Manosque et les Hospitaliers : ou ordre de St. Jean de Jérusalem (de Rhodes, de Malte).

A cette époque (Haut Moyen âge), tous les pays et contrées européennes voulaient qu'ils soient présents sur leurs territoires. Pour nous, bas-alpins, c'est Géraud II, évêque de Sisteron (de 1110 à 1124), qui les invita à s'installer dans son diocèse, plus particulièrement dans la vallée de Manosque où il leur céda des terres et une église : celle de St. Pierre (Damase d'Arbaud dans un article de 1855 du «Plutarque Provençal »).

Le château de Manosque appartenait aux comtes de Forcalquier ; le comte Guigues leur en fit don. A sa mort, sa famille contesta ce legs ; ainsi lorsque le prieur de St. Gilles, de qui à l'origine dépendait la commanderie de cette ville, se présenta pour en prendre possession, il fut repoussé. Il fallut, qu'au nom du pape Eugène III, l'archevêque d'Embrun intervienne entre les deux partis. Et en, 1168, les différentes donations de Guigues furent acceptés par le comte Bertrand III au cours d'une cérémonie qui se tint à Manosque, en l'église Notre Dame ; le comte Guilhem IV (février 1208) les confirma.

--- Tableau de Denis Valvérane (ses œuvres sont exposées dans la Mairie de Manosque)

On ne peut parler des Hospitaliers sans évoquer leur fondateur : Gérard Tenque. Son patronyme, donc, est St. Gérard Tenque ou Tunc ou tout simplement frère Gérard. Il serait né à Martigues vers 1040 et aurait laissé la vie en Terre Sainte en 1120. Un historien du XVIII°s., Jean- François Raybaud qui fut chapelain de l'ordre, raconta que ce village n'existait pas à l'époque de la naissance du Saint. Il a été dit, aussi, qu'il était languedocien, qu'il serait né à Gap, qu'il aurait vu le jour dans la ville italienne d'Amalfi. C'était un oblat de St. Benoît et il soignait les malades en Palestine, dans un hôpital crée par des gens d'Amalfi. En fait, on ne connaît pas son nom exact, ce patronyme qu'on lui prête serait le fruit d'une erreur de traduction d'un texte latin par Pierre Joseph Haitze (1730-historien, latiniste) comme le démontre Ferdinand de Hellwald en 1885 qui lui-même reprit cette traduction où il était question de « frère Gérard ».

Mais pourquoi Manosque ? Nul ne le sait, on en est réduit aux conjectures, s'agit il d'une sépulture en terre provençale en souvenir de sa naissance dans un lieu détenu par l'ordre ? Manosque devint un lieu important pour les Hospitaliers ; de simple commanderie, la ville devint un baillage.

La dépouille de Tenque fut d'abord transférée à Rhodes et ce ne serait qu'en 1522, lors de la prise de l'île par les Turcs, qu'elle aurait été sécurisée à Manosque. Mais, on a un autre son de cloche : on aurait retrouvé plusieurs textes qui prouve que le corps de Frère Gérard était à Manosque dès la fin du Moyen-âge, notamment en juin 1400, date à laquelle on fit un inventaire des objets qui se trouvaient au palais de la place du Terreau et l'on cite : une chasse dorée enfermant le corps du Bienheureux Guiraud et un bras d'argent contenant des relique du même Saint ( Archives des Bouches du Rhône. Fond des Hospitaliers ). Il est dit qu'au XIII°s., ces reliques étaient portées en procession pour combattre la sécheresse. Des historiens locaux du début du XX°s. ont nié cette présence, d'autres les ont contredits, arguments écrits en tête. Toujours est-il qu'une chapelle leur fut consacrés au château (d'autres l'appellent le « Palais ») des Hospitaliers qu'un comte de Forcalquier leur avait donné en 1149. Au XVII°s., un historien (Joan Colombi- Urbis Manuasoce libri tres -1662) nous en donne la description :

