Tiré des ANNALES des BASSES ALPES.

1892

 

Etymologie du mot « Forcalquier »

 

La ville de Forcalquier fut, selon toute probabilité, fon­dée au VII ème ou au VIII ème siècle de l'ère chrétienne. A cette époque, l'une des plus malheureuses de notre histoire, les populations disséminées dans les plaines, dans les vallées, durent se réfugier sur les lieux élevés, sur les collines es­carpées pour échapper à la mort et résister aux attaques réitérées des Lombards et des Saxons, qui, fixés au nord de l'Italie, venaient tour à tour piller les villes, les villages et les couvents, dévaster les champs et massacrer les habi­tants.

L'emplacement choisi répondait admirablement aux préoccupations du moment, au but qu'il fallait atteindre. C'est une colline presque isolée, à pentes rapides et de forme absolument conique. A son sommet, existe un banc de ro­cher horizontal qui semble avoir été déposé sur ce point élevé, par une force surnaturelle ou par la main de quel­qu'un des dieux de la fable. Ce rocher a un diamètre de 30 à 35 mètres et une épaisseur de 4 à 5 mètres ; ses côtés irréguliers sont tous coupés verticalement. Pour faire de ce rocher un fort presque imprenable, avant l'invention des armes à feu, il suffit d'élever autour de sa partie supérieure un léger mur d'abri, un simple parapet. On l'appela Forcalquier, c'est-à-dire Fort calcaire. Les premières maisons de la nouvelle ville furent construites autour de ce fort naturel ; le château et l'ancienne église de Saint-Mary y étaient adossés.

La colline est, au point de vue géologique, formée de la base au sommet par du limon durci ou safre, sans stra­tification apparente; elle appartient, tout comme le bassin de Forcalquier, à la molasse marine de la formation ter­tiaire. A l'origine, le sol de cette colline ne nourrissait probablement que de chétifs arbustes. Aujourd'hui, on y voit, il est vrai, de nombreux jardins ; mais il a fallu bien des années pour atteindre ce résultat et mêler le safre à une bien grande quantité d'engrais, de débris organiques, pour obtenir une terre végétale d'assez bonne qualité.

Sanson, Achard, Papon, Garcin, Malte-Brun et quelques autres auteurs moins connus ont pensé que la ville de Forcalquier avait une ancienne origine et qu'elle existait déjà à l'époque de la domination romaine, sous le nom de Forum Neronis. Dans cette hypothèse, elle aurait été fon­dée par Claude Tibère Néron, qui fut envoyé par Jules César dans la Narbonnaise pour y fonder des colonies. On appelait autrefois forum des marchés, des entrepôts de provisions établis dans le voisinage des voies romaines ; presque tous devinrent dans la suite des centres de popu­lation. Une de ces voies empruntait, en effet, la vallée de l'Auzon et passait à la base de la colline de Forcalquier. Toutefois, d'après Ptolémée, la ville de Forum Neronis appartenait à la tribu des Memini, dont la capitale était Carpentras ; c'est donc à la base du Mont Ventoux qu'il faut chercher les ruines de Forum Neronis, bien que certains auteurs indiquent son emplacement dans le départe­ment du Var ou même aux environs de Marseille. D'un autre côté, il est hors de doute que la ville de Forcalquier date du moyen âge, car il n'existe, ni dans son enceinte, ni dans son territoire, aucun monument, aucune construc­tion antérieure à cette époque; de même, on n'y a jamais trouvé de pièces de monnaie appartenant à la période romaine.

A. Longnon, le savant auteur d'un ouvrage intitulé la Gaule au VI ème siècle, ne fait pas mention de Forcalquier parce que cette ville n'existait pas sous les Mérovingiens.

Un érudit, Jules-Raymond de Soliers, a prétendu que la tribu gauloise appelée Elycocii occupait la région com­prise entre la montagne de Lure et celle du Luberon et que leur capitale s'appelait Forum Elycocorum. Ces deux noms réunis auraient fait par élision et par contrac­tion Forcalquerium, ce qui est peu vraisemblable, car aucun auteur ancien ne dit que les Elycocii ont habité la contrée indiquée par R. de Soliers, et, d'ailleurs, la se­conde partie du mot Forcalquier ou Forcalquerii n'offre aucune analogie avec celui de Elycocii. Honoré Bouche pense cependant que cette explication a quelque apparence de vérité, mais il dit aussi qu'il ne peut indiquer l'étymologie du mot Forcalquier (1).

