Etudes sur la Révolution dans les Basses Alpes

La Formation de la Société Populaire de Sisteron

par

C. CAUVIN

Annales des Basses-Alpes :
bulletin de la Société scientifique et littéraire des Basses-Alpes 1901-1902

De nombreuses études publiées dans les différentes revues historiques, notamment dans la Revue de la Révolution française, se sont appliquées à déterminer le rôle des sociétés populaires et ont fait justice des idées fausses, répandues à plaisir, sans preuves à l'appui, sur les membres des sociétés ou clubistes. Trop souvent, ils ont été représentés comme des énergumènes, poussant aux mesures violentes, prêts à verser le sang pour le moindre motif, alors que, le plus souvent, ils ont été les premiers à recommander le calme, le respect à la loi, l'obéissance aux autorités, l'union, la concorde. Il suffit, pour s'en rendre compte, de parcourir les registres des sociétés classés dans nos archives départementales. Si, après la période des sections, alors que les patriotes ont été poursuivis, pourchassés, alors que les Anglais se sont établis à Toulon, les clubistes deviennent violents, exaspérés, faut-il leur attribuer le caractère sanguinaire que prend la lutte ? Ne faut-il pas plutôt en faire remonter la cause aux manoeuvres de leurs adversaires, qui ont oublié trop souvent qu'ils devaient être Français avant tout, qui ont eu, les premiers, recours à la violence ?
C'est ce qui ressortira, je crois, de ce travail sur la formation de la société populaire de Sisteron. Rappelons brièvement que les mots club ou société populaire ont été employés comme synonymes. Le terme de club avait été introduit par un courant d'anglomanie et s'était appliqué aux cercles, aux salons, plusieurs années avant la Révolution. La réunion formée par les députés bretons fut la première société politique qui se constitua au moment où se réunissait l'Assemblée nationale ; ce fut plus tard le club des Jacobins. D'autres sociétés analogues ne tardèrent pas à se fonder, et, en avril 1791, au moment où, pour la première fois, il est question d'établir un club à Sisteron, de nombreuses sociétés existent déjà à Paris et dans les départements.
Dans les Basses-Alpes, les amis de la Constitution ou les antipolitiques, c'est le nom qu'ont adopté en général les membres des sociétés à cette époque, sont peu nombreux, et aucun club n'est affilié aux antipolitiques d'Aix, pourtant si influents alors. Quelques rares sociétés sont éparses dans le département. Celle de Mane est formée dès le mois d'août 1790. Plus tard, sont constituées celles de Quinson, Riez, Sainte-Tulle, Digne (1).

(1) Seule, celle de Sainte-Tulle sera presque affiliée aux Jacobins, le 22 juin 1791.

