendre des clochers celles qui seraient encore suspendues .

Le conseil municipal semblait faire la sourde oreille. Le 15 décembre 1791, il fut rappelé à l'ordre : « Le Direc­toire, écrivit le procureur, a réclamé en vain, par sa lettre du 27 septembre, de faire déplacer les cloches des églises supprimées. Vous n'avez pas répondu... Dépêchez-vous, car le ministre menace de ne plus rien distribuer en espèces aux départements trop en retard ».

S'il importait peu au conseil de faire envoyer à Forcal­quier des objets qui pouvaient lui être utiles à l'avenir, s'il cachait les cloches, même aux mauvais jours de la Terreur, pour les avoir encore quand reviendraient des temps meilleurs, il s'occupait davantage de retirer profit de la vente des biens des couvents. De nombreuses séan­ces, depuis le 13 mars 1791, furent consacrées à cet objet. Le conseil ne put obtenir, comme il le demandait, de garder à son compte quelque vaste immeuble pour y établir le tribunal, la prison et une caserne. Quand ces biens furent vendus, il songea à en retirer le bénéfice qui lui revenait ; il est dit dans la délibération du 10 décem­bre 1791 : « La majeure partie des biens nationaux situés sur le terroir de cette ville, pour laquelle la municipalité avait passé sa soumission et avait été déclarée adjudica­taire par décret de l'Assemblée nationale du 9 janvier dernier, a été vendue à Forcalquier et a rendu la somme de 176,820 livres , somme sur laquelle la commune à un seizième à répéter. Le conseil délibéra unanimement d'envoyer incessamment au receveur du district toutes les pièces nécessaires pour s'en procurer le montant. Cette soumission aux communes, avant la vente aux particuliers, avait été employée par l'Assemblée nationale afin de rassurer les acheteurs qui ne se présentaient pas, dans la crainte que la vente ne fût annulée par la suite, et aussi afin que les communes, qui étaient poussées par l'intérêt, secondassent l'exécution des décrets de l'As­semblée.

Toutes les sommes ainsi retirées et beaucoup d'autres encore s'engouffrèrent dans les aventures subséquentes qui allaient plonger Manosque dans la consternation. L'on peut se demander comment cette ville put faire face à toutes les dépenses que les circonstances lui imposèrent. Il ne lui fallut rien moins que l'énergie et le dévouement de bons administrateurs, la générosité et le zèle patrioti­que de ses habitants et aussi la richesse de son terroir. Il est à remarquer que plusieurs acheteurs ne se ren­daient pas acquéreurs de ces immeubles pour en garder l'exclusive propriété. Ils achetaient pour faire ce que l'on pourrait appeler une bonne œuvre et conserver le bien à sa destination. C'est ce que l'on a vu maintes fois dans les ventes des biens des collèges ou des chapelles des reli­gieux, en ces dernières années.

CHAPITRE VII.

Question économique et financière.

I.

Réforme financière. Nouveau mode de perception des impôts.

Les lois sur les biens ecclésiastiques, devenus biens nationaux, et plus encore le besoin de parer aux diffi­cultés budgétaires, obligèrent le gouvernement à opérer des réformes dans le mode de perception des impôts. D'autre part, le système en usage commençait à ne plus répondre aux exigences du moment et n'était pas toujours conforme à la justice. L'on a vu que la réforme des impôts était une des principales revendications du Tiers Etat. « L'Assemblée nationale imposa tous les revenus : ceux de la terre et des maisons, par la contribution foncière; ceux des capitaux, par la contribution mobi­lière; ceux de l'industrie, par les patentes: ceux du commerce, par les douanes transportées aux frontiè­res, etc. L'impôt sur les consommations fut beaucoup plus ménagé qu'il ne l'a été depuis, parce que, regardé comme prélevé sur les salaires et, par les salaires, sur le peuple, on le crut moins bon sous le rapport économique et moins juste sous le rapport politique. » L'exécution de cette réforme était urgente ; le gouvernement espérait équili­brer par elle le budget; il avait dû, pour parer aux difficultés du moment, établir une contribution patrioti­que. Les Manosquins étaient désenchantés. Plusieurs fois, le conseil avait été prié de presser le recouvrement de cette contribution, « qui serait, écrit-on de Forcalquier, le 13 juillet 1791, un tableau bien effrayant, si nous n'étions assurés de votre patriotisme. Le terme de 1790 offre des arrérages sans nombre; celui de 1791 ne se perçoit qu'avec indolence, et vous savez si l'Etat a pu compter sur cet impôt volontaire. La révision du cadastre n'était pas une petite besogne, surtout si l'on voulait appliquer les impôts avec justice.

En vertu de la loi des 20, 22 et 23 novembre 1790, la municipalité de Manosque, à la séance du 13 janvier 1791, divisa le terroir en huit sections et la ville en quatre autres, pour dresser rapidement le cahier des rôles. Le 16 janvier, huit conseillers municipaux furent nommés commissaires pour apprécier la valeur des terres et des immeubles; à chaque conseiller, furent adjoints trois commissaires pris parmi les citoyens actifs qui connais­saient assez le terroir pour en évaluer le produit. La loi demandait toutes ces garanties afin qu'il y eût une grande impartialité dans les opérations.

Le 5 août 1791, le Directoire du département délégua un commissaire à Manosque pour contrôler le travail, qui, malgré l'activité déployée, était loin d'être achevé. Le 5 février 1792, la moitié à peine des imposables avaient fait leurs déclarations; le conseil municipal, ne pouvant prévoir la fin, demanda au Directoire l'autorisation de percevoir, provisoirement et à titre d'acompte, les imposi­tions de 1791 et 1792, telles qu'on les percevait en 1790.

Hélas ! quand tout fut terminé, les imposés ne furent pas contents. Le conseil municipal de 1793 prit, le 21 jan­vier, une délibération par laquelle il était demandé au département des commissaires contrôleurs pour constater les erreurs commises dans l'estimation des biens et les corriger. De fait, un certain nombre d'habitants furent dégrevés. Mais, en général, la masse des agriculteurs et des commerçants ne trouva qu'une augmentation de charges ; c'est ce qui explique les plaintes et pétitions d'un grand nombre d'entre eux.

II.

Rachat et suppression des diverses banalités et servitudes. Moulins. - Rouilloir pour le chanvre. — Four, etc.

La banalité était un des droits seigneuriaux ou commu­naux les plus détestés parce que le peuple était obligé d'aller, sous de fortes peines, se servir au moulin, au rouilloir ou au four du seigneur. Ce qui était un bienfait à l'origine devint une servitude et une tyrannie par la suite. Les seigneurs avaient vendu, de longue date, leurs droits banaux, et les acheteurs ou leurs fermiers ou­bliaient trop souvent le but social que s'étaient proposé les seigneurs, pour en faire une égoïste spéculation. Ce monopole était contre l'intérêt des agriculteurs, soit qu'ils dussent payer une trop forte redevance ou, pis encore, qu'ils fussent servis dans de mauvaises conditions. Il fallait attendre la bonne volonté des meuniers, sans qu'il fût possible d'aller ailleurs. Témoin cette pauvre femme qui, n'ayant pas de pair, pour nourrir ses enfants, porta au moulin le peu de blé qu'elle avait et dut attendre, pendant deux jours, le bon plaisir du fermier. La libre concurrence devait certainement mettre un terme à tous ces abus. L'Assemblée nationale, mue par l'intérêt du peuple et aussi par le désir, en lui plaisant, de se le rendre favorable, ne supprima pas simplement la banalité ; elle ne pouvait méconnaître les intérêts des propriétaires. Elle permit aux communes de la racheter, en obligeant le propriétaire à consentir au rachat.

Le conseil municipal de Manosque, dès le 3 avril 1791, s'occupa de racheter la banalité des moulins du Palais, de Drouille, de Saint-Martin, du Moulin-Neuf. Ceux-ci appartenaient, à ce moment, à M. d'Aygalades. Ce dernier offrit de les vendre, avec tous les droits banaux, au prix qu'ils avaient été achetés, en 1720, par M. d'Allemagne, c'est-à-dire 274,000 livres ; sur ce chiffre, le prix de la banalité figurait pour les trois quarts. Le maire, qui était allé à Marseille pour traiter cette affaire, fit un rapport sur ses démarches et prononça, à la séance du conseil, un discours qui était un vrai réquisitoire contre les abus des temps passés : « Pesez dans votre sagesse la conduite qu'il convient de tenir ; considérez que le moment favora­ble est arrivé pour brûler les liens que vos pères avaient consentis et qui vous enchaînaient. Considérez surtout cette clause fatale qu'ils avaient consentie et qui vous obligeait, en payant le quinzième pour la mouture, de passer deux jours et deux nuits au moulin, sans pouvoir aller moudre ailleurs, sous peine d'amende, de saisie et de confiscation ; considérez que les moulins sont affermés aujourd'hui 13,000 livres et que la rente augmente à chaque nouveau bail. Peut-être, il est vrai, la nouvelle Constitution n'autorisera pas la ville à garder les moulins avec banalité, ce qui constituerait une perte du propriétaire au profit du consommateur. En ce cas, le produit des moulins ferait toujours face à ce qu'ils auraient coûté. Faisons bénir et non maudire notre existence par ceux qui nous succéderont ! Qu'ils ne soient pas dans le cas de dire : il fut un temps où nos pères pouvaient briser nos fers et nous rendre notre liberté, et ils n'en ont rien fait. » Un tel langage ne pouvait qu'émouvoir et séduire les conseillers municipaux : aussi chargèrent-ils le maire de continuer les négociations. Le 17 septembre, à la séance municipale, une pétition signée par cent citoyens fut déposée sur le bureau pour demander une rapide solution de cette affaire ; c'était le moyen assez ordi­naire employé par des groupements pour peser sur les décisions du conseil et vaincre ses lenteurs.

Le 6 novembre 1791, il y eut enfin accord complet entre la ville et M. d'Aygalades. Les moulins et la banalité étaient rachetés au prix de 236,000 livres. Le conseil, tout content de la solution, vota de chaleureuses félicitations à son maire et lui fit un don de 1,200 livres.

M. de Raffin, député à l'Assemblée législative, fut chargé de faire approuver le projet de contrat et fit autoriser la commune à emprunter la somme nécessaire au rachat, avec réserve que la commune pourrait revendre au moment le plus avantageux.

L'accord existait, mais l'acte de vente n'était pas passé, et l'on ne pouvait apporter, en attendant, aucune modifi­cation à l'ancien règlement. Tel n'était point l'avis des cultivateurs, qui désertèrent aussitôt les moulins banaux. Les fermiers s'en plaignirent, accusèrent la municipalité de connivence : non seulement les particuliers ne venaient plus à leurs moulins, mais ceux qui ne les abandonnaient pas ne voulaient payer qu'un taux deux ou trois fois inférieur à celui fixé par le règlement. Il fallut que le conseil ordonnât de faire une proclamation de quinzaine en quinzaine pour rappeler à l'ordre les délinquants.

Le 12 mars 1793, le maire exposa qu'il fallait trouver 80,000 livres pour donner un premier acompte au vendeur, le jour du contrat. Le sieur Aubain, de Marseille, consen­tait bien à fournir la somme, mais il ne voulait pas prêter à la commune ; des particuliers devaient donc se porter caution pour elle. Le 17 mars, un registre fut ouvert pour recevoir les offres des habitants. Ceux-ci souscrivirent pour une somme bien supérieure à celle qui était deman­dée.

L'acte de vente fut enfin signé le 2 avril 1793. L'emprunt ne fut pas nécessaire ; le propriétaire, pour éviter la perte résultant de la dépréciation des assignats, se contenta de l'intérêt annuel.

Le 3 nivôse an III (23 décembre 1794), les moulins étaient en adjudication à Forcalquier. La commune les garda. Ce ne fut pas un marché bien avantageux pour elle. La libre concurrence se faisait à son détriment. Le 9 ventôse an IV (28 février 1796), le conseil se plaignait du mauvais rendement de ces moulins « achetés par la municipalité terroriste contre l'avis des gens sérieux » et demandait des secours pour les soutenir. La commune céda définiti­vement les moulins à la République par l'abandon qu'elle lui fit de son actif et de son passif, et ils furent achetés par MM. Joseph Trémouliere, Latil, notaire, Testanière et Rambaud. La suppression de la banalité avait telle­ment diminué les recettes que les nouveaux acquéreurs purent faire baisser le taux de leurs impôts des deux tiers.

Le 15 messidor an XII (4 juillet 1804), M. d'Aygalades n'était pas encore payé et réclamait au maire ce qui lui était dû. Celui-ci répondit que, le gouvernement ayant pris l'actif et le passif de la commune, cette dernière n'avait plus rien à payer : « J'ignore, dit-il, ce qu'ont produit à la nation les ventes qu'elle a faites de nos moulins, de nos fours, de nos boucheries et de tout notre actif.... L'état de notre passif s'éleva à 615,484 livres 99 sols 6 deniers. M. d'Aygalades y figure pour 236,000 livres. Le gouver­nement, ayant pris l'actif et le passif, ne peut garder l'un et nous faire payer l'autre. »

Rouilloir pour le chanvre. - Le chanvre était autrefois assez cultivé à Manosque, et chaque habitant, ou à peu près, retirait de cette récolte de quoi tisser ces excellentes et bonnes toiles que plusieurs générations ne parvenaient pas à user. Nos contemporains, trop épris de beauté apparente, rejetteraient ces étoffes que nos pères aimaient parce qu'elles étaient le fruit de leur travail. Pour préparer le chanvre, il fallait passer par le rouilloir de M. d'Audiffred Beauchamp. Celui-ci l'avait acheté à la communauté, avec tous les droits banaux. Le 17 septembre 1791, le conseil municipal proposa d'effectuer le rachat, en remboursant le prix de vente. L'affaire traînait en longueur. Le 11 février 1792, une pétition fut déposée à la mairie pour protester contre ces lenteurs : « Des citoyens actifs de Manosque, affligés d'être encore obligés de laisser le vingtième du chanvre pour le faire passer dans le nain, vous prient de les libérer au plus tôt de cette oppression injurieuse pour des hommes devenus libres »

M. d'Audiffret, content, sans doute, des revenus que lui procurait cette industrie, faisait la sourde oreille. Il fallut lui faire signifier, le 15 août 1792, par exploit d'huissier, d'avoir à présenter ses titres de banalité. Il s'exécuta alors et apporta au conseil les pièces de l'adjudication faite à Etienne Audiffret le 15 avril 1719, avec le rapport d'estime. Le conseil décida de ne racheter que la banalité du rouilloir .

Fours. - La pétition du 11 janvier 1791 demandait aussi la suppression de la banalité des fours et leur vente, « comme reste de servitude » ; la perception du droit sur le pain était devenue arbitraire, à cause de l'exigence des fermiers, malgré le taux fixé par les règlements. La ville devait en retirer avantage pour payer ses dettes . Les fours furent vendus le 1 er thermidor an IV (19 juillet 1796). Ils étaient au nombre de sept : 1° four du Soubeiran, dit des Pénitents noirs; 2°four des Cordeliers ; 3° four de la ville; 4° four d'Aubette; 5° four dit de Patache ; 6°four d'Engau ; 7°four de Guillempierre. Huit jours après, la grande boucherie était vendue. Un mois avant, le 3 messidor (21 juin), la grande fabrique de tuiles du quartier des Queirons avait été mise en vente. Tous ces biens composaient l'actif de la commune cédé au gouvernement en même temps que son passif.

Nous avons devancé la date des événements pour ter­miner cette question des biens communaux et pour permettre au lecteur d'apprécier les changements que les lois de la Révolution apportaient dans les diverses indus­tries locales, qui étaient nécessaires au peuple pour ses besoins quotidiens.

III.

Assignats et billets de confiance.

Comme on l'a vu, l'Etat engageait les communes à se rendre adjudicataires des biens nationaux, avec charge de les revendre ensuite, sous leur garantie, aux particuliers. Mais les communes ne pouvaient de prime abord payer le montant à l'Etat. C'est alors et pour suppléer à la pénurie budgétaire qu'on mit en circulation le papier-monnaie. Les communes pouvaient payer en bons sur elles, por­tant intérêts, et l'Etat payait lui-même ses créanciers avec ces bons, dont la valeur était garantie par les biens nationaux. Plus tard, ces billets municipaux furent changés en billets d'Etat ou assignats et le cours en fut forcé. Seulement, le nombre des assignats émis dépassa la valeur des biens nationaux, et, ceux-ci n'étant plus une garantie, le papier-monnaie subit une forte dépréciation, Ce fut le principe d'une crise financière qui ruina de nombreux citoyens. L'assignat, pour servir dans le com­merce, devait être échangé contre des sommes de moin­dre importance. Or, sa valeur monétaire étant fortement diminuée, il ne fallait pas songer à exiger la somme réelle en argent ; c'est alors que l'Assemblée nationale décida d'émettre une subdivision d'assignats ou billets de con­fiance, pour des sommes minimes, et enfin laissa le soin de cette opération aux départements et aux communes. Ce n'était point guérir la crise ; elle était plutôt aggravée. Le 9 septembre 1792, M. le maire de Manosque exposa à son conseil les difficultés que les citoyens éprouvaient pour l'échange des assignats ; depuis longtemps, il aurait proposé l'émission de coupons d'assignats, s'il n'avait espéré que cette mesure, décrétée par l'Assemblée natio­nale, serait exécutée par elle. Rien n'ayant été fait, il propose au conseil d'émettre, jusqu'à concurrence de 100,000 livres, des billets de différentes valeurs, en cou­leurs variées pour mieux les distinguer, c'est-à-dire : 2,134 de 30 sols (blancs), 2,000 de 20 sols (rouge), 4,000 de sols (jaune), 8,000 de 5 sols (vert), 8,000 de 2 sols (bleu). Pour être valables, ils devront porter la signature de deux conseillers et un numéro. Un caissier est nommé pour en faire l'échange aux particuliers contre des assignats .

Le 28 octobre, comme l'arrivée du troisième bataillon des volontaires de la Haute-Garonne faisait prévoir une plus grande activité dans le commerce, le maire demanda une nouvelle émission. Les 10,000 déjà émis précédemment avaient été aussitôt enlevés. Le conseil décida d'en émettre encore pour 2,000 livres, dont 1,000 de 5 sols, 5,000 de 3 sols et 5,000 de 2 sols et demi. Un mémoire sur cette opération financière dit que, le 6 décembre 1792, sur les 10,000 livres de billets imprimés, en avait été échangé seulement pour 5,955 livres, et la municipalité, informée du décret de la Convention qui supprimait le cours des billets de confiance dans toute la France, à partir du 1 er janvier prochain, s'abstint d'en mettre un plus grand nombre en circulation . Le 27 mai 1793, tous ces billets émis, signés ou non signés, furent brûlés sur la grande place. Il en reste quelques-uns aux archives communales dans les liasses de correspondance.

CHAPITRE VIII.

I.

Fin de l'Assemblée constituante.

Une royauté constitutionnelle semblait devoir être le résultat des travaux de l'Assemblée, dont l'immense majo­rité était, en somme, royaliste. De fait, si l'on en juge par les apparences, il en fut ainsi. Mais, en considérant les événements qui se passaient en dehors de l'Assemblée, il était évident que la guerre civile était à l'horizon, avec toutes ses horreurs, tant les uns et les autres, parmi ceux des deux partis qui divisaient la France, mettaient peu de bonne volonté à s'entendre, et le roi tant d'incon­stance dans ses déterminations.

Ce dernier, abandonné par les siens, isolé au milieu d'hommes nouveaux dont il avait des raisons de suspecter le loyalisme, mis par eux sous une tutelle humiliante, perdit encore son dernier soutien à la mort du fougueux tribun Mirabeau, qui, après avoir fortement secoué la royauté, cherchait à en consolider les bases. Les souffran­ces morales affectèrent le roi, au point que l'on craignit pour ses jours. Quand il eut recouvré la santé, la France sembla se réjouir, et sur tous les points du territoire des fêtes eurent lieu pour célébrer son rétablissement.

A Manosque, l'on déploya, à cette occasion, toute la pompe possible. Le maire s'exprimait ainsi, à la séance du conseil du 1 er avril 1791 : « Messieurs, la maladie du roi nous avait plongés dans les plus cruelles alarmes, mais la divine Providence lui a rendu la santé ; il me paraît bon de manifester notre action de grâce et notre recon­naissance, en faisant chanter, un Te Deum dans l'église principale, avec invitation aux autorités, aux tribunaux et à la garde nationale d'y assister. » Ainsi fut-il décidé par le conseil, qui voulut inviter les membres du concert et de la musique et ordonna qu'on allumât un feu de joie sur la place, après la cérémonie . Ce ne fut qu'une accalmie. Le roi, secoué en sens divers, essaya en vain de se soustraire par la fuite au joug qui pesait sur lui. Il échoua une première fois le 18 avril, renouvela sa tentative le 21 juin. Reconnu à Varennes, il fut arrêté et ramené à Paris. Il avait compromis à tout jamais la royauté et donné une nouvelle force à la Révolution. Un décret de l'Assemblée constituante du 16 juillet 1791 suspendit les pouvoirs du roi jusqu'au jour où, la constitu­tion étant achevée, elle aurait été présentée à son accep­tation.Les révolutionnaires des clubs trouvèrent la décision trop bégnine ; ils voulaient la déchéance. Déçus, ils orga­nisèrent une grande manifestation au Champ de Mars et firent signer une pétition pour la demander. C'était une sédition ! Lafayette compromit sa popularité en la répri­mant : la loi martiale fut proclamée.

Les princes étrangers, par la convention du 28 août, menacèrent d'envahir la France si le roi ne recouvrait ses prérogatives et les émigrés leurs biens et leurs honneurs. L'Assemblée répondit à cet insolent défi par un décret qui ordonnait la levée de cent mille gardes nationaux et la mise en défense des frontières ; elle acheva la constitu­tion, que le roi accepta le 14 septembre 1791, et, comme pour faire oublier ses excès et apaiser les passions, elle prononça une amnistie générale pour les délits politiques. Le 30 septembre, elle cédait la place à l'Assemblée légis­lative.

II

M. de Raffin, député .

La ville de Manosque désirait ardemment que l'un de ses habitants fût nommé député à l'Assemblée législative. De son propre chef, elle avait envoyé, précédemment, un député à Paris pour défendre ses droits lésés. Il était donc de son intérêt de faire élire l'un des siens. Dès le 6 mars 1791, M . de Brunet, administrateur du Directoire, attirait l'attention de ses compatriotes sur les conséquences de l'élection qui devait se faire à Digne à la fin du mois d'août. Il leur écrivait : « Comme patriote, je viens vous faire quelques observations. La nomination d'un évêque ou même d'un juge du tribunal de cassation, à moins que Manosque ne portât les yeux sur quelqu'un, ne lui est pas d'un intérêt assez particulier pour engager tous les électeurs du canton à s'y transporter mais, lorsqu'il s'agira de la nouvelle législature, il n'y a nulle raison qui doive empêcher un électeur de marcher, dût-il se faire porter sur un brancard. Le mal serait incalculable et l'établissement de Manosque serait dans le plus grand danger, si nous n'avions pas un représentant du lieu à l'Assemblée nationale On s'endort à Manosque, en disant : Nous sommes la principale ville du département...A quoi cela mènera-t-il si nous n'avons personne pour l'appuyer. »

Les électeurs manosquins ne durent point rester sourds à cet appel, et M. de Brunet, dont nous aurons à parler plus longuement, dut aussi employer toute son influence en faveur de son pays. Le 31 août, les électeurs du département étaient réunis à Digne, pour la nomination de six députés. Au troisième tour de scrutin, M. de Raffin obtint 151 voix contre 148 à M. Bouche, président de l'assemblée électorale, qui s'empressa, dit le procès-verbal, de proclamer l'élection de son heureux rival. Il fut d'ailleurs dédommagé de ce premier échec et fut nommé à son tour le 5 septembre, ainsi que Chauvet, André Pinchinnat, Henri Juglar et Derbès La Tour . Un exprès partit aussitôt de Digne pour annoncer ce triomphe aux Manosquins. M. de Raffin était, en somme, tout désigné pour repré­senter honorablement le département, tout en prenant d'une manière particulière les intérêts de son pays. Il avait été trop écœuré des injustices dont il avait été témoin durant son séjour à Paris, pour qu'il fût injuste à son tour. Un rapport, qui fut dressé lors de sa promotion à la Légion d'honneur, contient sur la vie de cet excellent citoyen des faits que l'histoire ne peut passer sous silence :

« Sieur Jean Raffin, de la ville de Manosque, ancien officier de cavalerie, a l'honneur de vous exposer qu'il entra au service dans le régiment royal-cavalerie, en qualité de cornette, le 15 décembre 1758 ; il fit toutes les campagnes d'Allemagne et se trouva à la bataille de Minden (1759), dans laquelle il a eu son cheval tué sous lui, et à plusieurs autres combats, tels que Fillingsgausem (1761) et Nianuhim. La paix de 1763 ne lui laissant plus l'espérance d'un avancement rapide, il se retira dans sa famille. La convocation des Etats généraux promettant à la France un avenir plus heureux, il adopta les idées de prospérité qu'ils annonçaient. Il fut membre de l'assem­blée des électeurs des quatre sénéchaussées de Sisteron, Digne, Barcelonnette et Forcalquier, réunis dans cette dernière ville. Il y fut nommé suppléant. Peu après la formation de l'Assemblée constituante, la ville de Manosque le députa auprès d'elle pour solliciter en sa faveur l'établissement du tribunal de district, qu'il obtint. Revenu dans sa patrie, ses concitoyens le nommèrent le premier juge de paix. Il exerça cette fonction jusqu'au 1 er octobre 1791, époque à laquelle il fut nommé député par le département des Basses-Alpes, à la seconde Assemblée nationale, dite législative. Il se conduisit en homme d'honneur et en citoyen ; il soutint les principes qu'il avait, d'après sa mission, juré de maintenir, et, malgré les dangers, les orages révolu­tionnaires que cette assemblée éprouva, il resta fidèlement à son poste jusqu'au 21 septembre 1792, jour de la réunion de la Convention. Il continua son séjour à Paris, mais la loi du 26 floréal an II (15 mai 1794) l'obligea d'en sortir ; il se rendit à Versailles, retourna ensuite à Paris, après la révocation de la susdite loi, à la suite du 9 thermidor (27 juillet 1794). Après quatre ans d'absence, péniblement écoulés, il revint à Manosque, sa patrie . »

Le rapport continue à retracer le rôle joué par M. de Raffin dans les événements qui suivirent les jours de la Terreur. Il permettra d'établir d'une manière positive certains faits importants qui se passèrent à ce moment. A l'Assemblée législative, M. de Raffin avait pris place dans le groupe des constitutionnels ou feuillants. Il n'était pas, à coup sur, dans le clan des Jacobins, dont il mérita les invectives, avec les membres de la majorité. Le 1er février 1792, certains députés de l'Assemblée voulaient mettre en accusation le ministre de la marine, qu'il accusaient d'avoir menti à propos de la désertion de deux cents officiers de marine. Une faible majorité repoussa cette motion (208 contre 193). Les «  Annales patriotiques » du 5 février publièrent les noms des députés de la majorité et les dénoncèrent devant l'opinion comme corrompus, prêts à trahir le peuple, lâches, etc. Le nom de M. de Raffin figure, avec celui de M. Juglar, parmi les 208 qui eurent le courage de résister à l'entraînement de ceux qui travaillaient à faire régner en France, la pire des démagogies. Son rôle politique fut très modeste sans doute. Sage, par ses principes et dans sa conduite, il eût voulu pour la France une ère de bonheur, par plus de justice, sans recourir aux moyens violents. La sagesse est de trop dans ces heures de crise ; de Raffin assista impuissant aux scènes de violence qui souillèrent les derniers jours de la Législative. Il s'occupa activement des intérêts de Manosque. Fallait-il faire un emprunt, racheter les droits banaux, obtenir des établissements communaux, sauvegarder, en faveur de Manosque, une prépondérance que Forcalquier convoi­tait ? Aussitôt le conseil municipal avait recours, et non sans succès, à la grande influence que M. de Raffin s'était acquise au sein de l'Assemblée. Il fut en somme, un bon député, serviable pour tous, dans les limites du respect des droits de chacun. Réalisée par de tels hommes, la Révolution ne se serait pas traînée dans la fange et n'aurait jamais versé le sang des meilleurs des Français.

CHAPITRE IX.

Levées militaires 1790-91-92. — Garde nationale. — Volontaires, — Auxiliaires. — Compagnie manosquine. — Divers incidents suscités par les levées.

I.

Le gouvernement avait besoin, pour seconder ses vues, d'une armée qui lui fût dévouée et fût formée avec des éléments nouveaux pénétrés de l'esprit du jour. L'armée avait une double tâche, aussi périlleuse l'une que l'autre. Le pays était partout en ébullition; il fallait surveiller l'œuvre révolutionnaire dans son développement et réprimer toute tentative d'émeute. D'autre part, l'étranger menaçait nos frontières ; il était nécessaire de se mettre sur la défensive pour parer à toutes les éventualités.
Les levées allaient donc se multiplier dans nos campagnes et priver l'agriculture des nombreux jeunes gens qui n'avaient jamais soupçonné que la Révolution les ravirait à leurs travaux pour les conduire à la. frontière, ou les obligerait à devenir soldats pour combattre leurs frères et les conduire en prison. Faut-il, dès-lors, s'étonner si beaucoup de Bas-Alpins se montrèrent rebelles aux lois militaires ou ne répondirent qu'avec nonchalance à de continuelles réquisitions. Pouvaient-ils de gaieté de cœur accepter des charges si lourdes, quand on leur promettait, au contraire, une amélioration à leur sort.Les populations des Basses-Alpes, celle de Manosque, en particulier, considérées comme réfractaires aux levées, ne manquaient pas de patriotisme. Elles étaient hostiles aux diverses mesures des assemblées légiférantes, voilà, tout ! C'était bien leur droit de montrer leur antipathie à l'œuvre de haine, de division et d'injustice, que la Révolution accomplissait en maintes circonstances, dans 1e pays.

II.

Les première levée, ordonnée par décret du département, souleva des incidents et ne-put se faire à Manosque.
En 1789, les populations avaient demandé et obtenu la formation de la garde nationale pour assurer leur sécurité, au moment de la « grande peur ».

A Manosque, la garde nationale avait surtout assisté à des fêtes, prestation de serment, réception des autorités, etc. Sa formation et son armement laissaient plutôt à désirer. L'Assemblée de Brignoles, tenue en juillet 1790, avait décidé la fédération des gardes nationales pour la défense mutuelle des communes de la Provence. Le 14 juillet de la même année, le gouvernement avait appelé à Paris des délégués de toutes les gardes nationales de France. Tassy représentait, la garde de Manosque, De Raflin commandait le détachement des Basses-Alpes.
Les gardes nationales cessaient d'être des isolées. Cette organisation sommaire tendait à donner aux troupes une certaine griserie militaire qui pourrait les rendre aptes au service contre l'étranger et les disposerait à devenir une force et un appui pour le gouvernement.
De fait, les gardes nationales devaient souvent être employées à la formation de l'armée nouvelle et à la répression des insurrections. Vers la fin de 1790, le Var craignit une invasion par Nice et flt aussitôt appel, conformément aux accords de Brignoles, aux départemenss circonvoisins.
Le Directoire des Basses-Alpes, désireux de prêter son concours, décida, le 5 décembre 1790, de mettre en activité une partie de la garde nationale et flt mobiliser 10 hommes sur 100 citoyens actifs de 18 à 50 ans, célibataires autant que possible. Cette troupe, réunie à Digne, devait, former une légion de 3,340 hommes prêts à se porter dans le Var, comme aussi à aider le Directoire pour la répression des désordres commis à propos des droits banaux ou autres. De Brunet fut chargé du commandement. Le Directoire comptait pour cette première réquisition sur les enrôlements volontaires. Il se trompait.
Manosque devait fournir 126 hommes.
La municipalité avait invité, à maintes reprises, les citoyens actifs à se faire inscrire. Beaucoup de jeunes gens avaient donné leur nom mais, lorsqu'il fallut procéder à la levée, cet enthousiasme de la première heure s'était refroidi. Nos volontaires se prirent à discuter le bien fondé de la levée. « Qu'on leur en démontre la nécessité, et ils ne seront plus seulement 100, mais 300, s'il le faut, prêts à marcher. » Le Directoire n'admit point cette manière dilatoire d'obéir à ses décrets. En vain, le conseil municipal ordonna qu'il fût fait une proclamation dans la ville. Le 8 février 1791, aucun volontaire ne s'était encore présenté. Le Directoire pressait la municipalité. Celle-ci convoqua pour le dimanche après ce 8, à 2 heures de l'après-midi, tous les jeunes gens et citoyens actifs et, en attendant, demanda des instructions pour le cas où le résultat serait négatif . Le 13 février, le Directoire félicitait les Manosquins de leur zèle, qui avait dépassé la portée du décret sur la levée. « C'est très bien que tous veuillent marcher, mais il ne faut actuellement, qu'un citoyen sur dix pour former un détachement composé de jeunes gens non mariés et volontaires, qui se porteront, selon les besoins, dans le département oùi ailleurs. Si ces volontaires n'atteignent pas le nombre voulu, il faudra faire tirer au sort tous les garçons des citoyens actifs; aucun d'eux ne sera expatrié; des auxiliaires seront payés à cet effet»
52 jeunes gens se rendirent à la mairie; ils refusèrent de s'inscrire de bonne volonté, demandant au maire qu'il fût: procédé au tirage au sort pour tous indistinctement, bourgeois, ecclésiastiques, présents et absents. Le maire fit remarquer qu'il s'agissait d'une levée de volontaires. Nos jeunes firent du bruit; soutenus par leurs parents, ils se seraient livrés à des actes de violence, si la municipalité ne les avait renvoyés jusqu'à nouvel ordre, non sans promettre qu'il serait fait selon leur désir.
En vain, le Directoire écrivait « que la ville de Manosque devrait non seulement ambitionner de se défendre, mais encore de défendre tout le département ». Malgré tout, la première levée échoua piteusement.

III

Levée des auxiliaires (loi du 4 février). Levée des volontaires (loi du 21 juin 1791). — Incidents de cette levée. — Gradés manosquins du bataillon.

La loi du 4 février 1791 ordonnait une levée de cent mille auxiliaires destinés à remplacer les anciennes milices provinciales. Ces soldats s'enrôlaient volontairement pour trois ans. Ils restaient chez eux avec une solde de trois sous par jour et n'étaient mobilisés qu'à la veille d'une campagne. Le 6 octobre, le Directoire du district de Forcalquier écrivait au maire de Manosque pour lui rappeler cette levée, dont on ne s'était pas préoccupé. De nouveaux décrets, prescrivant d'autres levées, paralysèrent l'exécution de la loi du 4 février.
En soi. les milices provinciales, comme les auxiliaires qui devaient les remplacer, ne formaient qu'une armée de réserve. Il fallait des troupes de première ligne, organisées pour la défense du pays. Les 11 et 12 juin, l'Assemblée nationale s'occupa de cette importante question. La. fuite du roi hâta les délibérations, et un décret du 21 juin prescrivit la mise en activité d'une partie de la garde nationale, par enrôlements volontaires. Les Basses-Alpes devaient fournir trois bataillons de 574 hommes. Le contingent demandé à Manosque était de 71 volontaires. Le 3 juillet 1791, à 6 heures du matin, un exprès arriva de Forcalquier et remit au maire le décret sur la levée. Ce dernier le fit aussitôt publier dans la. ville, en même temps qu'une proclamation du conseil municipal, pour inviter tous les citoyens en état de porter les armes à s'inscrire parmi les volontaires. C'était un dimanche ; le soir, à l'issue des vêpres, la proclamation fut lue dans les églises. Il y eut, tout d'abord, un certain enthousiasme ; 114 volontaires s'inscrivirent du 3 au 11 juillet. Des vieillards firent preuve de bonne volonté. L'un des inscrits avait 80 ans ; plusieurs autres 65 à 75 ans ; treize, 17 à 20 ans ; soixante-seize, 17 à 45 ans. Après deux nouvelles proclamations faites les 12 et 26 juillet, 34 citoyens donnèrent encore leur nom. Ce qui faisait un total de 148 inscrits. C'était trop pour le nombre requis; ce ne fut pas assez. Bien peu persistèrent dans leur première résolution.
Le 28 août, tous les volontaires devaient se rendre à la mairie pour la formation du contingent des 71 partants. 50 seulement se présentèrent, parmi lesquels M. Issautier, ancien consul, et encore certains se récusèrent comme étant invalides. Depuis le 28 août jusqu'au 18 septembre, la municipalité ne cessa d'adresser de pressants appels aux. inscrits et, malgré ses efforts, ne put obtenir plus de 49 volontaires, avec un déficit de 22 pour le contingent complet.
Il fallait cependant en finir. Le Directoire, dans le but d'accélérer les opérations, nomma commissaire pour la levée M. Issautier, dont l'exemple pourrait entraîner les inscrits. Ceux-ci écrivaient au Directoire pour l'assurer de leur patriotisme., tout en se plaignant des mesures adoptées. Le 8 octobre, le.Directoire prenait un moyen terme pour apaiser les esprits; il écrivait au maire : « Nous voyons que les Manosquins sont bons patriotes et que ce n'est qu'un malentendu, occasionné par quelques étourdis, qui a empoché la levée. Pour la compléter, vous ferez tirer au sort, absents et présents. Nous vous observons qu'il n'a été refusé à personne, dans le district de Digne, de se faire remplacer par un homme à peu près de la même taille et du même âge. Les autres districts jouiront de la même faveur. »
Le conseil municipal avait pris d'autres mesures. A la séance municipale du 14 octobre, le maire rappela les scènes pénibles auxquelles avait donné lieu la levée:
« Vous avez été témoins, dit-il, des troubles qui s'élevaient au sujet de la levée des 71 volontaires. Des deux partis qui s'étaient formés dans la ville, l'un voulait employer le tirage au sort pour tous indistinctement; l'autre, pour ceux-là seuls qui s'étaient fait inscrire. Vous avez su que M. Issautier, commissaire pour cette opération, voyant que les esprits s'opiniatraient de plus en plus dans leur parti, dressa son procès-verbal et donna sa démission.
La municipalité ne put voir qu'en frémissant que la cité allait être exposée à un désordre incalculable, si la levée ne s'effectuait et que les moyens forcés, loin de l'éteindre, ne feraient que, le rendre plus terrible. Elle n'oublia rien pour faire la levée, en écartant les inconvénients qui en paraissaient inséparables ; à force de patience, l'esprit de. patriotisme fit tellement taire l'esprit de parti dans notre jeunesse que 70 hommes s'enrôlèrent de bonne volonté, moyennant 100 louis qui, divisés entre tous, donneraient à chacun un pot de vin de 33 livres 16 sols, de sorte que cette levée s'est heureusement opérée et complétée, moins un, de la manière la plus satisfaisante pour les habitants et la plus honorable pour la ville. »
Un certain nombre de Manosqùins avaient donné 50 louis pour payer les recrues ; pour trouver le complément, le conseil décida de taxer chacun des habitants selon ses facultés, ceux surtout qui auraient été-dans le cas de marcher. Le maire avait voulu éviter, à tout prix, le tirage au sort, « qui lui faisait craindre, écrivait-il au Directoire, les plus grands inconvénients et même les plus grands malheurs ».
Les volontaires avaient rejoint Digne, où le rassemblement était ordonné pour le 8 octobre. La somme promise a chacun d'eux n'avait été payée qu'en partie. Dès le 16 octobre, ils réclamèrent le paiement intégral, envoyèrent même un délégué à Manosque et menacèrent de rentrer dans leurs foyers s'il n'était fait droit à leur demande. Le conseil municipal, pour éviter le grand embarras que leur retour donnerait à la ville, décida de payer le complément avec l'argent de la commune .
Les volontaires du district de Forcalquier avec ceux du district de Barcelonnette formèrent le deuxième bataillon des volontaires des Basses-Alpes. Parmi les gradés de ce bataillon, figurent plusieurs Manosquins, dont voici les noms :
Joseph Bayle, né le 1er septembre 1772, à Manosque, commis chez un négociant, élu sous-lieutenant le 28 octobre 1791, lieutenant le 1er décembre 1792. quartier-maître le 8 mai 1793, quartier-maître à la 150 demi-brigade.
D'Antoine Joseph, né le 4 février 1768, à Manosque, élève apothicaire à Avignon, a servi dans la garde nationale, lieutenant le 28 octobre 1791, capitaine , le 1er décembre 1792, capitaine à la 150e demi-brigade/ puis au 21e de ligne, en retraite le ,2 septembre 1808.
Joseph Martel, né le 9 février 1750, à Manosque, a servi, dans le régiment Royal-Roussillon du 1er février 1768 au 1er février 1776, lieutenant le 28 octobre 1791, capitaine le 27 avril 1793, passa au quatrième bataillon de la formation d'Orléans le 11 mai 1793, à la 97e demi-brigade le 1er février 1797.
Jean-Thomas Gaudemard, né le 4 décembre 1767, à Manosque, tailleur, soldat au 27e régiment d'infanterie du 4 décembre 1787 au 19 décembre 1790, sergent au deuxième bataillon le 28 octobre 1791, lieutenant le 6 décembre 1792,. lieutenant à la 150e demi-brigade.
André Tassy, né le 9 octobre 1774, à Manosque, commis chez un négociant à Marseille, lieutenant dans la garde nationale de Marseille, sergent au deuxième bataillon le 28 octobre 1791, sous-lieutenant le 18 août 1793.
Ce bataillon partit pour Pont-Saint-Esprit, le 23 avril 1792, puis fut attaché à l'armée du Nord et des Ardennes.
Le 18 août 1794, il fut amalgamé avec d'autres bataillons, pour former la 150e demi-brigade.

