NOTRE-DAME DE SALAGON
(BASSES-ALPES).
NOTICE ARCHÉOLOGIQUE
PAR MM. L.-H. LABANDE,Membre non résidant du Comité,
ET
ARNAUD D'AGNEL,
Correspondant du Ministère.
1912
La route nationale conduisant de Forcalquier à Montpellier,
après avoir traversé une partie du village de Mane, passe, cent
mètres plus loin, près de vastes bâtiments de ferme, connus dans
le pays sous le nom de Prieuré. Dans cet enchevêtrement de constructions,
les unes anciennes, les autres modernes, se trouvent
en effet les restes du prieuré de Notre-Dame de Salagon.
Cet établissement religieux faisait autrefois partie du diocèse de
Sisteron. Le premier document qu'on ait signalé à son sujet est précisément
fourni par le jésuite Jean Colombi, auteur d'un ouvrage
sur les évêques de ce pays: c'est une concession de la dlme de Notre-Dame de Salagon, faite par l'évêque Frodon, le 15 janvier 1015,
aux chanoines établis par lui en la ville voisine de Forcalquier Dans le cours du XI° siècle, Salagon passa à l'abbaye bénédictine de
Saint-André qui s'était reconstituée récemment en face d'Avignon,
et de l'autre côté du Rhône, sur le mont Andaon. Mais les chanoines
de Saint-Mary de Forcalquier mirent obstacle à leur possession,
et les difficultés ne furent levées que sous l'épiscopat de Gérard
Chevrier (1060-1080). Ce prélat avait été élu à l'évêché de
Sisteron, vacant depuis de longues années, par un concile réuni à
Avignon sous la présidence du légat de Nicolas II, Hugues, abbé de
Cluny; il avait peut-être, à cette occasion, noué des relations
d'amitié avec les religieux de Saint-André, qui d'ailleurs possédaient
déjà de beaux bénéfices dans son diocèse. Toujours est-il
que, une fois établi sur le siège de Forcalquier, où il avait été
reçu avec honneur, tandis que les gens de Sisteron l'avaient repoussé,
il s'entendit avec les Bénédictins pour les largesses qu'il
méditait de faire aux chanoines de Saint-Mary. Il échangea avec
eux différentes églises de sa mense contre les églises de Notre-Dame et du Saint-Sépulcre, de Forcalquier, qu'il voulait rétrocéder
aux chanoines. Parmi les églises qu'il leur abandonna était
celle de Mane, dont il retint quelques revenus pour Saint-Mary; il
fit également en sorte que les chanoines reconnussent les droits de
Saint-André sur Notre-Dame de Salagon.
Désormais Salagon appartint sans contestation aux Bénédictins;
ils y établirent comme prieur un des religieux de leur abbaye.
On connaît le nom d'un des premiers qui y aient été installés
un certain Guillaume, qui assista, en qualité de témoin, à la
restitution de la moitié du château de Lurs faite en 1110
par Adélaide, comtesse de Forcalquier, à l'évêque de Sisteron,
Gérard II.
Quelques années plus tard, cette église fut comprise dans la
longue énumération des biens confirmés à Saint-André par le pape Gélase II (21 décembre 1118) . Elle l'est avec un certain nombre
d'autres situées sur le territoire de Mane (1), dans les environs
immédiats de ce pays (2), ou plus loin dans le même diocèse.
(1) Faut-il comprendre 1° les églises de Salagon, savoir Notre-Dame, Saint-Laurent et Saint-Étienne; 2° dans le château ou village fortifié de Mane, l'église Saint- André ou bien 1° l'église de Salagon; 2 °celles de Notre-Dame, Saint-Laurent et Saint-Étienne dans le château de Mane; 3° celle de Saint-André? Nous admettrions plutôt le premier sens à Salagon même se serait trouvée une agglomération de trois églises. C'est d'autant plus probable que la paroisse actuelle de Mane porte le titre de Saint-André. M. l'abbé Méritan n'a pas tranché la difficulté. Voir ce qu'il dit, p. 999 et son Mane était un centre de possessions de Saint- André. On y comptait, outre l'église de Saint-André, les prieurés de Châteauneuf, de Saint-Jean de Fodilz, de Notre-Dame de Salagon, de Saint-Laurent. Tous ces prieurés, etc.»
(2) Les églises de Saint-Michel (arr. et cant. de Forcalquier); de Sainte-Tulle (arr. de Forcalquier, cant. de Manosque), de Saint-Michel, Saint-Jean et Saint- Pierre à Pierrevert (même canton), d'Auges (cant. de Forcalquier)
Salagon et Mane semblaient être alors un centre d'agglomération
de prieurés bénédictins; ils se reliaient par de nombreuses ramifications
avec les autres établissements de la même abbaye dans
les diocèses voisins d'Apt, Aix, Riez, Digne et Gap.
Notre-Dame de Salagon, remarquons-le, est la première église
de l'évêché de Sisteron qui soit citée dans la pancarte de Gélase II.
Faut-il voir dans ce fait la preuve que c'était la plus importante
possession de Saint-André dans la région? Peut-être. Elle fut
d'ailleurs mentionnée au même rang dans les bulles confirmatives d'Innocent III, le 15 avril 1143, d'Eugène III, en 1147, e
d'Alexandre III, en 1178 .
Les attributions faites aux Bénédictins sur le territoire de Mane
ne supprimèrent pas tous les droits qui avaient appartenu précédemment
à l'évêque de Sisteron ou aux chanoines de Forcalquier.
Il resta assez de revenus, par exemple, pour constituer une prébende
en faveur d'un de ces derniers. D'autre part, la dotation assurée
primitivement à chacune des églises possédées par l'abbaye de
Saint-André parut de bonne heure insuffisante pour l'entretien
d'autant de prieurs. On ne tarda pas à les réunir sous l'autorité
d'un religieux unique. Dans la liste des bénéficiers, qui, au
xiv° siècle, devaient la dime à l'évèque de Sisteron, on ne relève
en effet, après le chanoine prébendé à Mane, que le seul prieur de
Salagon et l'hôpital de Mane. La taxe imposée à Salagon (13 livres
18 sous) permet d'apprécier l'importance de ses revenus par comparaison
avec les autres prieurés appartenant dans le même diocèse
à Saint-André d'Avignon. Augès ne payait que 1 livre 1 sol
et 4 denies; Saint-Julien de Ferrassières, 1 livre 13 s. 4 d.; Mallefougasse,
1 l. 4 s.; Peypin, 5 livres; Pierrevert, 3 livres; Saint-
Donat, 2 1. 4 s. 7 d.; Sainl-Trinit, 8 livres; Sainte-Tulle, 3 1. 10 s.