Ceux qui croient que le nom de Forcalquier a été formé de Fontis calquera ou Fons calquera se trompent éga­lement, car le mot fontis ou fons n'a été probablement employé, comme préfixe de calquera, que sur une charte de l'évêché de Montpellier (1027), dont on a contesté l'authenticité. Il existe, à proximité de Forcalquier, deux sources assez importantes (2) ; toutefois leurs eaux ne peu­vent alimenter les fontaines de la ville, qui sont à une alti­tude beaucoup plus élevée.

Quant au nom de Forum calcarium, on ne le trouve nulle part, pas même dans le Cartulaire de Saint-Victor (sauf à la table), et, selon toute probabilité, il n'a jamais existé que dans l'imagination de quelques auteurs, notam­ment Papon et Girault de Saint-Farjeau, qui en font men­tion dans leurs ouvrages.

L'abbé Expilly (3), qui vivait au siècle dernier, et, après lui, presque tous les écrivains ou historiens modernes, tels que G. Arnaud, D. Arbaud, Féraud, Alexis, etc., pensent que le nom primitif de Forcalquier est Furnus calcarius ou Furno calquario et ajoutent que cette ville a été bâtie sur l'emplacement de quelques fours à chaux.

(1) Histoire de France, par H. Bouche, 1. IV, ch. II, § IV, 1er volume , p. 287.

(2) La Grand-Fontaine, près de Saint-Promasse, et la Fontaine de la Louve tte, près de la gare.

(3) Grand Dictionnaire des Gaules, par l'abbé Expilly.

« Quand Aulaunium florissait, dit D. Arbaud, Forcalquier n'existait pas ou n'était que la réunion de quelques huttes de chaufourniers (1). » Oui sans doute, Forcalquier n'existait pas sous la domination romaine, mais alors pourquoi parler de chaufourniers, de fabricants de chaux ? De quelle utilité pouvait donc être la chaux dans un endroit désert, inhabité, où on ne devait élever des maisons que plusieurs siècles après la chute de l'empire romain ? D'un autre côté, est-il vrai que la colline de Forcalquier, entièrement com­posée de molasse marine ou limon durci, ne renferme pas dans son sein de pierres calcaires et devait être primitivement à peu près dénudée? Les deux matières néces­saires à la fabrication de la chaux, la pierre calcaire et le bois, manquaient donc à peu près complètement sur la col­line. On trouve, il est vrai, à quelques centaines de mètres de la ville, au quartier de la Toumié, des bancs de pierre calcaire d'une certaine étendue, mais c'est un calcaire feuilleté et sans consistance, qui ne peut donner qu'un pro­duit de mauvaise qualité. Pour obtenir de la bonne chaux, il faut, dit le docteur Darluc, que la pierre calcaire soit dure, compacte et sonore (2) ; le marbre possède toutes ces qualités au plus haut degré. Les Romains, qui ont laissé un peu partout des travaux de maçonnerie indestructibles, ne calcinaient, pour la préparation de la chaux, que de la pierre calcaire de bonne qualité et quelquefois même du marbre.

D'anciennes délibérations du conseil municipal de For­calquier font mention de fours à chaux, mais il est hors de doute que ces fours étaient établis à trois ou quatre kilo­mètres de distance, dans la montagne appelée la Colle, où la ville possédait de fort belles forêts, et notamment la forêt comtale.

(1)  La Voie romaine entre Sisteron et Apt, par D. Arbaud, p. 24.

(2)  Histoire naturelle de Provence, par le docteur Darluc, t. II, p. 69.

Pendant la période des invasions, qui eut une durée plusieurs siècles, les populations provençales, mal proté­gées, mal gouvernées, paraissaient ne se préoccuper que du soin de leur défense; elles vivaient dans une ignorance complète, et leur misère était extrême. Dans ces conditions et par suite aussi de la présence sur le sol provençal de Bourguignons, de Visigoths et de Francs, la langue latine des Romains s'altéra peu à peu; elle subit même de si pro­fondes modifications qu'elle prit le nom de langue romane et, plus tard, celui de langue provençale. Le peuple ne connaissait, ne parlait que la langue romane à l'époque où fut fondée la ville de Forcalquier. Celle-ci reçut certai­nement un nom tiré de cette langue vulgaire ; on l'appela Forcalquier. Dans ce nom, il est facile de trouver la racine des mots latins fortis et calcarii, qui indiquent sa signi­fication ou étymologie et que l'on doit traduire par fort calcaire.

Du latin fortis, on a formé les mots : fort, que l'on em­ploie en français et en provençal, forte en italien, et fuerte en espagnol et en portugais.

M. L. de Berluc-Perussis a dit, avec beaucoup de raison, qu'en Provence presque tous les noms de localité ont été empruntés à la langue romane ou provençale. Celui de Forcalquier ne fait donc pas exception à cette règle générale ; on peut même affirmer qu'il est des mieux choi­sis, puisqu'il rappelle, avec sa double étymologie, l'exis­tence du banc de rocher calcaire qui couronne encore la colline et le fort qui autrefois joua un rôle si considérable dans la défense de la ville.