II est, d'ailleurs, très difficile de connaîtrepar le détail la vie de ces sociétés, qui, d'après le témoignage de Barras et de Fréron, couvraient, en 1793, le département des Basses-Alpes. Soixante-dix clubs.existaient alors, tous correspondant entre eux. C'est là une lacune regrettable, car leurs registres nous permettraient de connaître de très près les idées politiques et les moeurs du peuple à cette époque. Mais ils devaient rappeler sans doute trop de souvenirs redoutables, pour que, témoins souvent gênants d'un passé trop révolutionnaire, ils n'aient pas disparu sous l'empire et les régimes qui lui ont succédé,
Dans les archives départementales, cinq ou six registres représentent seuls le fonds des sociétés populaires. Que sont devenus ceux du club de Sisteron ? Aucun d'eux ne nous est parvenu ; tout au plus pouvons-nous reconstituer leur destinée, grâce aux déclarations consignées par le comité de surveillance de cette ville. C'est ainsi que la veille du jour où les sections furent créées, les chefs du mouvement fédéraliste « descendirent aux archives et prirent les papiers qu'ils voulurent ». Pendant le règne des sections, les papiers du club furent en grande partie brûlés. Plusieurs survécurent « au brûlement », et en l'an III « l'orateur ordinaire de la société montagnarde de Sisteron avait encore plusieurs registres chez lui ».
Pour suppléer à cette absence de sources directes, il faut se livrer à des recherches longues et minutieuses dans les séries L 1, L 2, L 4 des archives. Les fonds communaux sont certainement plus riches en renseignements ; mais, parmi ceux que nous avons pu consulter, que de lacunes ! Heureusement, en ce qui concerne la société de Sisteron, les archives communales renferment le procès-verbal de la première tentative, en avril1791. Mais, s'il est très long, il est en revanche fort vague et n'est qu'un plaidoyer, peu habile d'ailleurs, en faveur de la conduite de la municipalité. Les renseignements qu'il fournit pourront être, il est vrai, complétés et éclaircis par un mémoire attribué à Noël-Paul Hodoul, qui fut mêlé à tous les événements de la Révolution à Sisteron et fut un des chefs du mouvement fédéraliste. Il nous en a laissé un récit fort vivant, mais suspect et malheureusement incomplet. Grâce à cet ensemble de documents, il nous sera possible de reconstituer en partie les conditions dans lesquelles fut tenté l'établissement du club. Nous pourrons ainsi connaître les résistances acharnées que rencontra cet établissement et les influences qui présidèrent à sa naissance.
Il fallut en effet, pour venir à bout de ces résistances, une intervention énergique des commissaires de la société patriotique de Marseille. C'est seulement au moment où les Marseillais se seront mis résolument à la tête du mouvement démocratique que la formation du club sera possible à Sisteron. Depuis la Révolution surtout, la ville de Marseille n'a pas tardé à prendre une influence considérable dans nos Alpes. C'est la ville lumière vers laquelle se tournent tous les regards. « Les Basses-Alpes sont dominées par Marseille », écrivent, en 1793, les représentants en mission au Comité de salut public. « Imitons les braves Marseillais, dit le 29 janvier 1793, la municipalitéde Digne, dans une adresse aux citoyens ; correspondons intimement avec eux;.c'est le foyer dont les émanations doivent échauffer les coeurs patriotes. » C'est à « Messieurs du club, de Marseille » que le procureur général syndic demande l'approbation de ses actes. De son côté, Noël-Paul Hodoul, dans son mémoire, remarque avec quelque tristesse que « Marseille a toujours été, en bien, comme en mal, le boute-en-train de la Provence ».
Discrète d'abord en 1791, cette influence de Marseille s'exercera plus ouvertement, avec brutalité même, en 1792 et 1793. Mais si les Marseillais eurent à intervenir, c'est que l'opposition contre le club prit un caractère de violence qu'on ne retrouve pas dans un autre coin de nos Alpes. Si le procureur général syndic et les administrateurs du directoire, tout en déplorant la publicité donnée aux dénonciations par les sociétés, leur sont cependant favorables, parce que la loi est pour elles, les municipalités leur sont nettement hostiles. C'est qu'il ne s'est pas produit dans les Basses-Alpes ce mouvement communal à peu près général dans le reste de la France, qui a pour résultat de porter insensiblement au pouvoir le parti démocratique (1).

(1) Ou du moins dans les petites localités seulement les paysans sont à la tête de la municipalité

C'est la bourgoisie qui occupe toutes les fonctions; c'est elle qui a profité du nouveau régime. Faut-il s'étonner si, dans un pays où le peuple est peu instruit, les hommes de loi, fortement armés dès le début de la Révolution, habitués aux affaires, possesseurs des meilleurs biens, sont hostiles à la formation d'un quatrième État. Grâce à la Révolution, ils espèrent se substituer aux nobles, au clergé, « dont la hauteur insultante les irritait (1) ».

(1) Mémoire Hodoul.