IV.

Réorganisation de la garde nationale. — Formation du bataillon des fédérés. — Un Manosquin f héros du 10 août 1792 ».— Compagnie franche de Manosque. — La patrie en danger.

La loi du 14 octobre 1791 réorganisa la garde nationale pour en faire une forte réserve, où l'armée de ligne pourrait se recruter facilement.
Tout citoyen devait en faire partie, sous peine de perdre ses droits civiques. Les administrateurs, juges, officiers municipaux, exempts de droit, devaient se faire remplacer et payer une taxe. Chaque garde était organisée par district et par canton. Chaque district formait une légion.
Le 11 janvier 1792, des citoyens actifs de la ville de Manosque, « enflammés du zèle le plus ardent pour la conservation de leur liberté menacée par les ennemis de l'Etat », présentèrent une pétition au conseil municipal pour demander la formation d'une milice bourgeoise composée d'environ 100 hommes paisibles, désireux de maintenir la concorde parmi les citoyens. Les Manosquins voulaient-ils se soustraire aux exigences de la loi du 14 octobre ou bien leur pétition tendait-elle à forcer la municipalité à l'exécuter ? Quoi qu'il en soit, ils furent inscrits en grand nombre et divisés en neuf compagnies. Un instructeur, payé par la commune, était chargé de l'instruction militaire de la nouvelle garde. Au mois de mai, le citoyen Gauthier alla à Forcalquier porter les noms des inscrits et l'état de la formation. La nation devenait ainsi un vaste camp militaire sans cesse en alerte. C'était une mesure rigoureuse, sans doute, mais qu'expliquent suffisamment les circonstances de ces heures tragiques. L'étranger était à nos portes ; les émigrés, dont la frivolité s'était assez peu accommodée de partager les dangers du roi et de le défendre, le sollicitaient d'envahir le territoire. Le roi tâchait en vain de montrer qu'il n'était pour rien dans les démarches des émigrés et dans les préparatifs d'invasion ; il dut déclarer la guerre à l'Autriche. Les bataillons déjà formés furent complétés d'après la loi du 6 mai 1792. Manosque fournit 27 soldats; le département devait former un contingent de 678 hommes. La levée eut lieu le 5 août, à 7 heures du matin, dans l'église Notre-Dame. Le maire y avait convoqué tous les jeunes gens et veufs sans enfants, de 18 à 40 ans. Il fut procédé par tirage au sort.
Bataillon des fédérés. — Déjà, un mois avant, plusieurs Manosquins étaient partis pour Paris, d'où ils devaient se rendre à Soissons, où se formait un camp de réserve de 42 bataillons. Un décret de l'Assemblée législative, pris le 8 juin, avait tout d'abord décidé la réunion à Paris, à l'occasion du 14 juillet, de 20,000 fédérés ; le roi avait refusé de sanctionner le décret.
Ce refus suscita l'émeute du 20 juin, qui fut aussitôt réprimée, et lui donna un regain de popularité. L'Assemblée se ravisa et, pour dissiper les défiances du roi, décréta la réunion à Soissons de 42 bataillons, qui passeraient par Paris pour assister à la fête de la Fédération, le 14 juillet. C'était renouveler indirectement le décret du 8 juin. Le roi le sanctionna le 2 juillet. Sous la poussée des clubs, cette levée se fit assez rapidement. Les passions politiques, autant que l'attrait de la capitale, furent pour beaucoup dans l'enthousiasme qui se manifesta.
Dès le 1er juillet, des citoyens actifs de Manosque avaient déposé sur le bureau du conseil municipal une pétition pour demander de recevoir les inscriptions des citoyens désireux de faire partie du détachement des fédérés et de les informer comment seraient payés les frais. Le maire fit observer que le décret sur la levée n'avait pas été reçu et que le conseil ne pouvait délibérer. Il fit tout de même demander au département l'autorisation d'ouvrir le registre des inscriptions et de pourvoir aux dépenses de cinq citoyens qui se dévoueront à la chose publique. Les clubs voulaient, malgré le veto du roi, appliquer le premier décret de l'Assemblée nationale. Le 15 juillet, le Directoire félicita les Manosquins, qui ne se contentaient pas de lever 5 volontaires, puisque, à cette date, 27 étaient déjà partis. L'on sait le rôle joué par les fédérés à la journée du 10 août. Dès leur arrivée à Paris, le 30 juillet, les Marseillais, qui devaient comprendre tout le contingent du midi, eurent de violentes disputes avec les grenadiers. Ils prirent la tête du cortège, lors de l'attaque des Tuileries, furent les plus acharnés dans la lutte, puisque 100 d'entre eux restèrent sur le terrain. Parmi les fédérés de Manosque, se trouvaient Laurent Gaspard, âgé de 26 ans, Pierre Vassal, âgé de 22 ans, Vial, qui fut tué durant les guerres de la Vendée, le 1er septembre 1794, et Michel Mangarel, noté aux archives nationales de la guerre comme « le héros du 10 août ». Le camp des fédérés fut supprimé le 20 octobre 1792 ; les volontaires furent répartis dans divers bataillons.
La patrie en danger. — L'heure était critique. L'étranger envahissait le territoire ; nos armées étaient battues. Le gouvernement déclara la patrie en danger et ordonna la levée de 50,000 volontaires pris dans la garde nationale. C'était le 11 juillet.
Le 20 juillet, le conseil municipal de Manosque se déclara en surveillance permanente, fit rassembler la garde nationale et tous les citoyens sur l'Esplanade, en dehors de la porte Saunerie, pour leur donner connaissance des lois et décrets de l'Assemblée. Le souffle patriotique qui électrisait toutes les âmes leur fit prendre de généreuses dispositions. Le département devait; fournir 633 hommes. A eux seuls, ils décidèrent de former une compagnie, qui s'appellerait « Compagnie franche de Manosque ».
70 à 80 hommes s'étaient enrôlés et avaient nommé leurs officiers : Chabrier, capitaine, Aillaud, lieutenant, Dherbès, chirurgien.
Le Directoire, prévenu de la formation de cette compagnie, applaudissait, par une lettre du 7 octobre 1792, au zèle et au patriotisme de ces citoyens qui se dévouaient à la défense de la patrie ; il autorisait leur armement, en attendant qu'on fixât leur destination et le jour de leur départ. Le 26 octobre, le Directoire demandait de porter le contingent de 80 à 100 hommes, si les Manosquins désiraient former une compagnie spéciale. Le 9 novembre, cette troupe recevait l'ordre de se rendre à Sisteron. Elle se fit remarquer par son indiscipline, se mit en révolte contre ses officiers, qui, finalement, durent donner leur démission. Nos volontaires, si enthousiastes naguère, se prirent à regretter leur foyer et désertèrent avec armes et bagages. En vain, le maire les suppliait de rejoindre. Le 30 novembre, le conseil municipal ordonna à tous les soldats de la compagnie Chabrier qui avaient quitté leur poste sans congé de déposer à la mairie les armes, habillements et équipements qu'on leur avait donnés avant de partir, ils jugeaient à propos de rester chez eux, et 60 d'entre eux, «qui s'étaient formés en compagnie de leur plein gré pour marcher à la frontière», en demandaient l'autorisation au Directoire, parce que, disaient-ils, le danger n'était pas imminent. Tel n'était pas l'avis du Directoire. « Jamais, répondit-il au commencement de janvier 1793, le danger n'a été plus pressant, puisque l'Assemblée nationale a décrété la levée de 100 nouveaux bataillons. Votre compagnie doit servir de noyau pour former celui des Basses-Alpes. »
C'est ainsi que la levée du 22 juillet 1792, qui semblait s'être effectuée dans l'enthousiasme, échoua piteusement à Manosque et se confondit avec celle ordonnée par le décret du 24 octobre 1792, dont il sera question dans l'historique de la Convention.
Grenadiers et chasseurs. A peine le décret pour la levée du 22 juillet avait-il été voté par l'Assemblée qu'un autre, du 24 juillet, autorisait les généraux à requérir les grenadiers et chasseurs de la garde nationale. Le général d'Anselme en demanda 800 aux Basses-Alpes. Le 24 septembre, le Directoire ordonnait cette levée dans le département. A Manosque, la levée eut lieu le 7 octobre et fut marquée par un incident assez curieux. Le tirage au sort se faisait, à 10 heures du soir, dans l'église de Notre-Dame. Tous les jeunes gens étaient assemblés. Ils remarquèrent qu'un Frère Lazariste, François Blanc, en résidence au collège, manquait, Ce pauvre frère était infirme. Malgré son état, la municipalité dut le faire appeler. Il arriva, prit part au tirage et, comme par hasard, il se trouva désigné parmi les partants. S'il n'était pas bon grenadier, avec sa cuisse et sa jambe malades, il en dispensait un autre; c'est tout ce qu'il fallait pour le moment. Peu de temps après, il dut être dispensé du service. Plusieurs auteurs ont fait remaquer, non sans motifs, que ce tirage, au sort était assez souvent une comédie et que les passions politiques aidaient bien souvent le sort dans le choix des. recrues. L'exemple précédent en serait une preuve, Barthélemy Buisson, natif de Manosque, fut capitaine dans ce bataillon. Il quitta l'armée à Perpignan, en l'an III (1795) pour cause de maladie.

CHAPITRE X.

Action révolutionnaire des clubs et sociétés antipolitiques. — Manosque est le théâtre de graves événements. — Massacre de cinq prêtres. — Terreur de la population. — Les Marseillais et Aixois menacent cette ville. — Affaire du 10 août.

I.

La Révolution, qui semblait tout d'abord n'avoir qu'une portée sociale et aurait pu être approuvée dans la plupart de ses aspirations réformatrices, devenait de plus en plus politique et antireligieuse. L'Assemblée législative tendait à renverser le trône et l'autel. Les clubs départementaux excitaient son zèle et se chargeaient de faire appliquer ses décrets, même quand le veto royal eût dû en empêcher l'exécution.En novembre 1791, un décret avait privé de toute pension les prêtres non assermentés et les avait déclarés suspects de révolte et placés sous la surveillance des autorités. En avril 1792, toutes les congrégations régulières et séculières d'hommes et de femmes avaient été supprimées et le costume ecclésiastique interdit. Au mois de mai, l'Assemblée faisait un pas de plus et permettait aux Directoires de prononcer la déportation contre les prêtres réfractaires, sur la simple dénonciation de vingt citoyens. Le 25 août, elle devait prononcer le bannissement. Tous ces actes sectaires préparaient bien la voie aux mesures plus radicales que prendrait la Convention. Le veto du roi contre ces lois n'excitait que davantage les Jacobins, qui, en maints endroits, traduisaient leur mécontentement par des actes de sauvagerie et de carnage indignes d'un peuple civilisé. Ce ne fut, il est vrai, qu'une minorité turbulente et audacieuse qui se rendit coupable de ses méfaits.

II

Massacre de cinq prêtres, à Manosque.

Les événements n'avaient pas rendu les Manosquins hostiles à l'idée religieuse. Déjà, par deux fois, ils avaient demandé le maintien de leurs paroisses. Le 2 mai 1792, le conseil municipal renouvela ses vœux antérieurs, qui s'inspiraient des désirs et du besoin religieux de la population. La paix n'aurait pas été troublée dans ce pays sans la présence de quelques forcenés, poussés par les clubistes de Marseille. Ils avaient déjà manifesté leur esprit lors de la prestation du serment; ils s'étaient insurgés contre les messes inconstitutionnelles et avaient proféré des cris de mort contre leurs compatriotes, prêtres ou laïques, qui ne pensaient pas comme eux. Ils allaient maintenant déplacer le terrain de la lutte et se livrer à des actes qui rendraient à jamais leur mémoire odieuse à la postérité.

Trois prêtres s'étaient retirés à Meyrigues, hameau de Viens (Vaucluse). C'étaient Vial, ancien curé de Céreste, âgé de 65 ans, Joseph Reyne, ancien curé du hameau, et François Pochet, ex-prébendé de Saint-Sauveur. Les premiers étaient réfractaires ; Pochet avait prêté serment le 4 juin. Perdus dans les bois, ils pensaient être à l'abri de toute persécution. Dénoncés à la fin du mois de juillet, ils virent leur demeure envahie par les révolutionnaires des environs et furent conduits à la prison de Manosque. Il fallait statuer sur leur sort. La société populaire, avant de prendre une décision, délibéra d'envoyer quatre de ses membres pour consulter le comité de Marseille.
Or, celui-ci, peu auparavant, avait fait mettre à mort un prêtre sans autre forme de procès. La réponse était donc toute indiquée : « II faut les lanterner! " En conséquence, dans la soirée du 4 août, une troupe d'environ deux cents personnes se porta aux prisons. La sentinelle déclara qu'elle était prête à faire son devoir, si on avançait. Sur cette opposition, l'attroupement changea d'objet et se porta à une maison de campagne où logeait le Père Pouttion, supérieur de la prison, octogénaire, infirme et presque aveugle. Il fut enlevé, conduit dans un champ voisin et pendu à un arbre (1). N'était-ce pas pure folie de mettre à mort ce doux vieillard, qui s'était appliqué à adoucir les rigueurs de la prison. Une lettre-pétition du mois d'avril 1772 montre combien il était estimé à Manosque :« La maison des Observantins, écrit-on, est de temps immémorial l'asile pour gens de famille atteints de démence, ou pour les sujets retenus par lettre de cachet ; il règne dans cette maison la douceur et l'exactitude de la clôture.

(1) Archives particulières de M. le curé de Notre.-Dame ; relation non signé, en quatorze pages, sur la période révolutionnaire.

Ces avantages sont dus à la sagesse et au talent charitable du Père J.-B. Pouttion. La ville et tout le pays craignent toujours de le perdre et demandent qu'il continue d'être supérieur. Le P. Pouttion s'est opposé à ce que l'on fit une pétition en sa faveur, craignant de paraître l'avoir cherchée et de devenir suspect à son Ordre. »
Pourquoi fut-il immolé ? Il ne devait pas être considéré comme réfractaire, puisque, sur sa demande, le maire s'était rendu à sa maison, pour recevoir son serment. Fut-il prié de donner à la sentinelle l'ordre de laisser pénétrer dans la prison et aurait-il expié son refus par la mort, ou bien ces énergumènes, assoifés de sang, cherchèrent-ils une victime isolée du pays et incapable de se défendre ? Le lendemain, la frayeur se répandit dans la ville, et bon nombre de citoyens, qu'on désignait comme devant être pendus, quittèrent leurs maisons. C'était l'affolement de la grande majorité devant l'insolente audace d'un petit groupe qui se sentait soutenu, le cas échéant, par les étrangers.
Le soir de ce jour, quand la nuit eut plongé la ville, dans les ténèbres, le même attroupement vint encore aux prisons. Aucune sentinelle ne s'y trouvait pour barrer le passage. La peur lui avait-elle fait prendre la fuite ? Y avait-il négligence ou connivence de la part de ceux qui devaient pourvoir à la sécurité des prisonniers? Les trois prêtres furent donc enlevés, traînés en dehors de la ville et pendus. Ces atrocités se passaient au quartier de Saint-Pierre. L'abbé Feraud, dans son Histoire de Manosque, a recueilli sur ce fait des témoignages de contemporains bien informés. Il relate les paroles échangées entre les assassins et leurs victimes. La scène, si elle est exacte,
devait être émouvante : « Quels autres que des monstres, dit-il, n'eussent pas été attendris et changés en s'entendant dire avec douceur : à l'un : Mon ami, je t'ai sauvé de ta corde, et tu vas m'y mettre ; à l'autre: J'ai fait, autant que je l'ai pu, du bien à ta famille et à toi surtout. Il ne me reste que ma montre ; accepte la comme un dernier gage de mon amitié ; à celui-ci : Je t'ai baptisé, je t'ai marié, je t'ai enseigne tes devoirs ; tu me punis de mon zèle; à celui-là, enfin: Je souhaite que ma mort te soit utile." (1)
La terreur que ces événements tragiques inspiraient était d'autant plus forte qu'on annonçait toujours qu'après les prêtres on pendrait plusieurs autres personnes. Les autorités constituées, paralysées par la frayeur, ne savaient quels moyens prendre pour tranquilliser les habitants. Aussi, plusieurs jugèrent à propos de se cacher ou de prendre la fuite. Après de tels faits, on comprend pourquoi des citoyens français passèrent à l'étranger et prirent même les armes contre leur pays. Etait-ce trahir son pays que de lutter pour le délivrer de tels énergumènes qui le déshonoraient ?
Les registres de la paroisse de Saint-Sauveur, en 1792, mentionnent les actes de décès en un style d'un laconisme suggestif : le P. Poultion, ci-devant corclelier, a été trouvé mort et emporté dans sa maison, et, par ordre de la municipalité, il a été enterré, le 5 août 1792, dans le cimetière de la paroisse. François Pochet, prêtre ci-devant prébendé dans la paroisse Saint-Sauveur, âgé d'environ 50 ans, ayant été trouvé mort, a été transporté par les pénitents bleus dans le cimetière de la paroisse et enterré le 6 août ; mêmes actes pour les deux autres prêtres. Signé : Bonnety, curé.

(1) Histoirede Manosque pav M. l'abbé Feraud.

Un cinquième-prêtre fut aussi immolé. Etait-il en prison avec les autres ? Pourquoi et comment? Mystère. Son aete de décès, inscrit en marge du registre, porte ceci : « Un autre prêtre, dont je ne sais pas le nom, a été. aussi trouvé mort et enterré le 6 août 1792. Signé: Bonnety, curé »
Un .membre du Directoire du département informa ses collègues, à la séance du 8 août,, des faits regrettables qui s'étaient passés à Manosque : « Ces citoyens, dit-il, soupçonnés de trames contre la patrie, n'ont pu être soustraits à la fureur populaire. » Y avait-il un mouvement populaire dans l'acte de ces quelques hommes assoifés de sang ? La suite des événements démontre le contraire. Bon peuple de France, que de crimes l'on commet en ton nom !
« L'assemblée départementale, douloureusement affectée de ces excès et pour empêcher de nouvelles scènes sanglantes, arrêta que des commissaires, pris dans son sein, se rendraient sur le champ à Manosque pour y remettre le bon ordre, rappeler les citoyens à des principes, d'humanité et de justice et leur faire sentir combien sont coupables les hommes perfides qui, abusant de leur patriotisme alarmé, les portent à de pareils attentats. »

III

Réaction de la population contre les assassins. — Les jacobins marseillais et aixois se mettent en marche contre Manosque. — Terreur des habitants, qui sont obligés de payer une forte amende pour les éloigner. — Rians reconnaît l'injustice et restitue la somme.

« Les auteurs et complices de ces délits craignirent à leur tour les effets de l'indignation publique et du désespoir. Quatre d'entre eux se rendirent à Marseille, pour faire part de leurs peines à ceux qui leur avaient conseillé de pendre les prêtres. Peu de temps après, ils retournèrent à Manosque et arrivèrent en plein jour, en compagnie d'un patriote de Marseille, d'un air triomphant, ils menacèrent de l'arrivée prochaine des Marseillais.
Les habitants furent épouvantés ; spontanément, ils prirent les armes ; les portes et les fenêtres furent fermées à peu près partout. On mit en état d'arrestation les quatre individus qui avaient fait des menaces et le Marseillais, qui était venu les encourager. Les citoyens armés restèrent assemblés jusqu'à ce que des personnes envoyées à la découverte eussent fait des rapports rassurants {!). »
Un autre fougeux révolutionnaire marseillais, Isoard, tenait des discours atroces à la société populaire et jetait l'épouvante en annonçant des arrêts de mort arbitraires.

(1) "Relation contemporaine", archives de M. le curé de Notre-Dame.

II mit le comble à la fureur populaire. Le 17 août, revenant de la maison commune, il était sur la place publique, en compagnie de Robert, vicaire. Quatre personnes s'approchèrent, les séparèrent vivement et intimèrent à Isoard l'ordre de quitter Manosque, parce qu'il y mettait le désordre. Menaces violentes et injures pleuvaient sur lui, et on se serait peut-être porté plus loin si la municipalité, avertie, n'était venue à son secours.
Les administrateurs du département, instruits de cet état d'agitation, ordonnèrent à un bataillon du 70 ème régiment, qui passait à quatre ou cinq lieues de la ville pour aller à Entrevaux, de se rendre à Manosque, où il arriva, par une marche forcée, le samedi 18 août, vers minuit. Le général Serrurier, qui commandait le régiment, trouva la ville dans le désordre et surtout dans l'alarme. Cette troupe repartit le 22 septembre et coûta à la ville 2,012 livres 7 sols. Elle était composée de 286 caporaux, fusilîers et tambours.
Isoard, chassé, résolut de se venger. Il s'arrêta à Aix pour annoncer au club des antipolitiques de cette ville que des patriotes avaient été égorgés à Manosque ; il se rendit ensuite à Marseille, répéta le même mensonge et obtint le résultat qu'il se proposait. La société d'Aix fit sonner le tocsin pendant la nuit et envoya des exprès dans les communes environnantes pour former une troupe prête à marcher contre Manosque. Marseille imita cet exemple. Les Aixois furent bientôt assemblés. Ils se mirent en marche, après avoir expédié un courrier porteur d'une lettre pleine de menaces. Elle était ainsi conçue :

SOCIÉTÉ DES AMIS " Aix, 19 août 1792, l'an 4 de la liberté."
DE LA. CONSTITUTION ANTIPOUTIQUE
— Vivre libre ou mourir.
« Messieurs,
Nous venons d'apprendre qu'un de nos pères de Marseille, député dans votre commune pour 'y établir la paix, venait d'être saisi par votre aristocratie et mis en prison ; peut-être, à cette heure, a-t-il été pendu ? Nous vous dépêchons un courrier extraordinaire pour que, dès son arrivée, vous nous donniez tous les renseignements sur cet homme. Nous vous déclarons que, s'il est encore détenu et que vous ne le fassiez délivrer tout de suite, il part, à ce moment où nous écrivons, environ 10 à 12,000 hommes, avec toute l'artillerie, pour aller détruire et anéantir votre aristocratie. Nous ne vous disons pas davantage et nous vous prions de dépêcher tout de suite votre courrier, si vous voiliez empêcher un grand désordre dans votre ville. »
Que fut-il arrivé, en effet, si ces troupes se fussent . trouvées en lutte avec les habitants et le bataillon du 70° ?
Dès qu'il eut pris connaissance de cette lettre, le conseil municipal envoya .des délégués pour prévenir tout conflit.
Les Aixois étaient déjà à Peyrolles et au pont de Mirabeau ; les Marseillais avaient dépassé Aix, quand les commissaires les joignirent. Il y eut des explications entre les deux partis ; enfin les troupes consentirent à faire demi-tour, à condition que les cinq détenus fussent mis en liberté et qu'il fût payé 62,000 francs au contingent d'Aix et 40,000 francs à celui de Marseille, comme frais de déplacement.
Le 20 août, un conseil extraordinaire se réunissait à la
mairie ; en faisaient partie : Issautier, maire, et cinq conseillers municipaux, Laugier et Peyre, administrateurs du Directoire des Basses-Alpes, Perru, Segondy, Chabert, députés des corps constitués du Var, Giraud et Jacques Bergier, députés de Marseille, qui avaient pour mission de se transporter dans le Var, les Hautes et Basses-Alpes, « pour prêcher le patriotisme, l'amour de la constitution et l'exécution des lois ». Les députés du Var demandèrent aux administrateurs du Directoire le retrait immédiat du bataillon du 70e, et il fut décidé de faire une proclamation aux habitants pour calmer leur effervescence .
En même .temps, le conseil municipal avertissait les Aixois de la mis,e en liberté de Tourneau, le fameux Marseillais arrêté, cause de tout ce trouble ; il envoyait des courriers à la Tour-d'Aiguës, Forcalquier, Beaumont et Aix, pour annoncer que le calme était complet et que les étrangers pouvaient sans crainte venir à la foire de Manosque. Le bataillon avait reçu l'ordre de partir, et l'on avait demandé à Digne de ne le remplacer par aucune autre troupe.
Un nouvel incident faillit surgir tout aussitôt. Le 26 août, la société d'Aix écrivait au maire une lettre peu rassurante : « Nous venons d'apprendre, disait-on, que la société des soi-disant amis de la constitution de votre ville a non seulement écouté la proscription de plusieurs de vos meilleurs concitoyens, mais qu'elle avait poussé le délire et l'aveuglement jusqu'à délibérer de faire vendre la propriété desdits citoyens pour payer les frais des expéditions d'Aix et de Marseille qui marchaient à leur secours. Nous vous annonçons que ces citoyens parient incessam
ment pour se rendre à leurs affaires ; vous nous répondrez de leur tête sur la vôtre. Nous vous avons montré que nous savons soutenir nos frères, les amis de la liberté et de l'égalité ; nous sommes prêts, ainsi que nos pères de Marseille, à nous lever tous à la fois et à marcher sur Manosque, si un seul de ces citoyens reçoit la plus légère ègratignure. Nous exigeons que la municipalité fasse une proclamation pour les mettre sous la protection des lois et qu'un extrait signé par tout le corps municipal nous en soit envoyé. » Cette lettre montre que les auteurs des derniers méfaits étaient tenus en médiocre estime dans le pays.
La proclamation exigée ne fût faite que le 24 octobre. En ce jour, MM. Audiffret cadet et Léautier se présentérent à la mairie, au nom de la société des amis de la liberté et de l'égalité, « pour inviter le conseil a faire une proclamation en faveur des citoyens contre lesquels des bruits injurieux avaient été répandus ». Le conseil dut s'exécuter et adopta celle que voici : «Citoyens, malgré les efforts des ennemis de la liberté, notre ville avait joui des douceurs de la paix. Des méfiances, des bruits injurieux ont été répandus contre François Isoard, Joseph Tourneau, citoyens de Marseille, Pierre-François Tassy, Joseph Baret, Lazare Sauvat, Pierre Escuyer, Paul-Antoine Roux, Pancrace Robert et Joseph Reyne. Vous connaissez, citoyens, le patriotisme qui les anime et combien ils aiment la liberté et l'égalité, qu'ils avaient été injustement calomniés, que vous connaissez pour vrais : républicains et citoyens vertueux, et que nous ne devons plus former à l'avenir qu'une famille de frères : que cette réunion soit éternelle, que le respect des personnes et des propriétés soit rigoureusement observé, et bientôt nous jouirons des bienfaits d'une Révolution qui va être l'objet
des vœux de tous les peuples de la terre. » Suivent les signatures du maire Issautier et de tous les conseillers municipaux.
Au lendemain de la terreur, le conseil municipal prit une délibération pour faire annuler cette adresse, qui avait été adoptée, à une heure de crise, pour éviter de nouveaux malheurs.
Le danger avait été grand. L'argent et des concessions avaient pu l'éloigner ; il fallait maintenant tenir l'es engagements.
Le maire demanda conseil au Directoire. « Nos résolutions, répondit-on, dépendent de beaucoup de considérations politiques ; laissez-nous le soin de les peser et de les surveiller d'une manière qui vous soit véritablement utile et qui remplisse vos indications sans nous compromettre. C'était assez vague...
Le 30 août, le conseil municipal était autorisé à emprunter 40,000 livres pour payer les Marseillais. Le Directoire s'excusait de ne pouvoir aider la commune et demandait de solutionner rapidement cette affaire.
L'emprunt fut ouvert. Broconnier fils, marchand joaillier à Marseille, consentit à fournir l'argent contre la garantie de six billets, dont le total, y compris les intérêts, s'élevait à 44,050 francs.
Lés principaux du pays, entre autres Jacques de Gassaud, Burle de Champclos, Issautier, Chrisostome Derbès, avaient signé ces billets pour permettre à la commune d'effectuer l'emprunt.
Le conseil releva ces citoyens des obligations qui leur incomberaient aux échéances, malgré Etienne Martin, qui prétendait imposer le paiement à ceux qui avaient manqué de patriotisme, disait-il, en insultant les députés de Marseille.

Broconnier versa la somme, le 9 septembre 1792, au citoyen Natte, commandant du bataillon de Marseille. Il écrivait, le 12 septembre, au maire : « Je n'entrerai pas dans de longs détails au sujet de notre affaire. J'ai été assez. heureux, que mon épouse se soit procuré une somme assez forte avant mon arrivée. J'aurais été fort en peine de la trouver moi-môme le dimanche au matin, et il ne fallait, pas renvoyer d'une heure le paiement des 40,000 livres. Il y avait dans l'armée un mouvement qui inspirait quelque crainte ; enfin ma famille en a été quitte pour la peur. » Le 12 septembre, les sans-culottes de Marseille, payés trois jours auparavant, écrivaient au conseil pour lui signifier d'autres conditions humiliantes : « Sur le rapport qui nous a été. fait par vos commissaires (Gubian et Lieutaud) du désir que vous aviez de voir terminer l'affaire de Manosque, nous avons arrêté les articles ci-joints, de concert avec les citoyens expulsés de votre ville. Nous croyons que vous ne ferez aucune difficulté pour adopter ces articles ; c'est le seul moyen de rétablir la paix. »
Voici ces articles :
Art. 1er. — Retour de tous les citoyens à Manosque, sous la sauvegarde de la loi, de la municipalité et des Marseillais.
Art. 2 ème. — Envoi de deux commissaires de la société de Marseille et de deux membres du département des Basses-Alpes, afin d'établir à Manosque un club antipolitique, sous le titre des amis de la liberté et de l'égalité, et d'abolir celui qui existe.
Art. 3 ème. — Indemnité de 800 livres à accorder aux citoyens expulsés de Manosque.
Verdolin, Esménard et Bonnard, commissaires du dépar
tément des Basses-Alpes, s'étaient employés à cet arrangement ; ils demandaient au conseil municipal de ne faire aucune opposition à l'exécution de ces articles, « d'où dépend, disaient-ils, votre salut et peut-être celui du département». Le 16 septembre, le conseil acceptait toutes ces conditions. Le 21, les Marseillais écrivirent pour exprimer leur satisfaction : « Les 800 livres ont été remis aux personnes qui avaient été obligées de fuir de Manosque et qui partent ce même jour pour rentrer dans leur pays. Si, par une fatalité inattendue, quelques malveillants se hasardaient de troubler leur harmonie, dix mille bras armés auraient bientôt vengé leurs insultes. » Ces perturbateurs arrivèrent le 22 et se hâtèrent d'avertir le maire, afin qu'il les fît protéger.
La municipalité d'Aix, soutenue par les administrateurs des Bouches-du-Rhône, présenta à son tour la note à payer. Elle était de 61,073 livres 15 sols aux volontaires d'Aix. Eguilles, Venelles, Peyrolles, Meyrargues, Pertuis, Jouques et Saint-Paul. Ceux de Rians avaient déjà reçu, le 22 août, la somme de 1,060 livres. Il fallut donc ouvrir un emprunt de 62,000 livres. Le 11 octobre, le Directoire donna l'autorisation nécessaire « pour solder les frais occasionnés par le déplacement de la force publique rendu nécessaire (?) pour apaiser les troubles auxquels avait donné naissance le fait de quelques-uns de ses habitants ; pour le remboursement duquel emprunt, il sera imposé moitié en 1792, moitié en 1793, par sous additionnels sur les contributions foncières et mobilières, sauf recours contre les instigateurs et complices du mouvement, que la commune doit rechercher d'après l'interprétation de la loi du 25 juillet 1792. »

L'emprunt était ouvert dès le 14 octobre. Il ne manqua que les souscripteurs. « Trouvez-le donc vous-mêmes, si vous voulez votre argent, écrivit le maire aux Aixois ? » Ceux-ci trouvèrent la plaisanterie un peu forte : «. Est-ce bien vous, répondirent-ils, qui nous dites de nous procurer la somme suffisante... Qui peut vous avoir suggéré cette .idée? Ce sont vraisemblablement les aristocrates qui. avaient provoqué notre marche et notre vengeance. Nous vous prévenons que, si dans trois jours nous ne sommes pas payés, le quatrième nous serons chez vous pour donner une seconde leçon aux monarchiens, auteurs des désagréments qu'avaient essuyés nos braves pères de Manosque et de Marseille. »
Deux conseillers. François Richard et Pierre Honde, délégués par leurs collègues, partirent aussitôt pour Marseille et Aix, en quête de la somme. Trois jours après, le 27 octobre, ils purent donner un. acompte de 21,678 livres en assignats. En vain, les députés des Bouches-du-Rhône et des Basses-Alpes, Buzot lui-même, demandaient une indemnité au gouvernement. Verdolin écrivait, le 14 octobre : « II faut bien vouloir ce qu'on ne peut éviter », et le 2 novembre : « Je vous répéterai toujours : patience et prudence. » Des sentences philosophiques n'avançaient en rien l'affaire. Le conseil municipal avait demandé aux Aixois de diminuer leurs prétentions ; il s'était heurté à un refus catégorique, « parce que, disaient-iis, égaux en bravoure (?) à ceux de Marseille, il ne convenait pas qu'ils eussent une rétribution inférieure ».
Le 3 novembre 1792, six citoyens, députés par la Société des antipolitiques d'Aix, arrivèrent à Manosque. Installés
à l'auberge de Malachier, ils firent savoir qu'ils attendaient immédiatement la somme. « Tout retard serait funeste. Comment payer sans argent! Le maire envoya deux conseillers à l'auberge, pour assurer les délégués qu'on fera diligence et qu'en attendant ils devraient retourner chez eux. Les six Aixois, furieux insultèrent les conseillers, vinrent à la mairie., irrités et violents : « II faut, disent-ils, mettre à contribution les citoyens de la ville. Nous attacherons à la queue de nos chevaux, pour les traîner jusqu'à Aix, ceux qui refuseront de payer la taxe imposée. »
Ils s'adoucirent cependant et consentirent à s'en aller quand on leur eut donné 1,394 livres comme frais de déplacement, menaçant toutefois de l'arrivée prochaine des troupes, si on ne se hâtait de trouver l'argent. Ils laissèrent le conseil municipal dans la stupeur. Quelques citoyens souscrivirent aussitôt des billets à ordre, et, le 14 novembre, Veyan porta à Aix le complément de la somme, c'est-à-dire 37,305 livres 15 sols.
Ainsi fut terminée cette lamentable affaire, qui jeta l'alarme dans cette cité coupable de trop de condescendance, victime de la folie sanguinaire de quelques exaltés, victimes eux-mêmes des conseils perfides que la société de Marseille leur avait donnés. La ville de Rians, moins d'un an après, reconnut l'injustice de toutes ces exactions. Le 30 juin 1793, le conseil municipal de cette ville délégua deux de ses membres à celui de Manosque pour lui communiquer une pétition et une délibération : « Les citoyens soussignés exposent qu'un détachement de la garde nationale avait été requis, l'année dernière, de marcher vers Manosque, pour porter secours aux citoyens soi-disant opprimés. Arrivés à
Manosque, les bons citoyens qui faisaient partie du détachement reconnurent bien le brigandage qu'on faisait dans ce pays; leur petit nombre les contraignit de céder aux circonstances, et ils profitèrent des dépouilles de la veuve et des orphelins... Mais.les bons citoyens de Rians, de retour dans leurs foyers, firent si bien que la somme de 6,300 livres qui leur revint comme quote-part est intacte et qu'elle yous sera restituée, sans égard aux réclamations des brigands du détachement. Après la lecture de cette lettre, l'administration de la commune de Rians, considérant que des prétextes spécieux provoquèrent une descente à Manosque, qu'il conste par la notoriété publique que les bons citoyens furent opprimés, que les sommes exigées par le détachement de Marseille sont des actes arbitraires, qu'une horde de brigands exerça la plus cruelle des tyrannies dans le lieu de Manosque, que cette commune presque ruinée doit récupérer la somme versée, fait droit à la pétition et envoie les deux citoyens Leydet et Bonnard pour porter les 6,300 livres. »
Cette adresse et la réparation qu'elle contenait apportèrent un soulagement au sein de la population manosquine, heureuse de voir que l'injustice dont elle avait été .victime était reconnue. La délibération du conseil de Rians fut imprimée et envoyée aux principales communes des Bouches-du-Rhône et des Basses-Alpes. Les sections d'Aix et de Marseille n'eurent pas la loyauté d'imiter cet exemple.
Le souvenir du massacre des cinq prêtres resta dans le pays, éveillant, chez les uns, la pitié pour les victimes et l'horreur pour les assassins et, chez d'autres, auteurs ou complices du crime, la honte, la crainte et, plus tard, le repentir.
Il est dit dans le cahier des dénonciations du comité de
surveillance de Manosque, 2 pluviôse an II (21 janvier 1794), que, lors de la formation du comité des sections, Garidel, procureur de la commune, tira à part Bonnety, officier municipal, et lui dit : « Je viens d'apprendre que le tribunal s'occupe de poursuivre les personnes qui ont assisté et coopéré à la pendaison des prêtres. » Bonnety en fut peiné. Gaubert affirma la.même chose. Y eut-il une tentative pour faire juger l'affaire, ou la crainte était-elle seule la cause de ce bruit? De Gassaud reprocha aux auteurs de ces dires de mettre le désordre dans la ville en les répétant.
D'autre part," l'Histoire religieuse et hagiologique du diocèse de Digne" raconte qu' « après le rétablissement du culte un prêtre qui a laissé dans la contrée une réputation d'apôtre, l'abbé Raspaud, curé de Beaumont (Vaucluse), vint prêcher une mission à Manosque. Les assassins des prêtres, touchés par la grâce, s'adressèrent à lui, au tribunal de la pénitence. Il leur donna rendez-vous pour le soir, à 11 heures. Au milieu des ténèbres de la nuit, il les conduisit sur le théâtre du crime. Là, il les fit mettre à genoux, la corde au cou, en signe de repentir, et, après une exhortation de circonstance, il leur donna l'absolution. Les témoignages que nous avons recueillis et dont nous ne suspectons nullement la sincérité ajoutent que ces malheureux se frappaient la poitrine et pleuraient à chaudes larmes, en implorant à haute voix la miséricorde divine. » Aujourd'hui encore, plusieurs personnes d'un certain âge racontent ce fait, qu'elles tiennent de leurs aïeux.

IV.

Insurrection du .10 août 1992. — Massacres dé septembre — Adhésion du conseil munidipal à ce mouvement. —Prestation du serment liberté-égalité. — Visites domiciliaires. — Fin de l'Assemblée législative.

