Le vagabond de la Tuilière
C'est comme d'habitude, sans se retourner, que Pancrace passa devant lui. Depuis plus d'un mois, il dormait dans la borie écroulée.
Cette présence le hérissait. Mais que faire ? La borie était dans le champ de Chaspoul et le champ, après la succession, on ne savait plus à qui il appartenait.
Des vagabonds, il en avait vu passer par là, devant la Tuilière mais après une nuit derrière un tas de bois, ils s'en allaient avec le vent.
Lui, ça faisait déjà long qu'il était là. Et surtout, il était étrange. Etrange et non pas étranger.Des habits de guenilles, il aurait admis, il aurait compris. Et puis, ils demandaient tous la charité.
Mais là, l'homme était habillé d'un grand manteau de berger et s'appuyait sur un bâton de buis bien poli.Et il ne demandait rien. Même pas à manger.Ce n'était pas catholique.
Hue ! Dia ! Avance bourrique ! Le sillon, il fallait le tracer et pour cela il fallait appuyer de tout son poids sur le soc. Et Tarton était rétif. Il savait comme pas un descendre l'épaule pour éviter l'effort. Un jour, même, il avait profité d'une guigne pour mordre Pancrace à un pied. Mais, même un mulet, ça valait des sous… Alors, il fallait garder celui-là…Ne pas toucher aux billets du matelas… Surtout que ce banquier de Manosque l'avait embobiné pour prendre des papiers de l'emprunt russe et une assurance…une assurance ?
- C'est un boumian !
- Il prépare un mauvais coup.
- Il faut appeler la maréchaussée.
Tous pensaient pareil. Mais pour Pancrace, c'était encore plus pénible d'accepter ce métèque car il le voyait tous les jours en face de la Tuilière , appuyé sur son bâton et regardant vers le ciel. - Il suffit d'un mauvais coup et on le poussera en prison, lança Germain, après avoir craché sa chique. C'est là que l'idée vint à Pancrace, aussi vite que pour descendre une bouteille de Pierrevert.
Il pensait tenir le bon bout. Il avait rajouté deux poignées de sucre dans la gnôle du grand-père. Vite, il avait refermé le bouchon entouré d'un vieux fichu. Cette gnôle, il la verserait dans le fourrage pour Tarton. L'envie serait trop forte : l'animal avalerait le tout de deux coups de sa langue râpeuse et il y resterait. Coup double : il accuserait le va-nu-pied de l'assassinat du mulet et cette assurance, signée malgré lui, elle lui servirait : il se ferait rembourser l'achat d'un nouveau bon à rien !
C'est tout juste vers minuit, avec précaution, que Pancrace sortit dans la cour de sa ferme. Dans le seau en fer blanc, il mélangea à de l'avoine toute la fiole de gnôle. Il prit le sentier bordé de sarriettes, passa devant deux brebis lacaune qui lui venait de son cousin des Causse de l'Aveyron et se dirigea droit vers le pommier où se tenait Tarton. Mais deux enjambées plus loin, il se mit à tituber… L'émanation des vapeurs de l'alcool était telle qu'elle lui fit tourner le cerveau. Il tomba raide, en travers du petit chemin. C'est cette odeur inhabituelle qui éveilla les sens du vagabond du cabanon pointu. D'ailleurs, il ne dormait pas. Il regardait les étoiles. Quand il vit Pancrace, il se précipita, tira de sa poche une croix de bois qu'il posa sur le front du paysan en implorant : « Saint Donat et Saint Mari, protégez le » . Puis, il posa la tête de Pancrace sur une racine et couru vers les brebis lacaunes : il eut vite fait de les traire et de faire ingurgiter le lait gras entre les lèvres du moribond. Le lait cru fit disparaître les vapeurs nocives : l'homme était sauvé.
De nouveau le vagabond remercia le ciel d'avoir pu aidé une créature humaine puis avec tendresse, il regarda encore les deux brebis qui l'avaient nourri pendant un mois.
… Santon.
Il fit alors deux pas en arrière et reparti vers Compostelle.
Robert Sausse