Le prieur de Salagon était donc, à beaucoup près, le plus riche de
tous. Au-dessus de lui, on ne connaissait dans le diocèse, à ce point
de vue, que les prévôts de Sisteron (taxé à 14 1. 16 s.) et de
Forcalquier (taxé à 22 1. 10 s.), les abbés de Cruis (5o livres) et
de Lure(25 livres), le prieur clunisien de Ganagobie (26 livres)
et le camérier de Saint-André pour toutes les possessions formant
sa prébende (16 1. 8 d.). Aucun prieuré, pas même ceux de
Manosque et de Voix, n'avait l'importance de Salagon. C'est une
constatation intéressante à faire. Cette richesse explique l'élégance et la beauté des constructions
que les Bénédictins élevèrent à cet endroit, du XII° au XVI° siècle.
Elle eut aussi ses inconvénients le prieuré fut convoité par des
âmes cupides, qui se préoccupaient peu des devoirs qui leur incombaient.
L'évêque de Sisteron, gardien de la discipline ecclésiastique,
fut obligé d'intervenir Robert du Four (1414-1437),
prélat réformateur de son clergé, dut contraindre le titulaire à
assurer les secours spirituels aux gens de Mane et à prélever sur
ses revenus le traitement d'un curé ou vicaire perpétuel. Cette
encore de traiter avec le prieur en 1534, pour le même suje.
Il est donc à présumer que ce bénéfice était déjà donné en commende
c'est ainsi qu'il finit par échapper aux Bénédictins. L'archevêque
d'Arles, Jacques de Forbin-Janson, l'avait reçu en 1728;
il le transféra trois ans plus tard aux Minimes, dont un couvent existait
déjà à Mane lal. Les droits prééminents de Saint-André continuèrent
cependant à être reconnus les Minimes versèrent chaque
année à l'abbaye une redevance de 60 livres.
Après la Révolution, le culte ne fut plus repris d'une façon permanente
dans l'église de l'ancien prieuré. Peu à peu il cessa, et,
depuis de longues années déjà, le monument est pour ainsi dire
laissé à l'abandon. Les bâtiments voisins, rebâtis au XV° siècle et
restaurés depuis, servent de ferme; mais si l'église est encore en bon
état actuellement (sauf des lézardes menaçantes dans la façade,
et malgré la poussée des racines des arbustes implantés dans les
contreforts et sur la toiture du Nord), elle est sous la menace d'une
ruine complète le jour où elle souffrira une dégradation un peu
sérieuse. Nous espérons que son intérêt archéologique lui vaudra
un peu d'attention de la part de ceux qui ont la mission de veiller
sur notre patrimoine artistique.
L'église Notre-Dame de Salagon se compose d'une nef, flanquée
nu Nord d'un seul collatéral, et d'une abside unique à l'extrémité
de la nef. Sa longueur totale est de 22 m. 3o, sa largeur de 13m.10.Il est toujours rare de ne rencontrer qu'un seul bas-côté dans un monument de ce genre; le plus souvent sa présence tient à des remaniements, à une construction postérieure (1).
(1) Comme en l'église de Saint-Martin-de Brômes (Basses-Alpes, arr. de Digne, cant. de Valensole), où un bas-cote du XVI°s flanque une nef romane.
En Provence, cette
rareté est encore plus grande qu'ailleurs, car la généralité des
édifices de l'époque romane n'a qu'une seule nef terminée à l'Est
par une abside; il en est ainsi même pour de vastes monuments
tels que Notre-Dame-des-Doms d'Avignon, l'église abbatiale de
Montmajour, les anciennes cathédrales romanes d'Orange, Cavaillon,
Digne, etc.
Mais quand cette règle n'est pas observée, on a toujours deux
bas-côtés flanquant la nef principale (cathédrales de Sisteron, Marseille,
Arles, Vaison, Saint-Paul-Trois-Châteaux, églises Notre-Dame
et Saint-Sauveur de Manosque). On ne pourrait guère citer que l'ancienne
chapelle Saint-Pierre en l'abbaye de Montmajour qui soit à
rapprocher de Notre-Dame de Salagon; mais la présence d'un seul
collatéral, bâti en même temps que la nef, tient à des raisons
spéciales qui n'existent pas à Salagon. Saint-Pierre de Montmajour
a été construit sur le flanc d'un rocher que l'on a creusé en partie
pour loger le monument; la place aurait manqué pour édiEer un
deuxième bas-côté. Ici, le collatéral a fait partie du plan originel,
il a été prévu dès le premier jour, la construction des piles qui le
séparent de la nef en fait foi; jamais on n'a projeté d'en bâtir un
autre au Sud, bien qu'on ait eu toute facilité pour l'élever.
La nef se compose de deux travées de style roman, voûtées en
berceau légèrement brisé, plus une troisième, moins développée,
précédant l'abside. La voûte des deux premières travées a été évidemment
refaite les claveaux et le mortier qui les unit sont en
pft'et tout différents de ceux qui ont servi pour le reste de l'édifice;
il n'est pas ditlicile non plus de voir, surtout au bas de la voûte
de la seconde travée, la trace des trous de boulins pour les échafaudages
que l'on a ensuite maladroitement bouchés .
La restauration, facile à reconnaître une fois que l'on a observé les voûtes, a porté également sur les doubleaux qui ont été refaits
d'une façon maladroite, même sur une partie des tympans des
grandes arcades méridionales.
Le formeret contre le mur occidental, comme le doubleau entre
la première et la deuxième travée, est à double rouleau. Le formeret
et son dosseret retombent sur des pilastres; les piédroits du dosseret
ont leur arête arrondie; c'est une particularité qui, à notre
connaissance, ne se retrouve pas dans d'autres monuments de la
région.
