Le petit gitan :
D'un brusque revers de son épaisse manche toute froissée par une nuit de sommeil, Joachim se débarrassa de la morve qui lui collait à la lèvre.
On était mercredi.
C'était le jour où la tribu montait d'un coup à Manosque. Le jour du marché, il y avait plus de monde et c'était plus facile aux femmes de lire les lignes de la main.
- Tu as peur des gitanes ? Tu as peur ?
Les hommes, ils ne les voulaient pas dire qu'ils avaient peur. Alors, ils restaient et donnaient une pièce pour la médaille.
- Viens, ma belle, viens. Je vais lire ton avenir.
La belle, soit elle passait dédaigneusement son chemin, soit elle s'arrêtait pour savoir : surtout pour les sentiments…
Mais ce qui intéressait Joachim, c'était la maison de la presse ou plutôt…la colonne de bonbons qui était devant. A sept ans, lire il ne savait pas. Il fallait 1 euro et alors le paquet de bonbons colorés et gélatineux tombait. C'était un régal et, en plus, il y en avait avec une forme d'ours. L'ancêtre, lui, il avait connu ça : un ours, un vrai, au bout d'une chaîne pour montrer aux gadjos.
- Tu feras comme la semaine dernière ?
- La ferme, Tat.
Tatiana, comme d'habitude, avait compris son petit frère : elle ne le quittait pas d'une semelle. La semaine d'avant, il avait donné un grand coup de pied au distributeur et le paquet de bonbons était tombé direct. Il allait recommencer.
Normal.
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- Pour moi, un sou est un sou.
- Et ça fait au moins trois fois que ça arrive. Je l'ai bien repéré avec son foulard rouge, le gosse.
Avant d'aller plus loin, Firmin Flore vida une dernière gorgée de son troisième verre de Pierrevert et jeta du fond de ses orbites enfoncées un regard fureteur autour de lui.
- La petite aussi. Elle a pas du se laver la figure depuis qu'elle est née. Et ses yeux, on dirait du charbon. Ca promet !
- Tu verras, Louis, mercredi, je me laisserai pas faire, t'en fait pas.
Louis haussa les épaules, ce qui l'intéressait, c'était son tiercé. Il avait bien prévu le coup, Firmin Flore. Dès qu'il verrait arriver la troupe aux robes bariolées et au teint mât, il ferait signe à Boris, de la Société de gardiennage qui passerait la journée devant sa devanture.
C'est à ça qu'il avait pensé, Firmin, plusieurs soirs de suite après avoir dégusté son verre de liqueur de thym. Il aimait tout ce qui symbolisait l'ordre. Là, il était servi : un uniforme, un chien de garde. Ca lui coûtait, ça lui coûtait même cher, cette présence d'un gardien. Mais il aurait la satisfaction de pincer ces petits voleurs et de le faire savoir.
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Les enfants gitans, la joie les habitait. Comme d'habitude, ils transformaient tout en fête. Joachim lui ne pensait qu'à une seule chose : aux bonbons à tête d'ours. C'est en tenant la main de Tatiana qu'il déboula place de la mairie. Le gardien aperçut aussitôt les gitans et les gitans le gardien-gadjo. Ils furent tous électrisés, ressentant par avance un affrontement.
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- « Venez, venez et vous verrez la femme à poils toute habillée ! »
C'est le patriarche du cirque Bonnard qui s'égosillait en tirant par une corde « Canaille », l'âne gris. Sa verdine stationnait à coté de la tente du cirque montée à l'entée de la ville, pour trois jours, tout près du silo.
Aussitôt, Joachim sauta sur le dos de l'âne en s'accrochant à sa robuste crinière. Il était passé devant le distributeur de bonbons sans même le voir, sans y penser. Il était ailleurs. Il vivait dans l'instant. C'était bien un fils du vent.
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Robert Sausse