Mais il faut, pour cela, qu'elle ne les entraîne pas trop loin. « L'amélioration des finances, la réforme des grands abus, voilà quels étaient nos voeux et nos projets », dit Hodoul. Aussi voient-ils avec méfiance ces créations de sociétés, dont l'influence anéantirait peut-être celle de la municipalité et qui ne craindraient pas de surveiller étroitement les autorités. Voilà pourquoi, à Riez, si quelques habitants veulent établir un club, la municipalité attend un ordre formel du département pour autoriser cette création (21 mars 1791). A Entrevaux, le département doit, " tout en applaudissant au zèle de la municipalité", lui rappeler « que les citoyens ont le droit de s'assembler paisiblement (1) ».

(1) Archives départementales, L I, 142.

A Sisteron, les promoteurs de l'entreprise vont se heurter à une opposition encore moins déguisée et plus violente. Il n'est pourtant pas de localité dans les Basses-Alpes, où la Révolution ait été accueillie avec plus de joie par la classe bourgeoise. Tous ont largement profité du nouveau régime ; leur patriotisme local exulte des avantages que Sisteron a obtenus. Tandis que tant d'autres centres bas-alpins chefs-lieu de viguerie, Seyne, Moustiers, Colmars, Annot..., se sont vus dépouiller de leurs prérogatives, la ville de Sisteron a joué un rôle important, si bien que l'ambition de ses bourgeois est allée croissant. La municipalité n'a-t-elle pas rêvé un moment de faire de Sisteron le chef-lieu des deux départements des Hautes et des Basses-Alpes.
Lors des élections aux Etats généraux, sur huit députés envoyés par la sénéchaussée de Forcalquier, Sisteron en avait eu quatre. « Aussi crut-on avoir remporté une grande victoire; tous les électeurs du ressort de Sisteron se parèrent d'une branche de laurier. » Cependant l'Assemblée nationale s'est réunie; l'ancien régime s'écroule ; la bourgeoisie y perd bien quelques privilèges, mais que de compensations ! Que de places nouvelles, pour les hommes de loi, avocats, procureurs, notaires. Vienne la vente des biens nationaux, tous se disposent à acheter. C'est la possession de la terre qui, surtout en Provence, donne la considération et achemine vers le pouvoir.
Mais ici la classe bourgeoise se heurte, aux paysans. Si les questions politiques intéressent peu ces derniers, s'ils ont vu s'établir sans protester le régime censitaire qui éloigne beaucoup d'entre eux de la vie politique, ils s'émeuvent dès qu'il s'agit de cette terre qu'ils ont si longtemps cultivée pour les autres, qui forme pour le moment tout leur horizon, où toutes leurs pensées se matérialisent et sur laquelle ils peinent depuis tant de générations. Les petites rivalités cessent; tous s'unissent, se coalisent ; si des étrangers veulent concourir à l'adjudication des biens nationaux, ils deviennent furieux, recourent à la violence. Cette terre doit leur revenir: ils l'achèteront, sortiront pour cela leurs minces économies. C'est à eux qu'il appartient de la féconder de leurs sueurs. Mais avec quelle docilité ils se laissent mener, lorsqu'il s'agit de toute autre question ! Comme ils ignorent leurs intérêts les plus immédiats ! Comme les bourgeois les dirigent à leur gré, les ont dans la main ! L'un d'eux se vantait de les conduire par le bout du nez. Nous allons voir qu'il n'exagérait pas. Mais ce qui est vrai en 1791, le sera-t-il en 1793? Plus d'un fera la triste expérience du contraire.
D'ailleurs, il est facile d'alarmer ces malheureux, qui ne lisent rien, ne connaissent ce qui se passe en France que par ceux qui ont intérêt à transformer les événements. Or, la situation paraît mauvaise. Le blé est rare et cher; les récoltes sont insuffisantes. Les prêtres du district, sauf le curé, de Bevons, ont prêté serment à la Constitution civile du clergé, mais les écrits de l'évêque de Sisteron commencent à se répandre. En mars 1791, des libellés circulent qui attaquent la constitution.
La confusion est grande. Les populations sont hantées par la crainte d'une invasion, troublées par les menaces des émigrés ; partout des troubles éclatent à l'occasion de la levée de la milice, de l'élection des juges de paix, de l'établissement des impôts. Comme il sera facile de soulever ces paysans contre ceux qui viendront leur parler d'innovations ! Comme on saura mettre en jeu tout ce qui peut les exciter, les lancer contre « ces enragés » qui veulent créer un club ! Mais à Sisteron, comme ailleurs, c'est dans le sein de cette bourgeoisie si frondeuse d'abord, si conservatrice ensuite, que prendra naissance le parti démocratique. Des froissements se produiront ; deux partis se formeront. C'est l'un d'eux qui. donnera le signal de la marche en avant. Dès le début de la Révolution, cette rupture peut se prévoir ; l'union n'a pas été longue.
Depuis que les Etats de Provence ont été rétablis, le pays semble renaître à la vie politique. Un cercle est même fondé à Sisteron, en 1788. « Les individus du premier Etat se, réunissent chez Jean-Pierre Imbert (1)» On y lit les journaux, on y discute les affaires relative sà la Provence, on y délibère même des discours qui seront prononcés dans les assemblées générales de la communauté. Mais, bientôt, une scission se produit. Le cercle établi chez Imbert se transporte chez d'Eyraud, avocat du roi, et dévient le cercle aristocratique qui s'intitule modestement : « le Cercle des honnêtes gens (2). » Joseph-Marie Vincent (3) et Jean-Pierre Imbert en ont été rejetés. Ils forment un nouveau club chez Vincent. « Les deux partis se prononçaient alors parfaitement (4). »