Le doubleau entre la première et la deuxième travée repose, au
Nord et au Sud, sur deux longues demi-colonnes engagées; son
dosseret sur deux pilastres . La deuxième travée est limitée
à l'Est par un formeret et son dosseret, exactement semblables
à ceux qui sont au début du vaisseau. Il y a donc là comme une
indication manifeste qu'en cet endroit devait se terminer primitivement
ce que l'on considérait comme la nef.Les piédroits de ces
nervures sont, au Sud, deux pilastres, dont l'un est arrondi comme
ceux qui sont près du mur occidental; au Nord, une colonne engagée
et un pilastre.
Il faut noter encore cette particularité tandis que toute l'ossature
de la nef est constituée par des arcs et piédroits avec dosserets,
la paroi méridionale présente, dans chaque travée, une grande
arcade aveugle à simple rouleau; elle est en plein cintre. Au-dessous
est percée une fenêtre également en plein cintre, assez étroite,
avec double ébrasement et sans aucune ornementation.
D'autres ouvertures, une porte et un oculus, dont nous parlerons
plus loin, sont enfin pratiquées dans le mur occidental de la nef;
elles sont disposées sur des axes différents pour ne pas comppomettre
la solidité de l'édifice.
Au Nord, deux grandes arcades en tiers point (marque d'une
époque avancée dans l'art roman) et à double rouleau font communiquer
les deux travées de nef, que nous venons d'étudier, avec
le collatéral. Elles ont, comme piédroits, des pilastres et des demi colonnes
engagées.
II est utile, avant de poursuivre cette étude de la nef, d'entrer
dans le bas-côté et d'en examiner d'abord les deux premières travées,
car nous y trouverons des éléments pour mieux étudier le
reste de l'édifice. Elles sont voûtées sur croisées d'ogives
mais la façon dont ces nervures ont été établies, leur profil, la décoration qu'elles ont reçue, démontrent à première vue qu'elles
sont une addition à la construction primitive.
Les murs latéraux du bas côté témoignent aussi qu'ils ont été
remontés, celui de l'Ouest dans sa partie supérieure, celui du Nord
presque depuis le bas; mais on a eu soin d'utiliser la plupart des
anciens matériaux, même on a remis en place des motifs isolés de
sculpture que nous étudierons plus tard. C'est alors que
l'on a imaginé de faire porter les voûtes, jadis en berceau, sur des
croisées d'ogives. A l'origine, les arcades appliquées contre le mur
du Nord étaient à double rouleau; on supprima une des voussures
(Il en reste un fragment dans la seconde travée où il fait une légère
saillie sur l'archivolte de l'arc conservé); le piédroit qui la supportait
fut baissé et utilisé pour la retombée des ogives
II n'en fut pas de même du côté de la nef, les grandes arcades
entre la nef et le bas-côté avec leurs dosserets n'ayant pas été touchées,
il n'y avait pas de place sur les piles pour le support des
ogives. Le restaurateur en a ménagé une, en appliquant des culots
entre le piédroit du dosseret de ia grande arcade et celui du dosseret
du formeret ou du doubleau.
Au fond de la première travée, à l'Ouest, le formeret et son dosseret
sont en tiers point, mais, comme on les a reconstruits,
il n'est pas très sûr qu'ils aient été ainsi à l'origine. Pourtant,
si on se rappelle que les grandes arcades, entre la nef et le bas-côté,
ont également ce tracé, il n'est pas impossible que l'arc brisé
ait été employé ici dès le début. Par contre, l'épais doubleau et son
dosseret qui séparent la première de la seconde travée sont en plein
cintre. Le premier retombe au Sud sur une demi-colonne engagée,
au Nord sur un pilastre; le second, sur des pilastres.
Au bout de la seconde travée, à l'Est, le doubleau est simple;
ii porte, au Nord et au Sud, sur un pilastre; son dosseret a été
supprimé lorsqu'on a reconstruit la voûte, et, sur ses anciens piédroits,
tant contre le mur latéral que contre la pile de la nef, on a
fait reposer les ogives. La disposition donnée aux supports de ce
dernier doubleau correspond à celle que nous avons observée au
bout de la deuxième travée de la nef c'est l'annonce d'un autre
plan pour ce qui faisait suite.
Jusqu'ici, on discerne très bien ce qui s'est passé au XII° siècle,
ou plutôt dans ie dernier tiers de ce siècle (l'ornementation nous
fixera cette date d'une façon irrrécusable), on avait bâti les deux travées de la nef et du bas-côté qui viennent d'être examinées;
un accident s'étant produit, il a fallu reprendre les voûtes celle de
la nef a été reconstruite dans le même genre qu'auparavant, celle
du collatéral a reposé, pour la première fois, sur des croisées
d'ogives. La forme de ces nervures nouvelles et leur décoration que
nous étudierons plus loin accusent l'époque de la Renaissance. Ces
deux campagnes sont donc parfaitement caractérisées.
Il est plus difficile de discerner à quelle date remontent les parties
de l'édifice qu'il reste à présenter. Le problème est aisé à résoudre
pour la troisième et dernière travée du collatéral qui se termine à
l'Est par un mur plat. Sa voûte, établie sur croisée d'ogives,
porte encore sur un épais formeret collé contre le doubleau limitatif
de la deuxième travée et sur un autre formeret appliqué contre la
paroi orientale. Il existe encore des formerets contre les parois du
Nord et du Sud. Les piédroits ont été construits en même temps,
soit contre le pilier de la nef, dont la forme primitive a été ainsi
modifiée, soit contre les murs du Nord et de t'Est.