« Ce palais est carré, dit-il ; chacun de ses angles est arrondi par une tour. Il y en a une carrée au milieu de ses faces, à l'exception de celle du Nord. Les unes et les autres sont d'un travail solide, remar­quable par leur élévation et sont agréablement terminés par des créneaux. Il est entouré en entier d'un fort retranchement, qui partant du fond d'un grand fossé, garantissait, avant qu'on le négligeât, son extrémité intérieure ; car, quant à l'extérieure, elle a été détruite par le temps, pour ne rien dire de plus. On y arrive par deux ponts-levis : l'un est sur le fossé où l'on aperçoit le retranchement, l'autre est à la porte du palais. Après l'avoir franchie, on entre dans une cour immense, entourée de toute part d'amples bâtiments qui, dignes par leur élégance et leur majesté du prince qui les a fait élever, sont soutenus par leur propre masse et semblent faits pour être habités par des colons qui seraient uniquement occu­pés du soin de veiller sur la campagne. »

C'est, aux dires de certains historiens, que l'on doit à Jean de Boniface, ancien commandeur de l'Ordre à Marseille, et maintenant bailli de ce même ordre à Manosque (1529) la restauration du château de la place du Terreau et l'arrivée des restes de Tenque. Ce fut un autre bailli de Manosque, François de Puget-Chasteuil (de 1629 à 1634) qui voulut mette des fragments du crâne du Bienheureux dans un reliquaire d'argent (en 1749, des restes de cette tête furent envoyés à Malte). Encore un autre bailli, Jean-Jacques d'Espavès de Lussan-Carbonneau ne trouvant pas ce dernier suffisamment beau, en fit faire un autre en 1675 qui fut sculpté par Pierre Puget.

Il fut épargné par la Révolution mais fut recouvert d'une couche de peinture qui lui épargna la destruction, il en resta des traces très longtemps. Maintenant la mairie possède cette statue ; elle était visible dans la salle des délibérations communales, malheureusement, de nos jours, on ne peut plus la voir. En 1909, elle fut classée aux « Monuments Historiques ».

Au printemps 1728, des députés de Martigues vinrent à Manosque où ils furent très bien reçus pour chercher des reliques du fondateur de l'ordre et les amener dans leur ville ; c'est ainsi que l'humérus du bras droit s'y retrouva.

Tant que le château de Manosque fut debout, on pouvait y voir une chasse en bois doré qui était déposée dans une armoire de la chapelle et à coté un buste en argent repoussé du à Puget. La Révolution l'a rasé et brûlé la chasse.

C'est ainsi que l'on peut voir que Manosque appartint au comté de Forcalquier avant de rentrer dans le giron de l'ordre des Hospitaliers.

LES RELIQUES DE SAINT GÉRARD TENQUE A MANOSQUE


texte tiré des "Annales des Basses- Alpes. Bulletin de la Société scientifique et littéraire des Basses- Alpes"

(Extrait de l'Histoire religieuse et hagiologique du Diocèse de Digne, par M. l'Abbé ANDRIEU, en cours de publication)