Le mouvement révolutionnaire trouvait son point d'appui dans les diverses sociétés formées dans tous les pays. Les grands centres donnaient le mot d'ordre, et il fallait obéir. Une ville devait subir la tyrannie de quelques-uns ou s'exposer, comme Manosque, aux pires dangers.
Le roi était un obstacle à l'exécution des décrets ; les clubs décidèrent tout simplement de le supprimer ! Des pétitions envoyées de tous les points de la France demandaient sa déchéance.. Déjà les sociétés anti-politiques ou jacobines faisaient fi de la légalité et, malgré le veto, exécutaient à leur manière les décrets de l'Assemblée. On arrêtait.les prêtres, et, sans autre forme de procès, plusieurs étaient massacrés. Le camp sous Paris n'était pas autorisé : les fédérés se constituaient tout de même en bataillons, « pour s'opposer révolutionnairement au veto et soutenir l'assemblée » .
516 Marseillais, avec trois pièces de canon, partis le 2 juillet, étaient à Paris le 30; ils devaient former l'avan-
garde de l'armée insurrectionnelle qui marcherait sur les Tuileries.
Le manifeste de Brunswich, paru le 28 juillet, fut en vain désavoué par le roi, accusé de complicité dans les divers agissements de l'étranger. Les clubs réclamèrent plus que.jamais sa déchéance. Les Girondins eussent bien voulu procéder légalement et après un mur examen. Déjà les fédérés étaient en armes, ils envahirez les Tuileries, massacrèrent les gardes. A peine le roi avait eu le temps de se retirer au sein de l'assemblée. Celle ci suspendit ses pouvoirs et le fit enfermer au Temple, en attendant la réunion d'une Convention nationale pour le juger.
La Commune, dirigée par Robespierre, Danton, Marat, était maîtresse dans Paris et dominait l'Assemblée nationale, qui n'avait qu'à enregistrer ses décrets. Sous cette tyrannique pression, furent votées les lois d'exception qui établissaient un tribunal « contre les traîtres du 10 août », expropriaient les émigrés et condamnaient à l'exil ou à la déportation ]es prêtres insermentés.
Danton, Marat et quelques autres du Comité de surveillance firent mieux ; ils décrétèrent le massacre général de tous les prisonniers, prêtres ou royalistes, qui encombraient les geôles de la capitale.
L'Assemblée législative essayait bien de protester. En vain défendait-elle d'obéir au décrets de la Commune, en résistant, même par la force, aux visites domiciliaires et aux injonctions des commissaires. C'était trop tard pour réagir.
Le 20 septembre, jour de la bataille de Valmy, l'Assemblée législative clôturait ses travaux. Elle laissait la France en guerre avec l'étranger, les finances ruinées, les proscriptions et les visites domicilaires organisées et la perspective de la terreur.
Après la journée du 10 août, des cérémonies funèbres avec un caractère religieux furent célébrées dans beaucoup de pays. A Manosque, le service funèbre fut très solennel. Deux grands autels avaient été dressés sur la grande place en l'honneur des fédérés qui étaient morts. Conseillers municipaux, et juges prêtèrent serment de maintenir la liberté et l'égalité ou de mourir en les défendant. Ils envoyèrent à l'Assemblée législative une adresse délirante dont voici un extrait : « Législateurs, tous les corps constitués de Manosque se sont réunis pour se livrer à l'enthousiasme que font naître les mesures prises par vous pour le salut de l'Etat. La France est libre... Que les tyrans sachent que l'Europe entière est fatiguée de leur oppression, qu'ils sachent qu'elle va se prononcer sur leur sort, qu'ils sachent que 24 millions d'hommes ne doivent pas être sacrifiés au caprice d'un seul. Le grand principe de la liberté et de l'égalité a été consacré par vos décrets. Vous avez juré de les défendre; nous l'avons juré comme vous. »
Ce factum est assez grotesque, quand on sait qu'une année avant les corps constitués, composés en majorité par les mêmes hommes, avaient assisté, à l'église Saint-Sauveur, à un Te Deum solennel « pour manifester à Dieu leur action de grâce et leur reconnaissance lors du rétablissement de la santé du roi, dont la maladie les avait plongés dans les plus cruelles alarmes ».
Deux jours après, le 30 septembre, il fallut recommencer. La prestation du serment devait avoir un caractère officiel. Le Directoire avait délégué Esménard pour le faire prêter à tous les fonctionnaires publics, juges, accusateur-public, chef de légion, commandant de la garde nationale, gendarmes et autres.
Le lendemain, ce fut le tour du clergé. Tous les prêtres desservant les paroisses, les anciens prébendés, les Religieuses Bernardines et quelques autres de couvents de divers ordres, toutes retirées à Manosque, les Lazaristes, le P. Jean-rBaptiste Saint-Jean, les Frères coadjuteurs François Blanc et Louis Condamier obéirent à la loi.
Ce serment n'avait pas été condamné par l'autorité ecclésiastique. Un prêtre cependant ne voulut pas le prêter, quoiqu'il eût reconnu la Constitution civile du clergé. Ce fut Jean-Baptiste Rochon, ancien prébende.
Il fut arrêté comme étant défavorable au mouvement du 10 août. Par ordre d'Esménard, six grenadiers des volontaires nationaux le conduisirent aux prisons de Forcalquier.
Le 21 octobre, le maire déclara, à la séance du conseil, que Rochon était détenu, par ordre supérieur, comme conspirateur et. fit déléguer le procureur-dé la commune pour le dénoncer à Forcalquier et pour poursuivre la dénonciation jusqu'au jugement définitif.
Ce prêtre dut être acquitté et ne resta pas longtemps en prison. Le 13 avril 1793, il lui fut délivré un certificat de résidence attestant qu'il n'avait pas quitté le territoire de la commune depuis le 1er janvier 1790. Le 22 mai 1793, il obtenait un certificat de civisme. Le 14, il avait quitté Manosque, pour aller à Grenoble et à Paris.
Les habitants commençaient à recevoir les visites inquisitoriales. Le 3 octobre, une commission, composée de deux officiers municipaux et des sieurs Pascal Buisson, Olivier, Robertet Joseph Baret, était chargée de se transporter dans les maisons pour dresser un état des armes et confisquer celles que les citoyens voudraient cacher. Cette mesure rendait facile le désarmement des adversaires. Les tours du château étaient démolies et les ouvriers qui avaient fait ce travail étaient payés avec 35 charges du blé récolté dans les biens de l'Ordre de Malte. Le conseil municipal avait demandé, le 13 avril 1792, l'autorisation d'acheter le château. Il n'avait point reçu de réponse. Tout ce qui restait de l'ancien ordre des choses devait disparaître. Le peintre Abrard effaça les armoiries sur les tableaux de la commune et y substitua des emblèmes relatifs à la Révolution ; le tailleur de pierres Aulagnier abattit avec son ciseau les armoiries qui étaient au-dessus de la porte de l'église Saint-Sauveur.
Comment les clubistes d'Aix et de Marseille auraient-ils pu ne pas être satisfaits des exploits de leurs collègues de Manosque ? Maîtres de la situation par le moyen que l'on connaît, ceux-ci recouraient aux lumières de leurs défenseurs pour être bien assurés qu'il ne marchaient pas trop en arrière.
Le 22 octobre 1792, ils écrivaient au club de Marseille: « Frères et amis, un comité naissant, encore neuf dans ses opérations, mais entièrement dévoué au bien de la chose publique, désirerait lier une correspondance suivie avec vous. Le feu brûlant de votre patriotisme, dont la renommée ne laisse aucun doute, a embrasé tous les cœurs ! D'esclaves que nous étions, la nation française ne présente plus que des républicains ardents, toujours prêts à combattre les tyrans qui voudraient encore nous asservir, et cette métamorphose, nous pouvons le dire avec confiance, c'est aux braves Marseillais à qui nous la devons en grande partie. La République vous en sera toujours reconnaissante... »
Signés : Les membres du Comité secret et de surveillance de La Société antipolitique de Manosque, OLIVIER, BARET, DRAY, secrétaire.Ces mêmes hommes, auteurs déjà de tant de méfaits, à l'avenir encore seront auteurs ou complices de tous les maux et de toutes les injustices dont souffrira notre pays.
La Convention, suprême espoir de la France, accomplira, elle aussi, une œuvre de destruction dans le déchainement des passions et l'assouvissement de toutes les haines.


DEUXIÈME PARTIE.

21 septembre 1792.
La Convention. - 4 brumaire an IV (26 octçbre 1795).

La France avait besoin de calme et de paix, après les scènes sanglantes de la Commune. Elle espérait que la Convention accomplirait une œuvre de régénération sociale et d'union nationale. Son espoir fut-il déçu ? Et comment convient-il de juger les événements qui se déroulèrent du le 2l septembre 1792 au 4 brumaire an IV (26 octobre 1795) Nous voyons tout d'abord deux grands partis aux prises : les Montagnards et les Girondins. Ceux-ci, plus modérés dans les formes, étaient aussi révolutionnaires que les premiers par leurs principes ; les uns et les autres allaient voter le renversement de la monarchie. Les Girondins formaient le groupe le plus important ; les Montagnards, plus audacieux, finirent par imposer leur volonté au reste de l'Assemblée. Après avoir voté l'abolition de la royauté, ils décrétèrent la mise en accusation du roi, qui monta sur l'échafaud le 21 janvier 1793.
La création du Comité de salut public, de sûreté générale et d'autres comités révolutionnaires, l'application des décrets de l'Assemblée contre les aristocrates, les prêtres et autres suspects jetèrent dans le pays un ferment de discorde d'autant plus ftmeste que les membres des divers comités y trouvaient le moyen de satisfaire leur ambition et leurs intérêts, ou d'assouvir leurs vengeances. Le 31 mai 1793, les Girondins furent vaincus par la Montagne et traités en ennemis publics. Ils se réfugièrent dans les départements et les soulevèrent contre la capitale. Vaincus dans les provinces, comme ils l'avaient été à Paris, ils connurent les terreurs de l'écha-faud et les angoisses de l'exil. La Montagne victorieuse ne jouit pas longtemps de son triomphe; elle se divisa en plusieurs partis d'autant plus acharnés à se combattre qu'ils avaient tous l'ambition de dominer. Ils firent régner sur le pays une épouvantable terreur. Les Hébertistes, les Dantonistes, les Robespierristes furent les maîtres d'un jour ; ils gravirent tour à tour les marches de l'échafaud ensanglanté encore du sang des vaincus de la veille. Les aristocrates et les prêtres étaient confondus, à certaines heures., avec les pires révolutionnaires, selon-lés tendances des comités locaux.
Le clergé assermenté subit le sort des prêtres réfrac-taires ; il dut aller jusqu'à l'abdication, s'il ne voulait à son tour être coté comme suspect. Un nouveau culte, le culte de la raison, fut proclamé. Les fêtes religieuses et les dimanches furent supprimés et remplacés par les décades et autres cérémonies civiles. Robespierre fit voter la reconnaissance de l'être suprême et de l'immortalité de l'âme. Il fut, à un moment, l'espoir de tous les hommes d'ordre, qu'il déçut bientôt en continuant à verser le sang. Il fut écrasé à son tour par la coalition de ses adversaires de droite et de gauche, dont il méditait également la perte.
La France respira. Les prisons se vidèrent, la terreur était terminée t Ces événements eurent une douloureuse répercussion dans la ville de Manosque. Livrée aux. factions, elle fut soumise à toutes les angoisses. Jacobins et sectionnaires ou Girondins furent tour à tour au pouvoir et cherchèrent à dominer par la violence. Les premiers, soutenus par les comités des environs et surtout d'Aix et de Marseille, en imposaient, par la terreur, à un pays qui ne voulait pas de leur domination. Ils envoyèrent de nombreux suspects dans les prisons, firent fermer les églises et se répandirent dans les villages des environs pour accomplir la même besogne. Les seconds prirent part, et une part active, au mouvement girondin ; ils firent arrêter les principaux sans-culottes et ne surent pas toujours assez dorniner leur soif.de vengeance, quand la chute de Robespierre leur rendit le pouvoir et la liberté. Ce fut une heure pénible pour la foule des Manosquins épris d'un idéal de meilleure justice et de plus grande fraternité. Heure angoissante aussi pour les autorités locales, qui devaient exécuter, après maints rappels à l'ordre, les décrets de la Convention ou du Directoire départemental.

CHAPITRE 1er.

Elections des députés à la Convention. -- Nouveau conseil municipal. — Ses tendances jacobines. — Affaire Peyron. — Manosque chef-lieu du département

L'élection des députés à la Convention eut lieu le 2 septembre 1792, à Forcalquier, dans l'église des Corde-liers.
Furent élus : Jacques Verdolin, avocat à Annot, procureur général syndic ; Claude-Louis-Charles Reguis, procureur syndic de Sisteron ; Pierre-Dherbès Latour, avocat à Barcelonnette ; Marins Maïsse, procureur syndic de Forcalquier ; Louis-François Peyre, administrateur des Basses-Alpes ; Marc-Antoine Savournin, avocat à Seyne. Peu après, les électeurs de Manosque donnèrent leur démission. Auraient-ils été mécontents du résultat qui leur enlevait le siège occupé par un des leurs à la Législative ? L'administration départementale n'accepta pas ces démissions : « C'est une lâcheté, répondit-on, d'abandonner ce rang. »
Les électeurs pour les députés étaient :
Electeurs à la Convention : Joseph Latil, Pierre Bicaïs, Gaspard-Jean-Baptiste Brunet, Lautier, Audiffred, lieutenant de, gendarmerie, François Richard, Henos, Barthélémy Leth, Gubian, J.-J. Issautier, Pantaleon Defarges, Etienne Mure, représenté par Gassaud André.
La mairie était occupée par Issautier, maire, et un conseil modéré. Les élections, qui. eurent lieu le 2 décembre, d'après le décret de la Convention du .19 octobre 1792, donnèrent le pouvoir aux. éléments avancés. Plusieurs modérés furent élus et démissionnèrent aussitôt. Prévoyaient-ils qu'il leur, serait impossible d'adhérer aux divers actes du nouveau conseil ?
Deux, bureaux de votes avaient été formés, l'un à Notre-Dame, présidé par M. Paul-Antoine Roux, l'autre à Saint-Sauveur, présidé par Michel Ollivier. Les opérations ne se terminèrent qu'à 11 heures du soir.
Furent nommés :
Maire : Lautier, par 169 voix sur 196 votants ;
Officiers municipaux : Pierre Bonnety, Paul Figuières, Honoré Astoin, Etienne Martin, Jean Viguier, Louis Bêche, Joseph Baret, Esprit Daumas.
Notables : Jean Filhiol, Joseph Martel, Paul Veyan, François Donnadieu. Treinolière, Gaspard Giraud, Ollivier, prêtre, François Fugon, Lazare Sauvât, Joseph Monta-, gnier, Pancrace Rey, Joseph Laugier.
Procureur : Joseph Dray, homme de loi.
Lautier, maire., démissionna aussitôt et fut remplacé par Figuières, qui rendit aussi l'écharpe et fut remplacé, le 16 décembre, par Bouteille.
Dray n'accepta pas la charge de procureur. Garidel fut nommé .

Ces démissions successives sont assez suggestives ; si l'on rapproche de ce fait le petit nombre des électeurs qui prirent part au scrutin du soir (ils étaient 69), il semble bien que la population en masse n'éprouvait que lassitude ou dégoût pour les actes de la Révolution et que, ne pouvant pas lutter en face contre le mouvement qui se dessinait, elle voulut en laisser toute la responsabilité aux Jacobins. Ou bien encore ceux-ci, désappointés par l'élection du maire, essayèrent-ils d'intimider les électeurs en leur rappelant les scènes de violence qui s'étaient passées quelques semaines auparavant ?
Les nouveaux, conseillers ne tardèrent pas à donner une preuve de leurs tendances jacobines. Sur un mot d'ordre venu de Marseille, le conseil municipal fut invité à émettre son avis sur le jugement de Louis.XVI. C'était un rnoyen employé par les clubs pour influencer les décisions de la Convention. Un certain nombre de conseillers municipaux avait trouvé auprès des sans-culottes de Marseille appui et protection ; ils devaient donc être très heureux de se conformer au désir exprimé dans l'adresse de la commune de Marseille, d'autant plus que chacun, à tour de rôle, devait donner son opinion. Le maire, M. Bouteille, fit preuve de sagesse et de modération : « Puisque la Convention s'est réunie pour juger Louis XVI, dit-il, je ne comprends pas pourquoi on veut nous faire délibérer sur cette affaire. Je ne connais pas les crimes qui lui sont imputés; je n'en ai aucune preuve ; je ne puis donc me prononcer. Je me contente de souscrire au jugement que portera la Convention ». Figuière et Etienne Martin émirent le même avis. Plusieurs autres furent plus farouches, sans avoir des motifs plus sérieux. "Louis Capet est digne de mort ", dit tout simplement Pierre Bonnety. Bêche avoua qu'il ne connaissait pas du tout ce que l'on reprochait au roi ; mais, au lieu d'imiter la prudence du maire, il ajouta : « II n'est aucun individu qui ne doive être intimement persuadé des crimes et des forfaits de Louis Capet, qui, depuis longtemps, a mérité d'être plongé dans l'antre le plus profond ; il doit être jugé à mort. » Tel fut l'avis de certains autres, comme Ollivier, Robert, Montagnier, Toussaint Martin, Filhiol, qui exprimèrent même le regret que la sentence ne fût déjà prononcée et exécutée. Ils délibérèrent ensuite d'envoyer à la Convention une adresse menaçante et sanguinaire, d'autant plus grotesque qu'ils avaient avoué ne pas connaître les fautes reprochées au roi : « Que le sang de ce perfide assassin jaillisse .., et les peuples vont ouvrir les yeux. Rappelez-vous enfin que du capitole à la roche tarpéïenne il n'y a qu'un, pas et que ce pas est glissant. » 11 conseillers eurent l'audace de signer cet abominable facturn.
Les députés des Basses-Alpes furent plus humains. Lors du jugement, Verdolin vota pour la réclusion ou le bannissement. ; Reguis, pour la réclusion ; Dherbès La Tour, Maïsse, Peyre et Savournin, pour la mort, mais avec appel au peuple et sursis.
Au moment même où le conseil municipal avait à donner son avis sur le jugement de Louis XVI, les clubistes de Marseille, sans doute pour flatter son amour-propre et obtenir son appui, lui promirent le transfert à Manosque du chef-lieu du département. C'était Mouraille, maire de Marseille, et Peyron qui avaient fait cette promesse, au moment où ce dernier dirigeait une expédition contre Digne. Peyron, natif des Basses-Alpes, s'était fixé à Marseille. En 1792, il avait été envoyé à Digne par les clubs. Il avait acquis une certaine influence ; il avait été nommé chef de la légion nord du district de Digne et ensuite président de la société jacobine de cette ville.

II essaya en vain de se faire élire administrateur du département et même procureur général du Directoire. A la suite de son échec, il se brouilla avec les Dignois, descendit à Marseille, où il concerta une incursion contre Digne. 40 Marseillais le suivirent. La troupe devait prendre des renforts dans les divers villages qu'elle traverserait. Les Marseillais, lors de leur expédition contre Manosque, avait, en retournant, transféré le chef-lieu du département d'Aix à Marseille. Cette fois, ils voulaient transférer celui des Basses-Alpes de Digne à Manosque. C'était le rêve des Manosquins. Aussi, ceux-ci prêtèrent-ils leur concours à Peyron. Roux, Baret, Mangarel se mirent à la tête d'une troupe armée. 800 hommes arrivèrent ainsi à Digne, le 10 janvier 1793. Les administrateurs avaient pris la fuite et ne purent être rejoints. Peyron ne put réaliser son projet; il repartit le 11, non sans avoir escroqué 13,000 livres au département pour les frais de l'expédition. Une fois de plus, les Manosquins furent déçus. Ils avaient été victimes des ambitions d'un aventurier. Peyron fut nommé, plus tard, général à l'armée des Pyrénées et s'y distingua par sa bravoure.

CHAPITRE II .

Sociétés populaires. — Comité de sûreté générale. — Sections. — Lutte entre les partis. — Triomphe, des sectionnaires. — Arrestation des Jacobins. — Plusieurs prennent la fuite.

I

Action de la Société populaire et du Comité de sûreté générale. Désarmement des suspects.

Le gouvernement révolutionnaire exerçait son action dans les départements par des représentants en mission. Ceux-ci établissaient dans les diverses localités des comités avec qui ils étaient en rapport pour faire exécuter les divers arrêtés.
Les sociétés populaires formaient le groupement le plus important où l'on élaborait les mesures à prendre au point de vue local. Elles nommaient les membres des divers comités révolutionnaires.
Une circulaire du Comité de salut public du 16 pluviôse an II (4 février 1794) leur enjoignit de s'épurer elles-mêmes, et le décret du 27 germinal (16 avril) en excluait les ex-nobles et; les étrangers, c'est dire qu'elles devaient être exclusivement composees.de fougueux, révolutionnaires, comme tous les comités qui en sortiraient.
Le 22 mars 1793, Isoard écrivait « à ses frères républicains de Manosque » : « Je vous fait passer les procès-verbaux du comité de Marseille. Vous y verrez la trame horrible qu'on ourdit contre les patriotes, de cette ville ; nous avons commencé à couper le fil par le désarmement des suspects. Faites ce qui vous concerne. » Aussitôt, la Société populaire s'assembla et invita le Comité de sûreté générale, qu'elle avait nommé, à se réunir à la municipalité pour former tous ensemble un Comité central et délibérer sur les diverses mesures qui devaient être prises.
La réunion eut lieu le 26 mars 1793, dans une salle de la maison commune. Le Comité central se trouva ainsi composé de 34 membres. Deux partis opposés y étaient réprésentés. Le conseil municipal jacobin et le Comité de sûreté générale plutôt contre-révolutionnaire. Voici, d'ailleurs, les noms des principaux, d'entre eux : Joseph-Honoré Audiffret, André Gassaud, Jean-Joseph Derbès, Louis Leth, Félix Bouteille, François Arlaad, Paul-Antoine Roux, Pierre Tassy, Pancrace Robert, Joseph Baret, François Ollivier. On y trouve les chefs des deux partis, qui ne devaient pas tarder à s'envoyer mutuellement en prison.
Le bureau fut ainsi composé : Pancrace Robert, président ; Joseph-Honoré Audiffred, vice-président ; Paul Veyan et Pierre Tassy, secrétaires. Tous les membres s'engagèrent à garder le secret sur les délibérations.
Un membre flt un discours sur les insurrections de la Vendée et des Deux-Sèvres, et le Comité délibéra de procéder au désarmement de toutes les personnes suspectes sans leur donner un avis préalable, d'envoyer à cet effet des commissaires dans les maisons et de faire une liste des suspects d'après les connaissances particulières de chaque membre, sans être obligé de donner les motifs de l'inscription. Séance tenante, la liste fut formée, et les membres du comité allèrent sur le champ dans le quartier que le sort leur désigna pour faire des visites domiciliaires et s'emparer des armes. La séance continua après cette opération, dont chacun rendit compte, et ne fut levée qu'à 8 heures du matin. Elle avait duré dix heures. Manosque ne suffisait pas à leur zèle. Ils décidèrent d'envoyer deux commissaires dans les villages environnants, pour accomplir la même œuvre; ils établirent une permanence chargée de surveiller ce qui se passait. « La République étant en danger, tout sans-culotte s'éveille et se tient debout. » Quatre commissaires se remplaçaient chaque jour au siège du Comité, avec toute liberté d'agir selon les circonstances. Tous les soirs, à 6 heures, le Comité se réunissait.
Les mesures prises et les visites domiciliaires avaient jeté l'épouvante au sein de la population. Le 29 mars, le Comité dut faire une proclamation pour rassurer les habitants. Pour se mettre à l'abri des poursuites, les citoyens demandaient des certificats de civisme. Il n'était pas facile de les obtenir. Malheur à ceux, comme Reyne, Sisterony et Bouteille, qui déplaisaient aux membres du Comité ! Est-ce que, par hasard, ce zèle sans-culotte n'aurait été qu'apparent et nos bons Jacobins n'auraient fait que du bruit ? Ce serait très possible ! Barras et Fréron, commissaires de la Convention, vinrent à Manosque pour arrêter les suspects et accélérer les levées. Le 3 avril, ils assistèrent à une séance du Comité, trouvèrent son action parfaite et l'engagèrent à leur dénoncer toutes les trames aristocratiques et fanatiques ». Le 13 avril, ils écrivaient de Digne :« Nous n'avons jamais douté de votre civisme ; nous en avons eu des preuves, lors de notre passage à Manosque ;, mais, à votre tour, ayez confiance en nous. Qu'opposez-vous à la non-exécution des mesures que nous prenons. L'arrestation des suspects ne peut être comparée aux actes arbitraires, ni aux lettres de cachet de l'ancien régime. » Une telle besogne répugnait à ceux qui devaient en être les exécuteurs. Les membres du Comité ne venaient même plus aux réunions, et il fallut proposer une amende de 6 sols 4 deniers contre les absents. La municipalité elle-même semblait vouloir ignorer le Comité, sans doute pour se soustraire à sa domination. Le 12 mai 1793, un délégué lui fut envoyé pour la prier d'assister à ses séances.
Le midi de la France était en ébullition. Les luttes entre les Montagnards et les Girondins avaient leur répercussion dans nos contrées. La guerre civile s'organisait. Marseille prenait la tête du mouvement contre les Jacobins. Le Comité de Manosque offrit un secours aux révolutionnaires de Marseille. Ceux-ci refusèrent son concours, leur recommandant toutefois de bâter la levée des 800 volontaires pour les expéditions civiques. Le parti d'opposition à la Montagne allait dominer.

II

Formation des sections. — Vengeance contre les sans-culottes.- Arrestation de Roux, Ollivier et Baret.- Fuite de Sauvat, Robert et Tassy.

Les assemblées par sections remplacèrent les assemblées populaires, au mois de mai 1793.
Les habitants:'de Manosque espéraient que ce changement mettrait fin à l'état d'anarchie. « Un parti vaincu met ordinairement trop de chaleur à se relever, et les orateurs sectionnaires se déchaînèrent en paroles menacantes contre les terroristes; les dénonciations se multiplièrent contre ces derniers. » Le 18 mai, le citoyen Figuière, faisant fonctions de maire, déclara que dix citoyens de la ville, au nom de la sixième partie des citoyens actifs, lui avaient demandé'1'autorisation de s'assembler à
la Plaine pour dresser une pétition tendant au rétablissement des sections. Le conseil autorisa cette réunion. M. Eyriès, ancien maire, se rendit à la Plaine, à la tête de 400 à 500 hommes, flt faire la pétition et obtint que les sections pussent se réunir. Il en fut même nommé présdent. Cet acte lui valut, le 9 novembre 1793, un mandat d'arrêt de la part du Comité de surveillance. Les sectionnairés triomphaient, mais ils voulurent, malheureusement, jouir de leur triomphe en persécutant leurs adversaires. Tout d'abord, pour fêter leur succès, ils décidèrent d'enterrer les clubs et sociétés populaires. Ils s'emparèrent des papiers de la Société populaire pour en faire un feu de joie et forcèrent deux, conseillers municipaux., Pierre Bonnety et Etienne Martin, à assister à leur manifestation. Pierre Bonnety résista tant qu'il put, quand on vint le chercher à la mairie. Une troupe armée de fusils, baïonnette au canon, le décida. On lui mit son écharpe et on le fit marcher.'
Les sectionnaires reçurent des cartes spéciales qui étaient comme un laisser-passer; l'un d'entre eux, André Robert, monta à la tribune et fit la motion de ne les donner qu'à des personnes connues. « Quant aux sans-culottes, dit-il, il faut leur faire faire quarantaine, comme à ces bâtiments qui viennent des endroits où il y a la peste. »
Les. séances des sections étaient: mouvementées. C'est ainsi que Leth, avoué, disait :" Venez, peuples, dans les sections ; vous n'y trouverez pas de pendeurs ni de ces gens qui faisait faire des contributions forcées. » Audibert proposaient de former une armée pour se porter à Paris et détruire la Convention.
Le 22 mai, la luttë semblait devoir s'engager :plus ardente entre les deux partis en présence. Au matin de ce jour, des citoyens en armes s'emparèrent des portes de la ville, refusant délaisser sortir qui que ce soit. Deux conseillers municipaux, Bêche et Buisson, ceints de leur écharpe, se rendirent sur les lieux pour disperser les attroupements. Ils furent assez malmenés et obligés de rentrer à la mairie. Les patrouilles nombreuses que les grenadiers avaient faites pendant la nuit, sans y être requis, avaient alarmé les habitants. Les sectionnaires demandèrent au maire qu'i! n'y eût à l'avenir d'autres patrouilles que celles ordonnées par le commandant de la garde nationale. Le comité de sûreté générale ordonna qu'il fût fait une proclamation pour inviter les citoyens à cesser toute défiance entre eux, surtout entra la société populaire et les sections. Les sectionnaires furent sans pitié pour leurs adversaires. A peine les sections avaient-elles été formées qu'un détachement de la compagnie des grenadiers, suivi par de nombreux citoyens, se porta devant les maisons des principaux sans-culottes, se livrant contre eux à des manifestations rien moins que rassurantes. Ce ne fut pas assez. Un mandat d'arrêt fut lancé contre Robert, Sauvat, Ollivier, Baret, Tassy et Roux. Le peuple donnait libre cours à sa colère. Ces hommes avaient trop fait sentir leur jacobinisme intolérant et avaient été la cause de bien de malheurs. Le 3 juin 1793, les citoyens se portèrent en masse à l'hôtel de ville. Le maire dut leur livrer les armes de la commune et trente douzaines de cartouches. Gassaud, chef de légion, soutenait ce mouvement. « Il faut donner les armes, disait-il, dans la crainte que la garde nationale, assemblée sur la place à l'occasion de l'arrestation de Baret, ne soit attaquée. » Quelle colère contre ces hommes ! Une femme veut tirer un coup de fusil contre Baret. Quand on conduisait ce dernier à la prison du château, Jean Pic, se trouvant dans le vestibule, entendit une voix qui criait : « Gare, gare, que je le tue. » Au même instant, partit un coup de fusil qui le blessa. Ce Jean Pic était allé au château pour empêcher l'incarcération de Baret. Maffre Bernard, soldat du régiment de Médoc, disait qu'il voulait, en partant, emporter la tête d'Ollivier et autres.
Apprenant l'arrestation d'Ollivier, une femme s'écria : «. Dieu soit loué ! Les trois coquins sont pris. Allons manger un bon lapin. »
C'est que l'abbé Ollivier n'était pas à l'abri de la vindicte populaire. Avec Robert et Roux, ils formaient une coalition et menaient la Société populaire. Quand Roux fut arrêté, le citoyen François Taupin disait : " Ce coquin d'abbé Ollivier n'est pas encore dedans, lui qui était le receveur des contributions qu'il avait fait faire". "II y a dix ans qu'il mérite la corde, et que toutes ses communions sont sacrilèges, disait sa fille. Si certaines le soutiennent, c'est par coquinerie et inconduite. " L'abbé Ollivier fut arrêté le 12 juin. Au moment de son arrestation, Curnier disait : «Je suis d'avis qu'on le pende, lui et les autres, au fabrigoulier de la place. » II fit même placer des sentinelles dans une galerie, pour voir si Ollivier ne s'échappait pas au moment où on allait le saisir.
André Robert, Antoine Mirabeau, ancien domestique du Père Pouttion, et quelques autres accompagnèrent les prisonniers, Ollivier, Roux et Baret, jusqu'à Digne. Ils voulurent savoir, avant de revenir, s'ils étaient bien enfermés. Le concierge leur répondit : « Soyez sans crainte ; ils ne s'échapperont pas. » Le geôlier ajouta même un détail typique. L'abbé Ollivier eut, à un moment, envie de priser et, comme il était tenu par des manchettes en fer, il le pria d'ouvrir la tabatière ; le geôlier consentit : « Voilà ta boîte sur cette planche où l'on met les écuelles des prisonniers, lui dit-il. Tu en prendras quand tu voudras », et il l'enchaîna ensuite aux pieds avec un autre prisonnier.
Tassy, juge de paix, Pancrace Robert et Lazare Sauvat avaient pris la fuite. Le 1er août, l'accusateur public du département, Thomas, écrivait au maire : « Ils ont été avertis inutilement, les 29 juin, 14 et 21 juillet, de se rendre en justice, en vertu d'une ordonnance de prise de corps contre eux. La contumace a été instruite. Leurs biens doivent être confisqués». Les événements d'août, ramenant les Jacobins au pouvoir, devaient leur rendre la liberté.

CHAPITRE III.

Triomphe des sections. — Insuccès des insurgés. Robespierre et Ricord à Manosque.

I.

Municipalité sectionnaire. — Annulation d'une proclamation faite en 1792 en faveur des sans-culottes. — Le conseil municipal et les sections favorisent la réaction girondine.

Le mouvement insurrectionnel prenait de plus en plus de l'extension dans nos contrées. Le Directoire départemental lui était favorable. Les sections fournissaient des troupes insurgées qui se disposaient à battre l'armée des conventionnels montagnards. Manosque se réjouissait de ce mouvement, qui lui promettait la fin d'une ère d'oppression.
Aussi les assemblées primaires, convoquées le 23 juin pour nommer le conseil municipal, choisirent-elles des hommes tout à fait favorables aux Girondins. Dupin fut nommé maire ; Maurin, Muret, Lalil, Viguier, Filhiol, Nevière, Girard, officiers municipaux ; Chabran, Burle, Escuj'er Lazare, Bouteille, Garidel, notables; Leth, procureur.
Bouteille et Garidel, qui avaient fait partie de l'ancien conseil, donnèrent leur démission le 7 juillet.
La nouvelle municipalité fut installée le 2 juillet.
Un de ses premiers actes fut de casser le geôlier des prisons et le batelier des bacs de la Durance. Il importait, en effet, d'avoir pour ces deux postes des hommes sûrs. Un jacobin aurait pu être de connivence avec les détenus politiques et leur ouvrir au besoin les portes des prisons. D'autre part, il fallait s'assurer les communications du passage de la Durance, savoir le nombre et la qualité des passagers. Ce point n'était pas sans importance, comme nous le verrons lors du passage des Marseillais. Ce fut; à ce moment que les sectionnaires de Rians rendirent aux Manosquins la somme qui leur avait été attribuée après l'incursion des Marseillais en 1792.
Le 28 juin, les sections réunies délibérèrent de faire rayer des registres de la commune et révoquer la proclamation faite le 24 octobre 1792 en faveur d'Isoard, Tourneau, Roux, Ollivier, Robert, Pierre Tassy, Joseph Baret, Sauvat et Escuyer.
Le conseil municipal fit appeler l'ancien conseil et après l'avoir entendu, cassa la délibération en question, comme ayant été prise au moment où les factieux et les anarchistes tenaient la ville dans un état de stupeur et de tyrannie.
Le comité de sûreté générale des sections et le conseil municipal marchèrent d'un commun accord. Burle était le président, et Brunet le secrétaire du comité de sûreté et de correspondance des sections. Le 18 juillet, ils écrivaient aux sections d'Aix que Grenoble était en état d'effervescence. Les représentants du peuple avaient cassé diverses autorités et employaient même la force armée : « plutôt mourir avec nos frères d'Aix que de vivre sous les tyrans et les despotes ».
Les sections d'Aix et de Marseille, qui dirigeaient le mouvement insurrectionnel du midi, demandèrent aux sections de Manosque d'Occuper la citadelle de Sisteron pour résister, le cas échéants aux troupes de la Convention et leur barrer le passage. Pour répondre à cet appel, le maire Dupin, les officiers municipaux et les membres du comité de sûreté, Filhiol, Nevière, Maïsse, Richard, etc..organisèrent la résistance. Ils écrivirent, le 25 juillet, aux comités des Mêës, Oraison et autres villes environnantes : « Nous ne devons rien négliger pour nous assurer la citadelle de Sisteron et la faire occuper par une garde sectionnairë. » Cette lettre, retrouvée plus tard, valut à tous les signataires un mandat d'arrêt. L'armée conventionnelle, sous les ordres de Carteau, ne suivit pas cette voie. Formée à Valence, le 7juillet, elle descendit la Vallée du Rhône, se fit battre le 9 août à Cadenet par les insurgés, au nombre de 3,000, commandés par de Villeneuve, et les vainquit, le lendemain, grâce à l'arrivée de troupes de renfort.

II

Arrivée de Robespierre jeune et Ricord à Manosque . — Rétablissement de la société populaire. — Acceptation de
la constitution de 1793. - Les représentants sont attaqués au passage de la Durance et poursuivis jusqu'à Forcalquier par les troupes sectionnaires. — Représailles exercées contre la ville. — Le conseil municipal est cassé. — Désarmement et mandats d'arrêt.

Au moment même où les sections semblaient triomphantes, Robespierre jeune et Ricordj commissaires de la Convention, arrivèrent à Manosque pour les dissoudre et les remplacer par les sociétés populaires. Le 9 août 1793, ils firent écrire au conseil municipal qu'ils iraient le dimanche suivant à Manosque, « afin d'éclairer le peuple sur ses véritables intérêts ». Le 10 août, 200 hommes de troupe arrivaient de Sainte-Tulle. Sur réquisition des représentants, le conseil dut, en une heure, leur faire préparer la subsistance et le logement. Une proclamation annonça que la société populaire reprenait ses séances le même jour et que Robespierre et Ricord y assisteraient.
La réunion eut lieu. Etienne Bouteille, médecin, fut nommé président ; Sisterony, notaire, secrétaire. Il y avait 375 citoyens présents. Sisterony donna lecture de la nouvelle constitution de 1793, votée par la Convention, le 27 juin, dans le but de réconcilier les provinces et Paris ; il la proposa à l'acceptation des Manosquins. A l'unanimité, elle fut acceptée.
Les sectionnaires, furieux, tinrent aussitôt une réunion, Robespierre et Ricord y parurent et déclarèrent que l'assemblée devait se dissoudre. Le tumulte commença, et, en un instant, la rumeur devint si grande que tous sortirent avec précipitation pour courir aux armes.
Les représentants, pour empêcher toute conflagration entre les partis, arrêtèrent qu'il n'y aurait dorénavant aucune sorte d'assemblée. Ils enjoignirent, le 12, au conseil municipal de leur apporter sans délai et sous sa responsabilité les registres et papiers des sections et de faire placer un piquet de soldats pour la garde des bacs de la Durance. Le 13 août, ils partirent de Manosque.
Mais la veille, au moment même où le tumulte commençait à l'assemblée des sections, plusieurs citoyens étaient partis pour annoncer aux. insurgés qui se trouvaient en lutte avec l'armée de Carteau que les représentants Robespierre et Ricord étaient à Manosque et y répandaient la désolation. Aussitôt, un détachement de 7 à 800 hommes, composé par les insurgés de Rians et d'Aix, remonta la Durance et vint se cacher tout près des bateaux. Quand les représentants arrivèrent pour le passage, ils aperçurent la troupe et retournèrent au plus vite vers Manosque. Les sectionnaires s'étaient assemblés en armes sur la place, avec l'intention de leur faire un mauvais parti. Avertis à temps par le maire Dupin et « pour éviter un crime aux Manosquins, ils firent route vers Forcalquier » (1), refusant même les 30 hommes d'escorte que leur offrait le maire. Le chef du détachement insurgé, Bayne, qui avait donné sa démission d'accusateur public du Var pour combattre la Convention, ne prévoyait pas cette fuite. Aussi fit-il poster des hommes sur les diverses routes qui pouvaient permettre aux conventionnels de se rendre à Nice. Il rétablit ensuite les cordes des bacs et vint à Manosque. « J'y arrivai, écrit-il, en bon port. La municipalité, que j'avais fait prévenir de mon arrivée par une brigade de gendarmerie, vint au devant de moi, et j'entrai dans la ville aux applaudissements de tous les citoyens. On m'apprit que les conventionnels étaient partis. Aussitôt, je me procurai des chevaux et me mis en marche vers Forcalquier (le 13, à 11 heures du soir), avec 60 hommes de la garde nationale de Rians auxquels je joignis 20 grenadiers et chasseurs de la garde nationale de Manosque (2). » Le détachement manosquin était commandé par le citoyen Robert. Cette troupe arriva à Forcalquier à 4 heures du matin. Les représentants, arrivés à 10 heures du soir, s'enfuirent par les montagnes jusqu'à Sault. Ce fut donc en vain que les insurgés firent des visites domiciliaires pour les trouver.

(1) Archives nationales, lettre Robespierre et Ricord, 16 août.
(2) Lettre de Bayne au général de l'armée du Midi (10 août).