Le profil des nervures et de leur support est incontestablement
du xtv° siècle les moulures qui tiennent lieu de chapiteau
rappellent d'une façon évidente celles du gothique que nous proposerons
d'appeler avignonais, car c'est dans les constructions d'Avignon
et de la région voisine qu'il est le mieux caractérisé. Assurément
on retrouve ces formes ailleurs. par exemple dans la belle
église de Saint-Maximin, dans la cathédrale de Montpellier c'est
la preuve qu'elles étaient assez répandues en Provence et dans la
partie orientale du Languedoc. Elles ont même été exportées fort
loin la cathédrale de Prague, construite par un architecte d'éducation,
si ce n'est de race avignonaise, on le sait pertinemment,
les présente aussi. A Salagon, dans une église appartenant aux
Bénédictins de Saint-André, elles n'ont rien de surprenant. Il faudra
noter, car nous n'y reviendrons plus, qu'un filet plat court tout
le long des nervures et de leurs piédroits, il va en s'élargissant sur
les moulures qui forment chapiteaux; on le retrouve aussi sur les
bases, où sa présence est insolite.
Cette travée du XIV° siècle a-t-elle été construite sur des fondements
préparés pour elle?A-t-elle plutôt remplacé une travée ou une absidiole romane? Seules des fouilles permettraient de répondre
d'une façon catégorique. Il est improbable cependant que le bas-côté
du XII°siècle n'ait comporté que les deux travées que nous avons déjà examinées, plus une absidiole. Dans tous les monuments
de Provence qui présentent des collatéraux, les absidioles s'ouvrent
toujours sur le même plan que l'abside; jamais elles ne sont à l'extrémité
d'un bas-côté plus court que la nef. L'exemple de Saint-Pierre de Montmajour, où il n'existe pas d'absidiole, ne peut pas
être pris ici en considération, étant données les conditions particulières
où se trouve cette chapelle.
Il est incontestable, d'autre part, qu'à Salagon le bas-côté et la
nef se prolongaient, dès le xn° siècle, plus loin que la deuxième
travée la pile qui existe entre la deuxième et la troisième travée, et
qui a toujours été isolée, en est la preuve. Par conséquent, il devait
exister, à l'époque romane, une troisième travée dans le collatéral
comme dans la nef, plus une absidiole correspondant à l'abside.
Au xtv° siècle, on aurait démoli la troisième travée du bas-côté
qui avait probablement un plan particulier, et l'absidiole; on n'aurait
rebâti que la travée. Les fondatiuns de l'absidiole se retrouveraient probablement si l'on creusait le sol à l'est de la construction
gothique.
La deuxième travée de la nef, avons-nous dit, est terminée d'une
façon qui témoigne que, dès le début, la troisième et dernière
travée ne ressemblait pas aux précédentes; elle a toujours été plus
courte. Actuellement, sa voûte en berceau brisé est portée, à l'Ouest,
par un arc diaphragme en tiers point appliqué après coup contre le
dosseret du formeret terminant la seconde travée; il retombe sur
des pilastres également collés aux piles primitives. Il n'y a ni formeret
à l'opposé, ni grande arcade contre le mur latéral du Sud,
ni fenêtre pratiquée de ce côté. La communication avec le collatéral
se fait par une ouverture en plein cintre assez étroite.
Cette travée est évidemment de construction plus récente que
les précédentes les collages que nous venons de signaler en sont
une preuve; les arcs plein cintre noyés dans la maçonnerie du
mur qui sépare cette partie de la nef du bas-côté, en sont une
autre.
Faut-il croire qu'elle appartienne au xiv° siècle, comme la travée
voisine du collatéral? Est-elle du xvr° siècle, comme les voûtes des
deux premières travées de la nef et les remaniements dans les parties
correspondantes du bas-côté? La solution est presque impossible
à fournir. La présence du campanile, de style gothique, sur la toiture
de cette troisième travée doit-elle nous obliger à reporter au XVI° siècle sa réédiucation? Ou bien peut-on supposer que le campanile
a été remonté au XVI° siècle comme il était auparavant? Cette
dernière hypothèse parait moins vraisemblable; elle ne doit pas
cependant être absolument écartée.
Il serait intéressant de se rendre compte de l'aspect que présentait
cette dernière travée de la nef dans l'édiiice du XII° siècle. Mais nous
n'avons aucun indice qui permette de la reconstituer: elle était différente des deux premières, c'est tout ce que nous pouvons affirmer;
ce n'était pas non plus l'abside qui a toujours été là où elie est
maintenant. Beaucoup d'édifices provençaux présentent, à cet endroit,
une coupole. Il est possible qu'il y en ait eu une ici. La différence
entre la largeur de la travée et sa longueur (1 m. 50) n'est
pas un obstacle, car il suffisait de bander deux arcs latéraux au
Nord et autant au Sud pour établir un carré au-dessus duquel la
coupole pouvait être montée. On avait agi ainsi à Notre-Dame-dcs-Doms d'Avignon, à Saint-Siffrein de Carpentras, à Saint-Laurent-des-Arbres en Languedoc non loin de l'abbaye de Saint-André, à la
Major de Marseille, à l'église du Thor et à d'autres endroits.
L'abside offre, comme plan, la forme d'un arc outrepassé. Au premier
coup d'oeil on se rend compte qu'elle a subi, elle aussi, des
remaniements ainsi son ouverture était amortie primitivement par
deux arcs, le deuxième, moins élevé, en retrait sur le premier.
On n'a conservé dans la reconstruction que l'arc le plus élevé, le
deuxième a été supprimé; les pilastres qui lui servaient de piédroits
ont été maintenus sans qu'ils aient aucune utilité actuelle.
Toute la voûte en cul-de-four a été refaite. Il est plus compliqué
de décider si le mur semi-circulaire qui la supporte est en entier
celui du xn° siècle. Malgré le badigeon qui le recouvre en grande
partie, il semble bien qu'on puisse le reconnaître comme tel, en
admettant toutefois que le sommet a été retouché pour le raccorder
avec la nouvelle voûte.
Il y a cependant une ditffcuIté. Au début de l'abside, au Nord
comme au Sud, se trouve une arcade latérale de 1 m. 80 d'ouverture.