Gérard exprima-t-il, sur son lit de mort, le désir que sa dépouille mortelle fût rapportée en Provence? Ce n'est point vraisemblable. Il dut, au contraire, regarder comme une grâce de dormir son dernier sommeil dans une terre sainte par excellence, à côté du sépulcre glorieux du Sauveur, en compagnie des pauvres qu'il avait tant aimés. Dans la suite, à une époque et dans des circonstances inconnues, ses restes furent exhumés et transportés ailleurs. Peut-être les chevaliers de Saint-Jean, ne voulant pas les laisser au milieu des infidèles, les emportèrent-ils avec eux, quand ils furent contraints d'abandonner la ville sainte retombée sous le joug mahométan (1187). Toujours est-il qu'au siècle suivant le corps de Gérard reposait dans la chapelle de la commanderie de Manosque. Les documents suivants en font foi.
En 1283, le commandeur Bérenger Monge règle les distributions qui devront être faites aux Frères, à certains jours de l'année, notamment le jour de la fête du bienheureux Giraud, dont le corps, ainsi qu'il est très manifeste, est conservé dans la chapelle, dans une précieuse châsse d'argent doré, ornée de pierreries (1). Un peu plus de cent ans après, un Frère visiteur, faisant l'inventaire du mobilier du château et de la chapelle, trouva dans celle-ci une châsse dorée renfermant le corps du bienheureux Giraud; de plus, un bras d'argent contenant des reliques du même saint (2). Le conseil de ville, réuni le 16 mai 1427, approuve une dépense faite par le trésorier en faveur des hommes qui avaient porté à la procession la châsse du bienheureux Gérald (3). Enfin, le 26 octobre 1486, les syndics de Manosque sont reçus au palais dans la galerie qui se trouve sous la chapelle de saint Gérald (4).
Le personnage ainsi désigné sous les noms de Giraud et Gérald n'était pas autre que le fondateur des Hospitaliers. Si le laconisme des titres précédents laisse la porte ouverte à quelque doute, d'autres documents et la croyance populaire sont là pour le dissiper. Mais, comme cette conclusion a été niée de nos jours, il est nécessaire d'entrer dans quelques détails pour en montrer le bien fondé. Voyons
donc sur quelles raisons se sont appuyés les adversaires de la tradition manosquine (5).

(1) Archives des Bouches-du-Rhône (Fonds des Hospitaliers, II. 675).
(2) Archives des Bouches-du-Rhône (Fonds des Hospitaliers, II. 635). — Cette pièce est datée du 11 juin 1400.
(3) Archives communales de Manosque. — Cette délibération a été reliée par erreur dans le registre des années 1428 à 1133, ce qui a interversion une intervenir dans la pagination. La feuille qui la contient est foliotée L.
(4) Archives de Manosque. — Registre des délibérations de l'année 1486, page 343, v°.
(5) L'authenticité des reliques du B. Gérard a été contestée par Damase Arbaud, qui exprime ses doutes à la fin d'une notice sur Gérard Tenque publiée dans le Pluturque provençal (I, 227). M. le chanoine Feraud, après avoir suivi l'opinion commune (Histoire de Manosque, p. 467 et suiv.), s'est rallié à celle de l'érudit manosquin dans une étude spéciale intitulée. : Les saintes reliques
de la chapelle du château de Manosque (in-8° de 36 pages, Digne, 1885). Une bonne partie de son travail n'est, au reste, que la reproduction textuelle de celui de son devancier. Nous aurions aimé à voir le docte chanoine embrasser une meilleure cause. " La vérité avant tout et en tout „, écrit-il. Le même amour de la vérité nous oblige de le contredire.

Les anciens titres portent Giraud ou Gérald, et non Gérard; donc, concluent-ils, il ne s'agit pas de Gérard (1). Ce raisonnement pèche par la base. Il repose tout entier, en effet, sur une prémisse qui devait être ainsi formulée : Giraud et Gérard sont deux noms tellements différents qu'ils n'ont jamais été employés l'un pour l'autre. Or, rien de plus faux. Gérard, Gérald, Géraud, Girald ou Giraud sont universellement considérés comme les formes d'un même nom, dont l'emploi a varié avec les auteurs, l'époque ou le pays. Des saints du moyen âge qui ont porté ce nom, il n'en est peut-être pas un seul auquel on n'ait appliqué deux ou trois de ces variantes, comme il est facile de s'en convaincre par la lecture de leur vie. Gérard Tenque n'a pas échappé à cette confusion. « Dans les chartes écrites de son temps, dit Raybaud, il est appelé Geraldus ou Giraudus, c'est-à-dire Géraud, et non point Gérard, comme on l'appelle communément (2). »

(1) Puisqu'on réduit toute la difficulté à une question de nom, il est à propos de faire une rectification à laquelle, sans cela, nous ne nous serions pas arrêté. M. Feraud cite la délibération du 16 mai 1427 comme portant beati Giraudi. c'est Geraldi qu'il faut lire.