Ils s'emparèrent de leur carrosse et revinrent le même jour à Manosque. Cette ville allait de nouveau être soumise à des mesures de rigueur.
Après la défaite des insurgés à Cadenet, Rovère et Poultier écrivaient à la Convention : « Nous avons fait les réquisitions nécessaires pour chasser les Marseillais de Manosque, où Robespierre et Ricord ont couru les plus grands dangers. »
De fait, les représentants, après un arrêt de trois jours à Sault, revinrent à Manosque, escortés par 20 ou 30 patriotes. Deux, soldats, envoyés en avant-garde, annoncèrent l'arrivée de 6,000 hommes. Ce mensonge était destiné à contenir les séctionnaires (1).
Le conseil municipal était dans la stupeur. Les représentants allaient-ils exercer de terribles représailles ? Il fallait à tout prix atténuer la responsabilité des Manosquins. C'est ce qui fut fait, à la séance du 23 août. Le citoyen Girard, en l'absence du maire, prononça le discours que voici : « Citoyens, un grand attentat, un délit de lèse-nation a été commis, ces jours derniers, aux environs de notre ville.... Nous venions d'avoir l'insigne honneur de posséder dans le sein de notre cité et la représentation nationale et le pouvoir exécutif, venus pour présenter à votre acceptation la constitution.... Les anges qui nous l'avaient portée partent.... À peine ont-ils passé le premier bord de la rivière qu'une horde, se disant marseillaise, se présente et annonce le criminel dessein d'arrêter la voiture. Les représentants, prévenus, retournent vers nos murs.... Nous courons leur offrir nos bras et nos forces..,. Ils ne s'arrêtent pas... Une troupe de 400 à 500 Marseillais, suivie d'une autre deux fois plus considérable, traînant avec elle de l'artillerie, est annoncée. Des émissaires de cette troupe paraissent et annon

(1) Mémoire de Charlotte Robespierre.

cent son arrivée à l'instant... Notre ville se remplit de baïonnettes. Deux pièces de canon sont placées sur la place, vis-à-vis la maison commune. La fatale mèche brûle à côté. Le commandant de cette troupe, qui, avant d'entrer dans nos murs, avait fait une sommation menaçante et terrible, requiert impérieusement un détachement de notre garde nationale. L'appareil de la force. arrache le consentement. Ce détachement est confondu avec la troupe étrangère. Après une lieue de marche, on la fait arriver à Forcalquier. Les représentants ont pu prendre la fuite, abandonnant leur voiture et leurs effets... Voilà, citoyens, l'attentat affreux qui peut soulever la calomnie contre les Manosquins. Hâtons-nous d'y porter remède.... Oui, des Manosquins ont augmenté le nombre des délinquants, mais la malveillance ne dira pas qu'on les a arrachés de leurs foyers pour les faire marcher vers le crime.... Portons nos sanglots aux pieds de nos représentants. Leur juste courroux se changera en clémence. »
Dix conseillers furent aussitôt envoyés aux conventionnels, pour leur exprimer les doléances et regrets de toute la ville. Six autres furent chargés de les pressentir, pour savoir comment on pourrait réparer, au moins en partie, les pertes qu'il avaient subies.
Les conventionnels devaient être assez peu disposés à écouter ce langage, qui, d'ailleurs, n'était point complètement conforme à la vérité.
Le 21 août, ils écrivaient de Manosque au Comité de salut public :
« Nous sommes une seconde fois à Manosque. Cette ville rebelle, qui n'exécute aucune loi, qui outrage la République dans la personne de ses représentants, nécessite les grandes mesures que nous allons prendre pour la réparation des outrages faits à la nation. Nous vous
communiquerons incessamment nos délibérations et nos arrêts. La ville de Manosque est opulente ; son territoire est le plus riche de la contrée ; cependant les contributions sont en retard. Les Manosquins, qui ont eu l'audace de prendre les armes pour s'opposer à l'entrée de quelques détachements républicains dans leur ville, les prirent pour protéger les rebelles de Marseille .et firent tout ce qui était en eux. pour nous livrer. Vous pressentez, après cela, quelle sera notre conduite à leur égard... .
Les quatre arrêtés suivants, pris le 23 août, furent la réponse de Robespierre et Ricord aux excuses et supplications du conseil :
1er arrêté « Au nom de la République, les représentants du peuple, députés par la Convention, considérant : 1° qu'aucun citoyen de la garde nationale de Manosque ne s'est opposé à l'attentat commis dans la nuit du 13 au 14 août; 2° que les compagnies des grenadiers et des chasseurs ont été particulièrement requises et que ces compagnies n'ont paru mériter cette préférence que par leur formation illégale et liberticide ; 3° que les habitants de Manosque sont divisés en deux partis également violents ; qu'il serait dangereux de laisser des armes à des hommes qui se haïssent mutuellement et qui ont laissé échapper l'occasion de montrer qu'ils étaient armés pour la défense de la République et de la représentation nationale ; arrêtent : 1er tous les citoyens de Manosque sans exception seront désarmés et porteront leurs armes à la mairie, sous peine d'être considérés comme suspects. 2° Ces armes seront portées dans les magasins de la République. 3° Les compagnies des grenadiers et des chasseurs seront cassées, et les soldats seront distribués dans les compagnies de la garde nationale. »
Le 2 ème arrêté était plus dur encore :
« Considérant que les autorités constituées n'ont pris aucune mesure pour s'opposer à l'entrée des rebelles dans leurs murs ; 2° qu'un grand nombre d'habitants les ont au contraire appelés et favorisés ; 3° que cet attentat a occasionné des dépenses à la République,...
Les représentants arrêtent : les conseillers municipaux seront tenus, sous leur responsabilité personnelle, de remettre, dans un délai de six heures, dans la caisse du receveur du district, la somme de 30,000 livres, comme acompte des objets volés et des dépenses occasionnées par le déplacement de la force armée... »
Le 3 ème arrêté prononçait la dissolution du conseil municipal et lui enjoignait de notifier, à l'ancien de reprendre ses fonctions.
Le 4 ème arrêté atteignait les personnes compromises et ordonnait à tous, officiers et militaires, d'arrêter ou faire arrêter, et aux tribunaux de poursuivre: Louis Turrier, facturier, Antoine Mirabeau, Arbaud, capitaine, Paul Esclangon, Barthélémy cadet, tanneur., Bicaïs fils, avoué, Chabran, officier municipal, Agnès Julien, Jean Julien, Robert, officier de chasseurs, pour avoir été du nombre de ceux qui se trouvèrent aux bords de la Durance lors de l'attentat et pour avoir poursuivi les représentants jusqu'à Forcalquier.
Désarmement des citoyens, arrestation de plusieurs, dissolution du conseil municipal et une amende de 30,000 livres, telle était la conclusion de cette malheureuse affaire.
Il fallut chercher la somme exigée. Le maire fit appel aux bonnes volontés. Trente citoyens souscrivirent 100,150, 200 et même 1,000 livres. On leur avait promis de les rem
bourser sur les premières recettes du conseil municipal. Quand ils réclamèrent, les nouveaux, conseillers demandèrent conseil aux. représentants. Ceux-ci répondirent de Nice, le 15 septembre :" Le remboursement doit se faire par des sous additionnels mis sur ceux qui, par malveillance ou même par erreur, ont occasionné les maux qui ont affligé votre commune."
Robespierre et Ricord partirent, après s'être assurés que leurs arrêtés avaient été exécutés. Arrivés à Aix, ils écrivirent à la Convention pour lui faire part des mesures qu'ils avaient prises : « La commune de Manosque, disent-ils, était une des plus contre-révolutionnaires des départements méridionaux. La première fois que nous y fûmes, on tenta un grand crime ; la seconde fois que nous sommes venus, de nombreux citoyens avaient pris la fuite. Nous espérons que cette ville est reconquise à -la raison, à, laj liberté » .
Hélas ! pour son malheur, elle ne devait connaître encore que des attentats à la raison et à la liberté !

CHAPITRE IV.

Triomphe des sans-culottes.- Réaction contre les sectionnaires.- Mandats d'arrêt et arrestations.

I.

Ancienne municipalité à la mairie. — Acquittement des prisonniers jacobins.

L'ancienne municipalité ne montra aucun enthousiasme pour reprendre la direction des affaires communales. A plusieurs reprises, l'huissier dut leur en faire la signification. C'est que sa tâche n'était pas facile, et sa liberté d'action se trouvait bien limitée. Soumise à tous les caprices et aux. fantaisies des clubs et des représentants qui surgissaient à tout instant, elle devait prendre ou exécuter des arrêtés qui alimentaient le foyer des passions .populaires. Ne faut-il pas voir dans la démission du maire Bouteille, qui se produisit aux heures les plus aiguës de la terreur, une protestation contre ces ingérences occultes qui déshonoraient son administration.
Un personnage, tristement célèbre dans ce pays, va surgir. C'est Derbès La Tour, député des Basses-Alpes à la Convention. Le 28 juin 1793, il se rendit à la séance du Comité de salut public, prétendit qu'il était capable, grâce à ses connaissances locales, de ramener le calme dans les Basses-Alpes et se fit envoyer en mission à cet effet. Le conseil municipal délégua à Digne le maire et un officier municipal, pour lui exprimer leurs satisfactions.
Les détenus ou fugitifs Jacobins profitèrent aussitôt des succès des conventionnels..
Le 8 septembre, le tribunal de Vaucluse acquitta les détenus Baret, Ollivier et Roux, « considérant que leur incarcération, en suite des mouvements contre-révolutionnaires, est des plus arbitraires ». Ils rentrèrent en possession de leurs biens et de leurs armes.
Pancrace Robert et Tassy, qui avaient pris la fuite, écrivirent, le 1er octobre, au conseil municipal : « Enfin, l'aristocratie est anéantie ; le patriotisme triomphe. Depuis quelque temps, nous ne recevions plus aucune nouvelle. Ah ! que nos concitoyens nous ont bien peu connus, lorsqu'ils nous ont persécutés d'une manière aussi violente ! Pendant le temps que nous avons été en place,
vous devez savoir quelle a été notre conduite. Ah! quelle ingratitude, nous accuser de voler, de piller ! Nous étions patriotes, et cela sufisait pour désirer notre perte. Une lettre, particulière nous avise que nous avons été invités à rejoindre notre patrie. Si vos intérêts l'exigent, nous partirons. — TASSY, officier de police militaire près l'armée d'Italie ; ROBERT, juge militaire. »
Le 20 octobre, ils écrivaient de Lyon: «Le plus tôt possible, nous irons embrasser nos frères de Manosque.» Le 10 novembre, ils se trouvaient à Manosque et demandèrent au conseil municipal de les réintégrer dans leurs anciennes fonctions : « Les violentes persécutions .des sectionnaires nous obligèrent à fuir. Nous nous retirâmes auprès des Jacobins de Paris et nous coopérâmes en partie à l'extermination des projets horribles des fédéralistes contre-révolutionnaires. »
Le conseil fit droit à leur demande. Cette satisfaction morale leur suffit. Ils avaient profité des circonstances pour obtenir une situation avantageuse qu'ils désiraient conserver ; le 15 novembre, ils écrivaient encore ; « La calomnie, qu'il fallait détruire, le vœu de nos concitoyens nous ont amenés au sein de nos familles. Nous eussions désiré y rester, mais l'intérêt de la République nous appelle près des camps qui cernent Toulon ; nous allons occuper la place d'officiers de police militaire que le comité exécutif nous a confiée. Vous pouvez nous remplacer. » Ils ne tardèrent pas à rentrer dans le département.

II.

Le comité de surveillance et les délégués du congrès de Marseille organisent la terreur. — Robespierre et Ricord modèrent leur zèle. — La municipalité est trouvée trop modérée.

« Peu après les événements du mois d'août, il se forma à Marseille un congrès composé des députés des différentes sociétés populaires du midi ; celle de Manosque y envoya deux de ses membres. Quatre commissaires furent ensuite envoyés dans le département pour ranimer les principes révolutionnaires. Ces commissaires ne se bornèrent pas, à Manosque, à ce seul objet ; ils annoncèrent la levée d'une contribution énorme. Quelques particuliers se soumirent et payèrent la. taxe qu'on leur avait imposée ; les autres firent des difficultés, et, les commissaires étant partis pour continuerleur tournée, cette contribution ne fut pas poussée plus loin. La loi sur les suspects, qui venait d'être rendue (17 septembre), fournit aux haines des moyens légaux pour se satisfaire. Les maisons d'arrêt se remplirent bientôt de détenus et les forêts de fuyards. Un grand nombre de citoyens de Manosque se trouvèrent dans l'un ou dans l'autre cas. Les fuyards ayant été portés sur la liste des émigrés, leurs biens furent séquestrés, ainsi que ceux de la plupart des détenus, dont l'envoi à Orange était souvent provoqué. »
Ce récit d'un témoin oculaire est d'une angoissante précision. C'est la terreur qui va sévir à Manosque. Elle sera d'autant plus terrible que les citoyens étaient poussés par le désir de la vengeance.
Le comité de surveillance fut un des rouages les plus
actifs du mouvement. Il était composé de douze membres. La Société populaire procéda à sa formation le 24 septembre 1793. Les principaux révolutionnaires, Paul Roux, Baret, Ollivier, Henos de Boisgilot, Jacques Escuyer, etc., en firent partie. Le comité fut plusieurs fois renouvelé, et le représentant Derbès La Tour lui donna une constitution légale, le 3 floréal an n (22 avril 1794), en lui recommandant zèle et précision.
Les délégués du congrès de Marseille vinrent apporter à ce comité leur concours et mirent ensemble à exécution les diverses décisions qui avaient été prises.
Le 19 octobre, Montbrion, Collet, Ribaud, Reboul, de Marseille, Allier, de Valence, Astouin, de Seyne, Joseph Baret, de Manosque, tous membres de cette délégation, se présentèrent à la mairie pour faire enregistrer leurs pouvoirs, valables pour les Hautes et Basses-Alpes.
Ils devaient, par arrêté de Derbès La Tour et Charbonnier, parcourir ces départements « pour se renseigner exactement sur ce qui s'y passait, pour y raminer l'esprit public, qui semblait éteint par les menées des aristocrates». Ils étaient autorisés à faire arrêter les suspects et disposaient, à cet effet, de la force armée. Ces pouvoirs étaient donc très étendus. Arrivés dans un pays, ils étaient les maîtres souverains ; les membres des municipalités n'avaient qu'à devenir leurs humbles serviteurs. C'est ainsi qu'à Manosque, aussitôt que leurs pouvoirs eurent été reconnus, ils signifièrent au conseil deux réquisitions : la première obligeait à faire préparer le logement et l'étape à trois compagnies du bataillon du district de Forcalquier qui avaient été appelées pour leur prêter main forte ; l'autre lui intimait l'orde de faire apposer les scellés sur
les biens de certaines personnes que les commissaires n'avaient pu arrêter.
Le conseil députa aussitôt deux conseillers pour cette opération chez.vingt-trois citoyens dont les délégués leur donnèrent les noms. C'était: 1° Bouffier l'aîné, négociant; 2° Issautier cadet, ancien maire ; 3° Mangarel ; 4° Sisterony, avoué ; 5° Loth, avoué ; 6° Lachaud, boulanger ; 7° Dupin, ancien maire ; 8° Loth; 9° Silvy, prêtre ; 10° Burle Champclos ; 11° Giraudon Duteil ; 12° Giraudon Chave ; 13° Gassaud ; 14° Brunet fils; 15° Jacques Audibert ; 16° Michel Curnier ; 17° Louis Avril ; 18° Nevière, teinturier ; 19° Jean Noat: 20° Jacques Pourcin ; 21° Pierre Derbès, chirurgien ; 22° Jean Martel, ferblantier ; 23° Guibert aîné, ferblantier.
La visite domiciliaire se fit, chez eux, minutieuse et tracassière ; rien n'était oublié. Les parents des fugitifs pouvaient garder ce qui leur appartenait ou prendre le nécessaire sur les biens des absents. Chez Giraudon se trouvaient son épouse et sa fille Flamen, ci-devant religieuse. La maison d'Henri Burle était un véritable couvent ; on y trouve huit de ses sœurs, dont sept ci-devant religieuses. Robespierre et Ricord intervinrent pour conseiller la modération et exclure tout sentiment de vengeance. Ils écrivaient de Nice, le 14 octobre : « Nous sommes instruits, citoyens municipaux, que quelques patriotes paraissent se souvenir des vexations qu'ils ont éprouvées, qu'ils songent à se venger. Déjà, plusieurs, que nous avions crus plus malheureux que coupables et que notre justice avait mis à l'abri de toute inquiétude, semblent menacés de tomber sous le coup d'une vengeance personnelle; nous vous conjurons, citoyens municipaux., de ne point permettre cette conduite. Nous vous rappelons
que le citoyen Dupin nous a sauvés des mains des assassins, ce qui efface les torts qu'il a eus par faiblesse ou par violence.»
La municipalité devait être embarrassée dans son action. Requise de poursuivre par les sans-culottes, rappelée à la modération par Robespierre, elle était encore sévèrement secouée par le Directoire de Forcalquier, qui lui écrivait, le 27 décembre 1793 : " Nous ne savons que penser, citoyens municipaux, sur votre conduite ; vous n'agissez pas contre la Révolution, mais vous lui opposez une résistance d'inertie qui nous afflige. Depuis longtemps, vous êtes les derniers et longtemps après tous les autres à nous envoyer les renseignements que nous vous demandons et à exécuter les lois qui demandent le plus de célérité... Pour dernier avis, nous vous disons que vous serez dénoncés par le premier courrier au Comité de salut public de la Convention, comme étant la seule cause du retard dans la non-exécution des lois pour notre ressort . » C'était peu rassurant. Faut-il s'étonner si après la réception de telles lettres, nos édiles accomplissaient des actes qu'ils étaient sans doute les premiers à regretter ?

III.

Arrestation et fuite des suspects. — 79 Manosquins sont sous un mandat d'arrêt. — Notes du comité de surveillance sur plusieurs d'entre eux. — Joseph Baret et Buisson sont attaqués dans la rue.

Les fameux délégués du congrès de Marseille étaient encore à Manosque le 24 octobre. Ils avaient formé dans cette ville un bataillon révolutionnaire, « pour soutenir la liberté, l'égalité et la république et exterminer les ennemis de la révolution. Pour l'équiper. ils levèrent une contribution sur les riches et les contre-révolutionnaires. Cette troupe était sans armes : aussi, le comité de surveillance, qui trouvait son action trop lente, demanda 200 hommes du bataillon de Forcalquier pour maintenir l'ordre dans la ville et garder les prisonniers. Ce fut, dès lors, une véritable chasse à l'homme.
Les citoyens suspects furent épiés, pourchassés. Les patrouilles parcourent la ville et la campagne. Le comité de surveillance fut comme un tribunal toujours en séance où de prétendus séditieux étaient à toute heure amenés. On les interrogeait sur leurs fréquentations, les conversations qu'ils avaient tenues. Bienheureux étaient-ils quand on les relâchait ensuite. Quelques bourgeois, Loth, Sisterony, Pontés, se donnaient rendez-vous tous les soirs
à la campagne de Gassaud. Aussitôt une patrouille de sans-culottes partit, pour savoir ce qui se passait.
La fuite ne mettait pas les suspects à l'abri des investigations. Le comité les poursuivait dans les lieux rapprochés, comme dans des villes lointaines. Il leur fallait des victimes coûte que coûte. Les notes et correspondances du comité de surveillance sont suggestives et nous disent bien tout ce qu'il y avait de haine dans les coeurs, à l'heure même où l'on semblait proclamer les principes humanitaires et le respect des citoyens.
En voici quelques extraits qui concernent les principaux: détenus ou fugitifs:
EYRIÈS, homme de loi, ancien maire, « a été à la tête de 4 à 500 hommes, à la Plaine, pour dresser une pétition tendant au rétablissement des sections. Il en fut président et prononça des discours contre-révolutionnaires. — Mandat d'arrêt décerné contre lui le 9 novembre 1793. — 30 sans-culottes allèrent l'arrêter.

MAÏSSE, juge., nommé membre du comité de surveillance le 4 novembre. — II fut arrêté le 11 frimaire an II (1er décembre 1793), parce qu'il avait été membre du comité des sections et fut trouvé porteur d'une lettre destinée aux sectionriaires des Mées. Ceux-ci étaient invités à se joindre à ceux de Manosque pour s'emparer de la citadelle de Sisteron.

SAINT-DONNA.T, médecin, dénoncé comme suspect par Paul-Antoine Roux. — « II fréquente des maisons aristocratiques, il a témoigné contre les patriotes incarcérés et opprimés par les sections, n'a jamais été membre de la société populaire et est l'ennemi de l'égalité. Cité à comparaître devant le comité de surveillance, il s'y est rendu avec un chapeau blanc, sans cocarde, et porteur d'un passeport délivré par les sections d'Aix, ce qui démontre son fédéralisme. »

DUPIN, arrêté.à Nice le 14 frimaire an II (4 décembre 1793), — Laffont, officier de police militaire avertit le comité, de surveillance de cette arrestation et du transfert du prisonnier à Manqsque. Le 17 frimaire an II (7 décembre 1793), Robespierre et Ricard informèrent, le comité que Dupin, chargé d'infirmités, demeurerait en arrestation chez lui,, sous la garde d'un citoyen. Les représentants reconnaissaient par cet acte de bienveillance les services que Dupin leur avait rendus en tout, « en. les sauvant des mains des assassins ». Le 11 décembre: quatre sans-culottes furent, désignés pour le garder. Le 9 pluviôse (28 janvier 1794), Dupin écrivait au comité pour se plaindre de la non-exécution de l'arrêté de Robespierre : « Je demande à être transféré à ma campagne, qui est mon chez moi. Depuis le 9 janvier, je paie quatre gardes au lieu d'un, ce qui me fait huit livres de dépense supplémentaire. Je n'ai même pu payer mes impositions à cause de cela; ces quatre hommes seraient plus utiles à l'agriculture».

André GASSAUD, fuyard, arrêté à Besançon et transféré à Manosque, après trois mois de détention. — Il était arrivé le 26 nivôse (15 janvier 1794), à 9 heures du soir, et se trouvait à sa maison. Le gendarme chargé de le conduire l'avait emmené en ami, lui laissant toute liberté, et n'avait fait aucun rapport en arrivant. Le comité de surveillance, délibéra de les dénoncer et de les faire arrêter tous les deux.

ISSAUTIER, juge au tribunal civil, arrêté, le,2 novembre 1793, par les commissaires. nationaux, pour avoir été président des sections. —Le citoyen François Ollivier, abbé, exposa au comité de surveillance qu'au commencement de la révolution Issautier, commissaire du roi, le fit menacer par le curé de Saint-Sauveur de le faire incarcérer, par la seule raison qu'il parlait contre lës prêtres assermentés et contre les fanatiques.

RICHARD, sous un mandat d'arrêt depuis le 20 octobre 1793. (On se souvient que les sans-culottes voulaient lui faire un mauvais parti en 1791)—Pour éviter l'arrestation, il s'enfuit à Salon, pays de sa femme. A diverses reprises et jusqu'au 8 thermidor an II (26 juillet 1794), le comité écrivait à celui de Salon et à l'agent national pour qu'il fût arrêté : « Cet homme avait été chercher les séctionnaires marseillais et il les avait emmenés à Manosque pour établir les sections. Il a été en mission pour prêcher le fédéralisme et a signé les lettres contre-révolutionnaires tendant à s'emparër de la citadelle de Sisteron. » "Ton patriotisme nous est garant, écrit-on à l'agent national, que tu mettras tout en œuvre pour qu'il n'échappe pas à la guillotine. »

Paul AUDIFFRED, dit Beauchamp. — Les commissaires de Marseille lancèrent un mandat d'arrêt contre lui. Il partit pour Paris, afin de l'éviter. C'était au moment de la destruction des sections. Le 29 germinal an II (18 avril 1794), le comité écrivait à Paris pour le faire arrêter, d'autant plus, dit-il, que son fils, ci-devant officier d'artillerie, est considéré comme émigré.
VACHER, seigneur de Saint-Martin, prit la fuite et se retira à Grenoble et ensuite à Paris. Lors des décrets qui chassaient les nobles de la capitale, il alla à Versailles, où il se rencontra avec M. d'Audiffred et M. de Raffin. Le comité de Manosque écrivit à plusieurs reprises au comité de. Versailles pour les faire arrêter. Il était encore à leur trousse le troisième jour des sans-culottides an II (19 septembre 1794).

BRUNET, flls du général. — II fut arrêté à Embrun, où il s'était enfui. Le 14 avril 1794, le comité de cette ville demanda des renseignements à celui de Manosque. Celui-ci réclama aussitôt le prisonnier, pour qu'il fût enfermé à la prison de Forcalquier, où il trouverait « ses dignes camarades », qui devaient bientôt, disent-ils, être jugés par la commission d'Orange. Les sans-culottes d'Embrun ne répondirent rien. Aussi, furent-ils vivement malmenés par une lettre du 9 thermidor (27 juillet 1794). « Si vous ne répondez pas, nous savons la marche que nous avons à suivre. Nous ne souffrirons pas que des contre-révolutionnaires habitent plus longtemps vos contrées. »

ARLAUD, ci-devant capitaine au 4e bataillon des Basses-Alpes, s'était signalé lors des incidents Robespierre et Ricard. Il fut arrêté à Bourg-en-Bresse, le 20 ventôse an II (20 mars 1794). Le comité de cette ville écrivit à celui de Manosque pour lui annoncer le transfert du prisonnier. Voici la conclusion de la réponse qui fut faite " Arlaud pourra bien passer la tête à la fenêtre nationale ; nous regardons comme l'effet de la Providence, qu'il soit venu jusqu'ici, car les gendarmes qui le conduisaient le laissaient fort libre."

Famille BOUTEILLE. — Trois membres de cette famille, Bouteille père, médecin, le flls ainé et le second, ecclésiastique, ont pris la fuite. Avant les sections, ils s'étaient retirés à Gap ; au moment des sections, ils revinrent à Manosque, pour s'enfuir encore après la victoire de la Convention. Le 10 juillet 1794, ils étaient à Embrun. Le comité de Manosque reprocha à celui d'Embrun de ne pas les arrêter : « La République, écrit-on, ne peut être sauvée qu'autant que les comités de surveillance marcheront révolutionnairement. Point de grâce, point de faiblesse, ni de modérantisme, et ça ira. »

BARRAS, prêtre, ci-devant prieur, ci-devant noble, arrêté le 10 février 1794, sur réquisition du comité de surveillance, pour propos liberticides manifestant son dessein pour l'ancien régime. « Il a dit que les clubistes étaient des coquins et que bientôt les Marseillais allaient prendre des mesures pour marcher contre la Convention. Le jour où les Marseillais arrivèrent à Manosque avec des canons, il leur dit : « Ne pouviez-vous pas venir un jour plus tôt? Vous auriez pris ces deux coquins. » Barras, prisonnier, écrivait au conseil municipal pour obtenir sa mise en liberté : « Vous connaissez, tous, les principes qui m'ont dirigé pendant le temps que j'ai rempli les fonctions de curé. J'ai donné l'exemple de la soumission à toutes les lois de la Révolution, en prêtant tous les serments qu'elle a exigés. Prêtez-moi une main secourable pour justifier mon innocence et rendez-moi la liberté, sans laquelle tous les biens, la vie même, sont à charge. » Son appel ne fut pas entendu.
Ces quelques notes, extraites des divers registres du comité de surveillance, suffisent pour édifier sur la manière d'opérer du comité. Un citoyen était dénoncé par un sans-culotte. Aussitôt, sans savoir exactement quel était son crime, il était arrêté. Ses attaches, son passé faisaient-il supposer qu'il n'était pas un sans-culotte, un mandat d'arrêt était décerné contre lui. C'est ainsi que 79 citoyens de Manosque furent poursuivis ; les uns échappèrent à la prison par la fuite et furent considérés comme émigrés ; les autres restèrent un temps plus ou moins long en prison. Il faudra ajouter à ceux-ci les incarcérés pour les affaires des églises. La liste de ces suspects sera donnée lors de leur mise en liberté, après la chute de Robespierre, qui leur évita de « passer la tête à la fenêtre nationale ». comme le désirait le comité. Les suspects, qui craignaient ce terrible lendemain, cherchaient à s'évader. C'est ainsi que, le 3 février 1794, Baret et Bonnety, allant faire une
visite à la prison de la ville., arrivèrent au moment même où tous les détenus étaient sur le point de sortir. Honde, l'un d'entre eux, avait pris la fuite. De Gassaud, avec deux de ses domestiques, était tout près de la porte. Il n''y avait ni gardes, ni geôlier. Ceux-ci étaient-ils de connivence? .Ils furent tous arrêtés. Enfermés à la geôle de Forcalquier, ils s'efforçaient de savoir les nouvelles du dehors. Le 8 fructidor an II (25 août 1794), Quelques jours avant leur délivrance, le comité de surveillance de Manosque écrivait à l'agent national de Forcalquier et au comité de cette ville : "Les aristocrates et les contre-révolutionnaires s'agitent pour opérer la contre-révolution. Leur conduite, tant dans la maison d'arrêt qu'au dehors, en est une preuve sans réplique. Les femmes et les domestiques des détenus s'agitent en tout sens pour donner des nouvelles aux incarcérés. Elles y parviennent par signes ; on va même jusqu'à dire qu'elles leur envoient des pommes dont se servent les enfants pour jouer. Ces pommes contiennent des lettres que les contre-révolutionnaires saisissent à la volée. Jusqu'à, quand serons-nous dupes ? »
Les sans-culottes faisaient mieux encore. Non seulement ils emprisonnaient leurs adversaires, mais ils les forçaient
à supporter les frais de leur détention. Les détenus, comme on le conçoit, ne pouvaient admettre cette obligation. C'est alors que le président du district écrivit au conseil de Manosque, pour qu'il levât les scellés sur les denrées de chaque détenu et en vendît jusqu'à concurrence de 2,500 livres. Un mois après, le 26 mai, les parents des prisonniers furent autorisés à cultiver les biens et à en retirer les revenus, à condition de payer l'entretien, les frais de garde et les impositions des détenus ; encore
étaient-ils obligés de fournir un état des recettes et des dépenses.
Peut-on s'étonner, après toutes les arrestations et les vexations dont était victime une partie des habitants, si plusieurs d'entre eux cherchèrent à se venger des principaux auteurs de tant de maux. C'est ainsi que le 16 pluviôse an II (5 février 1794) on tira un coup de revolver sur Baret, au moment où il rentrait chez lui, à 11 heures et demie du soir, et que Buisson reçut un coup de fusil le 9 février, à 10 heures du soir ; ni l'un ni l'autre, ne furent atteints.
Ces attentats ne servaient, d'ailleurs, qu'à rendre plus rigoureuses les mesures, de police. Après l'attentat contre Baret, le conseil municipal, sur réquisition de l'agent national, arrêta :
1° De faire, séance tenante, des visites domiciliaires chez les personnes suspectes, pour voir s'il y avait des armes tirées de fraîche date ;
2° D'obliger tous les citoyens à illuminer, dès le soir même, le devant de leurs maisons, en attendant que la commune fût éclairée avec des réverbères ;
3° De faire traduire à la maison commune tous les citoyens rencontrés, dans les rues après 10 heures du soir. Une proclamation fut faite en ville pour dénoncer « ce crime de lèse-nation ».
Nos bons sans-culottes avaient bien opéré. Ils écrivaient, le 4 thermidor an II (22 juillet 1794), à l'agent de Forcalquier : « Nous t'annonçons que notre commune est totalement purgée des âmes assez viles pour ne pas trouver leur bonheur et celui de leurs frères dans les principes républicains. »

IV.

Le général de Brunet, commandant de l'armée d'Italie, est arrêté par ordre des représentants Barras et Fréron ; il est condamné à mort par le tribunal révolutionnaire.

La ville de Manosque eut l'insigne honneur de voir l'un de ses, concitoyens à la tête de l'armée d'Italie. C'était, il est vrai, un honneur, dangereux, à cette heure de crise. Les généraux étaient facilement cités devant les tribunaux révolutionnaires, et l'on sait le sort qui les attendait. Ainsi, en fut-il pour le général de Brunet. Tout Français, tout Manosquin doit s'incliner avec respect devant cette noble victime de son devoir de chef d'armée qui voulut garder son indépendance en face des représentants, vulgaires politiciens, dont la devise était : " Périsse la France, périsse l'armée plutôt que la Convention et la terreur". Ce vaillant soldat fut d'abord un des admirateurs de la Révolution et suivit le mouvement parce qu'il croyait servir le peuple et la France ; il monta sur l'échafaud parce qu'il refusa de s'abaisser devant le jacobinisme de la Montagne, qui conduisait notre patrie à sa ruine.
Le général de Brunet était né à Valensole de J.-B. de Brunet, chevalier de Saint-Louis, capitaine de dragons et gouverneur de Manosque, et d'Anne-Rose de Salve-Villedieu. Après être resté quelque temps à un collège de Marseille, il entra, en 1748, dans le régiment des Gardes Lorraines et ensuite dans le Royal Artillerie.
En 1754, il fut attaché, en qualité de gentilhomme, à la personne de Stanislas 1er, roi de Pologne..
En 1755, il était, à Lunéville, lieutenant dans le régiment des Gardes Lorraines : il avait 20 ans. En 1759, il était nommé capitaine et aide de camp. Il resta attaché à la personne de Stanislas jusqu'en 1766, date de la mort du roi. En 1766, il reçut le titre de gouverneur à vie de la ville de Valensole. En 1778, lors de la formation de sept régiments provinciaux d'artillerie, il fut nommé
major du régiment d'Auxonne : en 1779, il était lieutenant-colonel.
En 1789, il se trouvait à Manosque. Le conseil municipal le nomma commandant de la milice bourgeoise. Il remplissait encore cette fonction en mars 1790. Les assemblées primaires l'avaient choisi comme électeur. Le 4 juillet 1790, il fut élu administrateur du directoire départemental. Celui-ci lui confia le commandement de la garde nationale des Basses-Alpes. Il avait alors 42 ans. A ce moment, l'Assemblée nationale mit en disponibilité 272 colonels ou lieutenants-colonels de l'ancienne armée, avec le titre de maréchal de camp. De Brunet fut du nombre. Il ne renonça pas cependant à tout service actif. La patrie était menacée. Il écrivit, le 27 décembre 1791, au ministre de la guerre pour se mettre à sa disposition. Ses collègues du directoire demandèrent aussi au ministre de l'employer dans l'armée, avec son grade de maréchal de camp.
Le 10 juillet 1792, il fut attaché à la division du Var. De Montesquieu, général de l'armée du midi, obtint de l'avoir sous ses ordres et lui donna le commandement d'une brigade qui formait la droite de l'armée des Alpes.
De Brunet opéra dans les régions de Sospel, Lucéran, l'Escarèue, Contes, le col de Brau. Le corps du Var devint l'armée d'Italie, sous le commandement du général d'Anselme. Celui-ci était suspendu de ses fonctions le 23 décembre 1792. et fut remplacé par de Biron. La lutte devenait vive entre les Français et les Piémontais. De Brunet se fit remarquer. De Biron écrivait à la Convention, le 4 mars 1793 : « Vous ne pouvez vous figurer la miraculeuse valeur des troupes dans les affaires continuelles et successives des 28 février, 1" et 2 mars. Le général de Brunet est véritablement un homme précieux, pour ce genre de guerre ; il conçoit facilement et aisément, il exécute avec beaucoup d'énergie et d'activité. Faites-le vite lieutenant général. »
Le 2 mai, il était nommé général en chef à la place de Biron, appelé en Vendée.
Lors de l'insurrection du midi, il craignit que la subsistance des troupes ne fût plus assurée ; il écrivit aux sections pour que ce service ne fût pas arrêté. Le général de Brunet refusa les offres et promesses des sections, qui eussent voulu se le rallier. Il opposa de même un refus à la demande des sans-culottes de son armée, qui voulaient marcher sur Toulon et Marseille. Mal lui en prit. Barras et Fréron l'accusèrent de ne point vouloir se porter au. secours de Carteau.
De Brunet écrivit au ministère de la guerre pour démontrer qu'il lui était impossible de diminuer son armée devant des troupes ennemies de plus en plus nombreuses. Il trouvait un adversaire personnel en Fréron, beau-frère du général Lapoype, contre lequel il avait formulé une plainte, le 26 juillet.
Barras et Fréron l'attaquèrent dans les clubs des Alpes-Maritimes. De Brunet voulut se défendre et demanda à la Convention de suspendre les deux représentants. Ceux-ci lui enlevèrent son commandement et le firent arrêter. C'était le 8 août. Le 13, il était dirigé sur Paris, sous l'escorte de cinquante gendarmes.
Les sections de Marseille et de Toulon tentèrent aussitôt un effort pour le délivrer. Le 16 août, elles écrivirent au comité de sûreté d'Aix : " Voyez s'il ne vous serait pas possible de faire contribuer à sa délivrance le détachement que vous avez envoyé à Manosque. Nous écrivons à quelques communes des Basses-AJpes, pour nous aider dans la réussite. Si nous y parvenions, en attachant de Brunet à notre cause, nous nous attacherions une partie de l'armée d'Italie, dont il a si bien mérité la confiance et l'amour. "
Le fils du général tenta aussi de sauver son père.
Bayne, commandant de la troupe marseillaise qui vint à ce moment à Manosque, lui avait dit : " II n'y a qu'un seul moyen de le sauver, c'est de l'enlever à son escorte." De fait, de Brunet fils s'élança à grandes journées sur la route de Paris ; il ne put arriver à temps et fit demi-tour à Lyon.
Robespierre et Ricard avaient connaissance de ce mouvement en faveur de Brunet. Le 16 août, ils écrivaient de Sault au comité de salut public : « Nous croyons que Brunet est l'âme de la contre-révolution du midi. Manosque est peuplée de rebelles, à la tête desquels se trouve de Brunet fils. On nous assure que les Marseillais favorisent ce général. » Le 16 août, ils écrivaient de Manosque au même comité : « Nos soupçons contre Brunet se confirment chaque jour. Ce traître a mis ces contrées à deux doigts de leur perte et a compromis par ses perfidies l'armée du Var. C'est à vous, citoyens, à prendre les mesures pour déjouer cette conspiration, dont le foyer est à Marseille, Toulon, Lyon et la bicoque de Manosque. »
Plusieurs de ces données, qui semblent indéniables, sont contredites par les mémoires de Barras. Celui-ci a-t-il voulu atténuer devant la postérité la scélératesse de sa conduite à l'égard du général de Brunet : " Je pris sur moi, dit-il, de destituer Brunet. Il obéit. Je l'autorisai à se rendre à son domicile au département des Basses-Alpes. Son escorte devait le quitter après le passage du Var. Croyant à un entraînement de sa part et non à une trahison, je ne voulais point faire usage des pièces qui étaient entre mes mains. Violant sa parole, il se rendit à la dérobée à Paris, pour me dénoncer. Il fut bien reçu par Carnot. Alors je dépêchai mon secrétaire à Paris, avec la correspondance de Brunet, qu'il remit au comité de salut public. Il eût été sauvé, s'il eût suivi mes conseils. Des actes aussi rigoureux laissent toujours des souvenirs douloureux
aux hommes qui furent commandés par un impérieux devoir." Cette thèse est trop formellement opposée aux documents cités plus haut pour qu'elle puisse être admise. On ne comprendrait pas les tentatives faites pour délivrer Brunet, si celui-ci avait eu la liberté de venir tranquillement chez lui.
Un décret de la Convention envoya de Bruuet devant le tribunal révolutionnaire. Pouvait-on espérer la moindre justice de la part de ces juges avides de sang ? Fouquier-Tinville soutint l'accusation. La Fautrie, homme de loi, fut choisi d'office pour présenter la défense. De Brunet fut condamné à mort et exécuté le 25 brumaire an II (15 novembre 1793), à l'âge de 59 ans.
Le 23 mai, le représentant du peuple Lasource disait de lui, à une séance de la Convention : « Quant au général de Brunet, je le connais personnellement ; je dois déclarer que c'est l'un des généraux à qui j'accorderais le plus de confiance. C'est un vrai républicain qui ne veut que la gloire de son pays . » Ce fut son crime devant les Jacobins qui ensanglantaient la France ; ce sera son titre de gloire devant la postérité.
Ses biens avaient été confisqués, et son nom. avait été affiché sur la liste des émigrés. Quand les Jacobins ne furent plus au pouvoir, son fils obtint qu'on enlevât les scellés apposés sur les meubles, ainsi que la remise des biens confisqués ou le remboursement des sommes versées à l'enregistrement par suite de vente. Un arrêté du ministre de la police du 19 fructidor an IX (6 septembre 1801) rayait définitivement de la liste des émigrés le nom de Gaspard-Jean-Baptiste de Brunet, général en chef de l'armée d'Italie.

CHAPITRE V.

L'Eglise et la Convention. Incidents suscités à Manosque par la question religieuse.

I

Attitude de la Convention envers l'Eglise et le clergé.

La Convention s'en tint tout d'abord à l'application rigoureuse de la loi sur la constitution civile du clergé.
Le 13 novembre 1792, le club des Jacobins repoussa une proposition de Lambon sur la suppression du budget des cultes.
Robespierre, dans sa huitième lettre à ses électeurs, qualifiait ce projet d'attentatoire à la moralité du peuple.
Le 30 novembre 1792, la Convention votait, sur la proposition de Danton, une adresse au peuple, pour l'assurer que le budget du culte serait conservé.
La loi du 27 mars 1793 exceptait le clergé de la loi sur le recrutement. Celle du 27 juin décrétait « que le traitement des ecclésiastiques faisait partie de la dette publique ».
La Convention se montrait plus rigoureuse pour les prêtres réfractaires. Le 26 août 1792, ceux-ci avaient déjà été déclarés passibles de l'exil, de la détention ou de la déportation.
Le 18 mars 1793, la peine de mort était prononcée contre les prêtres compromis dans les troubles suscités par la loi du recrutement ou soumis à la déportation. Deux témoins suffisaient pour établir le fait. Dans la lutte entre les Montagnards et les Girondins, le clergé, en général, se trouva du côté de ces derniers. Il n'est pas. impossible que la Montagne édictat certaines lois par représailles contre ces tendances.
Le 15 vendémiaire an II (6 octobre 1793), un décret abolit l'usage de l'ère chrétienne et porta le commencement de l'ère française au 22 septembre 1792.
Les 29 et 30 vendémiaire an n (20 et 21 octobre 1793), fut décrété passible de la peine de mort tout prêtre accusé d'être complice des ennemis extérieurs ou intérieurs.
Le 20 brumaire (10 novembre), sous la poussée des hébertistes, la Convention vota l'abolition du culte catholique que devait remplacer le culte de la raison. Deux jours avant, plusieurs évêques constitutionnels et un ministre protestant avaient abdiqué leur état, en pleine séance.
La Convention était, opposée à ces exagérations, qui troublaient profondément le pays. Robespierre protesta et fit voter, le 15 frimaire (5 décembre 1793), une loi qui accordait la liberté des cultes. Malheureusement, il ne voulut pas ou ne put pas arrêter, dans les départements, l'action des commissaires délégués pour recevoir l'apostasie des prêtres et établir le culte de la raison.
Tout de même, le comité de salut public modéra leur ardeur. « Des raisons politiques avaient poussé à la déchristianisation ; les mêmes raisons poussèrent à y renoncer. D'ailleurs, les églises ne furent pas partout fermées, et à aucun moment l'exercice du culte catholique ne se trouva interrompu dans toute la France. Ce fait, dit Aulard, a une grande importance politique; il prouve qu'il fut matériellement impossible de supprimer la religion catholique en France. Partout où ils furent privés du culte catholique, les paysans ne purent s'en consoler (1). »

(1) AULARD : Histoire politique de la Révolution française.