A ceux qui voudraient nous objecter que le mot Forcal­quier appartient par sa désinence et par son orthographe à la langue française, nous répondrons hardiment que celle-ci n'a fait qu'adopter, sans aucune modification, un mot qui figure dans les plus anciens documents écrits en langue provençale.

Citons :

1° La charte bien connue de l'année 1253, relative aux péages du comté de Forcalquier. L'original est en latin ; mais, en 1293, un notaire de Manosque, Audebert Gauzis, l'a traduite en provençal et a écrit Forcalquier ; ce mot y figure quatorze fois (1).

2° Une requête de l'année 1352, adressée à la reine Jeanne, disant : Lous Nobles et Gentilshommes del pays de Prouvensa et Forcalquier ayan agut per lou tens passât... ( 2).

3° Une délibération des Etats de Provence du 2 mai 1397, sur laquelle on lit: Que los Prélat, Baron, Gentil­homme, las Communitas dels dicts Comtats de Prohensa et de Forcalquier, deion personalement per els sio per lurs Procuradors compareisser lo XV jour d'Ahost... (3).

4° Une supplique ou délibération des Etats tenus à Aix en 1419, avec cette mention : Supplicon humiliment à las dichas Majestas que con sia causa que en lo dich Pais de Prouensa et de Forcalquier ains diversos luecs deshabitas... (4).

5° Une autre délibération de l'année 1472, portant que :

(1)  Revue de Marseille et de Provence, année 1873. Publiée par les soins de M. Victor Lieutaud, avec texte latin et texte provençal, d'après les Archives municipales de Manosque. - Tirage à part. - Voir aussi Archives des Bouches-du-Rhône, série B,8, f. 161.

(2)  Archives des Bouches-du-Rhône, B. 49, Potentia. f° 291et 234. Reproduit dans : Statuta Provinciœ et Forcalquerii comitatum ou Statuts des Comités de Provence et de Forcalquier, avec commentaire», par L. Masse, Aix, 1598, p. 58.

(3)  Potentia, B, 49, f° 72, et Dissertation s ur les Etats de Provence, par l'abbé de Coriolis. Preuves, p. 34.

(4)  Potentia, B, 49, f° 297, et Dissertation sur les Etats de Provence, par l'abbé de Coriolis. Preuves, p. 96.

L'orthographe de beaucoup do mots provençaux, bien qu'irrégulière, est cependant celle des ouvrages cités, de L. Masse et de l'abbé de Coriolis. Nous croyons que c 'est également celle des titres originaux, ce qui prouve bien que cette orthographe de la langue provençale n'a jamais été soumise à des règles fixes.

totas et quantas vagadas se esdevendra en tous dichs contas de Prouensa et de Forcalquier... (1).

6° L'ordonnance de Louis II, comte de Provence, rendue en 1437 (affouagement), sur laquelle on lit : Lo pays de Prouensa et de Forcalquier. . . (2).

7° Un acte de prestation de serment de l'année 1479, qui figure dans l' Histoire de la Viguerie de Forcalquier, par G. Arnaud (los dichs homes de Forcalquier) (3).

Il serait facile de multiplier ces exemples, puisés, on le voit, à différentes sources. Le Registre Potentia, seul, renferme au moins cinquante documents écrits en langue provençale dans lesquels figure le mot Forcalquier.

En latin, on écrivait : Forcalquerii ou Forcalquerio ; ces noms ne diffèrent de celui de Forcalquier que par leur terminaison.

Quant au nom, au trop fameux nom de Furno calcario, avec ses variantes, on ne le trouve que dans trois chartes du Cartulaire de Saint-Victor. On le chercherait vainement dans les immenses dépôts des Archives des Bouches-du-Rhône (4). Il ne figure pas non plus dans l' Obituaire de Saint-Mary, que nous devons aux savantes investigations de M. J. Roman; ni dans l'Histoire de la Viguerie de Forcalquier, où l'auteur, G. Arnaud, a inséré un grand nombre de documents latins ; ni dans l'Histoire de Manosque pendant le Moyen Age, par D. Arbaud; ni dans l'Histoire de Sisteron, par Laplane, écrite d'après le Livre vert de l'ancien évêché de cette ville et

(1)  Potentia, B, 49, f° 344, et Statuts des Comités de Provence et de Forcalquier. avec commentaires, par L. Masse, p. 39.

(2)  Archives des Bouches-du-Rhône. série B, 199. - Inventaire, par L. Blan-card, p. 65.

