Rouge Tesson :
Depuis longtemps, la terre en crachait. C'était des tessons d'argile tout rouge et dessus, il y avait comme des tampons : des cerfs bizarres avec des grosses cornes, des fleurs, des personnages étranges, des signes géométriques. Beaucoup étaient brisés mais parfois le dessin était bien complet.
Martin avait l'habitude d'en mettre 2 ou 3 dans sa poche et le soir, dans l'écurie, il les jetait dans le panier qui servait aux champignons. Et puis, ils plaisaient à Jeanette, sa plus petite.
Avant même d'aller attraper les agneaux pour leur donner le biberon, elle repérait les nouveaux morceaux et allait les ranger sur l'étagère. Du plus petit au plus gros, tout était aligné par thèmes, bien proprement. Depuis le temps, il y en avait des milliers.
Jeanette aimait apprendre. Tout ce qui sortait autour de la ferme lui plaisait : les arbres, les fleurs, les récoltes mais surtout c'est ces bouts d'argile qui l'intriguait. Elle l'avait lu sur son manuel d'histoire et l'avait demandé à Melle Virginie, son institutrice.
- Tu sais, Jeanette, c'était leur vaisselle aux Gaulois puis aux Romains et même, avant eux, aux hommes de la préhistoire. Ils fabriquaient de tout avec l'argile.
- Mais on en trouve encore ? Où çà, vers chez nous ?
- C'est possible mais surtout il y avait un grand centre de fabrication à la Graufesenque , près de Millau.
Les bois descendaient par le fleuve et servaient à chauffer les fours des potiers.
- Merci, Melle Virginie !
Jeanette pensa aussitôt à sa rivière l'Asse. Son eau claire semblait descendre directement des montagnes là haut, du coté de Mézel ou de Digne. Ca devait être pareil : les chênes ou les pins avaient du descendre par là jusqu'au croisement de l'Asse et de la Durance et alors… les tessons…
C'était ça, le travail des potiers provençaux !
Ce soir là, son père n'eut pas à lui raconter une histoire. Elle s'endormit avec les vieux Gaulois : elle seule avait découvert leur secret.
Bien sûr, ça l'embêtait, Xavier Duquerque, d'aller au café du Commerce au moment du pastis. Il n'aimait pas ça : ni le breuvage ni les habitués. On aurait dit qu'ils avaient tous le temps de vivre ici ; ce qui intéressait ces soiffards, c'était la pluie ou le beau temps, le goût des pommes ou la santé de la mère Grégoire. Mais au moins, il pouvait avoir des pistes intéressantes, une conversation sur un héritage, des terrains à vendre, etc. Ca servirait toujours.
Son vocabulaire était le reflet de sa pensée unique : lotir et vendre, rien d'autre !
- Eh oui, Pauvre Martin, pauvre misère ! dit en soufflant le vieux Marcel, après avoir avalé sa Gentiane de Lure.
- C'est toujours les mêmes qui sont embêtés. Avec ce prix pour le lait, Martin, il devra bien vendre, peuchère ! C'est ça l'Europe !
Xavier Duquerque enregistra l'information sans aucun sentiment. Ou plutôt comme une aubaine. Ces beaux terrains plats, il y voyait déjà un lotissement, les villas rapidement montées et vendues avec une forte marge bénéficiaire, c'est-à-dire une arnaque de plus.
Jeanette sortit de l'école, comme d'habitude, vers 16h30. En arrivant à la Buissonade , elle vit quelque chose d'inattendu. Près d'une voiture noire aux vitres teintées, son père serrait la main à un homme en cravate.
- On est d'accord, monsieur Martin, il suffira de signer et le plus vite sera le mieux.
Puis Xavier Duquerque essuya d'un air dédaigneux les revers de sa chaussure dans la luzerne des moutons. Pour lui, l'affaire était réglée : il y aurait bientôt ici un nouveau lotissement.
En apercevant sa fille, Martin fit un pas vers elle et lui sourit comme d'habitude mais le cœur n'y était pas. Malgré son âge, Jeanette comprit aussitôt. Elle avait bien vu Elisabeth, sa copine d'école, partir à Digne chez ses cousins quand son père avait été obligé de vendre la ferme. Elle se mit à courir vers l'Asse et s'arrêta au bord de l'eau pour pleurer.
Jean-Paul Philibert avait le goût du racinage. Sa carrière de professeur de lettres à Paris avait été comme une déchirure, loin de sa Haute Provence natale. Depuis sa retraite, il ne laissait pas passer une semaine sans sillonner sa région, juste pour le plaisir d'être là où il pouvait enfin rêver sa vraie vie. Il partageait cette amitié pour le beau visage de ce pays avec Joseph, son brave ami. Un simple nom : Manosque, Lurs, Durance et les voilà évadés sur le chemin de l'ailleurs. Ce jour là, c'est vers l'Asse que les deux compères devisaient littérature et histoire romaine.
Soudain, Joseph se trouva nez à nez avec Jeanette qui entassait dans ses poches les galets polis par l'Asse. D'instinct la blondinette lui sourit malgré son chagrin. Elle avait compris qu'elle croisait un amoureux d'ici.
- Ils sont beaux, ces galets.
- Oui, je les aime comme mes argiles.
- Tes argiles ?
- Oui, ceux qui sortent des champs de mon père, les terrains qu'il va devoir vendre.
Elle sortit alors une magnifique applique ronde portant une tête d'homme. Aussitôt, Jean-Paul s'approcha.
-On dirait bien l'effigie d'un empereur romain !
Jeanette était confiante ; cette belle tête, elle leur donnait : ils étaient gentils. Les deux amis promirent de lui ramener.
Tout alla alors très vite. Les experts du musée archéologiques d'Arles le confirmèrent : il s'agissait bien de la représentation sur terre cuite de César, une découverte exceptionnelle !
Dès le lendemain, la nouvelle circulait dans tout Oraison. Xavier Duquerque, en planque au café du Commerce fut dépité : la bétonisation des belles plaines de la Durance et tous les profits lui échappaient, sans doute au profit d'un projet culturel sur le site.
Tout ça par la faute d'une gosse et de deux rêveurs !
- J'aime la Haute Provence.
- J'aime l'Asse.
- J'aime l'Histoire.
De ces amours croisés naquit une belle histoire.
Jeanette, Jean-Paul et Joseph se retrouvèrent une fois de plus, comme chaque année, le 12 mai. Après la bénédiction des champs, le jour de la St. Pancrace , ils eurent une activité plus païenne : se régaler des navettes bénies au bord de l'Asse, en souvenir de leur deuxième bienfaiteur : César.