Le sourire d'Amandine

  Dans sa mercerie de la rue Guilhempierre, Madame Jauffret était à genoux dans sa vitrine. Après avoir épinglé le canevas aux champs de lavandes, elle finissait d'ajuster le tablier du mannequin sans tête qu'elle avait acheté le dimanche d'avant à la brocante de Montfuron.

Pour quelques euros elle pouvait multiplier la présentation de belles étoffes de couleur qui encéraient la taille de la jeune femme immobile. Elle avait réussie sa vitrine. C'est ça qui lui plaisait. Plutôt que se glisser dans sa vie de retraitée d'employée de banque elle avait repris la mercerie.

Elle aurait bien embauchée Amandine. Elle lui avait déjà acheté deux foulards de soie et elle sentait que, comme elle, elle aimait la fréquentation de beaux tissus.... Mais ça, elle ne pouvait pas.

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C'est juste à coté qu'Amandine se présenta pour une place.

La vitrophanie de la femme allongée sur un transat, un cocktail glaçonné à la main, n'arrêtait pas le soleil qui faisait coller son chemisier sur sa nuque. D'ailleurs ce n'était pas son but.

_ Vous comprenez, c'est un nouveau concept. On ne vend pas : on fait envie!

_ Mais ces belles robes, ces tissus, ces couleurs....

_ Tous les mêmes : notre différence c'est l'accueil.

Et Romuald d'Herbona fit apparaître une double rangée de dents étincelantes.....Amandine ne put s'empêcher de rire : Monsieur Propre aurait-il ressuscité ?

Des vitrines, ici, au "Grand Chic" il n'y en avait pas. Bien plus la présentation....Quelle présentation ?

Chaque vêtement était plié au carré et n'apparaissait que dans une taille et une seule couleur.....Aucun porte-habit qu'on puisse enlever, soulever, appréhender ; aucun pull à tirer de sa pile.....On était bien loin de la boutique de la mère Jauffret, juste à coté.

Ici il faut sourire, sourire, sourire, reprit Romuald. Le reste suit. Je vous essaye ; Vous commencez demain.

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A Montfuron, Amandine aimait sourire. Ca lui était naturel, aussi bien devant l'ondulation des collines qui s'enfuyaient à l'horizon qu'en regardant les brebis se serrer les unes contre les autres pour chercher le brin d'ombre donné par les ailes du moulin.

Amandine, elle ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Depuis quinze jours déjà elle essayait de sourire mais ça ne lui venait plus. C'est que pour elle, le sourire venait directement du coeur. Il traduisait alors ses sentiments intérieurs ; mais là, obligatoire, contraint, il était tout le contraire. Il provoquait son malaise, son écoeurement.

Romuald d'Herbona appliquait à la lettre les consignes de sa marque. Il arrivait et repartait, avec au revers du veston, le sigle bien visible de l'enseigne. Ses cheveux coupés courts et le rictus quasi permanent découvrant ses dents blanches lui donnaient un air formaté de premier de la classe qui supprimait tout naturel. Mais c'est pile-poil ce qu'on lui demandait : sa hiérarchie pouvait compter sur lui!

_Voyons Amandine, souriez, souriez...nos clients le valent bien!

Et il en rajoutait : tenez vous droite, sortez la poitrine, SOURIEZ ! Amandine, vos yeux en amandes ne suffisent pas!

Elle n'en pouvait plus : sa décision était prise. Elle allait rejoindre ses moutons à Montfuron. Romuald d'Herbona ne la reverrait plus !

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Le lendemain d'Herbona en profita pour retourner le harcèlement à son profit. Il l'avait deviné...Il l'avait poussé dans ses derniers retranchements pour voir si vraiment elle méritait sa place dans l'entreprise...On pouvait compter sur lui...Il était là pour détecter les mauvais éléments...

A Manosque Hans Swindon dégustait avec volupté son deuxième café à la terrasse du Bar Moderne. Il avait déja photographié Ubaye en train de laper l'eau sortant de l'arrosage municipal.

Il restait ici quelques jours pour la grande exposition de ses oeuvres à l'église Saint Sauveur. Ca lui plaisait cet espace religieux qui s'ouvrait à un profane. Et puis, ça correspondait tellement à son art discret et intérieur. Le thème c'était : Les habitants des Basses Alpes, 50 ans de clichés!

Lorsqu'il aperçut Amandine c'est avec émotion qu'il étendit tout doucement le bras vers son boîtier. I l ne fallait pas rater une telle occasion ; saisir les rousses boucles ondulées, les pommettes tachetées, et surtout la poétique commissure des lèvres ou un sourire intérieur semblait traduire toute une recherche de pureté.

Un Raphaël ? pensa-t-il.

Le cliché - un seul - fut immédiat.

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_Merci, monsieur, vous êtes trop gentil ! Oui, je suis d'accord et mes parents aussi. Nous irons tous à l'expo la semaine prochaine!

_Je suis sûr que les affiches seront réussies.

_Moi aussi, mais j'ai un peu honte...

_C'est exactement ce que je pensais...je l'avais ressenti en vous photographiant.

Hans s'était décidé en appuyant sur le déclencheur : c'est la photo d'Amandine qui servirait de support à toute la publicité de l'exposition.

Dans la semaine les affiches fleurirent dans tous les coins du département. Le succès fut énorme.

Bien sûr Romuald d'Herbona ne put y échapper : un portrait de 2m/2m ornait la porte Guilhempierre!

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C'est Thomas de Vigouroux, le directeur régional, qui convoqua Romuald. Pour la première fois depuis sept ans, il ne souriait pas.

_Lisez!

La Provence, sous la photo d'Amandine, relatait : " Amandine est le prototype de ce que recherche désormais notre société. Son naturel et son sourire retenu et discret lui valent des propositions de tous cotés. Elle est à elle seule un vecteur de réussite"

Thomas de Vigouroux rajouta :

_Vous êtes viré.

Robert Sausse

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