On y a pratiqué une porte donnant, au Nord, sur un réduit
aménagé dans l'épaisseur du mur; au Sud, sur un appartement
moderne; mais à l'angle oriental, au-dessous de cette arcade,
existe un pilastre qui est établi comme s'il devait monter plus
haut. Il se raccorde avec le ressaut observé contre la muraille à
l'intérieur d'un réduit. Y a-t-il eu, dès le xu° siècle, une reprise de cette partie? Ou bien les arcades actuelles doivent-elles être attribuées
à un remaniement ultérieur? Cette seconde hypothèse paraîtrait
plus acceptable, cependant nous ne l'adopterions que sous
toutes réserves. Toute la partie du mur qui, à la suite de ces arcades,
ferme l'abside paraît homogène.
Au fond de l'abside est pratiquée une fenêtre suus un arc, beaucoup
plus large qu'elle, retombant sur deux colonnettes. A droite
et à gauche, la paroi est évidée dans son épaisseur par une sorte
de niche triangulaire très allongée, amortie au fond par une petite
trompe en cul-de-four, et en avant par deux arcs portant sur une
grande colonne. C'est une disposition assez singulière
et dont nous avouons la rareté. Ordinairement, lorsque les absides
sont ornées de colonnettes, ces colonnettes et les arcs qu'elles supportent
font saillie sur le nu du mur; ici, au contraire, les arcs et
les colonnes sont à l'aplomb de la paroi. Il ne serait pas impossible
qu'à la place de chacune des arcades décrites précédemment à
l'entrée de l'abside, il y ait eu jadis deux petits ares ayant une
colonnette semblable comme support.
Nous remarquerons, avant de terminer cette description de l'abside
et de ses remaniements, une inscription sur la paroi du nord
entre l'arcade et la niche triangulaire. Elle indique quel
jour avait eu lieu la dédicace de cette église, ou plutôt quel jour il
fallait en célébrer l'anniversaire. Elle n'est pas complète, sans doute
parce que les lettres manquantes ont été remplies de plâtre et recouvertes
de badigeon.
III- [I]DVS- IVN- DEDICACE
E[CCLESIE]
Le 3 des ides de juin (11 juiu) dédicace de l'église Notre-Dame.
Les lettres sont de belles capitales romaines; la lettre 0 a été
gra\ee sur 11. Ceci ne doit pas nous étonuer et nous obliger à reporter
très haut la date de l'inscription nous trouvons en elfet des
1 et 0 disposés de la même façon comme marques de tâcherons
dans l'église que les Cisterciens appelés à Senanque en 1148 se
sont bâtie.
L'extérieur de l'église Notre-Dame de Salagon nous permet de
vérifier les observations faites à l'intérieur. La façade occidentale,
dont nous examinerons le décor dans un instant, montre à droite et à gauche les marques non équivoques d'une reconstruction.
C'est celle qui a eu lieu lors de la reprise des
voûtes de la nef et du bas-cote. Les travaux qui ont été opérés à
cette époque (nous savons que c'est au xvt° siècle) ont également
porté sur tout le parement des deux travées du Nord et sur les
contreforts massifs qui le flanquent. Cependant, dans la partie qui
correspond à la seconde travée du collatéral, la base du mur roman
plus épais a été conservée; le sommet, réédifié au XVI° siècle,
est étabti en retrait. La maçonnerie qui enveloppe la troisième
travée du bas-côté et le contrefort qui la flanque, posé de biais à
l'angle, paraîtraient, aussi de la même facture. Nous hésitons cependant
à en attribuer la reconstruction au XVI°siëcte; il est plus probable,
en effet, qu'ils n'ont pas été modifiés depuis le XIV.
Quant à l'abside, elle est englobée dans un massif rectangulaire
de maçonnerie en blocage, dont la date, pas très éloignée de nous,
ne peut être précisée. Les murs ont dû être édifiés en même
temps que la voûte de l'abside était refaite. La plus grande partie
de la paroi méridionale de la nef est englobée dans les constructions
à demi ruinées qui ont servi d'habitation. Ce qu'on en voit, vers
la façade occidentale, a été restauré par les mêmes ouvriers qui
ont travaillé au mur du Nord.
Ainsi donc, l'étudc que nous venons de faire du monument a
permis de dégager les constatations suivantes 1° la partie centrale
de la façade de l'Ouest à l'extérieur; à l'intérieur, tout le parement
de ce mur et les piédroits qui le flanquent, celui de la paroi
méridionale des deux premières travées de la nef, les deux grandes
arcades entre la nef et le bas-côté, la première grosse pile en entier,
les piédroits qui font saillie en face sur le mur méridional,
presque toute la seconde grosse pile, les supports établis en regard
contre la paroi du Sud pour le formeret de la voûte et son dosseret,
la base des murs à l'Ouest et au Nord du collatéral dans les deux
premières travées, les anciens piédroits des arcs d'ouverture de
l'abside, les murs de l'abside supportant la voûte, tout cela appartient
à la construction primitive (1160 environ à 1200), caractérisée
par un appareil régulier moyen, à joints très fins, sans
marques de tâcherons;
2° La troisième travée du bas-côté et peut-être la travée correspondante
de la nef ont été rebâties auXIV° siècle;
3° La voûte des deux premières travées de la nef, celle des deux premières travées du collatéral avec leurs ogives, une grande partie
du parement intérieur des murs fermant ce collatéral, la réparation
de la façade, la réfection pour ainsi dire entière des parements
extérieurs de la nef et du bas-côté (sauf peut-être pour la troisième
travée de celui-ci), sont du XVI° siècle. L'appareil y est encore très
beau en général, mais il repose sur un lit de mortier plus épais;
4° Enfin, la voûte de l'abside et tout le massif de maçonnerie qui
l'englobe extérieurement ont été réédifiés dans des temps encore
plus modernes.
Le décor et l'ornementation de Notre-Dame de Salagon offrent
un intérêt véritable, car on y retrouve des particularités assez rares.
Les piles des deux premières travées de la nef, qu'elles soient
adossées à la muraille ou qu'elles soient isolées, ont toutes des
bases. Cela tient évidemment à ce qu'elles comportent toutes des
colonnes engagées, ou, pour le moins, des pilastres à l'arête arrondie.
Les moulures à peu près uniformes de ces bases comprennent,
de haut en bas, un tore, une gorge, un filet et un tore
très aplati en forme de quart de rond. De cette dernière mouture se
dégagent, sur les bases des demi-colonnes et des pilastres arrondis,
des griffes qui viennent s'aplatir sur l'angle du socle.