La Convention adopta, en somme, une savante progression dans la lutte antireligieuse. Elle réussit tant que le peuple crut qu'elle défendait la situation politique créée parles derniers événements. Le peuple était révolutionnaire ! Elle échoua quand elle voulut lui enlever son Dieu et son Eglise. Le peuple était chrétien !

II.

Ingérence des sans-culottes manosquins dans les nominations ecclésiastiques. — Ils écrivent à l'évêque. — Réponse de celui-ci. — Fuite du curé de Saint-Sauveur.— Les sociétés populaires le remplacent par l'abbé Ollivier.

La commune contribua aux dépenses du culte jusqu'aux événements du mois de janvier 1794.
Le 22 mars 1793, le conseil municipal chargea l'abbé Ollivier, vicaire à Saint-Sauveur, de subvenir aux dépenses ordinaires, moyennant la somme de 400 livres. Depuis le 1er janvier, le curé ne voulait plus assurer ce service.
Les sans-culottes manosquins ne semblaient pas tout d'abord hantés par des idées antireligieuses. Ils s'occupèrent même de l'aire ordonner des hommes de leur parti et recommandaient à l'évêque constitutionnel l'un des leurs, le citoyen Roux. Mgr de Villeneuve leur répondait, le 31 mars 1793 : « Je pense, comme vous, que. les paroisses ne doivent être desservies que par des prêtres patriotes et dégagés de tout préjugé fanatique. J'estime ceux qui ont ces qualités ; je n'ai pas voulu que l'on employât des prêtres qui étaient soupçonnés d'en manquer. Vous auriez dû donc avoir un peu plus de confiance en moi. Soyez
persuadés que je ne demande pas mieux que de trouver des personnes sur qui je puisse imposer les mains. Je recevrai toujours volontiers les renseignements que l'on voudra me donner sur ceux qui doivent être ordonnés. Je les demande. Le témoignage que vous demandez du patriotisme du citoyen Roux sera pris en considération. » Quel bon curé eût été ce fameux sans-culotte ! Les sociétés populaires prenaient une part active dans les nominations des curés. Celle de Manosque remplaça le curé de Saint-Sauveur.
Celui-ci, l'abbé Bonnety, avait prêté tous les serments, il ne fut pas toutefois à l'abri des poursuites. Dénoncé pour incivisme, il fut l'objet d'un mandat d'arrêt et jugea prudent de prendre la fuite. Voici, d'après le comité de surveillance, quel était son crime : « Tout ce que nous savons sur M. Bonnety, répondit-on à une demande de renseignements, c'est qu'il reçut chez lui le ci-devant abbé Ricard, missionnaire fédéraliste du comité contre-révolutionnaire d'Aix, avec lequel il était fort lié. Ce monsieur était venu dans notre département pour allumer le flambeau du fédéralisme et du royalisme et a été guillotiné, à Marseille, pour prix de ses forfaits. »
Le 15 décembre 1793, ce comité délibéra de faire mettre les scellés chez Bonnety. parce qu' « il avait quitté son poste au mépris de la loi, il a été dénoncé comme un ennemi de la Révolution et que, par sa fuite imprévue, il a évité les poursuites devant le tribunal révolutionnaire et est censé émigré». Il s'était réfugié chez son frère,
notaire à Entrevaux. Il y fut arrêté et conduit d'abord à la maison d'arrêt de Digne et ensuite à Forcalquier, où il se trouvait le 23 décembre 1793. Malade, il fut autorisé à se faire soigner chez lui, à Manosque, moyennant caution. Son frère demanda en vain son élargissement, le 20 fructidor an II (6 septembre 1794). Il recouvra la liberté en même temps que tous les détenus. Les notes politiques inscrites en marge de son nom et communiquées à ses parents ne sont pas très compromettantes: il y est dit : « Bonnety a quitté sa cure ; on ignore ses liaisons ; était toujours chez lui, sauf qu'il fût appelé par ses devoirs d'étatt. Homme d'un caractère assez ardent. On ignore ses opinions politiques ; n'a jamais fréquenté les sociétés populaires et n'a signé aucun acte liberticide, à ce qu'on pense. »
N'aurait-il pas été victime d'une machination ourdie par les sans-culottes pour se débarasser de lui et mettre à sa place une de leurs créatures ?
Le 16 novembre 1793 (26 brumaire an II) les députés des diverses sociétés populaires des Basses Alpes, réunis à Barcelonnette, écrivirent au conseil municipal de Manosque : "L'intérêt de votre ville exige que vous y conserviez deux brûlants patriotes, l'abbé Ollivier et l'abbé Roux, que vous devez nommer, dans une assemblée primaire, le premier, curé de la paroisse Saint-Sauveur, laissée vacante par le citoyen Bonnety, sauf approbation du département...., le second, secrétaire en chef de la commune. Votre patriotisme nous étant connu, l'assemblée se flatte que vous adhérerez à son invitation . "
Ainsi fut-il fait! Le 2 frimaire an II (22 novembre 1793), à 6 heures du soir, les deux sections de la ville se réunirent
en assemblée primaire dans l'église Saint-Sauveur « en conséquence de la dénonciation faite contre le citoyen Bonnety, curé de la même paroisse, qui non seulement a quitté son poste depuis plus de trois mois et, qui s'est encore permis les propos et les démarches les plus inciviques et véritablement contre-révolutionnaires, au point que la société populaire de cette ville avait déclaré par un arrêté public et solennel que le citoyen Bonnety, curé, avait perdu la confiance du peuple et qu'il était urgent d'aviser au moyen de le remplacer ».
770 citoyens actifs, à peu près les deux, tiers des électeurs, s'étaient rendus à la réunion. Tous jurèrent de ne voter que pour le plus digne. L'élection se fit par appel nominal. L'abbé Ollivier réunit tous les suffrages fut proclamé élu. Le lendemain, le nouveau curé prêta le serment civique comme ministre du culte catholique, et le conseil municipal adhéra à cette nomination le 30 frimaire an II (20 décembre 1793).
Cet abbé Ollivier est une figure assez énigrnatique dont il n'est pas facile de saisir l'attitude religieuse. Ambitieux, révolutionnaire, utopiste peut-être, pris d'une velléité d'indépendance en face de Derbès La Tour, deux: fois sous un mandat d'arrêt, il possédait une influence considérable dans son pays, où, quoique curé schismatique, il s'efforçait d'accomplir avec soin les devoirs de son ministère, tout en étant « parmi ces abbés qui menaient la société populaire».

III.

Les Jacobins commencent à atteindre les prêtres assermentés. — Descente des cloches des églises. — Inventaire des biens des églises. — Le conseil municipal de Manosque proscrit toute marque extérieure de religion. — Apostasie des prêtres manosquins, prélude de la fermeture des églises.

Les cloches, mobilier, objets d'or, d'argent ou de cuivre des chapelles de couvents avaient été envoyés à la monnaie, dans les fonderies, ou vendus à l'encan. Eût-on pensé alors que les églises paroissiales seraient aussi dépouillées ? Déjà des objets précieux avaient été donnés à l'Etat, dans un but national. La loi du 23 juillet 1793 ordonnait encore de descendre les cloches, sauf une, reconnue nécessaire pour les besoins du culte. Le conseil municipal ne se hâtait pas d'exécuter cette loi. Le Directoire de Forcalquier le rappela à l'ordre par une lettre du 4 septembre: « Citoyens, écrit-il, jusques à quand le fanatisme occupera-t-il la place de la religion sainte que le fils de Dieu nous donna ? Jusques à quand nous croirons que le nombre des cloches ajoute aux mérites de nos prières ? Puisque les idoles sont abattues, détruisons les instruments qui servaient à nous- enchaîner.... ; une seule cloche suffit à nos besoins » . Le 27 octobre, deux voitures étaient expédiées de Forcalquier pour prendre livraison des cloches.
Le 18 nivôse an II (7 janvier 1794), les curés et marguilliers des paroisses étaient invités à fournir un état des biens des églises et des fondations.
Le 16 pluviôse (4 février 1794), le Directoire de Forcalquier incitait le conseil municipal de Manosque et la société populaire à imiter les communes qui faisaient offrande à la patrie des pièces d'or et d'argent provenant du culte. L'on sentait bien, en ces mesures, comme un regard de convoitise sur tous ces biens. Tout de même, on aurait pu l'expliquer comme on explique les diverses réquisitions faites pour subvenir aux besoins de la patrie. Or, l'on prenait bien moins des biens que l'on ne poursuivait un plan. Les Jacobins opéraient une œuvre de déchristianisation. Les deux faits suivants semblent le démontrer.
Le 25 pluviôse an II (13 février 1794), l'agent national près le conseil lui rappela « que la loi défendait toutes les marques extérieures du culte pouvant rappeler aux citoyens le sanguinaire fanatisme.... ; il en existe cependant encore, dit-il; dans l'étendue de cette commune et dans le terroir, qui peuvent faire douter de votre patriotisme épuré... J'observe néanmoins que je n'aurais garde, par mon réquisitoire, de prétendre gêner la liberté des cultes. » Nos Jacobins aux petits pieds voulaient s'élever à la hauteur des farouches conventionnels ; aussi allèrent-ils loin dans la voie de l'intolérance : « Le conseil, pénétré d'indignation contre le fanatisme, considérant qu'il est instant d'observer religieusement toutes les lois ; considérant qu'il est de la dernière urgence d'anéantir tout ce qui a trait au fanatisme ; considérant enfin que, sous le moment auquel l'on doit rendre des hommages à l'être suprême, le Français libre ne doit plus fléchir que devant l'arbre et la statue de la liberté, a unanimement délibéré que, dans les vingt-quatre heures, tous les citoyens, avertis à son de trompe, devront faire disparaître toutes les marques extérieures, ridicules, superstitieuses et puériles de tous les cultes
quelconques, telles que les croix, les madones et autres semblables qui se trouvent devant leurs maisons, leurs propriétés, sur les grandes routes, autres chemins publics, sur leurs personnes lorsqu'ils sont en public et que ces marques y sont visibles, sous peine d'être déclarés suspects et traités comme tels... » .
Où était en cela le respect de la liberté de conscience? Il y avait bien encore la liberté du culte, que prétendait respecter l'agent national ; Dieu était toléré dans ses temples. On avait bien laissé quelques prêtres, et quels prêtres ! pour le service paroissial. Ceux-ci avaient donné assez de preuves de leur servilisme pour que l'on se crût permis de leur demander la plus grande des lâchetés : l'apostasie, l'abdication .de leur état.
Plusieurs ecclésiastiques, députés conventionnels, donnèrent l'exemple. D'autres eurent assez de noblesse d'âme pour ne point descendre jusqu'à l'égout. Certes, le clergé manosquin n'eût point cette crainte, si l'on en croit le registre qui mentionne les actes d'abdication.
Avec un ensemble déconcertant, ils abdiquèrent, rendirent leurs lettres de prêtrise, pour donner, dirent-ils, des preuves non équivoques de civisme. Pancrace Robert, un des plus fougueux terroristes, prétendit qu'il n'avait consenti à être prêtre que pour faire plaisir à ses concitoyens, mais il déclara à la face de l'univers qu'il ne l'avait jamais été que de nom. Alexandre Ravel, Louis Loth, vicaires à Saint-Sauveur, Amand, Paul Arbaud, Siméon, Silvy, ex-prébendés, Ollivier, curé de Saint-Sauveur, Lambert, curé de Notre-Dame, Joseph-Gilles Dray, aumônier au 4 ème bataillon des Basses-Alpes, ancien vicaire, Jean Martel, curé de Montfuron, de Montval, excarme, s'inclinèrent devant les sollicitations dont ils
furent-l'objet . L'on fit un feu de joie de leurs lettres de prêtrise. Les unes furent brûlées en présence de Derbès La Tour; les autres, en présence du conseil général de la commune .
Faut-il prendre à la lettre ces actes d'abdication et voir en ces prêtres des apostats réels. Plusieurs doivent certainement, être comptés parmi ces derniers, mais d'autres étaient tout simplement des lâches qui voulaient profiter des avantages que la loi accordait aux apostats : 800 livres de pension à ceux au-dessous de 50 ans, 1OOO livres à ceux âgés dé 50 à 70 ans,. 1,200 livres s'ils avaient 70 ans et au-dessus, ou qui craignaient d'être réputés suspects. Plusieurs, comme Silvy, de Montval, Jean Martel, continuèrent d'exercer le saint ministère, preuve évidente qu'ils n'avaient pas eu l'intention d'abdiquer.
En tout cas, pour l'heure, le terrain était préparé, le clergé assermenté avili ; l'on pouvait essayer d'implanter le culte de la raison.

IV.

Derbez La Tour arrive à Manosque. — Violents incidents à la Société populaire et devant les églises, les 14 et 15 ventôse an II (4 et 5 mars 1794). — Protestation de l'abbé Ollivier. — Un mandat d'arrêt est lancé contre lui.— Arrestations. — Bienveillance des autorités municipales envers les prisonniers.

Les catholiques de Manosque inscrivirent une page glorieuse à leur histoire le jour où, au mépris du danger, ils se levèrent en masse et opposèrent la plus courageuse résistance aux derniers attentats qui se tramaient contre la religion et la liberté de conscience.
Derbez La Tour, venu dans le département pour y rétablir le calme, parcourait nos centrées et y accomplissait cette œuvre de division et de haine.
Le 2 ventôse an II (20 février 1794), le conseil municipal, apprenant: qu'il était à Forcalquiei, lui envoya une délégation pour .le prier de venir à Manosque.
Le curé de Saint-Sauveur, Ollivier, et son vicaire, Ravel, allèrent, le 4 ventôse (22 février), rendre visite au représentant. Etaient-ils convoqués ? C'est assez possible. Ils promirent tous deux de renoncer à leurs fonctions. C'est, en tout cas, ce qui ressort de la conversation des deux prêtres pendant un arrêt qu'ils firent à Mane, au retour. Ravel disait à Ollivier : « Que comptes-tu faire,
en arrivant à Manosque ? » Ollivier répondit : « II faut tenir jusqu'au bout. » — « Ce .n'est point ce que tu as promis au représentant, ajouta le vicaire. Ne compte plus sur moi. » — II quitta son curé et abdiqua le soir même.
Donc l'abbé Ollivier prévoyait ce qui allait se passer ; il avait l'intention de résister.
Le 14 ventôse (4 mars), Derbez La Tour arriva à Manosque, en compagnie de sa femme. Il prétendit qu'il ne venait pas pour fermer les églises : " Je les laisserai, dit-il à la Société populaire, telles que je les ai trouvées ". A Michel Olliver, père du curé, il assurait, pendant qu'ils allaient ensemble à la Société, qu'il n'était pas venu pour détruire la religion. Il écrivait au maire de Manosque, le 4 prairial (23 mai 1794) : « Ai-je fait quelque chose pour éveiller le fanatisme? » II est vrai qu'il ajoutait, dans une autre lettre : « Si je n'avais pas montré plus de rigueur que vous, vous seriez encore dans les fanges du fanatisme et vous y seriez pour longtemps. » Etait-il, tout au plus, l'instrument des sans-culottes du pays ? Ne faisait-il que répondre à leurs vœux, sans prendre l'initative lui-même ? C'est assez possible. Quoi qu'il en soit, les habitants de Mansque, apprenant son arrivée, se préparèrent à défendre leurs églises.
Le 14 ventôse (4 mars), à 10 heures du matin, le conseil municipal, réuni en séance, aperçât devant la paroisse de Notre-Dame un grand rassemblement de femmes et d'enfants. Il y avait grand tumulte. Joseph Baret et Buisson, se rendant à la maison commune, avaient rencontré en chemin une jeune fille qui faisait le tour de la ville et agitait une clochette pour rassembler les femmes
devant les portes des paroisses. Buisson lui enleva la clochette. Mal lui en prit. Quand il passa sur la place Notre-Dame, les femmes se précipitèrent sur lui et elles lui enlevèrent son butin.
Le conseil municipal, voyant l'agitation qui se manifestait, se rendit sur les lieux pour rétablir l'ordre. Vains efforts ! Les esprits étaient au comble de la surexcitation. Les conseillers se retirèrent à la mairie et attendirent ïes événements.
Le rassemblement, bien loin de diminuer, ne fit que s'accroître durant la journée. Beaucoup d'hommes étaient accourus au secours des femmes.
Lautier, membre du comité de surveillance, essaya de pénétrer dans les groupes, pour les calmer. Il disait que Derbez ne venait pas pour fermer les églises et que, vînt-il dans cette intention, il fallait se soumettre. Tel n'était pas l'avis des Manosquins : «Nous sommes patriotes, répondirent-ils fièrement, mais nous sacrifierons volontiers nos biens et notre vie plutôt que souffrir qu'on détruisît notre religion.
Le soir, à 6 heures, la Société populaire tint sa séance. Le bureau fut ainsi composé : Rollandy, juge au tribunal, président; Guigue et Chabrier, secrétaires ; Roux, Fave, François Arbaud, Robert, Ollivier père, Pochet, assesseurs.
Quelques exaltés s'emparèrent tont d'abord de la tribune. Baret prétendit qu'il n'y avait pas de Dieu. Il préférait la déesse Raison. Roux fit une motion antireligieuse et commença la lecture de la déclaration de Moulins, conforme à sa motion. Il déchaîna le tumulte, fut hué et ne put parler davantage. L'abbé Ollivier protesta contre les aberrations des deux orateurs, précédents ; l'immense majorité l'applaudit. Derbez La, Tour, qu'on
était allé prendre, pénétra dens la salle. Le vacarme devint indescriptible. La foule s'empara de l'adresse de Moulins, qui fut foulée aux pieds et brûlée. En vain le représentant s'efforça-t-il de ramener le calme, en affirmant qu'il laisserait les églises telles qu'il les avait trouvées. Hommes, femmes et enfants criaient à tue-tête et protestaient vigoureusement contre les agissements des sans-culottes.
Le conseil municipal, qui siégeait en permanence, apprenant ce qui se passait à la Société, accourut, à 8 heures, auprès de Derbez, pour le ramener. Il se fraya difficilement un passage à travers la foule, qui ne cessait de crier: « Nous voulons la religion ; nous ne souffrirons pas qu'on ferme nos églises. » Quelques sans-culottes et les conseillers firent escorte à Derbez et à sa femme, pour le retour. La tâche ne fut pas facile ; ce n'était que des cris de mort, sur le passage du représentant : « II faut mener Derbez à Saint-Peyret ! II faut lui arracher ses plumets ! , et autres,épithètes de ce genre. Baret fut saisi au collet. Paul Rouxet quelques autres furent vivement pris à partie. Buisson dut sortir son sabre pour écarter la multitude. Une pluie de pierres s'abattit alors sur eux. Buisson et Garidel furent blessés. On fit aussitôt entrer Derbez et sa.femme dans une auberge, en attendant de pouvoir le ramener chez eux. Entre temps, les femmes s'étaient divisées en plusieurs groupes. Les unes envahirent la maison commune, s'emparèrent des piques et autres armes et se portèrent aux portes de la ville pour les garder. Les autres restèrent devant les paroisses pendant toute la nuit. Six sans-culottes, de garde à la maison
de Derbez, faisant une patrouille à 2 heures du matin, les aperçurent autour d'un grand feu; ils en reconnurent quelques-unes ; les autres se couvraient le visage, Peut-être n'osèrent-ils pas trop s'approcher. Les attroupepements se dispersèrent quand, après le départ de Derbez La Tour, on espéra n'avoir plus rien à craindre. La force allait primer le droit. Le bataillon de Carpentras, réquisitionné en toute hâte, arriva à Manosque le 17 ou le 18 ventôse (7 ou 8 mars).
Derbez écrivit de Digne, le 18 ventôse (8 mars), au commandant de cette troupe : « J'apprends que ton bataillon a reçu l'ordre de se rendre à Manosque, pour y être à ma disposition et rétablir l'ordre dans cette ville trop longtemps rebelle. Je vais me hâter de m'y rendre. En attendant, je te requiers de mettre en état d'arrestation : 1° les prêtres de cette ville qui desservent les deux, paroisses ; 2° le citoyen Ollivier, père d'un curé et garde-magasin des subsistances, ainsi que tous les individus qui te seront indiqués par le comité de surveillance et par la municipalité, avec qui tu t'entendras. Tu établiras une garde à chaque porte et tu t'opposeras à ce qu'aucun individu ne sorte jusqu'à nouvel ordre. »
L'enquête commença aussitôt. Le comité de surveillance déploya tout son zèle.. Dix-huit femmes avaient été reconnues devant les églises. Elles furent dénoncées, la plupart arrêtées, entre autres : 1° Marie Noat, pour avoir dit : « On nous enlève notre religion ; sans elle, nous sommes perdues. Il faut aller faire sortir les prisonniers de cette commune qui sont à Forcalqmer ; ils sont innocents » ; 2° Marie Gaubert; 3° Jeanne Laugier ; 4° Claire Ripert, pour avoir tenu des propos injurieux contre le représentant et avoir dit qu'il fallait le pendre
et lui couper la tête.; 5° Mariane Laugier ; malgré la loi qui supprime toutes les congrégations, est restée Mère de celle des femmes et en a rempli les fonctions jusqu'à sa détention. Trois hommes furent aussi arrêtés, à là suite de cette affaire : Jean-Baptiste Miane ; il avait brûlé, à la Société populaire, l'adresse antireligieuse de Moulins; Jean Alex, il soulevait le peuple et proférait des menaces de mort contre le représentant ; Michel Oltivier, père du curé, détenu par ordre de Derbez La Tour, pour avoir dit à plusieurs personnes que c'était le moment d'être fermes pour le soutien de la religion .
Quant à l'abbé Ollivier, sur le point d'être arrêté, ii prit la fuite.
Que devint-il? Quelle fut véritablement sa conduite? Prêtre assermenté, membre ou président de tous les clubs, révolutionnaire actif, arrêté comme tel en juin 1793, il se dressa en face des Jacobins pour protester et se vit soutenu par la multitude. C'est lui qui disait à son vicaire Ravel : « Il faut résister jusqu'au bout », et à la femme de Derbez La Tour, le jour même du 14 ventôse, qu'on ne lui enlèverait jamais son caractère de prêtre, et cependant il abdiqua ce 14 au soir et écrivit au maire et aux •officiers municipaux qu'il. se démettait de sa place de curé de Saint-Sauveur et de ses fonctions et promettait d'exercer toute sa vie celles de bon citoyen, en servant sa patrie d'une manière plus utile. Le 1er floréal an II (20 avril 1794). il se trouvait, avec Roux, à Marseille, d'où ils écrivaient tous deux au conseil municipal : « Nous touchons au moment où notre patriotisme et la pureté de nos sentiments vont recevoir le prix qui leur est dû, et l'instant qui nous verra retourner au milieu de vous n'est
pas loin. Votre sang froid vous fera ouvrir les yëux sur certains. personnages à veste courte et en bonnet rouge... Quant à nous, nous n'avons pu être dupes dans cette dernière circonstance... Pourquoi a-t-on cherché à calomnier les meilleurs patriotes ? »
Lé 14 mai (25 floréal), toujours en compagnie de Roux;, il se trouvait à Tourves, dans le Var. Le comité: de surveillance de ce pays demanda des renseignements à celui-de Manosque, qui lui répondit: " Ollivier est sous mandat d'arrêt lancé par le réprésentant du peuple Derbez-LaTour; il est1 absent depuis deux mois. Roux est un pur- patriote." Celui-ci, avait dû se constituer son protecteur.
Le 10 prairial an II (29 mai 1794), Ollivier devait se trouver à M'anosque. Sur la dénonciation d'un membre du comité de surveillance, on fit en vain des visites domicilaires pour le découvrir.
La municipalité semblait se soucier assez peu de le faire arrêter. Derbez- La Tour lui reprochait son inertie par une lettre datée de Barcelonnette, le 23 mai : « Il faut avouer, dit-il, qu'il y eut excès d'audace dans la conduite de. François Ollivier ; il faut avouer que, lorsque ce François Ollivier fut déterminé de se présenter à la tribune de la Société et y prononcer un discours, il devait savoir à quoi s'en tenir; il savait que, malgré les déclarations faites à la municipalité et au comité se sarveillance, il n'y avait point de mandat d'arrêt ; il savait qu'il avait encore la grande majorité des sociétaires pour lui, puisqu'il n'a pas été arrêté au milieu d'eux. Je me persuade que, dorénavant, les autorités constituées mettront plus d'énergie dans leurs procédés ; ce que je remarque encore
de surprenant et qui semble indiquer que les autorités constituées même ne veulent rien mettre du leur dans cette affaire, c'est qu'on a voulu agir en vertu de l'ordre donné par moi au commandant du bataillon de Carpentras, ce qui était une mesure provisoire, et qu'on n'ait jamais osé donner à son arrestation une autre base, une consistance légale. Citoyens, il y va de votre propre sûreté, il y va du repos de votre commune. Si je n'avais montré plus de rigueur, vous seriez encore dans la fange du fanatisme et vous y auriez été pour longtemps, »
L'abbé Ollivier était arrêté à Aix, où il se trouvait en prison, le 26 nivôse an III (15 janvier 1795). Son père s'efforça de le faire remettre en liberté et demanda au conseil municipal de lui déliver un certificat de civisme.
Cet étrange personnage, que les circonstances avaient placé en tête du mouvement révolutionnaire, en même temps qu'il était hissé par ses amis à la cure de Saint-Sauveur, semble bien ne s'être servi de la Révolution et de la religion que pour servir ses intérêts et assouvir son ambition.
Pendant qu'Ollivier était en fuite, les femmes de Manosque étaient en prison. Le maire Bouteille intervint en leur faveur. Le 1er mai 1794 (12 floréal an II), il se trouvait à Digne. Il s'adjoignit deux autres Manosquins, Viguier et Tassy, et fit une démarche auprès de Derbez La Tour pour obtenir au moins quelques grâces provisoires ou décisives. Le représentant du peuple donna sa réponse le 10 mai (21 floréal) : « L'événement des 14 et 15 ventôse, écrit-il de Digne, avait son fondement dans le fanatisme et l'aristocratie. Les magistrats du peuple doivent distinguer l'erreur du crime ; je ne puis considérer comme coupables des femmes qui se sont bornées à garder pendant la nuit la porte des églises. Cet acte n'est relatif
qu'à leur croyance et n'a pu nuire à personne. Une fois que vous aurez distingué ces femmes timorées, vous aurez soin de faire transporter à Forcalquier les individus que vous croirez coupables.
Le maire, tout heureux du résultat de sa démarche, se montra très bienveillant envers les personnes plus ou moins compromises dans les derniers événements. Derbez La Tour, mis au courant, le lui reprocha vivement. Il lui écrivit de Barcelonnette, le 4 prairial (23 mai 1794): « Vous avez, à ce qu'il me semble,étrangement abusé de la lettre que je vous écrivis pour vous autoriser à mettre en liberté les femmes qui étaient restées devant la porte des églises. Vous l'avez étendue à celles qui étaient allées prendre les piques à la maison commune et à celles qui gardaient les portes de la ville et qui étaient, à mon avis, en pleine révolte. Vous avez voulu être autorisés, à avoir un consentement quelconque de ma part pour être ensuite les maîtres et donner la liberté à tous ceux à qui les membres de la munipalité ou du comité pourraient prendre de l'intérêt, c'est-à-dire que vous avez jugé en tribunal familier, sans vous apercevoir que ce modérantisme compromettait toute la commune. »

V

Réunion des Jacobins dans l'église de Notre-Dame.— Fermeture des églises.— Les objets du culte sont brûlés ou portés à Forcalquier. — Reconnaissance de l'être suprême. — Fêtes décadaires.

La résistance des 14 et 15 ventôse était un nouveau crime dont un pays devait se laver promptement, s'il ne voulait faire suspecter son civisme. Robert Pancrace exprimait toute sa douleur dans une lettre du 19 ventôse (9 mars) : « Les événements, qui viennent de noircir l'atmosphère de Manosque, ont navré mon cœur de douleur, et déjà je ne serais plus, si je ne savais qu'on se hâtera d'effacer cette ignominie... Hâtez-vous, citoyens municipaux, de dessiller les yeux à ces républicains égarés ; déchirez le bandeau fatal du fanatisme. »
Nos Jacobins n'y manquèrent pas, et ils agirent avec zèle, quand la force armée fut arrivée pour empêcher toute révolte.
Le 17 ventôse an II (7 mars 1794), le conseil municipal se réunit ; un membre déclara qu'il fallait faire une guerre à mort au fanatisme, soutien de la tyrannie et source des maux, du peuple.
Il ne savait pas, ce bon conseiller, que l'Eglise, désignée par le fanatisme, s'était toujours dressée en face de toutes les tyrannies pour défendre tous les droits. Il proposa donc de réunir le peuple dans un lieu spacieux, afin de l'éclairer ! Le conseil adhéra à cette proposition et fixa la réunion, au 20 ventôse (10 mars), à 10 heures du malin, dans l'église Notre-Dame.
Au jour dit, toutes les autorités du pays, suivies par les divers groupements jacobins, se rendirent à l'église pour assister à cet office d'un nouveau genre. Le maire annonça tout d'abord l'objet de la.réunion : éclairer le peuple sur le fanatisme. C'était bénin. Charles-Jean Henos, juge au tribunal, exposa les motifs de repentir capables de toucher les fanatiques qui pourraient se trouver dans la salle.
Avec Pierre Franc, dit Tassy, administrateur des Basses-Alpes, et Paul-Antoine Roux, le jacobinisme parut dans tout son éclat.
Tassy prononça un discours contre les funestes effets des cérémonies religieuses ; il demanda de détruire tout ce qui rappelait le souvenir de la religion et d'ériger Saint-Sauveur en temple de la raison. Paul-Antoine Roux, sans doute parce qu'il était ecclésiastique, fut plus violent encore. Plus instruit que beaucoup d'autres, il chercha dans l'histoire les quelques faits, toujours les mêmes, que nos anticléricaux modernes reprochent encore à l'Eglise : l'inquisition d'Espagne, la Saint-Barthélémy, les guerres de Vendée; il fit des prêtres et des moines un tableau plutôt hideux et, comme conclusion, il demanda que l'église Notre-Dame devint le lieu des séances de la société populaire. L'assemblée accepta aussitôt ces deux propositions.
Paul-Antoine Roux n'était point satisfait encore. Il lui
fallait brûler ce qu'il avait adoré. Aussi, proposa-t-il de livrer aux flammes tous les tableaux religieux, au moment de l'arrivée de Derbès La Tour, et de leur substituer les images des grands hommes de la Révolution, tels que Le Pelletier et Marat. Les sans-culottes entendirent cet appel. Fanatiques à rebours, ils se levèrent, fondirent sur les images et les statues, les mirent en pièces étales foulèrent aux pieds. Après cet exploit, la séance fut levée, aux cris de Vive la Montagne ! Vive la liberté ! Vive l'égalité ! Mort aux tyrans et.au fanatisme! Le conseil municipal, de retour à la commune, " antousiasmé" de la victoire que la raison (?) venait de remporter sur l'erreur, délibéra de déléguer deux conseillers pour faire l'inventaire des églises et dresser le procès-verbal. Quelques jours après, de nombreux objets mobiliers des églises étaient livrés aux flammes. Aussi nos conseillers s'empressèrent-ils de voter une adresse à la Convention pour raconter leurs exploits : « Représentants du peuple, le fanatisme retranché dans les deux paroisses vient d'être attaqué avec vigueur ; le flambeau de la sublime raison a lui à nos yeux... Un clin d'œil a suffi pour le renversement de tous les autels érigés à ceux que nous appelions autrefois saints. Un bûcher a été dressé sur la place publique ; les flammes ont fait justice des portraits. »
C'est du style sans-culotte, dont nous trouvons encore un modèle dans une lettre du capitaine d'Antoine, écrite de Dailleux au maire, pour demander son extrait de baptême: «Je m'adresse à vous comme dépositaire des registres de la ci-devant paroisse Notre-Dame, ci-devant mère du ci-devant Jésus-Christ, ci-devant fils du seul être suprême que tout républicain doit reconnaître un et indivisible comme notre république.»
Le spectacle du vandalisme déchaîné est profondément triste. Peut-on comparer cette foule qui combat pour la défense de sa religion et pour la conservation de ses églises, soutenue par une conviction sincère et un idéal sublime, avec cette troupe de Jacobins, qui agit au mépris des droits de la majorité des Manosquins, contre leur volonté, avec l'appui de la force armée, et détruit, en une heure, tout ce que la foi des siècles avait recueilli de pieux souvenirs ? Quelque opinion que l'on professe, on ne peut s'empêcher d'admirer le courage et l'énergie des catholiques et de déplorer les effets d'une haine sectaire, qui ne sait que détruire et opprimer.
Beaucoup d'objets religieux, statues, tableaux, etc., avaient été brûlés ; il restait encore les objets précieux et le mobilier de la sacristie. Tout fut inventorié et porté à Forcalquier par le maire, à trois reprises différentes, les 33 mars, 5 et 6 avril 1794 ; il y avait 1,892 livres de cuivre, chandeliers, lampes, croix, lustres, 40 livres d'objets précieux, ciboires,, ostensoirs, 32 livres de galon or ou argent, 20 chapes, 4 Voiles pour pupitres, 1 devant d'autel, 99 chasubles ou dalmatiques, 23 aubes, 8 surplis, 23 nappes, 33 essuie-mains, 514 purificatoires, étoles ou manipules, 39 corporaux, 44 couverts, 38 listes de nappes d'autel.
Certes, le zèle de nos municipaux était excité à tout instant. Le 17 germinal (6 avril), le Directoire leur demandait la liste des objets du culte ; il avait soin d'ajouter : « Cette liste fournira le thermomètre de l'opinion du pays. » C'était tentant.
Le 25 thermidor (12 août 94), il fut décidé de faire l'estime et la vente des boisages et autres meubles des églises.
L'église Notre-Dame, qui était devenue magasin militaire pour l'entrepôt des fourrages, fut à l'abri de nouvelles déprédations.
Les événements se succédaient avec rapidité. Le triomphe des Hébertistes fut de courte durée. Les conventionnels apprenaient à leur dépens que la Roche Tarpéienne n'est pas loin du Capitole. Le 20 brumaire an II (10 novembre 93), la Convention établissait le culte de la Raison. Le 6 ventôse an II (24 février 94), Hébert et ses amis montaient à l'échafaud, suivis de près par Danton, Camille Desmoulins et autres. Robespierre triomphait. Le nouveau tribun, un instant l'espoir du parti de l'ordre, fit reconnaître par la Convention l'existence de l'être suprême et l'immortalité de l'âme.
Les sans-culottes manosquins suivirent le mouvement. Athées avec Hébert, ils furent déistes avec Robespierre. Le conseil municipal fit célébrer une grande fcte pour inaugurer le nouveau culte. Un peintre écrivit à la hâte, sur la façade de l'église, l'inscription obligatoire : « Le peuple français reconnaît l'être suprême et l'immortalité de l'âme. » La maison commune fut enguirlandée de nombreux drapeaux . Des fêtes nouvelles furent établies pour remplacer les fêles religieuses ; fêtes de l'être suprême, de la nature, du bonheur public, etc.
La loi du 15 vendémiaire an II (6 octobre 1793) avait supprimé l'ère chrétienne. Les mois étaient modifiés ; les décades remplaçaient le dimanche et étaient chômées. Celui qui sanctifiait le dimanche et ne respectait pas les décades donnait une preuve évidente de fanatisme et était considéré comme suspect. Les autorités employèrent tous les moyens pour attirer le peuple aux décades. L'orgue accompagnait les chants révolutionnaires. Forcade,
l'organiste, avait sauvé son instrument de la destruction en jouant les airs révolutionnaires, quand les sans-culottes envahirent l'église : le conseil municipal lui vota, le 2l novembre 1794. un traitement de 300 livres pour qu'il continuât son service, « considérant, dit-il, qu'il est essentiel d'employer tout ce qui peut rendre agréable les fêtes décadaires et qu'il est beau de voir, en ces jours, les arts s'unir à là philosophie pour porter dans le coeur des citoyens l'amour des vertus sociales». Le nouveau culte n'était pas très en honneur à Manosque.
Le 9 prairial an II (28 mai 1794), la société populaire demandait au conseil municipal de faire une proclamation pour inviter tous les citoyens à chômer les jours de décades et à se rendre au temple de la Raison aux heures d'instruction, sous peine d'être réputés suspects et traduits aussitôt à la maison d'arrêt. On mettait même un certain parti pris pour profaner le dimanche. Le 12 thermidor anII (20 juillet 1794) l'agent national de Manosque écrivait à celui de Forcalquier : " Nous pouvons te dire que le nonidi dernier, qui, sous le nom de dimanche, dans un régime de superstition et d'esclavage, eût été consacré à la fainéantise, fut employé ici à couper les plantes inutiles qui dévorent la substance de nos campagnes et que la nation veut convertir en fonds de guerre pour anéantir les tyrans et leurs satellites. " Malgré tout, le peuple était réfractaire à ces innovations. Le troisième jour des sans-culottides (19 septembre 1794), le maire le faisait remarquer au conseil municipal et lui proposait de prendre des mesures : " Les fêtes décadaires, dit-il, sont pour les pères et mères un moyen efficace pour connaître les lois ; vous devez voir avec douleur, citoyens,
que ces assemblées ne sont point fréquentées comme elles devraient l'être et qu'un de leurs plus beaux ornements y manquent : je veux, dire les enfants confiés aux instituteurs de cette commune. C'est là cependant qu'ils se nourriront des grands principes de la liberté, au lieu de courir, soit dans les rues, lançant des pierres, soit dans les campagnes, causant des dommages considérables, car de quoi n'est point capable la jeunesse, lorsque, livrée à elle-même, elle n'a pour guide que le feu de son jeune âge."
Comme conclusion, le maire proposait d'obliger les instituteurs, sous peine de destitution, à conduire les enfants aux fêtes décadaires.
C'était, constater la décadence morale de la jeunesse, conséquence inévitable de l'absence de tout enseignement religieux.
Le peuple demandait le culte catholique ; il voulait ses églises. Bientôt elles lui seront rendues, ses prêtres reviendront, et la persécution aura montré les liens étroits qui unissent le peuple de France et l'Eglise. En vain des législateurs voudraient les séparer !

CHAPITRE VI.

Chute de Robespierre.—Fin de la Terreur. - Réaction contre les terroristes.

I.

Les sans-culottes manosquins veulent garder le pouvoir. ~ Le peuple secoue leur joug. — Mise en liberté des détenus.