(2) Histoire des Grands Prieurs et du Prieuré de Saint-Gilles, ms. dont une copie en deux in-f° existe à la Méjane d'Aix, sous la cote 858 et 858 bis.

En effet, Guillaume de Tyr l'appelle Gérald ; Jacques de Vitry. Gérard ; le pape Pascal II, Géraud. Dans diverses donations faites à l'Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem et à la commauderie de Saint-Martin de Gap, du vivant même du fondateur des Hospitaliers, celui-ci est appelé tantôt Gérald. tantôt Girald (1). La Chronique de Maillezais (Vendée), dont l'auteur était contemporain, mentionne sa mort sous le nom de Giraud (2).

(1) Origine des chevaliers de Malte, par l'abbé P. Guillaume, in-8° de 81 pages,
Paris, 1831.

(2) D'après Pagi (Citien in annales Baronii, ad an. 1120). — A ces témoignages, nous pourrions en ajouter bien d'antres. Mentionnons encore la Chronique de Jean d'Ypres, mort abbé de Saint-Bertin (1383), où notre saint est désigné sous le nom de Gérard. Dans la légende que nous avons signalée plus haut, il est appelé Gerart, Gérart, Guirart, Girant (Mss. français de la fin du XIIIe siècle, Biblioth. nat. de Paris, nos 3 6040 et 13531, d'après M. Delaville le Roulx).

Mais, dit-on, il y avait un moyen facile de prévenir l'équivoque; c'était de déclarer que le B. Giraud était le fondateur des Hospitaliers. D'où vient qu'on ne l'a pas pris ? Comment le Frère Monge et ses successeurs ont-ils pu omettre une circonstance si propre à jeter l'éclat sur la commanderie de Manosque? Un tel silence est inexplicable. Ici, l'objection entre sur le terrain vague des suppositions.
Suivons-la néanmoins. L'explication réclamée n'est, certes, pas difficile à deviner; d'autant moins qu'elle est suggérée par le plus ancien titre, le règlement du commandeur Monge. Si la. qualité de fondateur de l'Hôpital n'a pas été mentionnée, c'est qu'alors elle était connue de tout le inonde, et l'on ne prévoyait pas que le doute dût s'élever un jour. La vérité était manifeste, très manifeste, ut manifestissime dicitur. Avec le temps, l'évidence originelle s'affaiblit: le doute s'éleva dans certains esprits. De là, un motif de préciser. C'est pourquoi nous trouvons, au XVII" siècle, l'indication qui fait défaut dans les siècles précédents (1).

(1) Peut-être voulut-on répondre par là au doute émis dans le procès-verbal de 1613, que, entre parenthèse, nous n'avons pas trouvé dans Raybaud, où M. Feraud dit l'avoir pris. La mention dont il s'agit à fort bien pu aussi ne tenir qu'à la nature d'esprit de celui qui rédigeait l'acte et ne viser en aucune manière les sceptiques.

