Le CHARDONNERET :

Paul savait qu'il aurait déjà du partir.

La fin de l'estive, elle s'était annoncée depuis plus d'un mois. Cette année, le froid avait été précoce. Une nuit, il avait même neigé après un ciel menaçant pendant une semaine.

Les brebis, elles étaient restées là, dans le jas. Pourtant, il y avait cette convention avec la chambre d'agriculture et l'office du tourisme. Tous les samedis, jusqu'à fin septembre, une fourgonnette amenait les touristes au pas de la Graille. De là, ils grimpaient à pied pendant 4 heures pour arriver sur les crêtes de Lure, à la bergerie.

Il y avait un coté sympathique à voir tous ces citadins qui croyaient découvrir la nature de la création. Et puis, c'était un apport pour la ferme, ils repartaient tous avec une tomme au lait cru ou une confiture au lait de brebis.

Pourtant Paul n'était pas à l'aise. Il n'aurait pas du.

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- Au revoir, à l'année prochaine.

- Vous faites un bien beau métier.

- Quelle chance, vous avez !

Paul souriait à tous. Que dire ? C'était vrai et c'était faux.

Tous ces visiteurs ne voyaient qu'un coté de la médaille. Dès le lendemain matin, toutes les brebis étaient rassemblées devant le jas. Il fallait absolument partir avant que le temps ne se dégrade encore.

Paul ne sut jamais comment la chose arriva. Le bélier se mit subitement à courir et tout le troupeau à trembler, comme apeuré par un évènement imprévisible. Maxence, son border-coly, qui était si habile et avait remporté tant de médailles au concours de rassemblement des brebis, ne put rien éviter. Toutes partirent dans une course effrénée, se bousculant l'une l'autre, dans des bêlements aigus et arrivées au bord du ravin, elles sautèrent d'un bloc dans le vide. Paul, ça ne lui était jamais arrivé. Il ne put que regarder 100 mètres plus bas toutes les brebis saccagées sur les rochers.

Il ne pouvait rien, même pas descendre le long des parois pour essayer quelque chose : l'orage était là, menaçant, et c'est lui qui ne pourrait plus remonter. Mais que c'était il passé : la peur du ciel, de l'électricité dans l'air ?

Puis Paul se souvint d'un bruit, d'une sorte de musique stridente : c'était la sonnerie d'un téléphone portable, posé et oublié par un d'en bas, sur la margelle du puits, qui s'était mis à sonner à la diable, d'un coup.

Le bélier s'était affolé. Voilà, pas plus.

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Après une nuit d'angoisse, Paul voulut retourner près du précipice. Ce ne fut pas possible : il avait neigé toute la nuit. Son instinct l'avait averti. Il aurait du partir avec le troupeau et ne pas attendre les touristes. Maintenant, il était bloqué là pour deux mois au moins.

Paul broyait du noir, il n'avait pas écouté les avertissements de la nature, lui, un vieux berger. Par sa faute, ressassait-il, le troupeau était perdu. Sa peine était totale et cela dura. Même la présence de Maxence n'y pouvait rien. D'ailleurs le chien était comme son maître : prostré, sans comprendre l'absence des brebis.

- Jamais, je n'aurais du signer de contrat, jamais ! Murmurait-il entre ses dents.

Lui, si présent à la nature qui lui donnait tout, bien planté sur son bâton de berger comme un arbre qui a mis tant d'années à pousser, il perdait ses branches cassées par sa bêtise. Il décida quand même de tenir le coup pour Maxence, pour son chien. Mais est ce que ça valait vraiment la peine ?

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Paul fut réveillé de son cauchemar par un chant musical de toute beauté. C'était le cri gazouillé du chardonneret en cage. Son bec clair développait des gammes de trilles.

Paul n'aimait que les oiseaux libres mais c'est pour Marie, sa petite cousine, qu'il avait étalé de la colle tout près d'un petit tas de graines de chardons.

Complètement prisonnier, l'oiseau agitait ses ailes noires et jaunes pour essayer de s'envoler. Il n'avait eu qu'à se baisser et à le mettre en cage et n'y pensait plus que pour le nourrir. Mais le lendemain, Paul s'assit devant la cage. Il espérait encore entendre le chant mélodieux. Le chardonneret n'était pas seulement élégant de nom mais aussi de nature. Il fit aussitôt teinter son chant varié pendant plusieurs minutes comme pour répondre à l'attente de son admirateur. Le berger prit goût à son nouveau compagnon. Bien plus, tous les jours, vers midi, au meilleur de la journée, il prit l'habitude d'aérer l'oiseau. Tenant la cage à bout de bras, suivi de Maxence, il faisait le tour du jas vide.

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L'aventure dura tout le mois. Les vives couleurs des plumes égayèrent son esprit tout autant que le chant. Paul retrouva le goût des résolutions.

La neige avait fini par fondre, il fallait repartir dans la vallée acheter d'autres brebis, reprendre la vie. Le soir de ses préparatifs, dans le silence bruyant des grands espaces, Paul réalisa bien des choses.

Le chant d'une touffe de plumes de quelques grammes avait suffi pour capter son émotion et il possédait ce goût de pouvoir se nourrir du plus petit cadeau de l'univers. Il acquit une certitude : rien de ce qu'invente l'homme ne compte vraiment, seule la création du monde dépasse tout.

Robert Sausse

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