Déjà les principaux conventionnels avaient gravi les marches de l'échafaud. Robespierre, qui avait déçu tous les partis, après avoir été leur espoir, vit se dresser contre lui des hommes venus des points les plus opposés, tous unis par une même haine contre le despote qui voulait les opprimer. Il succomba à l'heure où de nouvelles hécatombes se préparaient. Les comités révolutionnaires étaient cassés ou réorganisés. Les terroristes de Manosque ne pouvaient se résoudre à disparaître de la scène politique. Deux mois après la chute de Robespierre, le troisième jour des sans-culottides (19 septembre 1794). ils dénonçaient au comité de sûreté générale plusieurs Manosquins encore libres, MM. Vacher de Saint-Martin, Bouteille, Raffin, et se plaignaient du modérantisme des administrateurs du district. « Ces messieurs, disaient-ils, se réjouissent de la suppression du comité de surveillance. Convient-il que Manosque soit privée de ce comité ? Si cela est, c'est le triomphe des aristocrates. Au contraire, ce serait pour eux le coup de la mort que de fixer à Manosque le siège du comité du district ». C'était trop tard. Le peuple en avait assez de la tyrannie sanguinaire qui l'avait opprimé pendant quelques mois.
Dans une pensée magnanime, la population de ce pays demanda aussitôt la liberté de tous les détenus. La société populaire signa deux pétitions à cet effet, l'une le 6 brumaire an III (27 octobre 1794), l'autre le 14 nivôse (3 janvier 1795). Le citoyen Gauthier, représentant du peuple dans le département, se hâtait de rendre la liberté aux nombreux prisonniers. Son arrêté était ainsi conçu: « Vu la pétition de tous ceux qui ont gémi sous des mandats d'arrêt ou ont, la plupart, été obligés de vivre cachés pour se soustraire aux persécutions de l'intrigue et de l'animosité. Vu une pétition signée par les sociétés populaires de Manosque, demandant la liberté pour les détenus avant le 9 thermidor et la levée des arrêts qui pourraient avoir été lancés contre ceux qui s'y sont soustraits par la fuite et la levée des scellés sur leurs biens, le représentant arrête qu'il soit fait droit à ces demandes. »
23 détenus recouvraient la liberté le 25 octobre 1794.
29 autres, le 3 février 1795.
26 émigrés rentrèrent peu à peu chez eux ; ils furent mis tout d'abord sous la surveillance bienveillante de la municipalité, puis rayés de la liste.
Détenus mis en liberté le 4 brumaire an III. (25 octobre 1794) :
Joseph Eyriès, ancien maire, Pierre Reyne, ancien receveur, Jean Filhol, Antoine Leth, Paul Saint-Donnat, J. Joseph. Issautier, Barras, prêtre, Gaubert, aîné, Jean Barthélémy, Barthélémy Leth, Michel Curnier, Gaubert cadet, Balthazar Giraudon, Gassaud, Pierre Honde, Antoine Achard, Toussaint Bonnety, Jean-Baptiste-Joseph Brunet, J.-J. Maïsse.

Joseph Tirce Pochet, déténu à Aix, mis en liberté ; le 5 janvier 1705.
Détenus mis en liberté le 15 pluviôse an III (3 février .| 1795):
Jean-Pierre Bicaïs, avoué, Paul Esclanglon, Louisi Turriès, Jean Julien, Gaspard Barthélémy, Etienne Arlaud, capitaine, Antoine Mirabeau, ancien domestique du Père Pouttion, Pierre Gérard, François Chabran, Antoine Agnel, Pierre Aubert, Jean-François Constant, Jean-Baptiste Pabon, François Mille, Joseph Audibert, Pierre-Henri Burle, Jean-Jacques Mangarel, Joseph Conte, Jean-Louis Avril. , Jacques Audibert, François Viguier, Joseph Richard, notaire, Jacques Pauzin, Michel Malachiër, aubergiste, Pierre Gérard, Joseph Arniaud, Jean Martin, Antoine Provens.
Les émigrés pensèrent qu'il leur était loisible de profiter de la détente et rentrèrent chez eux. Tel ne fut pas l'avis du gouvernement. Le 19 brumaire an III (novembre 94), les administrateurs du département écrivaient aux officiers municipaux de Manosque : « On vient de nous annoncer que les lois contre les émigrés sont négligées chez vous, que des émigrés connus ne sont pas sur vos listes et d'autres y figurent qui ne sont absents que momentanément. Nous vous envoyons la liste de tous les invidus possédant biens ou ayant domicile dans votre commune qui sont sur la liste des émigrés et dont les biens doivent être mis sous la main de la nation : Joseph-André Vacher, seigneur de Saint-Martin, Pourcin, prêtre, Figuière, prêtre, Raoust, prêtre, Arbaud, prêtre, Fouque, vicaire, Henri Bonnety, curé, Marc-Antoine Slîvy, capitaine, Nicolas Pierson, Collongue cadet, Marie Astouin, veuve Névière, Pochet, épouse de Garidel, Audiffret fils, officier d'artil
lerie, Louis Avril, maçon, Jean-Pierre Bicaïs, avoué, Marie-Joseph-Henri Burle, officier de marine, François Chabran. Hyppolyte Garidel fils, Gaspard-François Guibert, Jean-Louis Issautier, Barthélémy Leth, Jean-François Magnan, Joseph Névière, teinturier, André Chabert, Louis Turfiès. »
Les détenus étaient en liberté. Les triomphateurs de la veille furent à leur tour chassés des sociétés populaires et se virent dépouillés de leurs places. Une certaine terreur devait continuer à alarmer le pays. Les victimes allaient être prises dans un autre camp ; voilà tout. Il est tout de même assez compréhensible que la vengeance se soit exercée contre ces Jacobins sans pudeur qui avaient rempli les prisons et fait tous leurs efforts pour envoyer à l'échafaud des hommes dont le crime se bornait à ne point penser comme eux.
La Convention députa Gauthier dans nos contrées, pour rétablir l'ordre et abattre la puissance terroriste.
Le 19 frimaire an III (9 décembre 1794J, avant même qu'il ne fût arrivé dans le département, le conseil municipal délégua vers le représentant Figuière et Garidel. pour l'inviter à venir à Manosque, « où il pourrait se convaincre du bon esprit qui y règne et de l'énergie qu'ont les habitants pour détruire le règne de la terreur et faire régner celui de la.justice et de la probité ».
C'était une vraie conversion, aussi sincère sans doute que la plupart des conversions politiques.
Le représentant Gauthier avait déjà réglé le sort de nos municipaux. Le 5 frimaire an III (25 novembre 1794), il avait signé, à Grenoble, un arrêté qui constituait une nouvelle municipalité formée en majorité avec les anciens détenus sectionnaires.
Le 25 frimaire (16 décembre), le conseil municipal avait reçu l'ordre de se réunir pour prendre connaissance de l'arrêté. Seuls, trois membres avaient répondu à la convocation. En revanche, une foule de citoyens accompa
gnaient Daumas, l'agent national du district, qui devait notifier l'arrêté d'épuration. Le nouveau conseil fut ainsi formé : Figuières, maire ; Laugier, Juglar, Dherbès aîné, Loth, Bêche, Chabran, Gubian, Nicolaï, officiers municipaux ; Sellier Dupin, agent national ; Richard, Audibert, Jaume, Dulme, Fougue, Girard, Proven, Lazare. Giraudon, Oraison, Eymon, Donnacleï, Gaubert, Alivon, Mangarel, Leth, notables. Les nouveaux élus se trouvaient dans la salle ; ils prirent aussitôt place au bureau et prêtèrent serment.
Toutes les administrations subirent le même sort :
Juges au tribunal du district séant à Manosque : Maïsse, Eyrnard, Allemand, Rollandy, Chrisostome Dherbès, Eyssautier. — Suppléants : Veyan et Berenguier.
Juge à la justice de paix : Paul-François Magnan.
Greffier : Pierre Honde.
Assesseurs : Giraudon Duteil, Nicolas Pierson, Louis Avril, Louis Gaubert.
Directeur de la poste : Félix. Alivon.
Quelques jours plus tard, le 3 février 1795, la garde nationale était réorganisée. Etaient nommés : Henri Burle de Champclos, commandant en premier ; Antoine Loth, commandant en second; François Mangarel, adjudant ; capitaines : Pochet, Piolle aîné, Sisterony, Bernard Gaubert, Antoine Barrai, Giraudon Duteil, J.-B. Brunet. C'était en grande partie les anciens cadres de la garde nationale de 1789.
Les opprimés de la veille étaient de nouveau, au pouvoir; ils occupaient la mairie, le tribunal et commandaient la garde nationale.

II.

Poursuites contre les terroristes. — Révocation et annulation d'une ancienne délibération prise en leur faveur. — Emprisonnement. — Henos, Tassy, Robert et Escuyer sont massacrée.

Le 10 nivôse an III (30 décembre 1794), Gauthier envoya .à Manosque deux commissaires. Ceux-ci devaient poursuivre l'épuration des sociétés populaires et des corps constitués et le désarmement des Jacobins.
« Instruit, disait-il dans ses instructions, que le désarmement, qui a eu lieu dans votre commune, n'a servi qu'a faire passer les armes dans des mains dangereuses et à favoriser les spéculations de quelques intrigants avides (allusion au désarmement ordonné par Robespierre et Ricord), je vous invite à faire porter toutes les armes qui sont chez les citoyens dans un dépôt public. Vos perquisitions commenceront chez ceux qui sont prévenus d'avoir eu des liaisons particulières avec les Isoard, les Tourneau, ou d'avoir poussé ou fait pousser en dernier lieu les cris séditieux de Vive les Jacobins ! Au diable la Convention ! »
Aussitôt après l'enregistrement des pouvoirs des commissaires et la lecture de l'arrêté, le conseil délégua quatre conseillers divisés en deux groupes, pour faire des visites domiciliaires chez les nouveaux suspects et s'emparer des armes et munitions.
Un détachement du bataillon de l'Aude était arrivé et prêtait main-forte aux autorités.
Vaincus, les terroristes espéraient toujours en une revanche. Ils continuaient leurs menées sourdes et prenaient le
mot d'ordre à Marseille. Le 9 février, ils furent surpris assemblés en assez grand nombre dans la « guinguette » du citoyen Rousset. Le conseil municipal s'émut de ces rassemblements nocturnes ; il ordonna la fermeture de. tous les cabarets le soir, à 8 heures ; des patrouilles furent chargées de dissiper les attroupernents et d'arrêter, le cas échéant, les chefs d'émeute. Les troubles pouvaient éclater à tout instant. « D'un côté, disait un conseiller à la séance du 28 février 95, les agitateurs qui regrettent leur, domination, de l'autre, ceux qui ont souffert et qui contiennent avec peine leur ressentiment. »
La population retint par la violence les grenadiers de l'Aude, qui avaient reçu l'ordre de partir. Les fusils, étaient arrachés aux soldats; les portes furent fermées. Le commandant du détachement dut même rétrograder, et le général, comprenant que la présence de la force armée était nécessaire à Manosque, lui permit de rester .
Les journées d'émeute du 12 germinal an III (1er avril 1795) et du 1er prairial (20 mai) avaient été désastreuses pour les Jacobins de Paris. Ils n'avaient pu reconquérir le pouvoir et s'étaient attiré par surcroît de nouvelles colères.
Plusieurs députés avaient été arrêtés. Le 21 g.erminal (10 avril), la Convention avait décrété le désarmement de tous les terroristes. Toulon avait levé l'étendard de la révolte. Les Jacobins du midi se remuaient. Le Directoire du district.de Forcalquier prit deux arrêtés pour dominer le mouvement: le premier, pris lors de l'insurrection de Paris, « considérant que la tyrannie, l'anarchie, le deuil ont affligé depuis plus de deux ans le district de Forcalquier et plus particulièrement les communes de Manosque et de Forçalquier », ordonnait de dresser une liste de tous les terroristes actifs et de procéder avec éclat à leur dé
sarmement, tout en respectant les personnes et les propriétés. Le conseil municipal de Manosque forma avec
la troupe dix pelotons, pour visiter les maisons de campagne des individus suspects, qui furent désarmés. Le second arrêté, pris le 33 mai, après la révolte de Toulon, fut plus sévère ; il ordonnait d'arrêter tout individu trouvé sans passe-port ou connu comme ennemi du régime républicain, coupable d'assassinat ou d'abus de pouvoir, et tous ceux qui auraient manifesté l'intention de voir renaître la terreur. Le conseil municipal délégua l'officier municipal Laugier à Marseille, afin d'offrir le secours des Manosquins, s'il était nécessaire de marcher contre Toulon. Le représentant Isnard félicita les Manosquins de leur patriotisme. L'état-major de Marseille refusa les renforts qui étaient offerts.
Les terroristes de la veille connurent à ce moment tous les bienfaits de la terreur qu'ils avaient organisée. Le maire de Manosque s'efforçait cependant de ramener le calme.
Le 15 floréal an III (4 mai 1795), il disait à ses collègues du conseil maniciqal : « Le peuple, égaré sans doute par des malveillants et des terroristes, qui regrettent leur ancienne domination, se livre à des excès coupables et cède à cette passion de la vengeance personnelle. Je vous propose donc de faire une proclamation pour éclairer le peuple, l'inviter à la paix et faire défense expresse à tout citoyen d'aller dans la ville armé d'un bâton appelé trique. »
Joseph Baret et Sauvat n'avaient pas attendu les perquisitions. Ils avaient prudemment pris la fuite, le 7 brumaire an III (28 octobre 1794). Ils évitèrent ainsi l'arrestation, probablement la mort, mais furent considérés comme émigrés.

Nous retrouvons l'abbé Ollivier dans les prisons d'Aix., le 25 nivôse an III (15 janvier 1795). Que faisait-il depuis les événements du mois de mars 1794 ? Sans doute, il s'était de nouveau inféodé au parti de la terreur, dont il semblait s'être détaché à ce moment. Son père s'efforça d'obtenir de la municipalité de Manosque un certificat de civisme; il ne réussit.pas. dans ses démarches et fut lui-même arrêté à.Aix, le 6 floréal an III (25 avril 1795). Les Ollivier avaient des adversaires redoutables à Manosque, ,si on en juge par les craintes qu'inspirait au comité d'Aix le transfert du père de l'abbé. Michel Ollivier ne resta pas longtemps en prison. Le 11 prairial (30 mai), il se trouvait à Manosque ; il fut assassiné en plein jour sur la place publique.
Le fameux. Isoard était aussi arrêté. Les Manosquins se souvinrent de tout le mal qu'il leur avait fait ; ils écrivirent à l'accusateur public d'Aix pour l'informer « que la commune de Manosque avait été le théâtre où ce scélérat avait affecté de voiler l'atrocité de son âme, et ils offrirent. de donner la preuve des principes de cet homme de sang et de pillage qui avait inondé tout le pays d'horreur et de carnage». Pancrace Robert avait été arrêté au commencement du mois de décembre 1794. Son beau-frère, Brice Courbon, maire de Corbière, intervint à plusieurs reprises en sa faveur. Il demanda au conseil de Manosque un certificat constatant que Robert avait toujours été un bon républicain, qu'il n'avait fait partie d'aucun comité révolutionnaire et qu'il n'était pas à Manosque lors des incarcérations précédentes. Les conseillers, peu disposés en sa faveur, prétendirent, pour refuser, qu'ils étaient presque tous fuyards ou détenus à ce moment et qu'il leur était impossible de contrôler quel avait été le rôle de Robert.
Le 22 nivôse an III (11 Janvier 1795), il était en prison à Sisteron, avec plusieurs autres terroristes.
Le conseil de Sisteron ne voulait plus les garder et proposait à celui de Manosque de les lui envoyer. Cette offre fut refusée, et même sept nouveaux prisonniers furent expédiés le 7 prairial (22 mai). Les arrestations devaient être plus nombreuses. Les personnes visées par les mandats d'arrêt prirent la fuite, quand une indiscrétion leur apprit le sort qui les attendait.
L'orage était passé. Les Jacobins, vaincus à Paris, vaincus à Toulon, dominés partout, n'avaient plus, semblait-il, qu'à se résigner dans la défaite.
Le Directoire du département des Basses-Alpes autorisa l'élargissement de tous les prisonniers arrêtés par mesure de précaution générale, sauf ceux coupables de crimes ou d'excitation au pillage dans les assemblées populaires.
Le 17 messidor an III (5 juillet 1795), l'agent national de Manosque recommandait au conseil municipal d'user de bienveillance et de rendre les détenus à leurs familles. Le conseil envoya aussitôt la liste des détenus, avec les motifs de détention, pour qu'il fût statué sur leur sort.
"Quatre d'entre eux : Charles-Jean Henos, ancien juge, Pierre-François Tassy, Pancrace Robert et Pierre Escuyer, devaient-être transférés de Sisteron à Manosque. Le tribunal de leur ville natale devait décider s'il y avait lieu à poursuite contre eux.
Le transfert était dangereux. Les adversaires politiques des prisonniers s'efforçaient de prévenir la sentence des juges. C'est ainsi qu'un rassemblement armé avait massacré, lors de leur passage à Manosque, les frères Prégier, transférés à Aix ; c'est ainsi que Michel Ollivier, sorti de prison, fut massacré sur la place. Tel devait être le sort des
quatre prisonniers. Cependant les autorités prirent de minutieuses précautions ; le 30 messidor (18 juillet 1795) le procureur de Forcalquier ordonnait l'envoi à Peyruis des gendarmes de Manosque, pour renforcer l'escorte. L'agent national, après avoir donné connaissance de cette réquisition au conseil municipal, ajouta : « Nous ne saurions prendre trop de précautions pour empêcher que les vengeances ne prennent la place de la justice. » Le 2 thermidor (20 juillet), les gendarmes se rendirent à Peyruis. Les compagnies des grenadiers et des chasseurs fournirent chacune vingt hommes dont les uns garderaient les prisons pendant que les autres iraient à la rencontre des prisonniers.
- Pourquoi ces mesures furent-elles inutiles ? Quel fut le rôle des grenadiers et des chasseurs ? Se seraient-ils souvenus, à cette heure, des injustices de la veille ? Oubliant qu'ils étaient les protecteurs légaux de ces détenus, auraient-ils répondu aux crimes passés des Jacobins par une odieuse injustice ? Quoi qu'il en soit des auteurs de ce nouveau forfait, les quatre prisonniers furent massacrés. Voici textuellement le procès-verbal de l'affaire, qu'un gendarme communiqua au conseil municipal à la séance du 3 thermidor (21 juillet) : "Nous, gendarmes nationaux de Manosque, Peyruis et Forcalquier, traduisant quatre prisonniers dans les prisons de Manosque, déclarons qu'étant arrivés dans la partie du territoire de Saint-Maime à quelques cents pas avant d'arriver à la Bastide dite Neuve, une troupe de gens masqués, au nombre d'environ cinquante, armés de fusils, s'étant levés derrière quelques arbrisseaux qui se trouvaient dans le local, ont de suite couru sur le chemin, après nous avoir avertis de nous retirer bien vite, nous menaçant de nous tirer dessus, ont de suite tombé sur les prisonniers, qui, après plusieurs coups de fusil, tirés sur chacun d'eux, ont succombé aux coups et sont restés étendus le long du grand chemin.
Toutes les voies de la prudence, de la résistance, qui ont été en notre pouvoir ont été employées ; la loi a été mise en avant ; tout a été inutile. Nous avons fait appeler les municipalités dé Dauphin, et de Saint r-Maime, le juge de paix. Des:témoins, présents à l'affaire, attesteront le tout, ainsi qu'une partie des citoyens de Saint-Maime et Dauphin, qui travaillaient dans le voisinage.
Fait à la Bastide-Neuve le 3 thermidor an m (21 j uiL-let 1795)", à 7 heures du matin (1)."
C'était le commencement d'une nouvelle terreur, qui, oubliant l'horrible légalité de l'éehafaud, mettait en pratiqué l'assassinat. Pouvait-on espérer une ère de paix pour notre pays dans cette surexcitation des partis perpétuellement aux prises. Tour à tour, ils dominaient, mais leur domination semblait ne trouver d'autres bases que la persécution et la vengeance. L'orage grondait toujours.

CHAPITRE VII.

Détresse des habitants. :— Charges financières et militaires .

I

La misère se fait sentir dans le pays. — Le blé manque. — Le marché n'est pas approvisionné. — La loi sur le maximum soulève des incidents. — Réquisition pour les travaux de la campagne. — Les impôts ne sont pas payés.

Le peuple souffrait des événements politiques qui avaient jeté la consternation dans cette ville. Il souffrait aussi de la misère, conséquence fatale des charges financières, des négligences dans les travaux et des mauvaises récoltes de ces années. Le 7 décembre 1792, le conseil municipal.avait obligé les boulangers à débiter le pain par portions de 1 sol ou 2 liards, pour se mettre à la portée de toutes les bourses.
Le 11 décembre, huit conseillers, par groupes de deux, visitèrent les maisons et firent le recensement.des grains. C'était pour empêcher certains propriétaires de garder dans leurs greniers une réserve.
Le 13 mai 1793, jour de foire, à peine .appota-t-on quelques charges au marché. Le maire dut intervenir pour empêcher que les greniers publics ne fussent complètemt vidés. Quelques jours devaient suffire pour épuiser tout ce qui restait. Deux conseillers, Bonnety et Arnoux furent chargés d'aller ,en n'importe -quel lieu faire des achats en grains.
La Convention avait voté la loi sur le maximum, qui empêchait de vendre à un prix trop élevé les objets de première nécessité. Le 25 octobre 1793, le conseil,en donna connaissance aux habitants. Aussitôt, ceux-ci envahirent les magasins dans le but de s'approvisionner abondamment. Les marchands, surpris, refusèrent la vente, prétextant qu'ils n'avaient rien. La loi sur le maximum leur faisait subir sans doute une perte sensible, si tant est surtout qu'ils eussent acheté à un taux supérieur.
Les habitants se plaignirent. Le conseil prit un arrêté pour enjoindre à tous les marchands de garnir leurs magasins et, par des visites domiciliaires, il s'informa si les marchandises n'étaient pas cachées.
C'est ainsi que le citoyen Fabre, cordonnier, ne voulant pas, dit-il, travailler pour les autres, fit payer à un citoyen de Sainte-Tulle 8 sols de plus que ne le comportait la loi du maximum et refusa la vente à un autre qui ne voulait pas payer le prix demandé. Dénoncé, il reçut la visite de Buisson et Aymond, officiers municipaux, escortés par six gar
des sans-culottes. Fabre cachait bien sa marchandise. On en trouva sous le lit et entre les couvertures du lit. Il fut arrêté et, relâché quinze jours après, il dut payer une amende de 50 livres.
Les bouchers étaient aux abois, tant les bestiaux étaient rares et vendus à des prix exorbitants. Ils ne pouvaient même fournir de la viande aux malades, encore moins aux troupes de passage. Des amis se relayaient à la porte des magasins, pour empêcher qu'ils ne fussent envahis.
Les Manosquins voulaient de la viande et du pain de blé. Le 24 janvier 1794, le maire se plaignait de cette exigence, et le conseil arrêta que les boulangers pétriraient du pain avec de la farine de seigle et de blé en parties égales et qu'un seul boulanger serait autorisé à vendre du pain de froment aux malades qui présenteraient un certificat du médecin.
Aux approches de la moisson de 1794, le conseil municipal fit dresser une liste de tous les journaliers, travailleurs des champs. Il se proposait de les requérir ensuite pour les divers travaux de la saison .C'était le travail forcé. Malheur aux réfractaires, qui seraient traités. comme suspects ! Non seulement ces journaliers devaient travailler chez eux ou dans le terroir, mais aussi se transporter dans les pays environnants.
Le 13 juillet, 93 moissonneurs partirent pour Valensole ; cette ville en réclamait pour effectuer les moissons. La municipalité de Manosque dut employer les menaces pour constituer cette troupe. Aussi fut-elle félicitée d'avoir agi avec énergie. Le 24 juillet, 120 autres furent envoyés au Revest-du-Bion, sur réquisition du Directoire. C'était autant de bouches qui étaient nourries en dehors du pays pendant ce temps. La récolte ne dut pas être bonne à
Manosque. Aussitôt après la moisson, le31 juillet, un arrêté du comité de salut public, fixait le nombre des communes qui devaient approvisionner le marché de Manosque. Il y avait d'abord toutes les communes du canton actuel et, en plus, Villeheuve, Dauphin, Saint-Maime, Reillanne, Céreste. Montjustin, Villemus, Saint-Martin, Le Bourguet. Plusieurs autres pouvaient porter leurs denrées ou à Forcalquier ou à Manosque. Les propriétaires n'étaient point libres de conserver leurs grains en réserve, ils ne pouvaient garder dans leurs greniers que pour quatre mois de subsistance; le reste (les semences prélevées) devait être porté au marché. Le 3 vendémiaire an III (23 Septembre 1794), le conseil municipal menaça de cinq jours de détention ceux qui n'obéiraient pas. Malgré ces sévérités, le grain n'était pas suffisant; les habitants en manquaient; le marché était dépourvu. Etait-il dans des cachettes ? Des visites domiciliaires furent organisées pour contrôler l'exactitude des déclarations. Deux conseillers partirent pour Marseille et achetèrent 900 quintaux de blé payables en huile. En ventôse anIII (mars 95), les onze moulins de Manosque avaient trituré 3,661 mautes d'olives. Une difficulté, suscitée par la loi du maximum, empêcha la conclusion définitive de ce marché. Aussi, le 19 germinal (8 avril 1795), les Manosquins vinrent-ils en nombre à la mairie pour demander du grain ou du pain. C'était la disette. Le conseil municipal craignit une émeute. Comment faire? Les magasins étaient vides. En vain avait-on cherché dans les pays environnants. D'urgence, les grains enfermés dans les greniers de l'ordre de Malte et destinés au paiement des impôts de 1792-1793 furent distribués aux boulangers. Ceux-ci étaient chargés de donner du pain aux pauvres. Il y eut aussi distribution aux nécessiteux des haricots qui se trouvaient dans les magasins communaux. Le pays était dans la misère. Comment, en ces circonstances, :payer les impôts augmentés encore par les diverses contributions imposées aux habitants ? Le 21 janvier 1794, le maire jetait le cri:d'alarme : «J'entends déjà, disait-il, cris plantifs de nos malheureux concitoyens, déjà jë les vois venir en foule à la maison commune, nous dire que, malgré leur zèle, ils ne peuvent payer l'impot exigé». En vain le conseil municipal demandait à la Convention de diminuer les charges de la commune. Il ne recevait en réponse que des menaces. Le receveurs du distict, Escuyer, envoyait, le 2 juillet 1794, une sommation en règle au persepteur communal, ses plaintes étaient d'ailleurs fondées : "Les impositions de 1793 ne sont pas payées, les arriérés pour 1792 se montent pour les contributions foncières et mobilières à 34.977 livres 10 sols 4 deniers et pour la contribution patriotique à10.431 livres 8 sols 6 deniers."
Comment explïquer cette misère au sein d'une population travailleuse qui avait un si beau terroir à cultiver? Elle avait, sans nul doute, oublié en partie de se livrer aux travaux des champs, pour se lancer dans les aventures prolitiques qui lu attirèrent de si nombreux désagréments.

II.

Charges militaires, levées et réquisitions. — Garde nationale, chasseurs et grenadiers. — Levée du 4e bataillon des Basses-Alpes.— Compagnie franche de Manosque.— Levée de 300,000 hommes, loi du 23 février 1793. — Manosque refuse de fournir son contingent.— Levée des cavaliers, loi du 16 avril 1793. — Levée en masse, loi du 23 août 1793, — Formation du 5e bataillon. — Réquisition en chevaux, denrées, objets d'équipement. — Manosque est réfractaire.

Les soulèvements intérieurs et la guerre avec l'étranger "obligèrent le gouvernement à former des bataillons de plus en plus nombreux. Les levées militaires se succédaient rapides et jetaient dans le pays un malaise d'autant plus grand qu'il avait été soustrait jusque là à cette charge. L'armée nationale prenait lieu et place de l'armée de métier. Manosque se montra réfractaire au service militaire. Les jeunes gens de cette ville partirent avec peine et désertèrent assez souvent leurs drapeaux pour revenir chez eux.
Garde nationale. — La garde nationale était la première école militaire qui disposait les jeunes gens à entrer dans l'armée. Son organisation n'était pas facile ; elle fut maintes fois formée, dissoute, et réorganisée. Le 21 février 1793, le conseil municipal excitait son zèle et prenait des mesures pour assurer son instruction. Au mois de mai, les
Manosquins formèrent deux compagnies spéciales de chasseurs et de grenadiers, sous le commandement d'André Robert et de Gassaud. Ricord et Robespierre ratifièrent même le choix de ces deux chefs.
Les chasseurs et grenadiers prêtèrent main-forte .aux Marseillais et, commandés par Robert, se joignirent à eux pour poursuivre les représentants. Aussi ces deux compagnies furent-elles cassées par l'arrêté du 34 août 1793, et les grenadiers et chasseurs furent répartis dans la garde nationale.
Celle-ci aimait surtout la tranquilité. L'obéissance lui pesait. Les hommes commandés pour la garde ou les patrouilles restaient chez eux, au grand désespoir du conseil municipal, qui, le soir, à une heure avancée, faisait requérir les premiers qui étaient rencontrés dans la rue et leur infligeait vingt-quatre heures de détention, quand ils refusaient d'obéir à ces réquisitions inattendues.
Le 14 août, le général commandant le fort de Tournoux demanda, pour renforcer ses troupes, 1,200 gardes nationaux. Manosque en fournit 48. — 390 jeunes gens ou veufs sans enfant prirent part au tirage au sort ; huit de ceux qui étaient désignés se firent remplacer.
La garde nationale subissait le sort des sociétés populaires. Elle fut épurée, devint sous la terreur une vraie garde sans-culotte et fournit un fort contingent aux bataillons révolutionnaires qui prenaient part aux expéditions civiques pour l'arrestation des suspects. Après la chute de Robespierre, elle fut encore réorganisée et épurée. Les sans-culottes cédèrent la place aux anciens chefs que nous avons déjà vus à sa tête en 1789 et 1790.
Diverses levées. — Manosque, dans un moment d'enthousiasrne, avait voulu former une compagnie franche exclusivement manosquine. La loi du 31 mai 1792 en créait
54 destinées aux armées. Formée en septembre 1792, cette compagnie était à Sisteron le 10 novembre, arrivait à Digne le.26 janvier 1793 ,et entrait le 31 janvier ,dans la composition du 4 ème bataillon des Basses:Alpes, formé par ordre des commissaires du 28 octobre 1792. Cette compagnie perdit bien vite le feu de son. enthousiasme. Sous prétexte que le danger n'était pas imminent, les désertions se multipliaient ; quand,le 25 janvier 1793, elle quitta Sisterpn.pour se rendre, à Digne, lors de la formation du 4 ème bataillon, elle était réduite à 20 fusiliers, 1 capitaine, 1 lieutenant, 1 sous-lieutenant, 1 sergent-major, 2 sergents.
La compagnie se trouvait à Bourg-en-Bresse (Ain) le 5 pluviôse an II (24 janvier 1794). Le capitaine Magnan écrivait de cette ville au conseil inunicipal : « Je ne puis qu'applaudir au civisme et au zèle dont vous êtes pénétrés pour le maintien de la République. Déjà, plus d'une fois, la conduite de la compagnie dite franche de Manosque, que je commande, a excité votre sollicitude. J'ai toujours vu que vous n'avez jamais négligé aucun des moyens propres à la ramener à son devoir. J'ose vous jurer qu'à jamais nous soutiendrons le nom français et manosquin. » Le 1er .janvier 1795, la compagnie était à Sisteron. Beaucoup de volontaires, pris de nostalgie, étaient rentrés chez eux. Magnan s'en plaignit. Le 1er mai 1795, plusieurs, n'avaient pas rejoint, entre autres, le tambour Gérard et Rey, sergent-rmajor. Le conseil, municipal donna ordre à la gendarmerie de les faire traduire de brigade en brigade jusqu'à l' état-major de l'armée d'Italie. Une dénonciation du comité de surveillance nous apprend qu'un certain nombre de déserteurs restaient chez eux pour soutenir un parti.politique. Ainsi, quand on demanda à Sisterony pour
quoi les déserteurs du 4 ème bataillon n'étaient pas également poursuivis, il répondit : « Parce que les uns nous servent et les autres nous combattent. »
Plusieurs gradés du bataillon étaient Manosquins. Quelques-uns furent cassés et arrétés. En voici la liste,-avec leurs états de service :
Michel Mangarel, né le 12 mars 1770, à Manosqïue, volontaire au 1er bataillon des fédérés de Marseille (août1792), capitaine au 4 ème bataillon (31 janvier 1793), lieutenant-colonel en second (29 avril 1793), capitaine à la 39 ème demi-brigade, détaché à l'état-major de l'armée d'Italie (29 décembre 1796), adjudant des places de Pavie, Modane, Crémone, Briançon etc. il rentra dans ses foyers le 23 septembre 1801 et fut employé dans les contributions indirectes.
Sisterony, élu lieutenant-colonel en1er, le 31 janvier 1793 ; il démissionna le 22 février 1793 et fut arrêté comme fédéralisle le 22 octobre 1793.
Jean-Baptiste Arbaud, né à Manosquïe, le 5 février 1773, commerçant, volontaire à la compagnie franche (24 août. 1792), quartier-maître au 4 ème bataillon (31 janvier 1793), capitaine (21 juin 1794), quartier-maître du 3 ème batailion de la 39 ème demi-brigade (23 mai 1796), quartier-maître en chef (27 septembre 1796), licencié le 2 juin 1797.
Joseph-Gilles Dray, ecclésiastique, vicaire à Notre-Dame, enrôlé au 4 ème bataillon, capitaine le 2 février 1793, aumônier du bataillon (15 mai 1793), démissionnaire (20 juin 1794), se retira à Manosque.
Louis Sauteiron, né à Manosque, en1776, fusilier (31 janvier J 793), sergent-major (21 janvier 1794), adjudant sous-officier (6 juillet 1796).
Etienne Arlaud, natif de Vinon, capitaine le 31 janv
ier 1793 ; accusé d'avoir favorisé l'attentat contre Robespierre et Ricord, il fut arrêté et détenu à Manosque et à Forcalquier et mis en liberté par Gauthier, le 11 janvier 1795.
Louis Magnan, volontaire à la compagnie franche, lieutenant .au 4 ème bataillon (31 janvier 1793),. capitaine le 15 mai 1793.
Joseph Poulasson, volontaire à la compagnie franche, sous-lieutenant au 4 ème bataillon (31 janvier 1793), lieutenant (15 mai 1793).
Honoré Magnan, perruquier, volontaire à la compagnie franche (24 août 1792), sergent au 4 ème bataillon (3l janvier), sous-lieutenant (15 mars 1793), sous-lieutenant à la 39 ème demi-brigade, mort à Port-Maurice, le 11 janvier 1800.
Jean-François Toupin, volontaire au 4 ème bataillon, sous-lieutenant (28 septembre 1795) (1).
Levée de 300,000 hommes. — Aussitôt après l'exécution de Louis XVI, l'étranger s'apprêta à envahir nos frontières.
La Convention déclara la guerre à l'Angleterre et à la Hollande et, par la loi du 23 février 1793, elle décréta la levée de 300,000 hommes. Le district de Forcalquier devait fournir 17 soldats pour 1,000 habitants, d'après la loi.
Le 9 mars, la Convention avait envoyé 82 de ses membres pour accélérer la levée et surveiller les suspects.
Le 29 mars, Fréron et Barras, représentants, étaient à Manosque. A trois heures, ils se présentèrent à la mairie et firent part de l'objet de leur mission au conseil.
Celui-ci ne s'était pas oocnpé de la levée, pour ne pas priver l'agriculture des bras nécessaires, ïl prétendit que la ville de Manosque avait fourni plus que le contingent demandé et pria les représentants de tenir compte de ses réclamations.

(!) Volontaires des Basses-Alpes, par Cauvin et Barthélémy.

Fréron et Barras demandèrent tout de même au conseil d'inviter tous les hommes valides à voler au secours de la patrie.
La levée se faisait avec plus d'empressement dans les autres régions. « Toutes les communes, sauf Manosque, ont fait preuve de patriotisme », écrivait le Directoire, en avril 1793, et il était rappelé au conseil municipal que la ville devait fournir 53 hommes.
« Mais nous avons donné toute la compagnie qui a formé, le noyau du 4 ème bataillon », répondait le conseil. — « Votre compagnie est réduite à 40 hommes, dont 30 seulement sont de Manosque », ripostait le Directoire. Le conseil délibéra., le 29 mai, d'envoyer la liste des hommes enrôlés : « Considérant dit-il, que, d'après la liste des hommes fournis par la commune, la compagnie de. Manosque servant dans le 4ème bataillon se trouve élevée à 95 hommes qui se sont enrôlés pour le compte de la commune.»
Certes, le conseil municipal eût été dans son droit, si les recrues eussent été à leur poste. Mais les jeunes soldats étaient chez eux ; le 15 mai, le comité de sûreté générale enjoignait aux volontaires de la compagnie franche de rejoindre les drapeaux.
Le 15 juillet, les jeunes gens répondirent à un appel que| leur adressa le maire ; ils vinrent à la mairie, mais refusèrent de participer au tirage au sort. Les deux sections de la ville demandèrent qu'il fût alloué aux volontaires 17,000 livres, pour les engager à partir. Tout fut inutile. Le 22 septembre, rien n'était fait, et le Directoire de Forcalquier écrivait au conseil qu'on commençait à douter de son civisme. Ce n'était pas flatteur, mais aussi que faire ? Les jeunes gens au-dessous de 25 ans, de nouveau convoqués ce 22 septembre, se rendirent à la réunion dans l'église Notre-Dame ; ils se révoltèrent et menacèrent de verser le sang, si l'on continuait le tirage au sort ; il fallut cesser.
Robespierre et Ricord s'efforçaient de secouer cette torpeur.
Le 2 octobre, ils écrivaient de Nice au conseil : «Nous sommes informés que les jeunes gens de votre commune ne montrent point leur ardeur pour se ranger sous les drapeau. Votre ville a besoin de rétablir sa réputation et d'effacer la tache qui obscurcit encore son républicanisme. Nous savons qu'elle n'a pas même fourni le contingent qu'elle devait à la patrie. Nous vous recommandons cet objet.... Mettez-y toute votre âme pour enflammer votrer vigoureuse jeunesse ; que quelques-uns d'entre vous marchent à sa tête. Ne fussiez-vous suivis que de dix braves, ces dix hommes seront des héros républicains ! » Les Manosqums se souciaient assez peu de ce titre de gloire ; ils préféraient1 leurs foyers et songeaient davantage à prêter secours à leurs amis politiques.
Cette résistance se manifestait d'ailleurs à chaque levée. Quand la loi du 16 avril 1793 décréta la levée de 30,000 cavaliers, ceux désignés à Manosque refusèrent de partir ; les uns étaient malades, d'autres se cachaient, et il était inutile de songer à faire un nouveau tirage pour les remplacer.
Lors de la levée en masse d'après la loi du 23 août 1793, 78 Manosqums furent désignés pour servir dans le bataillon du district. Ils ne furent pas plus réguliers que leurs camarades des autres levées. Le commandant dut d'abord réprimer un commencement d'émeute. Les passions politiques n'étaient pas étrangères à ce mouvement. Quand il fallut punir les coupables, le comité de surveillance envoya une note sévère sur plusieurs Manosquins: « Forcade, lieutenant, Viguier, adjudant, sont des sectionnaires suspects : Joseph Abram, François Pauzin, volontaires, sont des enfants sans expérience; Antoine Pauzin est partisan du fanatisme ;.Chevaly, adjudant-major, est sectionnaire et contre-révolutionnaire ; il avait déserté l'armée le Custine, quand il était gendarme.
Le 18 ventôse an II (8 mars 1794), ce bataillon devait rejoindre l'armée des Alpes. Dix-huit Manosquins manquaient à l'appel; le commandant écrivait au conseil: " Faites-les rejoindre ; si quelques-uns se cachent, faites arrêter leurs parents et considérez les fils comme émigrés. "
Plusieurs Manosquins firent partie du 5 ème bataillon formé dans le département pour marcher contre Toulon.
La concentration de ce bataillon se fit ,à Manosque, le 9 octobre 1793. Cette troupe fut adjointe à l'armée de Carteaux. Il y avait deux officiers manosquins, Jean-Baptiste Croze, capitaine, et Honoré Arnoux, lieutenant.
Les réquisitions militaires n'atteignaient pas seulement les hommes. Elles s'étendaient aussi aux objets d'équipement, aux denrées et aux chevaux et mulets.
Si les Manosquins ne partaient pas volontiers, ils ne donnaient pas davantage de gaieté de cœur les objets réquisitionnés.
Quand les agents militaires se présentaient pour les chevaux, les propriétaires payaient quelquefois une somme pour qu'on les leur laissât. Les représentants du peuple se plaignirent de cet abus, Blondès et Jacobi furent mis en état d'arrestation, passibles d'un jugement militaire pour ce fait. Les conseillers municipaux furent menacés d'être considérés comme des fonctionnaires prévaricateurs. Les cordonniers de la ville devaient fournir pourl'armée cinq paires de souliers par décade; le Directoire se plaignait de leur paresse. Les tailleurs et tailleuses de la ville, réunis en atelier commun pour la confection des habits, n'étaient pas plus actifs. Les cochons d'un an et au-dessus, avaient été réquisitionnés ; les possesseurs devaient les garder jusqu'à nouvel ordre. Ils les gardaient bien, mais les les nourrissaient pas. Le Directoire de Forcalquier ordonna de traiter comme suspects ceux qui les laisseraient dépérir. Les incidents à propos de toutes les mesures édictées se multipliaient à l'infini. Le malaise était général. La Convention ne domina que par la terreur. La population de Manosque ne subit qu'à regret et non sans résistance son joug odieux. Aussi ne faut-il pas s'étonner si la réaction fut d'autant plus violente quand les 'partis opprimés, les habitants pressurés purent enfin lever la tête et manifester sans crainte leur sentiment de haine contre un régime qui les avait plongés dans les plus angoissantes calamités. Hélas ! l'ère des malheurs n'était pas près d'être close pour ce pays.