(1) Mémoire Hodoul.

(2) Mémoire Hodoul. — Archives départementales, L 2, 3, 8.

(3) Assassiné le 8 prairial an III.

(4) Mémoire Hodoul.

Ils furent aux prises au sujet de l'élection de la municipalité, des juges du tribunal, du juge de paix. Vincent réussit à être nommé procureur de la commune ; mais, en définitive,.le parti des « modérés » l'emporta. La lutte s'exaspère, lors de la constitution civile du clergé ; l'évêque Bovet est resté à Sisteron. On réclame une
instruction contre lui. La procédure prise par Hodoul ne produit rien. C'est ce qui détermine, dit Hodoul, « les meneurs, les enragés, à établir un club. Le cercle Vincent devait en être le noyau ».
Le 16 avril 1791, au moment où « tous les corps adminisnistratifs que la ville de Sisteron a dans son sein » étaient réunis dans la salle de l'hôtel de ville, prêts à partir pour l'église paroissiale, afin d'assister à une messe de requiem qui devait être chantée pour le repos de l'âme de Mirabeau, Bonnard fils, soldat de la garde nationale, se leva et, « après avoir jette quelques fleurs sur la tombe du Démosthène françois », fit l'éloge des sociétés des amis de la constitution et proposa « un plan d'association patriotique auquel nombre de citoyens se sont empressés de souscrire». Une liste est présentée au corps municipal ; elle contient les signatures des membres du directoire du district (1) « et de plusieurs citoyens recommandables par leur patriotisme ».

(1) Ces membres sont Vincent, Borely, Hodoul et Roche, Réguis, proc. syndic. — L 2, 5, 7.