La première grosse pile au Nord, entre la première et la deuxième
travée, présente une telle base, mais le socle
qui la supporte est chanfreiné en cavet. Le tore aplati y est nu,
ou décoré soit d'un rang de dents de scie, soit de petites feuilles
d'acanthe en relief. Cette ornementation est exceptionnelle sur les
bases romanes de la Provence; on la rencontre seulement par
places dans le cloitre de Saint-Sauveur d'Aix.
Les griffes sont en partie cassées; celles qui restent sont formées
soit d'une feuille de vigne au triple pédoncule noué, s'étalant sur
le tore inférieur, soit d'une rose posée à plat sur l'angle du socle.
A la deuxième grosse pile, dans ses parties romanes, plus de
socle aminci dans le haut par un cavet, plus d'ornements sur le
tore inférieur; les griffes sont remplacées par des moulures rondes
s'effilant en pointe comme dans les cathédrales de Sisteron et
d'Embrun. Il est d'ailleurs a remarquer que les piles de la nef de
Sisteron, avec les quatre demi-colonnes qui les flanquent, ont la
même section que la première grosse pile romane de Salagon.
Les demi-colonnes et les pilastres arrondis ont seuls des chapiteaux, dont l'abaque est constitué par les mêmes moulures qui
servent d'imposte aux dosserets voisins et de cordon au sommet
des murs latéraux. Ces chapiteaux surmontent tous des astragales
composées de deux tores séparés par une gorge. Ceux qui couronnent
les pilastres arrondis et la colonne à l'angle nord-est de
la deuxième travée ont une apparence grêle; très allongés, ils
auraient l'air d'être à leur base plus étroits que leur support. Ils
présentent trois rangs de feuilles d'acanthe. Ceux du Sud ont pour
abaque une doucine sous un bandeau.
Les demi-colonnes servant de piédroits au doubleau central ont,
sur la corbeille de leur chapiteau, au Sud, un rang de feuilles d'acanthe
montées sur de longs pédoncules noués, entre lesquels sont
appliquées d'autres feuilles en palmette; au Nord, un premier rang
de feuilles d'acanthe à extrémités retombantes, un deuxième rang
élevé sur pédoncules séparant de petits bustes qui alternent avec
des paimettes, enfin des volutes, à la base de chacune desquelles
se trouve un autre buste très délicatement sculpté.
Les grandes arcades des deux premières travées de ia nef retombent,
au Sud, sur des impostes que décorent des palmettes
droites ou alternativement renversées, ou bien des palmettes et des
entrelacs. Au Nord, les demi-colonnes qui les supportent sont couronnées
la première, de trois rangs de feuilles d'acanthe, le troisième
plus allongé avec les caulicoles noués; la seconde, d'une corbeille
divisée en deux parties par un retroussis de feuilles; au bas
sont des palmettes diversement appliquées, en haut des volutes avec
figurine humaine au milieu ; la troisième, d'un
chapiteau retaillé à la Renaissance dans sa partie supérieure; la
partie inférieure, romane, présente un rang de feuilles d'acanthe
avec caulicoles noués en torsade séparant un autre rang de belles
palmettes; le haut a été refait à l'imitation du bas, cependant une
magnifique fleur de lis s'épanouit à l'un des angles; le tailloir a été aussi restauré (bandeau et biseau tégèrement concaves). Le dernier chapiteau est composé, d'une part, de
deux rangs de larges feuilles non epannelées, destinées à être
sculptées et sommées de volutes; d'autre part, de larges feuilles
d'acanthe parfaitement exécutées et surmontées d'une rose aux
angles supérieurs, deux petites colombes volent la tête vers le sol.
Tous ces chapiteaux, à l'exception du troisième, ont pour tailloir deux tores minces séparés par des gorges et onglets sous un bandeau
plat. Ces moutures servent, avons-nous dit, d'impostes aux
pilastres des mêmes piles; elies se retrouvent également plus haut,
au-dessus des chapiteaux au nord de la nef, et se continuent en cordon
au bas de la voûte.
Dans le collatéral, on observe que le restaurateur du xvi° siècle a
conservé, autant qu'il a pu, le décor du XII°. Ainsi les impostes des
formerets et des grandes arcades aveugles sont ornées de feuilles
d'acanthe ou de palmettes qui sont bien dans le style roman.
Le doubleau central retombe du côté de la nef sur une demie-colonne
couronnée d'un chapiteau historié, un des très rares que
nous connaissions à l'intérieur d'une église romane en Provence.
On y a représenté le baptême du Christ le
buste du Sauveur émerge des ondes enflées en forme de petit monticule,
la colombe de l'Esprit-Saint vole au-dessus de sa tête; à
sa droite, saint Jean-Baptiste, barbu, est couvert de sa tunique en
poil de chameau qu'une ceinture retient à la taille; à sa gauche,
un ange ailé, vêtu d'une tunique à plis droits tombant de la ceinture,
présente le linge pour essuyer le corps du Christ. Derrière
saint Jean est un arbre tordu, avec quelques feuilles; enfin, derrière
l'ange, une rose.
Cette sculpture est bien l'oeuvre d'un artiste de la fin du XII° siècle,
mais le tailloir qui la surmonte à été retaillé à l'époque de la Renaissance.
Le pilastre, qui lui fait vis-à-vis, au Nord, présente
un simple chapiteau carré avec feuilles d'acanthe à extrémités
retroussées. Les pilastres, qui ont été conservés pour
servir de support aux ogives, ont perdu leurs anciennes impostes;
au xvi° siècle, on leur en a sculpté de nouvelles, dans la première
travée, avec une rare étégance sur l'une, des roses; sur l'autre,
de longues feuilles lancéolées opposées, d'un faible relief, avec un mouvement extrêmement gracieux. Les ogives elles-mêmes ont reçu
une décoration; dans les moulures creuses sont des files de losanges
en relief. Au croisement des ogives, des rosaces sont sculptées avec
un épanouissement de feuilles.