TROISIÈME PARTIE

Directoire. — Consulat 1795-1799-1804.

La Révolution avait déjà parcouru les phases les plus diverses. Elle avait commencé par des manifestations de loyalisme envers la monarchie et porté son action sur le terrain économique et social. Si les législateurs de la première heure avaient borné là leurs efforts, la France aurait connu une ère de progrès par la réalisation des réformes promises et attendues. Il n'en fut rien. La Révolution s'attaqua aux personnes : d'abord au roi, ensuite à tous ceux qui pouvaient être soupçonnés de tenir à la royauté. Ce fut une première cause de division. Elle voulut ensuite réformer la religion, puis la détruire. Royalistes, prêtres et catholiques ne purent, sans protester, accepter ces atteintes à leurs convictions politiques ou religieuses. Les uns prirent les armes ; les autres refusèrent d'obéir à des lois qui violaient la liberté de leur conscience. En majorité, ils avaient tout d'abord concouru, à l'oeuvre réformatrice. Ils ne purent que repousser et combattre la Révolution dans son ensemble, quand elle se fit persécutrice. Ce mouvement enfanta la terreur.
Un pays ne pouvait vivre avec un pareil système de gouvernement, qui eut envoyé àl'échafaud jusqu'au dernier des Français. Le Directoire était.une réaction contre la politique conventionnelle. Il était destiné à combattre la démagogie. Les deux, assemblées des Cinq-Cents et des Anciens, les cinq directeurs, à qui était confié le pouvoir exécutif, semblaient devoir suivre une politique de juste milieu, sans porter atteinte à la justice et à la liberté.
Le Directoire ne sut faire qu'un jeu de bascule, bousculant tantôt les Jacobins, tantôt les royalistes, renouvelant enfin les lois persécutrices contre le clergé. Par contre-coup, les partis, en France, étaient en lutte continuelle, et chacun, à son tour, triomphant ou vaincu, se faisait justice au: détriment de son voisin. C'était toujours la terreur. II fallait, pour rétablir l'ordre, un chef qui s'imposât et imposât sa volonté. Le coup d'Etat du 18 brumaire donna ce chef à la France. Le peloton de soldats qui entra dans; la salle des Cinq Cents, à Saint-Cloud, signifia, à ces législateurs qu'ils n'avaient plus qu'à disparaître. L'heure des réparations avait sonné. Il allait enfin être possible de relever les ruines. Bonaparte, premier consul, était bien le maître de la France. Le sénatus-consulte du 18 floréal an XII, si on en excepte l'hérédité et le titre, ne faisait que reconnaître un état déjà existant.
La villede Manosque, pendant cette période du Directoire et du Consulat, subit tous les à coups de la politique générale.
Les événements semblèrent vouloir devenir plus cruels pour elle ; des crises aiguës, aussi terribles à certains points de vue que les incidents de la terreur, la soumirent à dès-épreuves dont elle, eut peine à se relever. Les divers partis.ne pouvaient oublier, malgré les proclamations municipales, les haines de la veille, ni les persécutions éprouvées. Aussi la lutte continua-t-elle ?
Le brigandage, qui était, en somme, un des restes des révoltes à mains armées contre le gouvernement, jetait l'épouvante dans la population. Le gouvernement crut trouver un remède assuré en mettant la ville en état de siège. A la lutte entre les partis, s'ajouta, dès lors, une tyrannie militaire qui se manifesta par des vexations de toutes sortes contre l'administration municipale et contre les habitants. Ce furent des charges financières formidables qui pesèrent sur le pays. Pour subvenir au service des subsistances, le conseil municipal eut recours à tous les expédients. Les impôts furent augmentés ; la caisse du percepteur fut vidée. Les particuliers durent fournir les objets nécessaires au casernement. Uii homme de grand mérite, qui rendit, en ces circonstances, de grands services à ses concitoyens, M. de Raffin, se montra à la hauteur des circonstances. Commandant de la garde nationale, maire de la ville, député à Paris lors du Consulat, il sut défendre les intérêts et l'honneur de Manosque avec courage et opiniâtreté.
L'état de siège fut levé. L'amnistie arrêta les excès du brigandage. Le concordat rétablit la paix religieuse. Les lois contre les émigrés furent rapportées. Ce fut un soulagement dans le pays tout entier. Les Manosquins se livrèrent à tous les transports de l'allégresse. Leur enthousiasme fut d'autant plus débordant qu'ils avaient connu des heures de tristesse.

CHAPITRE PREMIER.

Ans IV et V. — Octobre 1795-97.

Réaction royaliste. — La municipalité de Manosque est accusée de favoriser le mouvement. — Brigandage et assassinats.— Le général Massol est insulté à Manosque. Suspension du maire et d'un conseiller.

Le 13 vendémiaire an IV (5 octobre 1795), de Brunet était nommé maire à la place de Figuière. Celui-ci avait dû donner sa démission, d'après la loi du 21 septembre 1795, qui excluait des fonctions publiques les parents d'émigrés.
De Brunet ne devait pas être soupçonné de tendresse pour les Jacobins. Le 15 vendémiaire (7 octobre), il appela l'attention du conseil sur l'état de la garde nationale. Celle-ci n'était pas armée. «Or, il esta craindre, dit-il, que les terroristes ne veuillent jouer leurs derniers atouts et que les brigands ne viennent, comme en 1791, mettre tout à feu et à sang. » Les fusils manquaient depuis le désarmement ordonné, en 1793, par Robespierre et Ricord. Le conseil délibéra de demander six cents fusils et deux canons aux représentants du peuple.
De Raffin était, à ce moment, commandant de la garde nationale. Le 10 octobre, les élections eurent lieu. Issautier, de Gassaud, Letb, Gollongue, Pauzin, Richard, tous royalistes, furent élus.
Quatre d'entre eux, parents d'émigrés, Issautier, Collongue, Pauzin et de Gassaud, donnèrent leur démission et furent remplacés par Saint-Donnat, Daumas, Chrysostome, Derbès et Giraudon, De Raffin fut nommé commissaire du Directoire. Les bourgeois étaient aux honneurs; ils avaient aussi à supporter les charges. Lors de l'emprunt forcé, levé sur les riches, d'après la loi du 19 frimaire an IV (10 décembre 95), treize d'entre eux. furent imposés à 1,200 francs. Ce furent : J. Joseph Derbès, de Brunet, Chrisostome Derbès, Esminy, Collongue, les deux Juglar, Pierre Burle de Champclos, Giraudon Chaves, Reyne, Saint-Donnat, Vacher, Pontès. Purent imposés à 1,100 livres : François Leth, Joseph Leth, J.-B. Maurin.
Les anciens Jacobins, menacés, s'étaient retirés à Marseille. Ils affectaient de dénoncer Manosque comme un centre de contre-révolution. Les journaux du parti répandaient cette opinion. Fréron, commissaire du Directoire à Marseille, s'en émut. Les administrateurs du département lui écrivirent, le 27 frimaire an iv (18 décembre 95), pour éclairer son jugement : «Le rédacteur du journal, les Patriotes de 1789 trompé par un correspondant infâme ou mal instruit, avance, dans le numéro 100, que la ville de Manosque est en révolte ouverte et que 500 réquisitionnaires. sous les ordres du général de Brunet, y commettent les plus grands excès ; c'est faux. » II y eut bien quelques excès commis contre les anciens Jacobins, surtout .après les élections de germinal, qui furent un nouveau triomphe pour les royalistes.
P. A. Roux et Lazare Sauvat, entre autres, furent poursuivis. Ces personnages étaient peu sympathiques à Manosque.
" Sauvât, écrit-on, le 28 germinal (7 avril 1796), républicain très connu pour ses malheurs, domicilié actuellement à Saint-Martin-de-Brômes, a été arrêté à Riez sans passeport ;. on. veut le faire traduire à Manosque, repaire d'assassins, où Rougier et son malheureux, compagnon furent assassinés entre les mains des gendarmes, où Giraud, Boyer et nombre d'autres ont été assassinés publiquement. Lazare Sauvat y a été battu et la mort l'y attend."
« Cinq assassinats en deux, mois, écrit-on le 28 thermidor an iv, 18 vendémiaire an v (9 octobre 1796), effet de l'esprit
de parti et pour motif politique, estime le département. »
Des troubles éclatèrent à Aix et à Marseille. Plusieurs Manosquins partirent pour Peyrolles, afin de former des fédérations. Le Directoire avait fait voter la peine de mort contre les
provocateurs à l'anarchie et à la royauté.
II avait d'abord sévi contre les anciens terroristes ; il allait maintenant exercer toutes ses rigueurs contre les royalistes et émigrés.
Ceux-ci, nombreux, à Manosque, se croyant menacés, voulurent-ils se défendre ? L'incident, qui se produisit lors de la tournée du général Massol semblerait l'indiquer.
Ce général était délégué dans le département, pour parcourir les diverses localités et se renseigner sur les diverses ressources qu'elles seraient susceptibles d'offrir à l'armée. Ces visites n'avaient-elles pas un but politique plus ou moins avoué ?
Le 6 nivôse an v (26 décembre 1796), il annonçait son arrivée au maire et il ajoutait : « II m'est parvenu qu'on disséminait différents bruits sur l'objet de ma tournée... Je vous ferai connaître l'objet de mes démarches et vous convaincrai de la pureté de mes principes. L'armée des Alpes devant être renforcée, je suis chargé de faire un état exact des ressources. Votre commune a été le berceau de mon enfance; j'y ai puisé les premiers éléments de mon éducation. » Précaution inutile ! Il fut mal accueilli. Des cris séditieux furent poussés sur son passage. Il y eut des coups de fusil. Le général en fut outré ; il fit engager des poursuites. Le conseil municipal lui envoya à son quartier général de Villeneuve des délégués pour lui présenter des excuses.
« Je suis sensible, répondit-il le 14 nivôse an v (4 janvier 1796), aux sentiments que vous me témoignez ; jamais je n'ai cru qu'un honnête habitant ait pu avoir la moindre part à la scène provocatrice et scandaleuse qui a eu lieu dans votre commune, le soir de mon arrivée... Si l'administration avait pu prévoir ces excès séditieux, elle aurait pris les mesures pour les empêcher. Mon grade et ma charge m'obligent à faire des poursuites, mais je ferai connaître au Directoire et au général en chef de l'armée l'indignation que les assassins ont inspirée à l'immense majorité des habitants. » Le Directoire s'émut en apprenant cette émeute : « L'ordre est troublé à Manosque, écrit-on le 18 nivôse (janvier). Le général Massol a été témoin d'une de ces scènes scandaleuses où les ennemis d:e la paix et de la tranquillité provoquaient la vengeance par des chants proscrits, tiraient des coups d'armes à feu dans les rues et bravaient les lois et l'autorité par des cris séditieux. On parle d'émigrés, de prêtres non soumis. »
C'était donc les contre-révolutionnaires qui étaient accusés d'avoir fomenté ce mouvement.
Les élections du 2 germinal an v (22 mars 1797) assurèrent le triomphe des royalistes. André Robert, J.-B. de Brunet; Gautier, Bicaïs furent, élus. Cette élection n'était pas pour rassurer les Jacobins. Les violences continuèrent plus que jamais. Les bandes s'organisaient et répandaient la terreur dans les environs.

Dans la nuit du 5 au 6 germinal (25 au 26 mars), deux meurtres furent commis. Antoine Mirabeau avait été trouvé mort dans la rue Guilhempierre. Deux Manosquins, accusés de ces attentats furent arrêtés. Le général Miollis, n'osa pas les faire transférer à Manosque, de crainte, dit-il, qu'ils ne fussent délivrés par une émeute. Plus tard, ils furent relâchés, « vu qu'ils avaient commis leurs assassinats à la suite d'altercations ».
Le 6 fructidor an v (23 août), des, citoyens de Manosque étaient signalés comme devant se rendre à Marseille, à la foire Saint-Lazare, en réalité pour commettre divers assassinats ; le 7 fructidor an V (24 août), ils préparaient, avec leurs alliés de Forcalquier, une excursion au Castellet. Ils s'adressèrent en vain à Lurs pour y trouver des recrues. Le 7 fructidor, deux, prêtres de Manosque, conduits par des gendarmes, furent enlevés et délivrés dans cette commune.
Le conseil municipal était accusé de ne point s'opposer assez à tous ces événements. Dès le 7 germinal (27 mars), le Directoire du département s'efforçait de secouer son inertie : « Nous eussions aimé plus de renseignements sur les malheureux événements qui se passent dans votre commune. Recherchez les coupables ! Nous ne pourrions nous empêcher de mettre la ville en état de siège, si vous étiez impuissants à empêcher ces scènes. » Six mois après, le 25 fructidor an v (11 septembre 1797), le maire Robert, le conseiller Bicaïs et Bellier, secrétaire, furent suspendus de leurs fonctions. Ils étaient accusés d'avoir envoyé deux passeports à des émigrés, pour faciliter leur retour. Robert et Bicaïs protestèrent. Ils prétendirent n'avoir rien signé et être victimes d'une manœuvre des anarchistes.
Le conseil se solidarisa avec eux : « Considérant, dit-il, que les numéros des passeports ne répondent pas aux. noms indiqués, qui sont absolument inconnus dans la commune, et que ces noms sont notoirement supposés, il engagea l'administration du département à mieux, contrôler les signatures et demanda que l'arrêt de suspension fût rapporté.» Le Directoire ne donna pas suite à ces doléances.
La journée du 18 fructidor avait été funeste aux royalistes. Deux directeurs, Carnot et Barthélémy, cinquante-trois députés et de nombreux citoyens furent condamnés à la déportation.
La terreur continuait.

CHAPITRE II

Triomphe des Jacobins. — La ville de Manosque accusée d'être un foyer de réaction, est mise en état de siège. — La municipalité est suspendue.

I.

Mesures prises contre les étrangers. — La ville est accusée de donner asile aux rebelles.

Le 4 vendémiaire an vi (25 septembre 1797), Lemoyne, commissaire du Directoire, demandait au conseil de veiller sur les étrangers et de faire arrêter tout individu qui, sous le titre de commissaire civil ou de toute autre dénomination, tendrait à pousser à l'insurrection. Il agissait ainsi en exécution des divers arrêtés du département. Les étrangers étaient nombreux à Manosque, et des personnages intéressés en augmentaient encore le nombre réel pour jeter la suspicion sur la ville.
Il fallait donc prendre des mesures pour maintenir l'ordre.

Le 17 vendémiaire an vi (8 octobre 1797), un conseiller signalait le danger: « La malveillance vient de répandre des bruits alarmants pour notre tranquillité. Il est question en ce moment que Manosque est le refuge de 6,000 émigrés. Vous savez cependant que le bon ordre règne. Il ne faut pas se le dissimuler, on travaille sourdement pour nous desservir auprès des autorités supérieures. Il faut, malgré tout, veiller sur les étrangers qui affluent dans la commune. Depuis deux jours, il est arrivé un nombre considérable d'individus... Je vous propose donc de faire une proclamation pour inviter tous les étrangers à sortir de la commune dans les 24 heures. » Ainsi fut-il dél-béré ; le conseil permit toutefois à ceux qui étaient à Manosque pour affaires d'y rester autant qu'il le faudrait. Les habitants et les aubergistes devraient déclarer tous les étrangers qui séjourneraient chez eux.
La suspicion n'était donc pas tout à fait sans'fondernent. Toutefois le conseil municipal défendait de son mieux le bon renom de la ville. Il écrivait, le 19 vendémiaire an vi (10 octobre 1797), au bureau central de Marseille : " Nous protestons contre les bruits que nombre d'individus répandent à Marseille, disant qu'ils vont se rallier avec 3,000 ou 4.000 émigrés, qui s'y sont réfugiés. C'est faux, nous empêchons les fuyards de séjourner dans la ville, et Manosque n'a jamais renfermé pendant plus de deux jours plus d'une cinquantaine de ces individus ; leur nombre est réduit aujourd'hui à ceux qui ne font que passer. "
Une dénonciation contre la ville avait été envoyée à Paris. C'était beaucoup plus grave. Le gouvernement aurait pu sévir. Des individus, réfugiés à Toulon et se parant du titre de républicains, en étaient les auteurs. Un journal, le Surveillant, avait inséré leurs dires et le Conseil des 500, à la séance du 16 vendémiaire, s'en était occupé.
Le 25 vendémiaire, (18 octobre 1797), le conseil municipal protesta énergiquement, dans une lettre adressée au Directoire, au minisire de l'intérieur et à.la députation des Basses-Alpes : " Ce que l'imposture la plus révoltante a de plus sanglant vient de nous frapper. Le courrier arrive, et nous lisons avec indignation, dans le numéro 27 du Surveillant, une lettre de Toulon, portant que les rebelles se rassemblent à Manosque, y font des redoutes, y établissent des magasins de subsistances, vont s'emparer de la citadelle de Sisteron et que leur nombre y-grossit de jour en jour.
Cette dénonciation, lue dans le Conseil des 500, a été envoyée au Directoire. Nous devons à la vérité, comme nous devons au gouvernement et à notre commune, le démenti le plus formel à cette imposture. Nous venons donc vous assurer, citoyens, que notre commune jouit de la plus grande tranquillité, qu'il ne s'y fait ni redoute, ni .magasin, ni complot contre le gouvernement, et que les étrangers ne peuvent y séjourner plus d'un jour... Comme vous pourriez prendre à cet égard des mesures inutiles, nous nous sommes hâtés de vous avertir ".
Cette protestation devait être bien vaine. La ville de Manosque allait supporter une nouvelle crise, à même de lui faire oublier, par sa durée et ses ennuis, les odieux, incidents de ces dernières années.

II.

La ville de Manosque est mise en état de siège. — Conduite de M. de Raffin, commandant de la garde nationale. — Nouvelle municipalité. — M. de Raffin, président, proteste contre l'état de siège. — Excès des soldats.

En brumaire an vi (novembre 1797), les administrateurs du département écrivait au général Pille : « Pour ce qui est des communes de la rive gauche de la Durance et surtout pour Manosque, il est impossible de rien entreprendre sans avoir des forces plus considérables. Il faut mettre cette ville en état de sliège, la cerner avec un bataillon, pour arrêter les réquisitionnaires et les brigands. Secret et célérité. »
Le 5 frimaire au vi (25 novembre 1797), deux compagnies (7« et 8c) du 1er bataillon de la 7 ème1/2 brigade recevaient l'ordre de se rendre aux Mées et ensuite à Manosque.
Elles arrivèrent dans notre ville le 16 frimaire (9 décembre 1797,), à 4 heures du matin.
De Raffln était alors commandant de la garde nationale. Il dut parer à tous les dangers et résoudre les difficultés qui ne manquèrent pas de surgir.
II fut à la hauteur de sa tâche et mérita une fois de plus la reconnaissance de ses concitoyens.
Quand l'arrivée de la troupe fut annoncée, les portes de la ville étaient fermées ; une partie de la garde nationale était sous les armes, indécise sur la conduite à tenir. Allait-elle opposer de la résistance ?
II fallut toute la fermeté et l'autorité du commandant pour calmer les esprits et empêcher les excès que pouvaient favoriser les ténèbres de la nuit.
De Raffin. escorté par quatre gardes nationaux, sortit de la ville ; il s'avança au devant de la troupe: il l'arrêta, après l'avoir reconnue, « croisa avec son sabre les baïonnettes sur sa poitrine » et il assura au chef qu'il ne venait pas chez des ennemis, comme on l'en avait persuadé. Les portes de la ville furent ouvertes ; les soldats entrérent en bon ordre, reçurent des logements, et la garde .nationale se retira.
En somme, cette entrée matinale fut assez calme. Les habitants conçurent tout de même quelque effroi, en voyant arriver, avec les soldats, nombre d'individus formés en colonne mobile et dont les principes terroristes auraient infailliblement amené les plus grands désordres. Ces derniers signalaient leur arrivée par des coups de fusil, dont fut victime un citoyen qui tentait de fuir. De Raffin conduisit le commandant de la troupe à la mairie ; il fit éveiller et appeler les membres de la municipalité.
Le commandant les reçut plutôt froidement ; il leur annonça leur destitution et la mise de la ville en état de siège. Le conseil était à ce moment composé par Laugier, Juglar, Dupin, Leth, Gauthier et Giraudon.
Laugier et Dupin avait remplacé Robert et Bicaïs, suspendus. Juglar avait été nommé à la place de Brunet, démissionnaire.
De Raffin, Allemand. Trémolière, Louis Bêche, Etienne Martin et François Richard formèrent d'office une municipalité, provisoire. Bèché, Trémolière et Martin refusèrent. Laugier, Giraudon et Leth, de l'ancien conseil, furent nommés. Le 23 frimaire (13 décembre 1797), tous prêtèrent le serment, de haine à l'anarchie et à la royauté.
Le 11 nivôse an vi (1er janvier 1798), les administrateurs du département, Derbès La Tour, Daumas, Hodoul, Guérin, nommaient définitivement les nouveaux membres du conseil et en réduisaient le nombre à cinq. L'arrêté qu'ils prirent n'était pas tendre pour la précédente administration.
" Considérant, disent-ils, que l'acte constitutionnel accorde cinq officiers municipaux aux villes de 5 à 10,000 âmes et que le conseil est composé de six membres ;
Considérant que cette municipalité s'est particulièrement signalée par l'incivisme, le mépris des institutions républicaines, la protection accordée aux prêtres réfractaires aux émigrés et aux assassins organisés en bandes sous ses yeux, et que, sur ces motifs, l'administration centrale a prononcé, le 12 frimaire dernier, la suspension et le remplacement de la majorité de ses membres.. " Arrête : 1° la suspension est enlevée pour Laugier ; 2° sont nommés : Giraudon CLtaves, Laugier. Richard, Raffin. et Allemand. » Le conseil élut de Raffm comme président .
Le choix n'était pas mauvais, et les habitants pouvaient avoir toute confiance dans les nouveaux élus. A peine installé, M. de Raffin crut de son devoir de protester contre la mise en état de siège.
Le 15 nivôse an vi (4 janvier 1798), il écrivit à Peyre, député des Basses-Alpes, une longue lettre qui mériterait d'être citée en entier : « Nous voilà donc en état de siège ; nous voilà sous la puissance de la force et de la colère nationale, dans un état d'oppression ! Qu'avons-nous fait pour le mériter ? Qu'avons-nous à craindre ou à espérer ? La commune de Manosque, placée clans ce climat brûlant du Midi qui a tant fait pour la liberté et qui a été si longtemps égarée, a été entraînée par ce qui l'avoisine et surtout par Marseille, qui, par ses émissaires, l'avait assujettie à sa volonté. Elle a toujours payé l'impôt, donnant de ce coté l'exemple aux autres communes... Malgré l'influence étrangère, la masse s'est conservée bonne et pure. Dans cet état, devions-nous nous attendre à être cernés pendant la nuit ? (Suit ici le récit déjà cité de la mise en état de siège.) Je sais bien qu'on a tenu des propos fort indiscrets, fort inconsidérés ; mais faut-il, pour cette raison, que de bons citoyens soient la victime de l'effervescence de quelques têtes irritées, animées par la vengeance et surtout par l'impunité des crimes qui se sont commis le 6 août 1792? (Allusion au massacre des prêtres.) Vous voudrez bien faire valoir nos raisons auprès du Directoire exécutif et des ministres pour obtenir la cessation de l'état de siège. »'Sa demande ne devait .pas être entendue. Il ne put avoir gain de cause que le 21 brumaire an rx (12 novembre 1800), trois ans après.
L'autorité militaire ne sut pas toujours apporter, dans ses rapports avec l'autorité civile et les habitants, la bienveillance et la courtoisie qu'on aurait pu en attendre. Les perquisitions se faisaient sans-mesure ; les visites domiciliaires avaient lieu à toute heure du jour et de la nuit. C'était un qui-vive continuel. Le maire prévint même le commandant qu'il se voyait dans l'obligation de dénoncer ces faits à l'officier de police judiciaire. Les soldats allaient piller chez .les habitants les objets qui manquaient dans leur casernement. Ils s'étaient emparés de tous les matelas qu'ils avaient trouvés. Le 28 pluviôse (février 1798) le commandant en voulait encore quarante: «Vous voulez donc obliger ceux qui en ont encore d'enlever ceux de leur lit? Les neuf dixièmes des habitants couchent sur la paille. »
Tout cela n'était pas fait pour rendre la troupe sympathique à la population. Ce n'était cependant que le commencement des excès que les soldats semblaient se permettre impunément.
Disons cependant, à leur décharge, que certains actes de vandalisme étaient, la conséquence de besoins urgents, comme nous le verrons plus tard.

III.

Incidents des élections de germinal an VI (mars 1798). — Scission des électeurs. — Election de deux municipalités.

Le 23 ventôse an VI (13 mars 1798), le maire écrivait au commandant de la place qu'il serait bon de faire illuminer ies rues jusqu'à nouvel ordre, afin de surveiller les agitateurs, qui, depuis quelques jours, cherchaient à troubler le pays.
L'approche des élections municipales contribuait à surexciter les esprits.
Le 1er germinal an vi (21 mars 1798), jour des élections, le général Chabran, commandant militaire des Bassës-Alpes, était venu à Manosque pour assurer la tranquillité durant les opérations.
Ses efforts furent vains. Il y eut divers incidents, scission des électeurs et, comme complément, élection de deux, municipalités.
Deux bureaux de vote avaient été établis : l'un à Saint-Sauveur, l'autre à Notre-Dame.
Dès le début de la réunion, à Saint-Sauveur, les électeurs prêtèrent le serment de haine à la royauté et à l'anarchie.
Le bureau procéda à l'exclusion des nobles, ex-nobles et parents d'émigrés jusqu'au degré porté par la loi. Auquier, Coupier et Baret protestèrent inutilement contre l'admission de certains électeurs. Quand on fit le recensement des votes, le nombre des bulletins dépassa celui des votants ; il y eut protestation et il fallut porter l'urne, sous bonne escorte, au palais de justice.
Au bureau de vote de l'église Notre-Dame, les incidents furent plus violents encore.
Ordinairement, le bureau était formé par quatre électeurs, pris parmi les plus âgés, sachant écrire. Or, quelques électeurs s'étaient emparés du bureau et refusaient de laisser approcher les vieillards.
L'administration municipale fit des observations et ne fut pas écoutée ; on ne laissait pas approcher ceux qui déplaisaient. Il fallut avoir recours à la force armée pour former un bureau provisoire. Vains efforts ! Les mêmes perturbateurs menacèrent ceux qui voudraient s'approcher ; ils poussèrent des hurlements affreux.
Les séditieux furent menacés d'être mis en état d'arrestation. L'un d'eux, Berge, fut même arrêté. Tous les perturbateurs se retirèrent alors, en disant qu'ils allaient former une autre assemblée. En partant, ils renversèrent le bureau et ils essayèrent, par leurs menaces, d'intimider l'assemblée. Les opérations eurent lieu tout de même, et la municipalité sortante fut réélue.
Les protestataires, (ils étaient 250 républicains) se réunirent le même jour, à 4 heures du soir, à une maison de campagne appelée la Charbonnière, située sur les confins du terroir : « Considérant, disent-ils, qu'ils étaient menacés d'être égorgés dans leurs assemblées à Manosque, où les ex-nobles et parents d'émigrés étaient reçus avec acclamation, où les républicains étaient punis de l'incarcération lorsqu'ils réclamaient. »
« Nous le disons en face" de l'éternel, le vertueux général, le brave Chabran, commandant le département des Basses-Alpes, nous a sauvé la vie ; sans lui c'en était fait des amis de la liberté à Manosque ; sans lui, les restes malheureux de tant de victimes étaient massacrés dans cette ville coupable. » Les Jacobins, dans le précédent rapport, semblent bien exagérer le danger et changer les rôles. Ne voulaient-ils pas plutôt escamoter l'élection à leur profit ?
Les deux partis nommèrent chacun une municipalité. L'assemblée électorale de Digne admit les délégués de la Charbonnière.II paraît cependant que ceux-ci étaient reconnus comme incapables.
« Les uns, dit un rapport, ceux nommés à Manosque, avaient été précédemment choisis par l'administration départementale ; ils étaient habitués aux affaires et avaient donné des preuves de leur vigilance dans les moments les plus difficiles.
Par contre, les officiers municipaux, élus par l'assemblée scissionnaire, étaient tous illettrés, ou à peu près. La plupart ne, possédaient presque rien, et, étant sans intérêt ni expérience dans l'administration, devaient être indubitablement les instruments de l'intrigue et de la malveillance, même avec de bonnes intentions. »
L'élection de la liste de Raffin fut reconnue valable, et les Jacobins n'eurent d'autre recours que de discréditer encore une fois le pays par des propos inconsidérés ou des dénonciations rageuses : « On prétend,écrivait le maire au général Chabran, que vos jours ont été en danger. Or, vous savez combien vous êtes cher, à tous les Manosquins. Les cris répétés : Vive Chabran ! vous le démontraient, et vous assurâtes à plusieurs reprises que vous étiez désormais citoyen de Manosque. Nous vous demandons de détruire cette calomnie par une proclamation. »
Cette calomnie était arrivée jusqu'à Paris. Le ministre de la police demanda même des renseignements au Directoire du département : « Nous n'avons jamais su, répondit-on, le 1er floréal an vi. que 1,200 égorgeurs de Marseille et d'Aix fussent à Manosque pour se rendre de là à Paris. »

CHAPITRE III.

Nouvelles mesures prisés pour assurer le triomphe de l'esprit jacobin.— Lutte contre le clergé. — Fêtes décadaires.

I.

Le Directoire renouvelle la persécution contre le clergé. — Les sonneries des cloches sont interdites.

La lutte engagée contre le clergé semblait bien terminée depuis la fin de la terreur.
Le service divin se célébrait dans les paroisses.
Le 21 germinal an III (10 avril 1795), François Chabran et Pierre Henri de Champclos prirent en location les deux églises. Ces deux excellents catholiques agissaient ainsi pour les préserver de la désaffectation et les mettre à la disposition des ministres du culte.
Le 22 thermidor an III (9 août 1795), le comité de législation ordonna de ne point inquiéter les prêtres qui n'avaient pas été déportés et pouvaient attester qu'ils étaient toujours restés en France depuis la loi du 9 mai 1792.
« On ne peut inquiéter ni rechercher ceux qui ont refusé le serment à la constitution du clergé, qui, d'après la Convention, n'est pas reconnue comme une loi de la République. La loi du 11 prairial demande seulement que nul n'exerce le culte sans avoir un acte de la municipalité, avec promesse de se soumettre aux lois, mais sans serment. Quant à la question de savoir si les communes doivent rendre les lettres de prêtrise, le comité n'a pas à s'en occuper ; aucune loi n'a reconnu leur existence et n'en a ordonné le dépôt. »
En somme, pour exercer le culte il suffisait d'une simple formalité. Le 16 vendémiaire an iv (8 octobre 1795), cinq prêtres firent cette déclaration : Paul Armand, André Silvy, Jean Chaudonny, Jean Debout, François Tardieu, ex-chartreux.
Cette accalmie ne dura pas. Le 6 germinal an rv (26 mars 1796), l'administration du département ordonna de faire une enquête sur les prêtres. Le 17 germinal (6 avril) le conseil en envoyait les résultats : " II n'y a aucun prêtre présent à Manosque qui soit en contravention avec la loi." Deux d'entre eux, Jean Chaudonny et Jean Debout, avaient été mandés à la mairie pour qu'ils fissent par écrit une déclaration constatant qu'ils s'étaient soumis à la loi relative au serment. Ces deux prêtres étaient partis.
Peu à peu les lois contre le clergé étaient renouvelées ; aussi bien, le 14 vendémiaire an vi (5 octobre 1797), un seul prêtre, André-Etiènne Silvy, restait pour assurer le service des deux paroisses. Son grand âge lui rendait impossible l'accomplissement de cette charge ; aussi déclara-t-il au conseil qu'il se voyait obligé de cesser ses fonctions.
Il fut accusé, quelques mois après, d'avoir rétracté son serment et fut incarcéré.
Le 13 pluviôse an vi (1er février 1798), il était en prison à Digne, en compagnie d'André Barras et d'Elzéar Vallière ; celui-ci était prêtre du Var.
Le 16 pluviôse (4 février), ils étaient sur le point d'être jugés. Silvy fut relâché le 13 ventôse (3mars), sur ce considérant qu'il avait toujours réglé sa conduite sur les lois et qu'il n'avait pas rétracté. Barras fut remis en liberté le 8 mai 1798, « l'administration n'étant pas assez éclairée sur la preuve de sa rétractation, qui n'est pas par écrit ».
Paul Arbaud, autre prêtre de Manosque, fut accusé d'avoir entretenu des correspondances avec les délégués de l'ancien évêque de Sisteron, Mgr de Bovet, et d'avoir rétracté les serments. Il y eut d'abord un mandat d'amener contre lui, changé bientôt en un mandat d'arrêt.
Paul Arbaud, qui semblait sérieusement compromis par sa correspondance, dut mettre en mouvement de puissants protecteurs. Il obtint tout d'abord de demeurer à Digne, chez son neveu Roustan, et ensuite, le 28 floréal (17 mai), il fut autorisé à se retirer à Manosque, lieu de sa résidence, « sur ce considérant qu'il n'y avait pas une conviction entière sur le délit dont il était prévenu, sauf à prendre de plus amples informations ».
Les persécutions contre.le clergé n'étaient qu'un côté de la lutte antireligieuse.Il fallait aussi faire oublier tout ce qui pouvait rappeler la religion. C'est étonnant qu'après les inutiles efforts de la Convention le Directoire conservât quelque espoir d'aboutir. Les sonneries des cloches blessaient d'une manière extraordinaire la délicatesse de l'ouïe des Jacobins. Le 29 frimaire an vi (19 décembre 1797), le ministre de la police écrivait aux départements : "Dans certaines communes, la cloche annonce encore aujourd'hui tous les exercices du culte catholique, sans qu'on ait réprimé ce désordre".
Aussitôt le Directoire du département et ensuite le commandant de place donnèrent l'ordre à la municipalité de faire descendre toutes les cloches et de les porter à la mairie.
Le maire se souciait assez peu d'aliéner les cloches. Sans doute songeait-il qu'il faudrait bientôt les remettre en place ? Aussi se contenta-t-il de les placer sur des échafaudages, même dans le clocher. C'est ce qu'il répondit au Directoire du département. Avec le commandant de place il fut. plus vif : « Nous sommes d'autant plus étonnés de votre réquisition, lui écrivit-il, qu'une loi du 29 frimaire, défendant le son habituel des cloches pour le culte, l'autorise en cas de danger public ; donc elles doivent être suspendues. Nous avons demandé des instructions au département, d'autant, plus que nous cherchons des fonds pour fournir : du pain à votre troupe, à la conservation de laquelle nous mettons plus d'intérêt qu'à ladescente des cloches. » Le commandant n'était pas de cet avis. Comme il insistait, on lui répondit : " Les cloches sont hors d'état de sonner ; si vous ne voulez le croire, allez le voir."

II.

Obligation d'assister aux fêtes décadaires. — Divers incidents à ce sujet. — Arrestation de prétendus agents anglais. — Obligation de porter la cocarde tricolore. — Le maire refuse un certificat de bonne conduite à la troupe.

Le Directoire comprit qu'il n'atteindrait le culte catholique qu'autant qu'il pourrait le "aire oublier. C'est ainsi qu'il rendait obligatoire l'usage du calendrier républicain, qu'il remplaçait les cérémonies religieuses par des fêtes civiles, l'êtes des époux, de la jeunesse, de la souveraineté du peuple, etc., et le dimanche par la célébration des décades. Les fêles civiles étaient assez suivies à Manosque. Le programme comportait bal, banquet, musique. Il s'agissait de s'amuser. Pourquoi n'en, point profiter? Il n'en était pas ainsi pour les décades. Le peuple préférait .entendre la messe du dimanche !
Le 19 brumaire an vi (9 novembre 179V), le ministre de l'intérieur écrivait aux dép'artemeuts : " Ces fêtes sont tombées en désuétude, mais elles existent ; il est temps de les observer... Il serait à désirer que les ministres du culte ' transportassent aux décades leurs cérémonies les plus importantes.» Le ler pluviôse an vi (20 janvier 1798), le département rappelait aux communes cette circulaire.
Le commandant Carle, chef de la garnison de Manosque, ordonna à ses soldats d'arrêter et d'emprisonner les cultivateurs surpris dans les campagnes les jours décadaires et de faire feu sur ceux qui fuiraient pour ne pas être arrêtés.
Le maire protesta contre cette odieuse tyrannie et taxa l'arrêté d'arbitraire et de répréhensible.
Cependant la municipalité ne se dérobait point devant les exigences de la loi.
Le 28 pluviôse an vi (16 février 1798), le maire avertit,le commandant de place qu'il se rendrait le lendemain, avec la troupe et l'administration, à l'église Notre-Dame, pour la célébration de la décade.
Il y eut loin de cette fête civile avec le recueillement d'une messe du dimanche. Le contraire eût-il été possible ? Il y eut, en ce jour de réunion décadaire, des faits scandaleux que le maire dénonça au département :
« Nous nous rendions en écharpes, dit-il, vers les dix heures, à la ci-devant paroisse Notre-Dame, où nous trouvâmes la troupe de la garnison en armes, disposée tout autour des citoyens, qui étaient au centre. »
L'assemblée étant plus nombreuse qu'à la décade précédente, nous jugeâmes convenable de faire connaître à nouveau nos prescriptions touchant les fêtes décadaires. Le président fit remarquer qu'un article ordonnait à ceux, qui auraient des discours à prononcer d'en donner connaissance à la municipalité. Le commandant protesta : « Cela ne regarde pas, dit-il, les communes en état de siège. »
Aussitôt, un soldat prononça un discours ; il rappela tous les fâcheux incidents qui s'étaient passés dans la ville et il somma les habitants d'assister aux fêtes décadaires.
Le président interrompit le soldat ; le commandant, au contraire; lui disait de continuer. Il s'ensuivit un grand tumulte. Comme si ces provocations n'étaient pas suffisantes, un autre soldat demanda qu'il fût obligatoire de travailler aux routes le dimanche.
Le maire ajoutait dans son rapport : « Comment les citoyens se rendraient-ils à ces assemblées, si, par des discours hardis, on attaquait leurs opinions religieuses, ou si, y allant, ils répondaient. Quelles luttes, scandaleuses n'y aurait-il pas ? »
Le Directoire ne répondit pas à cette lettre. Dès lors, le maire posa, son ultimatum : « Nous vous prévenons, écrivit-il le 3 ventôse (21 février), que nous ne pouvons assister à la prochaine décade qu'autant que nous aurons reçu votre réponse d'autant mieux qu'il nous paraît qu'en un jour de fête nous serions entourés d'une ceinture de 200 baïonnettes qui cernent l'assemblée, ce qui inspire la terreur, au lieu de la satisfaction que doivent éprouver tous les bons citoyens par leur réunion. »
Finalement, le département les engagea à s'adresser au général Chabran, qui pourrait reconnaître le bien fondé de leurs doléances.
L'année suivante, un grand tumulte se produisit durant une réunion décadaire. Les musiciens, qu'on convoquait pour augmenter l'éclat des réunions, furent hués. Un citoyen s'empara de la grosse caisse; elle fut percée et brisée.
Tout cela était peu fait pour attirer les habitants. Aussi fallait-il employer les menaces pour les obliger à assister aux réunions. Obligation est faite à l'instituteur Latil, sous peine de destitution, d'y conduire ses élèves. Ceux qui ne fermeront pas leurs boutiques et rie nettoieront pas les rues aux jours décadaires seront suspects de royalisme et de complicité avec les assassins. Ce n'était rien moins que tolérant.
Le Directoire avait trouvé un nouveau sujet de délit pour accuser les contre-révolutionnaires. Ceux-ci étaient suspects maintenant d'être des agents anglais. Pour les découvrir,on avait autorisé, le 18 messidor an vi (6juillet 1798), les visites domiciliaires.
André Gassaud et André Robert furent arrêtés sous ce fallacieux prétexte. L'administration départementale eut le bon sens de demander des renseignements à la municipalité. Celle-ci intervint favorablement en faveur des accusés ; le général Chabran fit de même. Aussi les deux détenus furent remis en liberté le 4 fructidor an VI (31 août 1798). Quelques mois après, le 10 germinal an VII (30 mars 1799), il fallait moins encore pour être arrêté et puni : « Je me suis convaincu, écrivait le commandant de place, que plusieurs citoyens et citoyennes se permettent, affectent même de ne pas se décorer de la cocarde nationale... A compter de cet après-midi, tout citoyen ou citoyenne, au-dessus de 15 ans, qui n'aura pas sa tête décorée de la cocarde nationale sera arrêté et puni. »
II n'est pas étonnant, après ces tracasseries de toutes sortes, que le maire refusât, le 18 floréal an VII (7 mars 1799), un certificat de bonne conduite au commandant, à l'état-major et à la troupe. « L'esprit de prévention que la troupe a manifesté, tant envers les habitants qu'à l'égard des autorités constituées qui ont été méconnues dès le premier jour, nous oblige à ce refus. »

CHAPITRE IV.