Pour comprendre les variantes du nom et la désignation tardive de la qualité, il n'est donc pas besoin de recourir, comme on l'a fait, à une supposition gratuite et injurieuse pour les Hospitaliers de Manosque. Non, en insérant dans le procès-verbal de visite de l'an 1629 que les reliques de leur chapelle étaient celles de saint Gérard, chef de leur Ordre, ils n'ont pas voulu flatter la piété et capter la bienveillance de Louis XIII, dont ils espéraient le passage à Manosque. Cette accusation n'a pas trace de fondement, et l'on ne voit pas comment une telle supercherie, inventée sans preuve et dès lors facile à découvrir, aurait pu flatter un monarque non moins éclairé que pieux. Si le visiteur des Hospitaliers avait voulu tromper l'opinion, ce n'est pas lui seulement qui se fût exposé à passer pour un imposteur, mais tous ceux qui assistèrent à la visite et en signèrent le procès-verbal, c'est-à-dire le Père Gardien du couvent de l'Observance et son vicaire, le juge de la ville, les consuls, le notaire royal, etc. Est-il croyable que tous ces témoins se soient prêtés à un tel rôle ? Comprend-on, surtout, un homme qui veut en faire, accroire au public et qui, pour établir sa fraude, s'entoure, comme l'a fait le Frère Vitalis, des personnes les plus intelligentes et les mieux posées de l'endroit? Tant de naïveté n'accompagne pas l'imposture. Ce dignitaire de l'Ordre avait si peu l'intention de substituer le nom de Gérard à celui de Giraud qu'il les emploie indifféremment l'un ou l'autre dans son verbal. N'est-ce pas la meilleure preuve de sa bonne foi (1) ? Non, les Hospitaliers n'ont pas mis à profit la similitude des noms de Giraud, Géraud et Gérard, afin de laisser accroître l'erreur, et la population manosquine n'a pas eu besoin de « protester contre l'erreur accréditée, en conservant toujours au saint honoré dans le château le nom de Giraud ou Géraud (2) ». Toujours dans le but de mieux surprendre l'opinion, les Hospitaliers auraient changé le jour de la fête de saint Gérard et l'auraient fixé au 13 octobre. « On colora (!) ce changement de ce fait que, dans le martyrologe gallican, il est fait mention sous ce jour d'un saint Gérard et d'un saint Gérault (3). »

(1) A la ligne 21e, il écrit: l'église de saint Gérard; à la 29e, ladite église de saint Giraud. L'approbation du chapitre provincial de Saint-Gilles, insérée à la suite, porte Girard. Cela prouve, en outre, qu'au XVIIe siècle, comme au moyen âge, comme de nos jours, le titulaire de la chapelle était diversement nommé. M. Feraud, qui donne in extenso le verbal de Frère Vitalis, a lu partout Gérard. Nous avons fait remarquer qu'ailleurs il avait pris, au contraire, Gérald pour Giraud.

(2) Les saintes reliques, etc., p. 24. Plus haut (p. 4), l'auteur dit que le nom de Giraud, le vrai, selon lui, a été transformé dans le langage vulgaire en celui de Géraud et Gérard.. Donc, d'une part, le vulgaire transforme Giraud en Gérard et, de l'autre, il proteste contre Gérard, pour conserver Giraud. Le moyen de concilier les deux? En réalité, le peuple, aujourd'hui encore, prononce Giraud, non Girau. La forme Gérard semble avoir prévalu dans les actos publics depuis assez longtemps. Quoi qu'en dise M. Feraud, c'est aussi ce nom que portait une rue de la ville (présentement rue Hoche); nous l'affirmons pour l'avoir vu maintes fois,

(3) Les saintes reliques, etc., p. 24.

D'abord, où est la preuve du changement? L'acte du 5 des ides de juillet 1283 et la délibération du 16 mai 1427, cités à l'appui, ne contiennent absolument rien qui autorise à l'affirmer. Et puis, le moyen choisi « pour accréditer l'erreur », c'est-à-dire pour faire croire à la possession des reliques du fondateur des Hospitaliers, n'allait il pas plutôt contre le but qu'on aurait poursuivi ? En adoptant un jour où l'on fêtait des saints de même nom, c'était donner le change à l'opinion et l'exposer à se méprendre sur le saint qu'on voulait mettre en relief. Concluons. La thèse que nous combattons repose sur une pure logomachie, étayée de quelques conjectures gratuites et invraisemblables ; c'est trop peu pour sa solidité. En bonne critique, jusqu'à ce qu'on oppose des preuves positives à des titres positifs, nous sommes fondé à croire que Manosque possédait véritablement les reliques du B. Gérard Tenque (1).

