La pierre écrite à SISTERON : une inscription romaine mystérieuse.
Il est classique de dire que Sisteron est une porte de séparation entre la Provence et le Dauphiné. L'impression visuelle est nette : la Durance s'infiltre entre l'escarpement de la vieille ville surmontée d'une citadelle et un imposant rocher dont les strates verticales finissent dans la rivière. Mais c'est en quittant la ville, en direction de St Geniez que ce sentiment se fortifie !
Le col semble transformer les collines en alpages et la route qui longe le Riou du Jabron hausse ses lacets vers des sites d'altitude et de solitude. Au bout d'une dizaine de kilomètres, le relief devient tourmenté ; on pénètre alors dans une gorge étroite. Sur la gauche de la paroi un gros bloc se détache : c'est la pierre écrite.
Une inscription latine de plusieurs lignes en gros caractères gravée nous parle de Dardanus, dignitaire de l'empire romain, et de Theopolis (la cité de dieu).
Ici en pleine montagne solitaire, sans aucun environnement archéologique, c'est l'étonnement qui l'emporte. Nous côtoyons d'emblée, entre sabre et goupillon, les grands thèmes de la condition humaine.
Données historiques
L'inscription rupestre énumère les titres de Dardanus. Parmi eux, il y avait notamment une importante charge d'état : celle de préfet du prétoire des Gaules. Son nom, gravé dans la pierre, est de suite suivi de la mention « vir illustris » qui le place au sommet de l'aristocratie.
Les historiens nous relatent un épisode fameux de la vie de Dardanus.
Nous sommes à l'époque du déclin de l'empire romain qui se trouve assailli par la poussée des barbares envahissant la Gaule. Devant ces dangers et les craquements de l'empire apparaissent des personnages qui veulent prétendre au pouvoir impérial. Parmi eux, un Gallo-Romain, Jovin, prend le pouvoir avec ses partisans et s'installe à Trèves.
Nous sommes sous le règne d'Honorius, vers 410, et l'empereur défend son siège.
C'est Dardanus qui va traquer l'usurpateur et ses acolytes. Capturé, Jovin sera remis à Dardanus qui l'exécutera de ses propres mains. Dans l'exercice de ses fonctions, le préfet des Gaules nous apparaît sous un jour brutal. Au service de son empereur, il n'hésite pas à tuer un captif. C'est que nous sommes dans une période de troubles et de guerre. L'empire s'effondre et les invasions continuent.
En 410, Rome sera mise à sac par Alaric.
Données Bas Alpines
Mais ici dans le défilé de la Pierre Ecrite (la « Clusa Cardaonis » du XI ème siècle) nous sommes bien loin, en pleine montagne, du théâtre des opérations barbares. Et pourtant c'est ici-nous dit la Pierre Ecrite que Claudius Postumus Dardanus se serait retiré pour créer son propre domaine (in agro proprio) un lieu du nom de THEOPOLIS (la cité de Dieu).
Et Dardanus de fournir une voie d'accès à son domaine en taillant les flancs de la montagne. Un paysage alpin qui, sans doute, faisait suite à la Via Domitia qui longeait la Durance avant de suivre le cours du Riou du Jabron.
Le nom donné au domaine : THEPOLIS, décuple notre curiosité. C'est, en effet, une forme hellénisée du titre de l'ouvrage de St. Augustin « de civitate dei » (la cité de Dieu) commencé en 413. De fait, notre homme, replié dans les solitudes montagneuses des environs de Sisteron était en correspondance avec les grands docteurs de l'église catholique.
Données épistolaires
Si nous n'avons pas de vestiges archéologiques pour cerner les frontières de la Cité-Dieu , nous savons que Dardanus a eu une correspondance épistolaire avec St. Augustin et St. Jérôme.
Retiré des fracas de l'empire romain et de ses lourdes charges, éloigné du chaos des invasions barbares, c'est peu après sa conversion au christianisme qu'il aurait trouvé dans l'isolement des montagnes sisteronnaises toutes les conditions d'une vie de recueillement.
En tout cas, c'est bien St. Augustin, le théoricien de l'Eglise, évêque d'Hippone pendant 30 ans qui écrit à Dardanus. Des questions de théologie trouvent une réponse par un épître, véritable traité religieux qui passera à la postérité. St. Augustin s'adresse alors à son correspondant en l'appelant « frater dilectissimus » (frère très cher). St. Jérôme, lui aussi, dans son monastère de Bethléem s'adressera à travers lui à « l'homme érudit par excellence ».
On reste stupéfait qu'un homme si peu connu de l'histoire romaine ait trouvé un tel écho auprès des saints hommes. Peut on penser que la circulation des idées et des rapports spirituels devançaient tous les moyens modernes d'échanges intellectuels ?
En tous cas, Dardanus et St. Augustin correspondent et c'est le titre de l'ouvrage de l'évêque d'Hippone qui est gravé sur un rocher bas-alpins.
Données réalistes
Une fois passé un juste étonnement et les questions-réponses qui en découlent, peut-on en savoir davantage sur ce lieu qui excite l'imaginaire ?
Si le terme de Cité de Dieu nous ébloui, comment imaginer une cité dans ces rudes solitudes alpines éloignées de toutes les voies de communication ? En fait, l'inscription ne parle que de « locus », de lieu, d'une terre que ce haut fonctionnaire tenait vraisemblablement de Neva Gallia son épouse, gallo-romaine.
A l'instar de ces anachorètes qui se contentaient d'un creux de rocher pour affirmer une vie de prière (voir Carluc), Dardanus a pu créer une petite communauté dans l'isolement et le calme des montagnes bas-alpines pour former un centre de prière ou de recueillement. En tous cas, c'est bien de questions religieuses que, à cette époque, il s'entretient avec les pères de l'Eglise.
Et la Pierre Ecrite témoigne de cette fondation qu'il s'agisse d'une petite communauté ou plus simplement d'un domaine terrien à vocation agricole. Dardanus , converti, renforce ici sa vie spirituelle tout en gardant et en favorisant l'accueil.
Le choix de ces montagnes est un choix de recul et d'ascétisme. Il suffit de regarder autour de soi. Mais ici, il est aussi loin de ses anciennes fonctions et des barbares qui envahissent la Gaule. Rappelons aussi que dans le Bas-Empire romain on utilise volontiers des formules emphatiques et les titres de Dardanus (gouverneur, maître des requêtes, questeur du palais impérial) sont étalés dès le début de l'inscription. Quant à la route « ouverte dans le roc », il a, sans doute, suffit de rendre viable un accès déjà existant vers le domaine.
Concernant la localisation exacte de Théopolis, aucune donnée archéologique tangible n'est apparue mais les grands espaces sont nombreux jusqu'aux cirques rocheux qui entourent St. Geniez.
Données imaginatives
Aujourd'hui, la route qui mène à St. Geniez et à Authon porte le nom de route du temps, celui des temps géologiques de cette région fossilifère. Coïncidence surprenante, St. Augustin a été le premier à s'interroger sur la notion de temps…
Ici, en Haute Provence, l'aventure est bien au bout du chemin.
Bibliographie : - Provence Romane, II, éd. Zodiaque, 1977.
- Monuments méconnus, H.P. Eydoux, L.A.P., 1980.
Robert Sausse