L'abside, dont nous avons réservé jusqu'ici la décoration, offre
sur les chapiteaux de ses colonnes et colonnettes deux ou trois rangs
de feuilles d'acanthe. Ceux des colonnes sont accompagnés
de volutes; ils ressemblent, dans leur forme étriquée qui
n'épouse pas l'astragale des fûts, à ceux qui couronnent les pilastres
arrondis sur l'angle. Ceux des colonnettes qui encadrent la fenêtre,
privés de tailloir, sont d'une exécution grossière et maladroite qui
jure avec la façon des autres chapiteaux romans.Il est possible qu'ils
aient été exécutés à une époque antérieure et remployés lorsque
les Bénédictins ont rebâti leur église. Les bases des colonnes et
des colonnettes sont absolument classsiques, avec leurs tores réunis
par une scotie: elles sont bien, elles, de la seconde moitié du
xu° siècle.
L'abside avait jadis un cordon au bas de sa voûte; il en reste un
fragment avec denticules au bas de moulures rectilignes.
Les archivoltes des grandes arcades de la nef sont entièremcnt
nues au Sud; au Nord, elles ont reçu une décoration qui est tout
à fait anormale dans les monuments romans de la Provence; d'habitude,
de moulures en faible relief sur le nu de la pierre, comme celles de
Notre-Dame-des-Doms, de Saint-Restitut, de Pernes, du collatéral
sud à Saint-Sauveur d'AIt, etc. Ici les moulures sont prises dans
la pierre et placées sur le bord de l'archivolte supérieure (1) pour la
première arcade, c'est un onglet et un tore entre deux gorges; pour
la seconde, c'est une ligne de bâtons brisés.
(1) Comme certaines archivoltes dans les clôitres de Saint-Michel de Frigolet, d'Arles, d'Aix, etc.
Les bâtons brisés, si communs en Normandie et en Bourgogne,
ne se rencontrent pas très fréquemment dans la décoration romane
de Provence on en voit cependant dans les portes ou portails de
Saint-Honorat-des-Aliscamps à Arles, de la rotonde de Simiane,
de l'église de Ganagobie, du cloître de Saint-Paul-de-Mausolée,
ainsi qu'aux arcades de la galerie orientale du cloître à Saint-Sauveur
d'Aix. A l'intérieur de l'église du prieuré bas-alpin se trouvent enfin
des sculptures isolées. Nous désignons sous cette vague rubrique
des pierres encastrées dans les murs et sculptées presque toutes en
creux ou en cuvettex sans avoir de rôle particulier à remplir, car
elles ne rentrent pas dans la composition décorative traditionnelle.
Produit de la fantaisie des artistes, elles se rencontrent dans plusieurs
édifices d'époque romane.
Elles sont particulièrement nombreuses à Notre-Dame de Salagon
nous en avons découvert sept, mais d'autres moins visibles
ont pu échapper à nos recherches. Deux se trouvent sur le tympan
nord de la deuxième travée de la nef, :l'une représente un masque
de femme surmontant une toute petite tète de lion, c'est la seule
traitée en relief; l'autre figure un homme vu de face, les mains
croisées sur la poitrine, vêtu d'une robe à petits plis tombant sur les
pieds.
A l'exception d'une pierre sculptée de la façade qui montre un
animal fabuleux, toutes les autres sont encastrées dans le mur nord
du bas-côté ici un personnage à longue robe poursuit un quadrupède
posé sur ses pattes de derrière et mangeant les feuilles d'un
arbuste; là un ange et des agneaux paissant; ailleurs,
une tête de bélier ou une scène à quatre personnages, dont un
porte son manteau agrafé sur l'épaule à la mode des Romains.
Il est à remarquer que ces pierres sont toutes dans les parements
qui ont été restaurés au XVI°siècle; elles sont pourtant bien romanes,
mais elles trahissent une maladresse qu'il n'est pas rare
de rencontrer chez les artistes provençaux lorsqu'ils veulent traiter
la figure humaine. Les figurines, mêlées aux feuilles d'acanthe des
chapiteaux, sont cependant de bien meilleur style.
La présence de ces pierres sculptées. encastrées dans la maçonnerie,
n'est pas, nous l'avons dit, insolite. Il en existe à la paroi
occidentale du transept sud, sur le parement extérieur de la
cathédrale de Saint-Paul-Trois-Chateaux; elles sont aussi l'oeuvre
d'ouvriers très inexpérimentés, tandis que toute la décoration du
reste de l'édifice est fort belle. On
a signalé des morceaux analogues
au-dessous de la corniche de l'abside à Saint-Quenin de Vaison, mais là il est possible qu'ils aient été empruntés à un monument
plus ancien. Les petits tableaux alignés, qui constituent la frise de
la tour dite funéraire à Saint-Restitut, sont traités d'une façon semblable. Nous savons maintenant qu'ils sont de la fin du xi° siècle, ou
du début du xu°.
Les pierres de Salagon ont-ells été sculptées antérieurement
à la seconde moitié du XII°siëcle? Nous ne le croyons pas. On ne
peut pas, d'autre part, les attribuer aux artistes à qui on a confie
le soin d'exécuter les chapiteaux. Il est donc probable qu'elles sont
dues à d'autres ouvriers qui, peu familiarisés avec le ciseau, s'essayaient
en quelque sorte à reproduire des personnages, des masques
ou des animaux.
A l'extérieur, il n'existe de décoration qu'à la façade. Nous parlerons
à peine du clocher en forme de pignon et à double arcade
élevé au-dessus de la travée précédant le choeur, et dont les archivoltes
ont des moulures gothiques du xiv° ou xv° siècle.
A la façade occidentale, la porte consiste en une baie carrée qui
s'abrite sous une triple voussure. Trois gros tores
ornent l'arête des voussures. Les piédroits sont constitués par deux
groupes de trois colonnettes au fût cannelé et rudenté; leurs cannelures
sont droites, en torsade, ou en bâton brisé. On n'en trouve
guère ainsi que dans les monuments provençaux appartenant à la
seconde moitié du XII° siècle, par exemple à l'abside de Saint-Quenin
de Vaison, à celle de Saint-Ruf près d'Avignon, dans le collatéral
sud de Saint-Sauveur d'Aix; il en est de semblables au portail
de Ganagobie.