(1) L'italien Bosio ne nous paraît pas jouir de l'autorité qu'on lui a attribuée sur ce sujet. Quelques-uns, dit-il, pensent que le corps du B. Gérard fut porté à Manosque. Les chevaliers provençaux affirment que, toutes les fois que les habitants ont besoin de pluie, ils portent processionnelloment le corps de ce bienheureux et que jamais Dieu n'est resté sourd à leurs prières. D'autres, néanmoins, croient que le corps possédé par les Hospitaliers de cette ville est celui d'un autre Gérard, dont la légende manuscrite m'a été envoyée par le bailli moderne, Guillaume de Vassadel. Qu'il en soit comme on voudra, ajoute-t-il; dans ces choses du temps passé, où l'on ne voit pas clair, le mieux est de laisser la vérité où elle se trouve. Ma, sia come si voglia; nelle cose antiehe, delle quali non s'ha chiara notizia, gli è bene di lasciar la verita a suo luogo „ (Historia della sacra religione e illustrissima militia di s. Giovanni Hierosolimitano, di Giacomo Bosio, terza impressiono, in Venetia, 3 in-f°, 1695. Tome I, p. 57). M. Feraud, lisant entre les lignes, croit que Bosio savait la vérité, mais qu'il n'a pas voulu la dire. Nous pensons, nous, que simplement il n'a pas voulu la chercher, et il en donne naïvement le motif. Bosio est un de ces écrivains qui n'aiment pas à se mettre aux prises avec les difficultés. Il est heureux de rencontrer la vérité sur son chemin ; que si elle ne se présente pas, il ne se met point en peine de la chercher. Alors mieux vaut, pour parler comme lui, la laisser où elle est. Déjà il avait suivi ce principe commode à propos de la nationalité de Gérard. " Les uns, dit-il, le font Français ; les autres, Italien, Io, pour moi, lascio la verita a suo luogo. (Op. cit., p. 54). Comment faire fond sur un historien d'humeur si facile? Peut-on, surtout, arguer de son silence? On serait plutôt fondé à croire que la légende envoyée de Manosque n'avait pas, à ses yeux, grande valeur, puisqu'il n'en a pas fait plus de cas. Au reste, si le bailli de Vassadel a réellement eu des doutes sur l'identité des reliques, telle n'était pas la commune opinion des chevaliers provençaux, comme on le voit par le texte même de Bosio.

Passons maintenant à une question d'ordre secondaire. Quelle était l'importance de ces reliques ? Les Hospitaliers de Manosque possédaient-ils, avant le XVIe siècle, tout le corps de saint Gérard ou seulement une partie ? Les documents de l'époque nous apprennent, sans plus de détails, que la châsse contenait le corps du bienheureux. Cette indication, qui semble claire à première vue, peut signifier aussi bien une partie du corps que le corps tout entier. Ne sait-on pas avec quelle facilité, au moyen âge, les possesseurs de reliques inscrivaient sur leurs reliquaires : Ici repose le corps de ? Il leur suffisait, pour cela, d'avoir une portion plus ou moins insigne de la dépouille mortelle du saint. La partie était fréquemment prise pour le tout; figure de langage que favorisait la rivalité des églises, saintement jalouses de cette sorte de richesses. Inutile d'insister sur un fait bien connu en hagiographie (1).

(1) M. Feraud, citant l'acte de 1283, traduit néanmoins corpus par le corps TOUT ENTIER! C'est moins une traduction qu'une amplification abusive

C'est pourquoi nous ne sentons aucune répugnance à suivre les auteurs qui ont écrit que Jean de Boniface, nommé bailli de Manosque en 1529, apporta dans cette ville le corps de saint Gérard, lors de sa prise de possession (1536). Il n'y a pas là de contradiction avec ce que nous avons dit précédemment. Nos adversaires rejettent cette translation par une étrange exagération de leur thèse. Non contents de soutenir que les premières reliques n'étaient pas celles de Gérard Tenque, ils nient sans examen que celles-ci aient été apportées plus tard. C'est montrer une grande légèreté, sinon un parti pris. Si nous ne nous trompons, Columbi a été le premier à parler de cette translation (1). Il ne donne, à la vérité, ni preuves, ni détails.