Chaque membre du corps municipal crut devoir concourir à cet établissement, qui paraissait n'annoncer qu'un plus grand bonheur pour les habitants de cette ville.
Cependant le maire, Jean-Baptiste Plauche, avocat, « jeune homme probe et honnête, n'ayant jamais connu que la partie du bon ordre et de la justice », crut devoir s'abstenir. A quels mobiles a-t-il obéi? Dans le procès-verbal écrit le lendemain de l'échec de cette tentative, il déclare que, « s'il eût voulu faire des prosedtiiles, sans doute, sa signature sur la première liste eût produit cet effet, et que, voyant le peu d'empressement de ses concitoyens à se ranger de cette société et prévoyant qu'elle pourrait être désapprouvée, il doit s'applaudir d'avoir gardé la neutralité ». Faut-il croire ce qu'il avance ainsi? Il est plus que probable que ses sympathies allaient aux « modérés », dont il connaissait les projets. Il ne pouvait que se réjouir de l'échec de ses adversaires politiques: Vincent, élu procureur de la commune en 1790, malgré l'opposition « des modérés », et « le fameux Breissand », alors procureur de la commune, qui était en désaccord avec lui. Quoiqu'il en soit, il crut bien faire en se mettant du côté des « gens sages et prudents » qui « n'osaient pas s'engager dans cette société; ils prévoyaient qu'elle pourrait n'être pas au gré de la généralité; ils attendaient que le vent soufflât d'une manière favorable.
Et lorsque, faute d'adhérents, la liste disparut, « la municipalité en fut charmée parce qu'elle avait conçu quelques craintes. » Mais les chefs du parti démocratique ne pouvaient rester sur un pareil échec ; aussi, se remirent-ils en campagne. « Voulant, manifester des intentions pures, la vivacité de leur imagination leur prescrivit de ne pas céder si facilement. » Le 15 mai 1791, ils ont réussi à obtenir un certain nombre de signatures. Il ne leur manque qu'un local favorable. Ils viennent donc demander à la municipalité la clef de l'église des ci-devant capucins, acquise par la commune. La première séance a lieu ; le bureau est formé ; une députation de douze membres va saluer, de la part de la société naissante, la municipalité et lui « demander son approbation ». Les officiers municipaux les reçurent avec haménïté et leur témoignèrentun vif « désir de leur voir opérer le bien ». Tout s'est passé sans bruit, sans opposition.
Rien ne semblait donc faire prévoir l'orage qui devait éclater bientôt. Mais la jeune société eût pu se développer, devenir une force avec laquelle il eût fallu compter, et ce n'était pas ce que désiraient les esprits hostiles à la Révolution. Ils se mirent aussitôt en campagne. La crédulité des paysans leur permettait de ne pas recourir à des raisons bien fameuses. Les principaux membres du club furent attaqués dans les cabarets. « On crut que leur but était de s'emparer de l'administration ; on prétendit qu'ils disaient ouvertement que les sociétés des amis de la Constitution s'établissaient pour surveiller les corps administratifs et pour leur forcer la main en cas de besoin. Les travailleurs s'imaginèrent qu'ils voulaient leur faire une dure loi, en fixant le prix de leur journée et les obligeant à rester plus longtemps au travail afin de les réduire â l'esclavage. On prétendait que des membres du club avaient tenu des propos incendiaires sur la résistance qu'on paraissait vouloir leur faire ; un imprudent, à ce qu'on assure, annonça qu'il y aurait des chapeaux de reste » Quelques membres du clergé se mêlèrent sans doute à la lutte ; l'abbé Latour, prêtre missionnaire, « aurait tenu des propos incendiaires contre le club à l'épouse du cabaretier du fossé. Les clubistes étaient mal intentionnés...; ils n'avaient en vue que d'opprimer les travailleurs » Il était impossible que la municipalité ne fût pas informée de ce qui se préparait. Pourquoi ne prit-elle pas des mesures pour défendre ceux qui s'assemblaient légalement et n'avaient donné aucune raison de suspecter leurs intentions ? Pourquoi n'essaya-t-elle pas d'apaiser ces esprits en lançant une adresse aux citoyens ? C'était là une mesure qui ne pouvait engager sa responsabilité. Sans doute, elle était désarmée. Les deux cents hommes du régiment d'Enghien qui formaient la garnison de Sisteron étaient partis le 21 février; la seule force disponible était la garde nationale, dont la plupart des membres étaient hostiles au club et qui refusa de s'assembler au moment nécessaire ; mais pourquoi ne pas avertir le district, le département, demander un conseil ? La municipalité ne fit rien. Du moins aucune trace de ses demandes n'est restée dans les registres de la correspondance du district et du département.