Les chapiteaux sont une dérivation du type corinthien, avec ou
sans volutes; ils ne sont pas très élégants et sont exécutés d'une
façon plutôt sèche. Leur tailloir commun, qui est prolongé en
imposte, montre simplement une doucine au-dessous du bandeau.
Quant aux bases, elles sont actuellement très dégradées; mais on
se rend compte qu'elles se composaientde deux tores réunis par une
scotie, le dernier plus large et plus aplati.Ce qui fait l'originalité de ce portail, c'est l'archivolte qui l'encadre
et fait retour à droite et à gauche en guise d'imposte. Elle se
compose d'un petit bandeau surmontant un biseau chargé d'un
quintuple rang de biettes. Au-dessous des impostes sont, d'un côte,
des rinceaux avec palmettes; d'autre part, un entrelacs formant une
série de six cercles qui encadrent des rosest. Au-dessus de l'archivolte existe une rangée de sculptures
analogues, entrelacs, roses et rinceaux.
Les rangs de billettes sont assez rares dans le midi de la France,
où ils paraissent avoir été importés par des artistes bourguignons
il est de fait que nous ne connaissons en Provence aucune archivolte
qui en soit décorée avec cette profusion. Les denticules en damier
sont beaucoup plus communs; on en trouve à la chapelle de
Saint-Pierre de Gajan, en l'église de Saint-Andéol, dans celle
de Saint-Paui-de-Mausotée etc.
Les bandes d'ornement sont traitées comme presque toutes les
sculptures isolées encastrées dans le parement à l'intérieur de
l'église, c'est-à-dire que le relief des sujets représentés est sur le
même plan que le nu de la pierre; mais ici nous avons une exécution
autrement soignée et une élégance très accentuée. Elles sont
de la même main que les impostes des grandes arcades contre le
mur méridional de la nef. Quelques-uns des motifs (quatre feuilles
et roses) rappellent ceux que M. Revoil a dessinés à ia porte du
cloître à Saint-Victor de Marseille. En la chapelle ruinée de
Saint-Véran sur le territoire d'Orgon, il en existe d'analogues sur
des pierres isolées, traitées avec ia même perfection.
A la rigueur, on s'expliquerait que, dans un but décoratif, on
ait scutpté l'assise de pierre que dominent les impostes, mais pourquoi
a-t-on placé quelques motifs, d'une façon si bizarre, au-dessus
de l'archivolte? II n'y a pas eu en cet endroit de remaniement, et
il est absolument certain que cette ornementation est du même
temps que celle des pilastres, demi-colonnes et arcades de l'intérieur,
par conséquent il semble qu'on ne puisse l'attribuer qu'à
une fantaisie du décorateur.
L'oculus, dans la partie supérieure de la façade, est ajouré en forme de croix par quatre lobes groupés autour d'un oeil central.
L'ébrasement à l'intérieur de l'église est nu; à l'extérieur, il est
constitué par une série de moulures concentriques, dont les principaux
éléments sont des tores, gros ou petits, séparés par des
gorges ou scoties.
Notre étude sur Notre-Dame de Salagon ne serait pas complète
si nous ne signalions les traces de peintures à fresque, encore
visibles sur le mur méridional de la nef et sur le parement intérieur
de la façade. Elles permettent de se faire une idée de ce genre de
décor et de sa valeur artistique.
Comme à Notre-Dame-du-Bourg de Digne, il n'y a pas à Salagon
de grandes compositions, mais une série de sujets rapprochés
les uns des autres. Au sud de la première travée de la nef, on
distingue avec peine, sur un fond de couleur sombre parsemé
d'étoiles dorées., la représentation sous des arcades en mitre d'un
homme et d'une femme; plus bas sont des armoiries en trop
mauvais état pour qu'on puisse les identifier. L'arcature et les
minces rinceaux de feuillage dont elles sont entourées ont été
peintes en noir, ou en vert très foncé.
Le parement intérieur du mur occidental était recouvert de
fresques, dont la disposition ne diffère pas des précédentes. Dans
leur état actuel de dégradation, il n'y a plus de visibles qu'un saint
nimbé et deux crantes.
Non contents d'embellir l'intérieur de l'édifice, les peintres du
XIV°siècle (car il semble bien que nos fresques sont de cette date)
en ont aussi décoré l'extérieur. Ils ont reproduit sur le tympan du
portail qu'on avait laissé sans sculpture un des sujets religieux les
plus fréquents au moyen âge, le Christ de majesté. L'Homme-Dieu
est assis sur un large trône de pierre à dossier bas, vêtu d'une
chape rouge dont les pans ramenés par devant se touchent; de la
main droite il bénit; de la gauche, il porte le globe du monde sous
la forme d'une sphère peinte en bleu d'azur. A droite et à gauche
sont debout deux anges l'un a les bras pieusement ramenés
sur la poitrine, l'autre étend sa dextre en l'élevant vers le ciel.
Ces diverses peintures sont trop effacées pour qu'on puisse juger
de leur coloris, mais, autant qu'il est possible de l'apprécier, le
dessin a une réelle valeur artistique. La beauté de l'ornementation que nous avons remarquée dans les
parties romanes de l'édifice, si nous faisons abstraction des sculptures
isolées de l'intérieur, concorde bien avec les qualités de construction
qui ont été précédemment reconnues. Il est évident que
nous sommes en présence des restes magnifiques d'un monument
que les Bénédictins de Saint-André ont fait édifier dans le dernier
tiers du XII° siècle. Nous disons cette date, et non une autre antérieure
nous y sommes déterminés par la mouluration des arcades,
les griffes des bases, le mélange des figurines aux feuilles d'acanthe
dans les chapiteaux; nous y serions déjà amenés par la sûreté
de main du décorateur, qui est en pleine possession de tous ses
moyens et qui sait imiter les motifs à lui fournis par l'antiquité.
Nous pressentions déjà cette conclusion, en examinant le tracé des
arcs et la forme donnée aux piles, en constatant la science d'une
construction ou tout était logique et parfaitement déterminé.
L.H.. LABANDE et ARNAUD D'AGNEL.
FIN DE L'OUVRAGE