Lurs for ever

Après avoir décroché son master de langue française, Elody fut heureuse de se retrouver, en cette fin Mai, dans les vagues ondoyantes de blé à cueillir des bleuets. Le soleil avait déjà rougi sa nuque blanche de fille de Canterbury et en plus, il l'obligeait à plisser les yeux pour regarder, perché là-haut, le village de Lurs. Elody était déjà venue plusieurs fois chez les Masse, les amis de son père, respirer le temps d'un week-end. Et de suite, elle avait accroché. Elle se sentait simplement bien, comme apaisée par ces paysages harmonieux.

Et puis, elle trouvait toujours quelque chose qui lui allait : le vol d'un geai d'un chêne à l'autre, l'important ramurage des arbres qui montaient jusqu'au ciel, l'odeur de la sarriette écrasée entre ses doigts ou le ciel bleu si pur, si pur…

Elle s'était attachée comme ça, tout doucement, sans s'en rendre compte. Tant mieux, elle avait maintenant deux longs mois devant elle…juste pour le plaisir.

Mais oui, dear mother, dès la rentrée je rejoindrai le service international de mon parrain, à la British avec ma cousine Elisabeth à London. Mais à peine raccroché, tout lui paraissait loin : les études à Aix, vissé à un tabouret de la B.U mais aussi London. Really very far away. C'est de toute éternité que son avenir semblait avoir été écrit.

Son goût de la lecture dans le texte des langues étrangères avait poussé ses parents à l'envoyer suivre des années d'étude en France. Docile, elle donnait ce qu'on attendait d'elle. Mais ici, elle pouvait vivre sans aucun rail. Les projets, c'étaient les siens. Le ressort, ce n'était pas la carrière ou le matériel mais bien plus l'odeur du ciel ou le goût du vent, la présence palpable des animaux ou des nuages. Ca lui allait bien.

Ce n'est qu'au dixième appel qu'Elody décida de répondre à sa cousine Elisabeth.

- Ah bon, c'est dans deux semaines déjà.

- Il faut absolument que tu rencontres ton parrain, c'est urgent !

-Oui, on verra … à plus.

Et sans autre explication, Elody raccrocha.

Deux minutes après, elle était auprès de Gaston Masse, le grand-père. Son fils avait réussi au-delà de toute espérance dans le fret international et il était content de l'avoir vu revenir à Lurs chez eux. Mais enfin, sa vie ça n'avait pas été la terre. Lui, même vieux à 85 ans, il ne pouvait s'en passer et il avait compris Elody. Quelque chose se passait entre eux ; elle aussi était amoureuse du beau visage de la Haute Provence , il le sentait.

Demain, c'était jeudi et ils retourneraient une troisième fois au Contadour !

C'est en tournant à droite, après Banon, que le plateau aux hautes herbes prenait toute son étendue semblant courir de Lure au Ventoux.

Ici, on était ailleurs.

Le Contadour était encore une terre d'élevage du mouton. Le troupeau des Ongles était déjà arrivé. Il resterait tout l'été. Elody passait des heures à observer les moutons ; elle aimait leur regard qui broyait de la poésie.

Mais la traite, les soins, tous l'intéressait Et puis, elle s'était fabriquée une sorte de jeux.

Ici, on était au Contadour ! Il fallait respecter les traditions : elle comptait les moutons.

 

Les Martin n'avaient eu que des fils. Cette Elody, cette blonde anglaise de vingt ans, ils voulaient bien qu'elle vienne le plus souvent possible et même qu'elle s'installe ici. Ce serait leur fille, un vrai bonheur. Elody l'avait compris.

-

Really, fantastic, for ever, répétait elle sans cesse.

- Fantastic, reprit, le père Martin, heureux d'utiliser le langage insulaire.

- Fantastic renchérit Amélie en essuyant ses mains mouillées du lait de brebis sur son tablier.

Il en fallait peu ici, dans le Haut Pays, pour rapprocher des vies. Ou plutôt, ça semblait plus simple qu'ailleurs.

Elody l'avait bien compris : sa vie était là entre Lurs et les hauts plateaux. Sans avoir besoin de se parler à elle-même, sa décision, elle l'avait prise depuis longtemps. Ce fut presque un amusement d'envoyer un mail à sa mère et à sa cousine Elisabeth qui la voyait déjà à la direction de British.

Elle tapota :

« Mes études ne sont pas terminées. Il me faut encore de longues années de comptabilité. J'ai trouvé : je compte les moutons au Contadour. »

Signé : Elody du Haut Pays.

Robert Sausse

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