(3) Histoire de la Viguerie de Forcalquier, par C. Arnaud, 1er vol., p. 265.

(4) Depuis environ douze ans, nous faisons fréquemment des recherches dans les Archives des Bouches-du-Rhône et nous pouvons affirmer que nous n'avons jamais vu aucun document latin le nom de Furno calcario.

les Archives municipales ; ni encore dans l'Histoire, si estimée, du Cominalat de Digne, par Guichard.

Seul, le Cartulaire de Saint-Victor fait exception. Ici, les noms les mieux connus prennent les formes les plus bizarres, les plus étranges, sans qu'on puisse assigner d'autres causes à ces changements que « l'ignorance ou le caprice des notaires », qui étaient très nombreux sous l'an­cien régime et particulièrement pendant le Moyen Age. Ceux qui habitaient les villages, les toutes petites loca­lités, ne connaissaient que très imparfaitement la langue latine, qui fut pendant longtemps la langue officielle ; d'ailleurs, ils n'instrumentaient que rarement et s'occu­paient plutôt d'agriculture que de jurisprudence. Beaucoup de ces notaires ou tabellions rédigèrent, en faveur du célè­bre monastère de Saint-Victor, des actes de donation de propriétés par des personnes pieuses de la campagne. Il n 'est donc pas étonnant que, sous leur plume brutale, les noms de localité aient été dénaturés, modifiés, trans­formés.

Voici comment ils orthographiaient en latin le mot Forcalquier:

Forchal cherio, an 1025 (n° 456); Forcalcario, an 1030 (n° 678) ; Fumocalcario, 1030 (n° 678) ; Furno calcario, 1035 et 1037 (n° 665 et 380) ; Forcacherio, 1032 (n° 666) ; Forcalquerium, 1050 (n° 672) ; Furno cacherio, 1070 (n° 383) ; Forcalcher, 1044 (n° 659) ; Furcalclierii, 1080 (n° 665) ; Forcachariensis, 1190 (n° 973) ; Fornicalcarium, 1080 (n° 664) ; Forcalcherium, 1065-1079 (n° 663) (1).

Quelquefois le même nom dans le même document est écrit de plusieurs manières ; on peut constater ces irrégu­larités sur les chartes portant les n° 665 et 678.

(1) Cartulaire de l'abbaye de Saint- Victor de Marseille, publié par M. Guérard, 2 vol. Paris, typographie Lahure, 1857. Ce recueil, précieux à consulter pour l'histoire du Midi de la France, contient 1,133 chartes ou documents.

Toutes ces fantaisies orthographiques ont eu pour résultat de faire naître le doute, la confusion dans l'esprit de ceux qui ont cherché à connaître l'étymologie du nom donné à l'an­cienne capitale de la Haute-Provence.

Quant au mot provençal Fourcouquié, on ne le trouve sur aucun document ancien et il n'est usité que depuis plu­sieurs siècles, peut-être depuis l'époque où celui de Forcalquier a été adopté par la langue française. Ce fait a égale­ment une grande importance pour notre démonstration.

Il est donc bien prouvé par une foule de documents que le mot Forcalquier, dont nous avons indiqué la significa­tion aussi simple que logique, est d'origine provençale et que tous ceux qui autrefois connaissaient suffisamment la langue latine: les chanoines du chapitre de Forcalquier, auteurs de l' Obituaire de Saint-Mary; les magistrats, les avocats et les secrétaires de la Cour des Comptes d'Aix ; les Chevaliers de Malte, dont on possède les archives; les notaires de Forcalquier et de Manosque, à qui G. Arnaud a emprunté de nombreux documents, écrivaient toujours en latin : Forcalquerii ou Forcalquerio.

Et que dire encore du mot Furnocalcario, sinon qu'il n'a pas assisté à la naissance de la ville de Forcalquier et que son origine, nous croyons l'avoir prouvé, est des plus obscures et des moins légitimes ? Il n'a donc aucun droit aux honneurs que les historiens lui rendent depuis un siè­cle et doit, par ce motif, descendre de son piédestal pour faire place à celui de Forcalquier, que la langue française a reçu de la langue provençale pour nous le transmettre fidèlement, c'est-à-dire tel qu'on l'écrivait pendant le Moyen Age.

Sur le banc de rocher calcaire que l'on appelle encore la citadelle et qui a donné son nom à Forcalquier, s'élève maintenant une élégante chapelle de forme octogonale, avec dôme central ; elle a été consacrée en 1875 et dédiée à Notre-Dame de Provence.

L. PELLOUX.

Fin de l'ouvrage

Numérisé par Jean-Paul Audibert

sommaire