(1) Bonifacius in eam induxit corpus beati Gerardi, c'est-à-dire : Boniface y déposa (dans la chapelle du palais) le corps du bienheureux Gérard (Manuascoe, lib. III, p. 305. — Édition in-12, Lyon, 1662). Les autres auteurs sont : de Haitze, Achard. le P. Barrière (Histoire manuscrite de Manosque), de Villeneuve-Bargemon, etc. Bosio, qui écrivait avant Columbi, avait signalé la présence du corps de Gérard à Manosque, mais sans dire comment il y avait été apporté

Mais, en bonne règle, est-on fondé à réclamer la preuve de la part d'un écrivain sérieux qui était presque contemporain de l'événement qu'il rapporte ? La critique historique n'est pas à ce point exigeante. Au surplus, la preuve existe, et nous la tirons du procès-verbal que le Frère Philippe Vitalis dressa à Manosque en 1629, à la suite de sa visite officielle. Le délégué du grand prieur de Saint-Gilles, en présence des notables de la ville, fit ouvrir le coffre où étaient renfermées les reliques, et l'on y trouva :
» Premièrement le crane sive (ou) teste dudict bienheureux saint Gerard ;
» Los du bras avec laultre petit os ;
» Les deux os des jambes et cuises se tenant ensamble par moyen de la cher (sic) et peau de laquelle se, treuvent encores revestus, lesquels os des cuises sont de deux pans et demy de long le chascung;
» Plus unze os appelles les vertebes, quy sont nus (noeuds) du long de leschine, quy se tiennent ensamble par le moyen de la cher et peau desquels sont encores revestus ;
» Aussy y a plusieurs costes separées ;
" Encores toute lesterne (le sternum ?) separee en deux pieces, y estant toute la cher musculuze quy est proprement
la peau et cher du devant de lestoumac et vautre ;
" Plus los sacrum dict lestoumac revestu de peau ;
» Les deux os des illes resvetus de la cher et peau ;
» Le tout avec une odeur nompareille, envelloupes d'ung linge blanc, aussy blanc et entier comme sy on le luy avoyt mis cejourd'huy.
» Plus avons trouvé dans ledict coffre ung bras dargent y ayant de relliques dedans sans escriteau ni cryslailh.
» Et finablement avons trouvé dans ledict coffre ung aultre petit coffret à la mosaïque, y ayant dans icellui plusieurs reliques.... » (1).Nous retrouvons donc, au XVIIe siècle, les anciennes reliques. C'est le bras d'argent porté dans l'inventaire de l'an 1400. C'est le coffret « à la mosaïque », c'est-à-dire la châsse d'argent, dont les parois, incrustées d'une multitude de pierres précieuses (2), ressemblaient à une mosaïque. Ces deux reliquaires, le verbal le constate, contenaient leurs reliques. Nulle autre relique insigne n'avait été signalée avant le XVIe siècle. Or, que trouvons-nous de plus maintenant ? Un corps momifié, avec presque tous ses ossements. D'où vient ce corps? Ceux qui nient la translation opérée par Boniface auraient dû se le demander; y ont-ils seulement pris garde (3)?

(1) Archives des Bouches-du-Rhône, H. 675. — Pièce originale.

(2) Cum multis lapidibus pretiosis (Acte du 11 juillet 1283).

(3) D. Arbaud écrit : Ce verbal (celui de Frère Vitalis) contient une description détaillée de ces reliques, qui prouve leur identité avec celles du temps de Monachi (Monge). „ (Op. cit., p. 240, note.) Si ces paroles signifient que les anciennes reliques avaient été conservées, rien de plus vrai. Mais si l'auteur a voulu dire qu'il n'y en avait pas de nouvelles, il s'est évidemment trompé. Il a été plus heureux en reconnaissant dans le coffret à la mosaïque. l'ancienne châsse de vermeil. M. Feraud croit qu'elle avait disparu, sans doute parce qu'il ne l'a pas rencontrée sous sa désignation première.

