Couleur opale :

- 4800, 4900, 5000 !

Mathias était arrivé à la somme tant espérée.

Depuis la disparition de sa femme, rien n'éveillait plus son intérêt. Ce n'est que lorsqu'il se promenait dans les olivettes qui entouraient la ville qu'il arrivait à retrouver une sorte de sérénité.

C'est surtout la couleur opale des feuilles argentées se mélangeant au ciel qui le ravissait. Ces oliviers et cette couleur, ils les voulaient. Il en avait tellement rêvé avec Marguerite.

- 4800, 4900, 5000 !

C'était bien ça, il avait la somme …

C'était celle que demandait le père Arsène pour céder une olivette, loin là-haut, du coté des Espels !

Sa mère l'avait connu dans sa jeunesse, le père Arsène. C'est pour ça qu'il était arrivé à le convaincre.

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Les 5000 euros, il avait mis 10 ans à les mettre de coté. C'est que sa mercerie-droguerie de la rue Torte, elle était peu fréquentée.

- Une bobine de fil gris et un mètre de gros grain, Melle Luce ?

- Et comment va votre sœur ?

- Elle est bien fatiguée, mon pauvre Mathias.

Cette conversation, elle était banale. Elle durait depuis 35 ans. Mais ça lui plaisait à Mathias d'être enraciné dans ce coin de ville. Pour lui, les dix mètres de la rue Torte fourmillaient de mille détails qui éveillaient constamment sa curiosité. Son intérêt était dans cette attention à ce qui l'entourait. C'avait été pareil pour Marguerite. Il n'observait pas, il vivait les moindres changements, les moindres nouveautés et les moindres couleurs.

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- Eh oui, Michel, la poudre, il faut l'écraser le plus fin possible.

- Et le noir, il devient comme ça ?

- Oui, comme du velours.

- Et ce pot ?

- C'est du bleu de cobalt. Lui, il faut à peine le toucher pour garder toute sa pureté !

C'est toutes les semaines que les deux amis discutaient sur ces couleurs. Ca aidait Michel pour ses peintures. Il multipliait les essais. Il voulait arriver à traduire le beau visage de ses Basses-Alpes. A 22 ans, il avait encore du temps devant lui. En fait, les deux hommes avaient une même passion pour l'art. Du coup, cette olivette, bien à lui, là haut vers le ciel pur, il y amènerait Michel, ça serait comme un atelier de plein air.

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- 4800, 4900, 5000 !

Assis devant son deuxième café au Bar Moderne, Mathias inconsciemment, avait murmuré ces chiffres entre ses dents. Il n'arrivait pas à y croire. Luc Delage, assis à ses cotés, avait entendu. Il resserra le nœud de sa cravate en satin gris, passa sa main sur sa joue droite qu'il trouva bien rasée puis, penchant son buste en avant, c'est tout près de l'oreille de son voisin de table qu'il murmura :

- 5000 euros, c'est bien, on peut faire des choses…surtout, on peut gagner plus !

Luc Delage avait pris sa retraite de commercial depuis un an. Mais, il ne s'y faisait pas. Dès qu'il le pouvait, il voulait donner un conseil, provoquer un placement. Mathias le connaissait de vue. A certains, parait-il, il avait fait gagner des sous. Bien sûr, c'est cette petite olivette qu'il voulait. Mais avec un peu plus ? Peut-être, ça ne serait pas si mal.

Luc Delage sortit de son veston un dépliant. Il suffisait d'aller à la banque et de demander l'achat d'actions Eurotransport. C'était un bénéfice assuré, une plus value d'au moins 1000 euros tomberait dans les trois mois, au début de l'année.

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Mathias perdit rapidement le sommeil. Il ne comprenait pas pourquoi. Toute sa vie, il s'était plu à tenir la mercerie. Maintenant, il vivait dans une petite fièvre : celle de gagner un peu plus pour acheter un peu plus d'oliviers.

Il poussa la porte du Crédit Populaire dès l'ouverture à 8h 30. Il avait décidé de placer son argent.

Céline fut trop contente de trouver ce client. Grâce à ce placement, elle réalisait son objectif commercial. Peut-être, à la fin du mois, elle aurait une nouvelle prime de son responsable, à qui elle décocha un troisième sourire consécutif.

- Mais, Eurotransport, au moins c'est sûr ? parvint à articuler Mathias.

- Mais, bien sur, daigna répondre Céline, tout le monde le sait.

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Mais elle qu'en savait elle ? C'est par la « Provence » que Mathias apprit la nouvelle. « Le cours d'Eurotransport s'effondre. Des milliers de porteurs spoliés ».

Mathias n'en voulut pas au destin mais à lui-même, à sa bêtise d'avoir écouté tous ces conseilleurs intéressés qui ne sont jamais les payeurs.

La droguerie fut fermée. Mathias ne comprenait pas comment, si tranquille pendant 35 ans, il avait, d'un coup, glissé vers cette folie. Mais, c'était juste pour avoir un peu plus d'oliviers, c'est-à-dire de sérénité, rien d'autre. Et puis, il en voulait aussi à cette société et son expression publicitaire qui matraquait l'individu, dans son inconscience, de slogans cupides et vulgaires. Il avait sombré, lui aussi.

Mme Boutet fut la dixième amie de sa mère à venir sonner à la droguerie.

- J'ai trop travaillé, je n'ai plus envie, je ferme.

Mathias se cachait derrière cette réponse.

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C'est en rangeant un petit pot d'émeraude que l'idée vint à Mathias. Ces oliviers qu'il n'avait pu avoir, il pourrait les peindre. Il se remit devant son chevalet du dimanche et essaya de mettre dans ces arbres peints tout l'amour qu'il avait pour la Haute Provence.

Bien sûr, Michel fut là. Il fut étonné que cet autodidacte, cet amoureux des couleurs vendues en droguerie, connaisse toute l'alchimie, le secret des mélanges qui lui permettent de trouver d'instinct le bon ton, la bonne nuance, la bonne couleur.

- Père Mathias, vous me dépassez largement : je n'ai jamais appris tout ça aux Beaux Arts.

Mathias fut touché et encouragé. Il reprit goût à son café du matin au Bar Moderne. Corinne qui appréciait sa réserve et sa discrétion, engagea la conversation et voulut voir la toile que Mathias avait posée par terre. De fil en aiguille, elle lui proposa d'accrocher quelques toiles au café.

- Je trouve que les oliviers avec leurs troncs tout tordus, ils sont tellement vigoureux qu'ils semblent éternels.
Corinne voyait juste. Les clients en parlèrent aux voisins, le succès fut immédiat. Tout le monde eut envie d'avoir un tableau pour lui et on vint régulièrement frapper à la porte de la rue Torte pour commander une toile. Les 5000 euros dilapidés pour Eurotransport furent rapidement reconstitués.

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Mathias prit l'habitude de partager son café matinal avec Michel et Corinne, ses jeunes amis. Deux tables plus loin, Luc Delage dégustait son marc du Garlaban. Il n'avait pas adressé le moindre mot à Mathias depuis deux ans, indifférent au désarroi du droguiste. Mais là, il vit une nouvelle occasion, les tableaux se vendaient bien, il pourrait, sans doute, conseiller une assurance, peut-être ? Il se dirigea vers lui.

- Mon cher ami, mon cher maître. Vos tableaux sont d'une splendeur ! D'ailleurs…

Il ne put rajouter un mot. Mathias lui avait jeté son café en pleine figure.

Robert Sausse

- L'illustration est due à la soeur de l'auteur.

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