Difficultés financières provoquées par le service des subsistances. — Les avances ne sont pas remboursées. — Violation de la caisse du percepteur.

Aux difficultés intérieures provoquées par la division des partis vint s'ajouter une crise financière dont le service des subsistances fut la cause.
Les étapiers n'avaient rien dans leur magasin, et ils prirent même la fuite parce que ce service les ruinait. La municipalité dut plusieurs fois les remplacer. La présence d'une garnison exigeait des fournitures plus considérables. Sans doute, le soin de nourrir la troupe n'incombait pas à la ville. Des préposés aux subsistances auraient dû y pourvoir. Par malheur, ils s'en souciaient fort peu ; ils paraissaient rarement, organisaient leur service pour quelques jours et laissaient ensuite la troupe sans vivres,
La ville, pour éviter des désordres, se trouvait dans l'obligation de fournir le nécessaire.
Le commandant de place n'avait, d'ailleurs, d'autre recours, " Donnez-nous des vivres" , disait l'un " Plus un pain pour demain, écrivait l'autre ; prenez des mesures pour éviter des suites fâcheuses." La municipalité ne cessait de se plaindre : " Nous fournissons toujours ; nous ne sommes jamais remboursés. Notre embarras est au comble. Si nous cessons le service, quel malheur ne pèserait pas infailliblement sur noire infortunée commune ! Si nous continuons, nous ruinons nos administrés." De temps à autre, l'autorité supérieure i'aisait des promesses ; elle allait jusqu'à traiter les préposés de scélérats, de bandits, et tout s'arrêtait là.
Les besoins n'en étaient pas moins urgents. Le conseil municipal se trouva plusieurs fois dans l'obligation de sortir de la légalité pour se procurer de l'argent. La caisse municipale était vide, et il fallait cependant l'alimenter. Il fut délibéré de prélever la somme nécessaire sur les fonds du percepteur. Telle fut la résolution prise à la séance du 15 nivôse an vi (4 janvier 1798) : « Le conseil, considérant que la fermentation qui règne parmi les militaires et les actes oppressifs et arbitraires que les habitants éprouvent de leur part font présager de nouvelles vexations si la subsistance ne leur est pas fournie ; considérant que la municipalité est sans ressources ; vu la réquisition du commandant de place demandant des vivres; considérant que la loi défend aux administrations municipales de disposer des fonds des impositions et que la nécessité les force d'outrepasser leur pouvoir ; considérant que leur seule ressource consiste à prendre les fonds dans la caisse du percepteur et que remploi semble justifier cette démarche, délibère de se rendre en corps et en écharpe, accompagné d'un détachement de la force armée, chez le citoj'en Auguste Leth, percepteur, pour l'inviter et, au besoin, le contraindre à donner les fonds nécessaires." Deux jours après, cette délibération était exécutée.
Le percepteur reçut la visite des administrateurs municipaux, escortés par cinquante soldats de la garnison. Trois fois on le somma de mettre à la disposition de François Lachaud, préposé aux subsistances, la somme de 8,711 livres. Leth refusa. Refus inutile ! Son bureau fut envahi. La force armée ouvrit la caisse, et les conseillers, en présence du percepteur impuissant, prélevèrent la somme demandée. Ils espéraient rendre cet argent quand les fournisseurs rembourseraient les avances. L'attente devait être longue.
Ce coup de force ne leur permettait d'ailleurs de parer aux difficultés que pendant un certain temps, et la pénurie des vivres se faisait bientôt sentir. Dès lors, que faire ? Le conseil délibérait, le 28 messidor an vi(16 juillet 1798). " de déclarer l'abandon total du service des subsistances dans la ville de Manosque, vu qu'il n'est pas possible de le continuer". Personne ne répondait ; il n'y avait qu'à chercher un moyen pour continuer.
La ville employa des expédients. Depuis plusieurs années, la comptabilité des percepteurs n'avait pas été liquidée. Il leur fut demandé des comptes sur leurs recettes et leurs dépenses pour les ans I, II, III, IV et V. Cette opération produisit quelques revenus à la commune.
Il fut aussi réclamé au receveur de l'enregistrement le dixième du produit net du droit des patentes et la moitié des contraventions et amendes encourues par les contribuables, en vertu de la loi du 6 fructidor an IV. Le conseil aurait voulu, à tout prix, éviter de pressurer les habitants, téjà lourdement chargés. Il ne put y réussir.
Le 18 vendémiaire an VII (9 octobre 1798), un conseiller exposait en ces termes la situation : " Depuis dix mois que nous sommes en état de siège, nous n'avons vu que très rarement des fournisseurs qui ne s'arrêtent pas ou organisent le service militaire pour une décade au plus. L'administration municipale a été obligée de faire des efforts considérables pour y subvenir ; nous avons même employé 10,000 francs des contributions foncières, espérant être remboursés par les entrepreneurs. L'autorité supérieure approuva notre conduite et nous annonça qu'elle allait donner des ordres pour faire rentrer les fonds dans la caisse du percepteur et qu'elle organiserait le service. Rien n'est fait ! Le percepteur est pressé par son supérieur. Il refuse de payer. Jusqu'ici, les Manosquius ont fourni de bonne volonté ; ils ne veulent plus le faire. Il faut cependant nourrir les 200 hommes de la garnison. " II proposa de dresser un état des contribuables et de leur faire verser une quantité de blé en rapport avec le montant de leurs impôts, moyen violent, dit-il, prohibé par la loi, mais nécessité par les circonstances". Le conseil se rangea à son avis et chaque contribuable fut imposé pour une demi-panal de blé par livre cadastrale de cotisations.
Un mois après, le besoin était aussi urgent ; il fallut de nouveau recourir à la caisse du percepteur. Soixante hommes de la garnison accompagnèrent encore le conseil municipal dans cette opération, d'autant plus désagréable qu'elle rendait la situation du percepteur assez critique. Il était aisé au conseil de trouver l'argent par cette violation, mais il était moins facile au percepteur de faire rentrer les fonds des contribuables. Ceux-ci, pressurés de tant de manières, ne payaient plus les impôts.
Le 27 messidor an vi. (16 juillet 1798), le commissaire du Directoire à Digne se plaignait au maire du retard affreux des recouvrements dans la commune: « Nous ordonnons au préposé, disait-il, de saisir les biens des percepteurs et d'user de la contrainte par corps. » Le maire demandait un délai: « Les administrés ont dû faire des avances pour les services militaires, et ils ne sont jamais remboursés. » Le percepteur, de son côté, implorait le secours de la force armée pour activer la rentrée des contributions. Il était menacé des gendarmes. Percepteur et contribuables étaient également tourmentés.
Les conseillers municipaux, à leur tour, étaient poursuivis personnellement pour la somme enlevée dans la caisse du percepteur. Ils obtinrent difficilement un sursis qui put leur donner le temps de poursuivre les fournisseurs. C'était le désarroi le plus complet. Il fallut encore un temps assez long avant que cet état de choses cessât. La fermeté et l'opiniâtreté des représentants de Manosque contribuèrent puissamment, sous le Consulat, à faire revivre dans la ville la paix et la prospérité, qui en semblaient à jamais bannies.

CHAPITRE V.

Le Consulat. — La garnison, de concert avec les Jacobins, se montre défavorable au coup d'Etat du 18 brumaire. — Divers incidents militaires. — Arrestation du commandant ds place Morin.

La République touchait à sa fin. La Révolution avait parcouru tous les genres d'anarchie et, essayé plusieurs constitutions. Elle devait finir par le despotisme militaire. Bonaparte obtint la démission du Directoire ; les Anciens penchèrent en sa faveur, et les Cinq-Cents, qui lui résistèrent un instant, s'éclipsèrent rapidement quand les grenadiers parurent dans la salle des séances. Une constitution fut rapidement votée. Elle substituait aux deux conseils un Corps législatif et un Sénat, et au Directoire trois consuls, dont:le premier, Bonaparte, était investi de l'autorité la plus grande. Le préambule de la constitution de l'an VIII contenait ces mots : « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée : elle est finie. »
La Révolution était bien finie en principe; en pratique, elle fit sentir encore ses effets dans le pays, où le désordre régnait en maître. A Manosque, les événements qui suivirent eurent assez de retentissement pour qu'il soit utile de les raconter. Voilà pourquoi nous avons continué la période révolutionnaire jusqu'à l'Empire.
Les premiers incidents de l'état de siège se renouvelaient. Soldats et commandant se montraient, au plus haut point, discourtois et grossiers envers les habitants. Certains chefs faisaient cause commune avec les Jacobins.
Le commandant Laffont s'avisa même de placer vingt garnisaires chez M. de Raffin, maire, et de les y laisser à discrétion. « Acte, écrivit le conseil, d'un arbitraire révoltant, qui mérite d'être puni. »
Soldats et commandant refusèrent d'assister à la publication de la loi du 19 brumaire an VIII (10 novembre 1799). Bientôt, il est vrai, ils reconnurent l'imprudence de leur abstention et, se ravisant, ils écrivirent une lettre de félicitations aux consuls.
Quand le préfet Texier-Olivier arriva dans le département, de Raffln, maire, d'Audiffret, commandant de la garde nationale, et Issautier, administrateur de l'hospice, furent délégués à Digne pour lui présenter les hommages de la ville de Manosque et lui exposer surtout leurs doléances. Le maire et le commandant de la garde avaient assez de motifs de se plaindre.
Issautier pouvait, lui aussi, exposer l'état précaire de l'hôpital, tellement surchargé de malades que plusieurs devaient être placés chez les habitants. Le préfet leur promit de se rendre bientôt à Manosque, pour y rétablir ! l'ordre et y inspirer la confiance envers le nouveau gouvernement. Il y vint le 14 prairial an VIII (3 juin 1800). Le maire invita le commandant de place Morin à se joindre aux autorités pour lui souhaiter la bienvenue. Le commandant était aussi accommodant que son prédécesseur ; Laffont. Il s'opposa à ce que le maire reconnût le préfet et lui rendît quelque honneur. Les soldats, stimulés par l'exemple de leur chef, se conduisirent d'une manière tout à fait inconvenante. Aussi, dès le lendemain du départ du préfet, le général Ferino, général de division, destitua Morin, considéré comme un ennemi du gouvernement ; il ordonna de le faire arrêter et conduire à Avignon.
Il y eut même, lors de son transfert, une émeute assez sérieuse qui attira une sévère remontrance au maire de Manosque. Les gendarmes de Forcalquier, chargés de cette besogne, firent un procès-verbal de transfert; dans lequel ils accusaient les Manosquins de s'être montrés cruels envers le commandant.
Le maire prétendit avoir employé toutes sortes de ménagements. Le peuple, à son insu, avait poursuivi Morin. On croyait qu'il portait sur lui les sommes provenant des amendes infligées aux particuliers, et chacun demandait son argent. Le commandant, de son côté, les menaçait avec son sabre et les injuriait, en les appelant des chouans.
C'était, de la part des habitants, une vengeance de la dernière heure.
Les commandants devaient être par la suite moins exécrables. L'un d'entre eux, Thomas, semble avoir eu des rapports assez faciles avec la municipalité et les habitants. Il écoutait volontiers les doléances qui lui. étaient présentées. Le maire lui demanda de soulager le service de la garde nationale.Celle-ci était obligée de fournir tous les jours une garde de trente deux hommes. C'était beaucoup demandera des agriculteurs, obligés de vaquer aux travaux des champs. Le commandant diminua de moitié le service de jour. Il s'efforça aussi de discipliner ses soldats, habitués à marauder dans les campagnes. Il consigna même sa troupe dans l'intérieur de la ville pendant toute la durée des vendanges. Quand il quitta Manosque, en brumaire an ix (novembre 1800), il laissa un certificat de bonne conduite à la ville. Il écrivit de Marseille une lettre de sympathie à la « brave municipalité » : " J'ai eu, dit-il, une conférence avec le général Saint-Hilaire pour lui faire connaître la fausseté des différents rapports sur la place de Manosque et comme quoi la tranquilité dépendait de la conduite d'un commandant sage. Bon souvenir pour les braves habitants, pour la digne garde nationale ! Je pars demain pour l'armée"
Thomas était un des meilleurs, et encore la municipalité ne faisait pas son éloge sans restriction. Il faisait sentir qu'il était le maître. Aussi quand, le 3 frimaire, une lettre de M. de Raffln, député des Basses-Alpes à Paris, leur annonça la levée de l'état de siège, ce fut une joie générale. Les musiciens célébraient la Sainte-Cécile ; ils en profitèrent pour prolonger leur concert bien avant dans la nuit. Le 10 frimaire (1er décembre 1800), l'arrêté officiel arriva à Manosque. La municipalité, escortée par cinquante gardes nationaux, en fit le proclamation, et, le soir, à 6 beures, toute la ville fut illuminée et pavoisée. L'état de siège avait duré trois ans.

CHAPITRE VI.

Continuation du brigandage. — Assassinats et arrestations.— La ville de Manosque est accusée de favoriser les bandits. — L'amnistie est accordée pour tous les délits politiques.

Le brigandage, qui désolait nos contrées sous le Directoire, n'avait pu encore être arrêté. Les vols et les assassinats ne se comptaient plus ; les routes n'étaient pas sûres.
Cette situation particulière pourrait être une excuse aux violences et à la tyrannie de la troupe et de ses commandants. Leurs chefs leur recommandaient la sévérité et l'énergie, et ils étaient réprimandés, comme le fut le général Pelletier, quand ils étaient soupçonnés de quelque faiblesse.
Malgré leur vigilance, ils ne parvenaient pas à des résultats sérieux dans la répression. Il est vrai qu'ils eussent dû être partout à la fois.
Le 30 nivôse an VIII (20 janvier 1800), les gendarmes de Manosque conduisaient trois prisonniers à la Bastide des Jourdans. Ils furent attaqués sur le territoire de Pierrevert ; l'un d'eux, fut tué, ainsi qu'un cheval. Le 25 prairial (14 juin 1800), quinze ou seize brigands attaquèrent, à proximité de Manosque, trois charrettes chargées de militaires blessés. Ceux-ci se rendaient aux bains de Digne et devaient faire étape à Manosque. Soldats et conducteurs furent pillés et maltraités.
Un lieutenant et un sergent de la 55 ème demi-brigade furent tués ; un fusilier fut blessé, et un autre porté comme disparu.
Cinquante gardes nationaux et vingt-cinq soldats se mirent aussitôt à la poursuite des brigands ; ils les aperçurent sans pouvoir les atteindre.
Ces brigands avaient toutes les audaces. Quatre d'entre eux s'étaient cachés aux abords de la route, à 10 minutes de la ville. Ils barrèrent le passage à une troupe de quatre hommes et un officier qui revenait de l'expédition et la somma de mettre bas les armes. Comme bien on pense, l'officier fit répondre par des coups de fusil et les bandits s'enfuirent vers la ville, où, sans doute, ils avaient quelque cachette.
Le 7 messidor an VIII (26 juin 1800), sept détenus condamnés s'évadèrent des prisons. Des patrouilles battirent la campagne pour les retrouver ; à peine à une centaine de mètres de la ville, elles reçurent des coups de feu. Un bandit fut fait prisonnier et mis au cachot. Dès le 8, ses collègues conçurent le plan hardi de tenter un coup de main contre les prisons pour le délivrer. La garnison et la garde nationale, prévenues, en empêchèrent l'exécution.
Tous ces événements et d'autres encore excitaient la colère des autorités supérieures contre la ville. Les habitants devaient favoriser les bandits. On allait jusqu'à dire qu'on faisait pour eux des quêtes en argent et en habits.
Le 25 germinal an VIII (15 avril 1800), le maire avait écrit au nouveau préfet : « On vous a donné le change, quand on vous a dit que les brigands qui désolent le département parcourent avec plus de sécurité le canton de Manosque et qu'ils y ont commis plus de crimes qu'ailleurs ; il y a eu trois ou quatre assassinats en deux ans et demi, et encore faut-il les attribuer à tout'autre motif qu'au brigandage ; six vols qui ne sont pas le fait de bandes organisées. » Le préfet répondit qu'il ne se laisserait jamais abuser.
Malheureusement, les faits semblaient infirmer les dires de M. de Raffln. Le général Ferino était furieux ; il écrivait au préfet, le 4 messidor (23 juin 1800) : " Nous avons encore à pleurer la perte de cinq militaires égorgés par les brigands, à peu de distance de Manosque... Citoyen Préfet, cette commune est peuplée de brigands. Malheur à elle ! Si je découvre que ce qu'on m'a dit est vrai, alors je n'aurai plus aucun ménagement. Les autorités sont soupçonnées de jouer un grand rôle dans tout ce qui se passe. Le générai Pelletier, de qui j'ai à me plaindre, a reçu des ordres qui le tireront de son assoupissement." Le préfet faisait passer ces agréables nouvelles à la municipalité et il ajoutait, dans sa lettre du 15 messidor (4 juillet): " L'évasion des détenus, l'assassinat d'Audibert et diverses arrestations prouvent que vous êtes cernés par les brigands. Le gouvernement et le général Ferino ne peuvent croire que ces événements, qui ont lieu soit à Manosque, soit dans les environs, se fussent ainsi répétés, si cette commune ne renfermait pas des complices des brigands et si ses magistrats n'étaient pas au moins coupables de peu de surveillance."
Le maire répondit que, la ville étant en état de siège, la responsabilité des événements incombait à l'autorité militaire.
Le juge de paix de Manosque, Giraudon, faillit payer cher un acte de répression qu'il exerça envers un officier. Celui-ci avait fait fusiller un brigand ou prétendu tel.
Le général Ferino. dans une lettre du 12 thermidor an VIII (31 juillet 1800), lui reprochait vivement cet acte, en lui annonçant son arrestation : « La criminelle procédure que vous ayez employée contre un officier de la 47 ème demi-brigade qui a fait son devoir en faisant fusiller un brigand en fuite et les infâmes expressions dont vous vous servez dans votre scandaleux et dégoûtant mandat d'arrêt contré cet officier, que vous traitez d'assassin et de meurtrier, m'impose le devoir de vous faire arrêter et traduire à Avignon, pour être jugé par le tribunal militaire comme fonctionnaire public protecteur des brigands. »
Le conseil municipal se plaignit au préfet de cette arrestation. M. ds Raffin l'attribua à un zèle mal placé du commandant de la place. « II a fait arrêter, dit-il, ce juge de paix, vieillard respectable, et l'a fait traduire en prison parce qu'il avait fait son devoir .» II est à croire que telle était la vérité. En effet, le juge fut remis en liberté le 23 thermidor (31 août), par ordre de Ferino.
Il fallait trouver cependant un moyen pour mettre fin à cet état de choses lamentable. Et, pour cela, il n'y avait qu'à étudier les causes même du brigandage. Elles se trouvaient dans les événements de la Révolution. Tantôt c'était des citoyens qui, obligés de se cacher pour éviter les poursuites, finissaient par devenir voleurs pour se procurer le nécessaire, ou bien encore c'était les réquisitionnaires qui refusaient de partir pour l'armée et se cachaient dans le bois. A ceux-ci les populations prêtaient assez souvent secours. Ils étaient ce que nous pourrions appeler des bandits victimes de la politique. Il y avail; sans doute dans leurs rangs des hommes sans aveu, tels qu'il s'en trouvera toujours et qui ne sont dignes d'aucune pitié. Hommes politiques poursuivis et réquisitionnaires déserteurs pouvaient sans doute être ramenés dans le droit chemin.
Lors de sa visite au préfet, en germinal (avril 1800), M. de Raffin lui avait indiqué un moyen: " II faut l'amnistie."> Dans une lettre du 19 messidor, il.le lui rappelait : « Tous ces événements nous font regretter que l'amnistie annoncée parle général Ferino ne soit pas encore accordée. »
Quelques jours avant, le 5 messidor (24 juin 1800), il avait écrit au général Ferino : " Les scélérats doivent être exterminés ; mais il.se peut qu'il se trouve parmi eux quelques individus victimes des oscillations du gouvernement révolutionnaire, égarés par l'esprit de parti que l'indulgence peut ratacher au gouvernement du 18 brumaire. Le préfet a demandé l'amnistie. Nous croyons devoir vous présenter les mêmes considérations ."
De fait, le 15 thermidor an VIII (3 août 1800), l'amnistie était accordée pour tous les délits dont les secousses de la Révolution sembleraient être la cause. Tous les réquisitionnaires conscrits et déserteurs qui se rendraient aussitôt à l'armée pourraient profiter de l'amnistie.
Cette mesure était sage et devait déterminer le retour dans leurs familles de beaucoup d'égarés. Plusieurs Manosquins furent parmi ceux-là. D'autres, qui étaient en prison, purent en sortir. Les mandats d'arrêt avaient porté sur ceux qui s'étaient plus ou moins compromis dans les événements qui suivirent la chute de Robespierre. Paul Dherbès, officier de santé, Piole, propriétaire, Auguste Lachaud, Denys Nègre. Antoine Michel, Pierre Audibert, accusés d'avoir participé à des rassemblements armés en pluviôse et floréal an III (février et avril 1795) et sous un mandat d'arrêt de 1799, furent amnistiés.
Plusieurs femmes avaient été arrêtées comme complices des brigands. Elles furent aussi mises en liberté.
Après l'amnistie, la répression se fit plus sévère. Les commissions furent impitoyables. Seuls les bandits incorrigibles semblaient dès lors accomplir leurs méfaits. Des colonnes mobiles parcouraient nos contrées pour les traquer. Le conseil municipal se plaignit toutefois qu'on eût laissé enrôler dans ces colonnes d'éclaireurs des hommes tels que Baret, Ollivier; ou encore qu'on eût réorganisé la gendarmerie en y introduisant à peine quelques amis de l'ordre. " Beaucoup de ceux-ci avaient été écartés et remplacés par des sectateurs du désordre, entre autres Joseph-Honoré Audiffret. La garde naticraale était aussi pleine de vigilance. Le contrôleur de Forcalquier faillit être victime de son zèle. Parti de Manosque le 11 frimaire an ix (2 décembre 1800), il traversait la colline appelée la Mort d'Imbert, pour se rendre à Forcalquier ; des patrouilles de gardes nationaux, dispersées dans le bois, le prirent pour un bandit. Lui-même crut que les gardes nationaux, étaient des brigands. Il courut à toutes jambes pour les éviter. Les coups de feu retentirent. Enfin, à bout de forces, il s'arrêta, fut reconnu par le chef de la troupe, qui ne put que lui faire des excuses." En somme, les brigands organisés en bandes avaient terminé leurs exploits. Les tribunaux militaires ou les balles des soldats avaient eu raison des uns, et l'amnistie avait ramené les autres.

CHAPITRE VII.

Les députés des provinces sont convoqués à Paris par le premier consul. — M. de Raffin, député des Basses-Alpes. — Son action à Paris, d'après sa correspondance. - Les petits cadeaux de M. de Raffin: un baril d'huile.

Le 14 fructidor an VIII (1er septembre 1800), le préfet écrivait à M. de Raffin : « Le ministre de l'intérieur me charge de choisir trois citoyens du département, pour assister à Paris à la fête du ler vendémiaire, parmi ceux qui, depuis 1789, ont donné des preuves de leur attachement à la patrie et qui sont assez à l'aise pour faire le voyage à leurs frais. Ils occuperont une place de choix et seront présentés au consul. J'attends votre acceptation. »
M. de Rafrtn accepta avec d'autant plus de plaisir qu'il pourrait profiter de son séjour à Paris pour s'occuper des
affaires de la commune. Il était délégué avec Aillaud, homme de loi à Digne,et Salvator, maire des Mées. Il arriva à. Paris le ler complémentaire an VIII (18 septembre 1800). Son voyage avait duré huit jours.
Dès lors, il entretint avec le conseil municipal une correspondance qui n'est pas sans intérêt.

« Le lendemain de mon arrivée, écrit-il le 3 complémentaire (20 septembre), je fus au ministère de la police y voir le secrétaire général, que je connais beaucoup ; il ne put rien me dire relativement à notre mission. On cause beaucoup de notre appel ici par le gouvernement. On hasarde des raisonnements qu'il serait inutile de vous rapporter, d'autant plus que dans deux jours nous le saurons exactement et je vous en parlerai. » Le 4 complémentaire (21 septembre), les députés furent reçus en audience par le ministre de l'intérieur. Celui-ci leur expliqua le motif de leur convocation : le premier consul désirait connaître, par des représentants directs, l'état des départements. Lui-même recevait les députés le 5 complémentaire. L'audience revêtit un caractère de grande solennité ; il s'entretint pendant quelques instants avec chacun des députés. Avec M, de Raffin» il parla du chef-lieu du département et du produit des récoltes.
Les 1er et 2 vendémiaire, de grandes fêtes furent données : « Elles étaient superbes et dignes de la plus grande nation du monde; partout nous y avons eu de l'agrément. »
Le conseil était ainsi au courant des menus détails des événements de Paris, et ses réponses excitaient le zèle de M. de Raffln en lui rappelant toutes les tribulations de la ville... «Nous sommes assez tranquilles, notre garde nationale se trouve surchargée.L'état de siège pèse toujours sur la ville. Nous ne pouvons nous faire rembourser les avances par les fournisseurs. N'y aurait-il pas moyen de faire annuler les billets souscrits en 1792 pour les Marseillais et les Aixois ? »
Le 9 vendémiaire an ix (1er septembre 1800), M. de Raffln parla au premier consul de l'état de siège : « Bonaparte parut surpris qu'il existât encore : il promit de ne pas le laisser subsister. » Les divers bureaux compétents prirent connaissance des rapports présentés pour les autres affaires et donnèrent bon espoir. Combien de fois ne fallut-il pas revenir sur ces questions sans aboutir à aucun résultat ?
Le 25 vendémiaire an ix (17 septembre 1800), un incident fâcheux se produisit à propos d'une expédition que Berchon, commandant militaire de l'arrondissement, fit à Sainte-Tulle. Des habitants de cette ville devaient payer une amende de 1,100 francs, parce qu'on avait trouvé chez eux des armes et des munitions.
Les délinquants étaient, paraît-il, insolvables. Les autorités de Manosque furent émues de ce fait parce que le commandant Thomas réquisitionna un détachement de la garde nationale pour l'expédition :" Or, il était très désagréable d'inquiéter ses voisins : voilà une des conséquences de l'état de siège ; quoique avec de bonnes qualités, le commandant Thomas laisse toujours entrevoir cet esprit de domination militaire dont nous avons si souvent ressenti les funestes effets. "
Ce n'était pas facile de faire lever l'état de siège. « Dès mon arrivée, écrit M. de Raffin, le 1er brumaire an ix (23 octobre 1800), je me suis occupé de cette affaire ; je ne puis vous cacher que j'ai trouvé la plus grande prévention sur l'esprit qui règne dans notre malheureuse commune et qu'il m'a fallu parler haut et ferme pour la détruire. J'ai pu déterminer le ministre de la guerre à faire un rapport favorable. Malheureusement, sa démission en a retardé l'effet. »
A ce moment, il était bruit d'un attentat qui était préparé contre le premier consul, pour le 20 vendémiaire (12 octobre). De Raffin et trente députés des départements qui étaient restés à Paris allèrent féliciter le premier consul et firent une visite à son épouse.
Le conseil municipal, apprenant ce projet d'attentat, envoya aussitôt une protestation : « Les partisans du désordre et de l'anarchie ne se croient pas vaincus... Ils conspirent dans le silence... La France crie vengeance... Que Bonaparte vive ! C'est en particulier le vœu bien prononce des habitants de Manosque. » Le conseil avait un vœu qui lui était plus cher encore : il désirait obtenir quelque établissement public pour le pays. En envoyant cette adresse, il recommandait à son député de demander une justice de paix, comme plus tard il faisait des démarches pour posséder le tribunal. Il faillit n'avoir ni l'une, ni l'autre. Manosque, lors de la distribution, n'eut pas la justice de paix. Il fallut des insistances opiniâtres et des plaintes pour la lui faire accorder, le 12 pluviôse an x (1er février 1802). Enfin, le 22 brumaire an ix (13 novembre 1800), M. de Raffin annonçait la levée de l'état de siège : « J'ai vu et lu l'arrêté chez le ministre de la guerre ; cet arrêté est daté d'hier, 21... Vous voilà donc réintégrés dans vos droits ; vous voilà sortis de l'état d'oppression dans lequel vous avez vécu pendant trois ans, ainsi que nos pauvres malheureux, habitants qui ont tant souffert, obligés de supporter des vexations de tout genre. »
Quand cette lettre arriva à Manosque, le 3 frimaire (24 novembre), la joie fut grande dans le pays.
Le conseil municipal voulut reconnaître tous les services que leur avait rendus et leur rendait M. de Raffin. Celui-ci avait déjà manifesté son intention de rentrer chez lui. Le conseil ne fut pas de cet avis ; il lui écrivit, le 13 brumaire (4 novembre): « Votre présence à Paris est nécessaire ; vous avez vu par vous-même les calomnies que les ennemis de notre citerne cessent de verser sur ses habitants et la facilité qu'ils ont trouvée d'en prévenir les ministres. Vos concitoyens nous chargent de vous prier de prolonger votre séjour, pour obtenir du gouvernement tous les actes de justice que notre ville est dans le cas de réclamer. ».
Quelques jours après, il lui envoya une lettre de félicitations, avec la délibération qui lui accordait une indemnité pour frais de séjour. M. de Raffin fut très touché de cette attention; il répondit aussitôt: II m'a toujours été bien agréable de rendre service à mes concitoyens et j'en ai reçu (c'est un souvenir bien agréable pour moi) des marques effectives de leur gratitude ; je vous remercie de vouloir bien m'accorder une indemnité pour mon séjour. Quoique mes affaires ne soient pas bien grandes, elles peuvent me retenir ici, et il est dans l'ordre que dans l'intervalle je m'occupe de celles de la commune dont j'ai l'honneur d'être fonctionnaire. Veuillez donc ne pas insister sur ce point ; vous m'affligeriez, et je ne puis recevoir aucune rétribution. Comptez tout de même sur mon dévouement. »
Ici se place une demande de M. de Rarrin. Elle est assez curieuse pour être rapportée. Il s'agit d'un petit cadeau à faire à ces messieurs du ministère. La lettre est du 5 nivôse an ix (26 décembre 1800) : « Je dois vous prévenir qu'à la suite de la première conversation avec le ministre, en parlant de Manosque et de son territoire, il fut aussi question de ses oliviers et qu'un tiers présent observa qu'on y faisait de la bonne huile, fort goûtée, à Paris ; je ne pus nier la chose. Je crois donc devoir vous en faire part; je pense qu'il serait convenable, dans les circonstances, de conserver cette réputation; ainsi, quoique ce ne soit, pas absolument dans ma manière de voir, je sens qu'il est des occasions où une commune doit faire quelques sacrifices. Si vous jugez à propos de m'envoyer un baril d'huile d'une cinquantaine de livres, je le ferai parvenir à sa destination et je ne crois pas que ce présent puisse nuire à votre cause. Vous pourrez le joindre à ceux que j'ai demandés à Nannette pour mes amis. »
Le baril d'huile fut expédié le 39 nivôse.
Le 21 germinal (11 avril 1801), de Raffln annonçait son retour; il désirait être rentré à Manosque pour les fêtes de saint Pancrace. Le 9 mai, il était à Lyon ; il s'arrêta, en passant, à Avignon ; il avait obtenu pour cette ville une succursale d'invalides. Il dut arriver à Manosque à la date indiquée, pendant les fêtes votives de saint Pancrace, que Manosque célébrait avec beaucoup de solennité.

CHAPITRE VIII.

Rétablissement du culte. — Concordat

La Révolution, dans ces différentes phases, s'était acharnée avec une fureur égale contre le trône et contre l'autel. Elle avait pu renverser le trône, qui,. d'ailleurs, .allait renaître, plus tyrannique, sous une autre forme. .L'autel était toujours debout. En vain, les prêtres avaient été persécutés, cachés dans des maisons particulières, ou réfugiés dans les bois, ils avaient sans cesse répondu à l'appel des populations. La religion était toujours vivante, parce que, ancrée dans le cœur du peuple, elle se trouvait au-dessus des contingences politiques et des divisions, des partis.
Le peuple déserta le clan révolutionnaire quand celui-ci, au lieu de rester sur le terrain des réformes sociales ou politiques, voulut fermer les églises et détruire la religion. Le premier consul comprit qu'il était impossible .à un gouvernement de méconnaître ces aspirations religieuses .populaires et d'ignorer l'Eglise au milieu d'une nation essentiellement catholique.
Il prit à tâche de redonner à l'Eglise de France une constitution légale qui permettrait au culte de s'exercer publiquement et librement. Dès avant le concordat, les prêtres, réfractaires et assermentés, exerçaient leur ministère publiquement.
On exigeait d'eux une simple promesse de fidélité à la constitution de la République. Cette promesse était nécessaire pour rester ou rentrer en France. Le préfet rappelait cette loi au maire de Manosque, le 22 brumaire an ix (13 novembre 1800). Celui-ci invitait, le 5 frimaire (26 novembre), Fouque, Dray, Arbaud et Bec à s'y conformer.
Ces prêtres hésitèrent. Bec répondit qu'il allait partir. Arbaud, plein de reconnaissance pour un gouvernement qui lui a permis de rentrer dans ses foyers, demandait un temps de réflexion avant de faire, la promesse intégrale de fidélité. Dray voulait aussi réfléchir. Fouque avait consulté ses. supérieurs ; il répondit qu'il attendait la réponse et ferait ensuite selon sa conscience.;Le 13 fructidor an ix (31 août 1801); Fouque et Arbaud étaient portés comme insoumis :
"Sortis de France dès les premières années de la Révolution, ils sont rentrés il y a environ quatre ans ; depuis, ils ont résidé à Manosque ; ils ne se montrent pas depuis quelque temps.
II existe d'autres prêtres qui ne sont jamais sortis du territoirer français; deux ont fait la promesse et desservent les paroisses ; les autres sont sans ministère."
Parmi ces deux prêtres se trouvait Bonnety, ancien curé. Le 5 thermidor an ix (24 juin 1801), le maire lui avait écrit pour le prier de reprendre son ministère: ""Notre paroisse, lui disait-il; souffre depuis trop longtemps de votre absence ; ce n'est que forcé que vous vous en étiez .éloigné; c'est maintenant le moment de retourner... Le bien que vous opériez avant votre départ m'est un garant de celui que vos paroissiens attendent de vous."
Bonnety occupa son poste jusqu'au mois de février 1803. Le nouvel évêque de Digne crut devoir lui donner, dans la réorganisation des paroisses, un autre poste.
Le 26 messidor an ix (16 juillet 1801), le concordat était signé entre le premier consul et Pie VII ; il était adopté par le Corps législatif comme loi d'Etat le 8 avril 1802, proclamé à Paris le 17 avril et dans les départements le 1er mai.
Ce fut une grande joie dans toute la France ; partout, de grandes fêtes furent données pour célébrer cet événement.
Le 19 floréal an x (9 mal 1802), un Te Deum solennel fut chanté à l'église Saint-Sauveur, en présence de la municipalité, de la garnison et d'une foule de citoyens. Le 4 octobre, une procession eut lieu dans la ville; ce fut la première manifestation publique du culte. " Dès ce jour, écrivit le maire au sous-préfet, le culte religieux s'exerce publiquement. "
Les anciens usages étaient repris. Le 21 novembre, le maire invitait le curé à. aller en pèlerinage à Notre-Dame de Toutes-Aures, pour l'accomplissement du vœu fait en 1631 lors de la peste.
Le nouvel évêque de Digne, Mgr Dessolles, installé à Digne le 1i9 septembre 1802, s'occupait de réorganiser son diocèse.
Fouque et Beraud, anciens vicaires de Notre-Dame, continuèrent le service de cette paroisse. Joseph Pourcin fut attaché à l'église Saint-Sauveur. Bonnety, curé, fut remplacé par M. Pascalis.
L'évêque de Digne annonçait au maire cette nomination, le 16 février 1803: « Avant de nommer un curé, dit-il, je voulais chercher en un pasteur toutes les qualités nécessaires ; je crois y avoir réussi. Je sens vivement le sacrifice que doit faire celui qui lui cède la place. Jamais je ne l'oublierai, et, s'il m'est possible de le reconnaître, je n'y manquerai pas. » Le maire tenait à son ancien curé. " J'ai vu avec plaisir dans votre lettre, répondit-il à| Monseigneur, l'intérêt que vous portez à son prédécesseur
et que vous accueillerez favorablement les demandes que pourra vous faire ce malheureux vieillard, qui se trouve dans la peine. " M. Bonnety fut nommé curé de Saint- Etienne.
Tout fut réparé dans l'intérieur de l'église. Menuisiers et maçons se mirent à l'œuvre.
La grande cloche, la seule qui fut restée, était fêlée : « Elle ne donne plus qu'un son rauque », disait le maire à son conseil, le 3 juillet 1803.Il fut décidé de la faire refondre.
Le 26 pluviôse an xii (16 février 1804), eut lieu en grande pompe la cérémonie de son baptême. Voici l'inscription qui fut gravée sur l'airain :
Deum oro, populos convoco, tempestates repello, mortuosque ploro. (Je prie Dieu, je convoque les penples, je disssipe les tempêtes et je pleure les morts.
L'an XII (1804) de la République.
MM. J. Chrysostome Derbès, maire ; Joseph Latil et Louis Piolle, adjoints ; Jean-François Giraudon, commissaire.
Je m'appelle Marie Madeleine. Parrain : J.-Chrysostome Derbès, maire. Marraine : Madeleine Latil, née Filhol.
H. Galopin fecit, 1804. (Fondue par H. Galopin.)
Et bientôt, là-haut, fortement balancée par les robustes mains des vaillants Manosquins, elle fit entendre ses joyeuses envolées. Elle portait au loin comme le chant de l'espérance et le signe d'une résurrection, Elle chantait l'hymne de la paix.qui terminait entre les citoyens une ère de désordre et de division. Sa voix s'était éteinte au jour où, là bas, dans la rue, ne retentissaient plus que des cris de haine et de discorde, quand les passions grondaient. Elle revenait maintenant, quand, enfin, après des années de souffrance, le peuple eut compris que la vraie union sociale ne peut se trouver qu'aux pieds des autels.

CONCLUSION

Nous avons assez hâtivement parcouru cette période historique, la plus critique que ce pays ait connue. Nous livrons cette étude au public, parce qu'elle renferme des exemples de courage et d'énergie qui peuvent être une leçon pour l'avenir. Nous avons vu les terribles incidents qui désolèrent notre ville : le massacre des prêtres ; l'incursion des Aixois et Marseillais, qui en fut la suite ; l'attentat contre Robespierre et Ricord, qui ouvrit le régime de la terreur ; les émeutes qui accompagnèrent la fermeture des églises ; la mise en état de siège de la ville, pendant trois ans, pour arrêter les horreurs du brigandage, etc.
Il serait exagéré de dire que les Manosquins ne commirent, en ces diverses circonstances, aucun excès. Ils ne surent pas toujours éviter les vengeances.
Hommes de tous les partis, ils profitèrent de leurs heures de triomphe pour opprimer des adversaires.
Des circonstances particulières atténuent certainement les responsabilités. Si l'on veut trouver des coupables, il faudra les chercher parmi ces Jacobins qui ne reculèrent devant aucune injustice et commencèrent par le crime. La population en masse se montra digne, flère dans son indépendance, bravant tous les maux plutôt que d'abdiquer ses droits. Ses représentants, quand ils furent librement élus, furent de sages administrateurs, opiniâtres dans leurs revendications et dévoués jusqu'à l'héroïsme dans leur gestion.
.Les Manosquins désiraient des réformes dans l'ordre et la justice ; ils résistèrent à la tyrannie jacobine, firent face à tous les dangers, secoururent l'infortune, protégèrent les persécutés et acceptèrent les plus lourds sacrifices avec un. cour âge digne d'admiration. Omnia in manu Dei sunt (1). Que Dieu protège Manosque, qu'il conserve dans le cœur de ses habitants cette foi ardente, cette énergie indomptable, qui furent ses gloires dans le passé.

(1) Inscription des armoiries de Manosque.

Fin de l'ouvrage

Texte numérisé par Jean-Paul Audibert

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