Pour nous, la présence de ce corps est une preuve matérielle de l'assertion de Columbi. Ce n'est pas tout. Deux circonstances viennent corroborer ce que nous avons dit jusqu'à présent. Il est à remarquer que l'inventaire précédent mentionne les os des deux jambes et parle seulement d'un bras. L'explication de cette particularité saute aux yeux. L'autre bras avait été détaché depuis longtemps; une partie se trouvait dans le reliquaire en forme de bras. La châsse contenait le reste avec d'autres ossements. Cette concordance est frappante. En voici une autre. Jean de Boniface déposa le corps du bienheureux dans un coffre de bois décoré. Il y plaça également le bra d'argent avec la châsse ou coffret, et enferma le tout dans une armoire au haut de laquelle il fit mettre ces mots : Hic jacent omnia ossa beati Gherardi « Ici reposent tous les ossements du bienheureux Gérard ». Tous; cette fois, le mot y est, et à bon droit. Le bailli Jean de Flotte la Bâtie-Monsaléon fit faire, à l'occasion de sa prise de possession (29 janvier 1656), un inventaire où nous lisons : « Tout le corps dudit saint Gérard est dans un grand, armoire bien fermé d'une porte d'un bon gril de fer, et quasi tout le corps dudit saint est dans une caisse au devant de laquelle sont les armes de Illustre Mgr le Grand Maître, et des autres côtés les armes de Boniface jadis baillif ; les clefs de laquelle ledit messire Laurens nous a dit avoir été retirées par MM. de la Religion, en Arles, pour les fermer dans les archives (1).

(1) Les clefs étaient confiées avant 1029 aux Pères Observantins, de Manosque. Philippe Vitalis les retira de leurs mains.

De plus, partie du vaintebre (vertèbre ?) et quelque autre pièce de reliques est dans une grande teste et moitié de corps relevé, où sont les armes de Puget (1). Il y a de plus un bras d'argent, où il y a un doigt dudit saint (2). » Cette pièce, est d'accord avec la précédente, sauf sur un point. La châsse ou coffret ne paraît plus, mais à sa place nous voyons un buste en argent de saint Gérard. Il est plus que probable que la vieille châsse avait fourni la matière nécessaire pour confectionner le nouveau reliquaire. Le bailli de Lussan-Carbonneau (3), ne trouvant pas celui-ci assez beau, en commanda un beaucoup plus considérable au Puget, le célèbre sculpteur marseillais.

(1) Jean-François de Puget-Chasteuil, bailli de 1625 à 1634. C'est lui qui avait fait faire le buste dont il est ici question.

(2) Archives communales de Manosque, K a. 15.

(3) Ce bailli prit possession le 17 février 4674. et mourut l'année suivante.

Pendant la tourmente révolutionnaire, le buste, réquisitionné, fut jeté au creuset. Une supercherie louable parvint, toutefois, à sauver la tète. Aujourd'hui, on peut encore admirer l'oeuvre du grand artiste : elle est conservée à l'hôtel de ville, dans la salle du conseil. On a eu la malheureuse idée de la couvrir d'une ignoble couche de peinture. Il faut regretter davantage la perte des reliques. Brûlées et jetées au vent pendant la Révolution, à peine si une pieuse main put en recueillir quelques parcelles. Après le rétablissement du culte, elles furent confiées à l'abbé Pascalis, curé de Saint-Sauveur, qui les déposa dans le tombeau du maître-autel de son église. Ces reliques furent reconnues, lorsque en 1841 on changea la disposition du choeur et qu'on avança l'autel sur le devant de l'abside. Il paraît qu'on ne les remit pas à leur place; car, en 1873, l'autel ayant été de nouveau déplacé, on les a vainement cherchées dans le tombeau ; on ne les a plus retrouvées. M. l'abbé Bousquet, curé de Notre-Dame, nous a montré une relique de saint Gérard, avec un certificat d'authenticité
signé par M. Sauteiron, vicaire général de Mgr Lafitau.

FIN DE L'ARTICLE


 

Jean-Paul Audibert

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