Le procès-verbal fort équivoque qu'elle nous a transmis sur les événements nous permet de croire qu'elle fut heureuse de paraître avoir eu la main forcée. Il est impossible de supposer qu'elle fut surprise par les événements, comme elle le laisse entendre. Toute la semaine, le club s'assemble sans être troublé; mais, dans les cabarets, on s'en occupe beaucoup. Les meneurs sont pleins d'activité ; le mot d'ordre est donné ; le but est bien déterminé. « Leur dessein était de forcer les membres du club à se séparer le dimanche lorsqu'ils seraient assemblés. » Plusieurs particuliers de Manosque, présents à Sisteron, ont promis le secours de leurs concitoyens, qui n'ont pas voulu permettre l'établissement d'un club chez eux. Peut-être aussi quelques membres de la nouvelle société furent-ils imprudents ; c'est ce que laisse entendre le procès-verbal qui parle de démarches faites auprès de plusieurs travailleurs pour leur offrir de l'argent, « pour les engager à rester dans la ville et les dédommager par là de la perte de leur journée, parce qu'on voulait les éclairer sur la pureté des motifs qui avaient fait former à Sisteron une société des amis de la constitution ». Rien, dans ces démarches, ne paraît cependant blâmable; ils veulent faire connaître la pureté de leurs principes, essayer de détruire la mauvaise opinion que leurs adversaires se sont plu à inspirer aux paysans. Quoi de plus juste? Mais c'est précisément ce que craignent les « modérés ». Ils se hâtent de les prévenir. « Des méchants dont nous ignorons le nom, mais que nous pourrions connaître un jour, ennemis d'un établissement qui ne pouvait présager que d'heureux jours dans notre ville, portèrent les plus entêtés à se montrer le samedi soir et à donner la fuite dans les rues à tous ceux qui seraient soupçonnés d'être du club. Les esprits sont échauffés ; partout, dans la ville, des groupes se forment.
« Heureusement, ils parlaient à un peuple qui n'a jamais trempé ses mains dans le sang. » La municipalité, enfin inquiète, doit s'assembler le samedi 22 avril pour prendre « des mesures convenables aux circonstances ». Il est trop tard; réduite à ses propres forces, mal secondée par la garde nationale, elle ne pourra être maîtresse du mouvement qu'elle a laissé se former sans rien faire pour s'y opposer. Elle va être impuissante, réduite à prêcher le calme, à dissoudre le club ; mesure insuffisante, le parti aristocratique réclamera des exécutions. Tandis qu'elle délibère, des attroupements se forment sur la place ; un tambour, « dont on ignore le nom », bat de sa caisse. Le major de la garde nationale, Breissand fils, intervient, l'arrête ; il est hué, menacé ; le valet de ville apporte la caisse à l'hôtel de ville ; tout de suite, des particuliers vinrent la réclamer; on fut forcé de la leur remettre « parce qu'ils étaient furieux ». Le corps municipal s'empresse alors de faire publier que le club est supprimé.
Les esprits commencent à se calmer, lorsque quelques émeutiers viennent demander la liste des clubistes, pour la brûler sur la place. Les officiers municipaux interviennent, calment les mutins, mais doivent promettre que la liste sera brûlée. Le valet de ville la remet au maire ; elle lui est enlevée des mains « par un particulier qui la mit dans sa poche et lui promit de n'en faire aucun mauvais usage ». Le maire, impuissant, peut-être consentant, se borne à prêcher la modération. Les mutins n'ont plus rien à demander.; ils vont se disperser, lorsqu'un incident se produit tout près de là. Des enfants réunis devant la boutique «du sieur Rostand, perruquier », se mettent à le huer, à lui lancer des pierres; un citoyen qui se fait raser sort furieux, une chaise à la main, défiant tout le monde. Aussitôt, les pierres pleuvent, le sang coule. Affolée, .la municipalité accourt, fait appel à la garde nationale. « On lui fit pressentir que toute tentative à cet égard serait vaine, que personne ne voudrait prendre les armes ». Le maire est donc réduit à recommander le calme, à laisser entendre qu'on fera sortir les étrangers qui paraissent « les plus chaleureux pour le club » ; l'émotion se calme.
Le dimanche matin, cependant, à peine le maire et les officiers municipaux sont-ils réunis à l'hôtel de ville, que vingt citoyens se présentent, « escortant celui qui s'était emparé de la liste du club ». Ils demandent qu'on la lise et qu'on la brûle. Plus leste et plus avisé que la veille, le maire la saisit, la brûle et parvient, « en pérorant, à calmer les têtes exaltées ». Les mutins promettent qu'il n'y aura plus de troubles. Mais il faut veiller à ce que deux étrangers « qu'ils nommèrent » ne se présentent pas en public; « leur bile pourrait être émue par leur présence ». Précisément, l'un d'entre eux, Michel Médail, régent du collège, commet l'imprudence de se montrer sur la place. Aussitôt, une grande rumeur se fait entendre, sa vie est en danger. La municipalité, « dénuée de tout secours , car la garde nationale a refusé de marcher de nouveau, et poussée par les membres du directoire du district, se résout à lancer une proclamation; les attroupements sont défendus ; des officiers -municipaux, suivis des valets de ville qui portent les écharpes, sortent et parcourent la ville. « Pour prévenir les effets que le vin pourrait produire dans la soirée, soixante-douze citoyens honnêtes de la garde nationale» sont réquisitionnés.
Sans doute, le vin a produit son effet le soir, à 5 heures, puisque les mêmes citoyens qui ont vu le maire brûler la liste viennent témoigner le regret qu'ils ont de ne pas avoir entendu la lecture de cette fameuse liste. Ils iront prendre, « au lieu de l'assemblée du club », les chaises des membres, « dans l'espoir de les trouver marquées par le nom de leur propriétaire ». Ils reviennent sans avoir pu les obtenir ; ils sont furieux, mais les officiers municipaux réussissent à les calmer, « à les rendre doux comme des agneaux . L'émeute paraît terminée, tout s'est borné à des menaces ; mais comme des placards ont été affichés dans la nuit du dimanche au lundi, menaçant de mort plusieurs citoyens « clubistes et non clubistes », le maire, sur la réquisition de Breissand, procureur de la commune, se décide à faire proclamer de nouveau la loi martiale. D'ailleurs, deux des administrateurs du directoire et un juge,-visés plus directement par les mutins, ont dû s'éloigner..
De son côté, l'administration du département, enfin instruite de ce qui se passe, s'est hâtée d'intervenir pour rappeler les citoyens au respect de la loi. Le 22 mai, les administrateurs écrivent à la municipalité. Tout en reconnaissant « le zèle et l'amour pour la chose publique » des officiers municipaux, les membres du directoire ne pouvaient approuver cette violation formelle de la loi. « On l'a joué, ce peuple, d'une manière bien atroce, lorsqu'on lui a représenté ses vrais amis comme des monstres qui ne se rassemblaient que pour sa ruine. Vous savez que la loi autorise les clubs et que les amis de la constitution sont les amis du peuple. Le temps n'est pas éloigné où le peuple mieux instruit demandera lui-même que la société se forme. »
Et, dans leur adresse aux citoyens de Sisteron, les administrateurs du département rendaient hommage aux intentions des chefs du parti démocratique. « On vous
trompe ; vos amis, vos vrais amis, vos protecteurs et vos frères ont été dénoncés comme des méchants. Les amis de la Constitution, citoyens, sont les amis du peuple. On vous a dit que les amis de la Constitution ne se rassemblaient en club ou Société que pour s'emparer de vos biens communaux, que pour diminuer le prix de vos journées, et vous avez cru ces hommes, et vous avez dissipé ou mis en fuite vos guides et vos gardiens. Citoyens, les amis de la Constitution ne se forment en club ou société que pour maintenir et défendre les droits du peuple. Leurs assemblées sont publiques ; vous êtes les maîtres d'y assister ; chacun de vous peut en être membre ; il est, dès lors, impossible qu'en votre présence et sous les yeux du public entier il soit rien entrepris contre la chose publique. » Cette attitude ferme des autorités du département dut faire comprendre aux chefs du mouvement hostile qu'ils faisaient fausse route en recourant à l'émeute. Ils se tinrent désormais tranquilles. De leur côté, démontés un moment et effrayés par la violence de leurs adversaires, « les enragés », soutenus par la municipalité et le département, s'étaient remis de leurs alarmes et avaient fait appel à leur amis des villages voisins. Certains, dès lors, de ne plus être isolés, ils s'adressèrent au corps municipal pour réclamer de lui la protection qui leur était due. Le sieur Médail lui adressa une lettre « conçue d'un stille un peu lest et rude », pour demander à reprendre ses fonctions ; puis Feraud et Maïsse cadet, négociants, de Sisteron, vinrent, au nom d'un certain nombre de leurs concitoyens, faire des représentations au maire, au sujet du peu de protection qu'avait obtenu le sieur Médail. Ils ajoutèrent : « Nous venons encore vous avertir que, si les » paysans de la ville se permettent encore la moindre insurrection, cinq cents hommes seront à nos ordres prêts à prendre les armes, pour venir fondre sur eux et les écharper. » « Le bruit courait, ajoute le procès-verbal, que des membres du club avaient écrit aux municipalités du canton pour leur demander des secours, au cas qu'on se soulevât contre eux à Sisteron. »
Cette intervention ne devait pas se produire cette année. Satisfaits d'être arrivés à leurs fins, les chefs du parti aristocratique évitèrent désormais d'employer la violence ; mais la lutte entre les deux partis continua plus âpre, plus acharnée que jamais, au fur et à mesure que se déroulaient les événements.
A la fin de l'année 1791, les élections municipales les mirent en présence. Breissand voulait être nommé maire, mais « les gens honnêtes » firent choisir Laplane (1).

(1) Mémoire Hodoul.

Les « modérés » l'emportent donc ; ils font élire leurs partisans à la Législative. Ils manoeuvrent si habilement que le club ne peut être établi; les paysans, travaillés par eux, sont toujours hostiles ; aussi, les chefs du parti démocratique n'osent risquer une nouvelle tentative. Mais peu à peu les idées nouvelles pénètrent les campagnes ; la ville va bientôt se trouver isolée, au milieu de populations gagnées au nouveau régime. Ce sera le moment d'essayer, avec succès cette fois,
l'établissement de la société populaire. Peut-être, en avril 1791, a-t-il manqué aux clubistes des chefs qui, par leur situation, leurs fonctions, jouissent d'une grande autorité ; les Breissand, Imbert, Bertrand ne sont pas assez en vue; l'arrivée des constituants va donner une nouvelle impulsion à la marche en avant du parti. Tandis que Latil et Burle, « hommes sages, prudents et instruits », restent chez eux, Mevolhon, « plus jeune, plus ardent», se montre davantage. Le procureur syndic est gagné à la cause démocratique. Ces deux chefs, poussés par Imbert, Breissand, Borely et Bertrand, vont être amenés à prendre la direction du mouvement, à réclamer l'intervention des Marseillais. Une année après la première tentative, un nouvel essai va être tenté.

A cette époque, les circonstancesont changé. Si, dans la ville, les paysans paraissent toujours pour la plupart dominés par la classe bourgeoise, dans les campagnes, le peuple a pris conscience de ses droits, il réclame sa participation au gouvernement de la France. Mais la réaction n'a.pas désarmé; la lutte devient plus âpre, plus ardente, d'autant plus violente que les dangers intérieurs et extérieurs ne cessent de grandir. Le peuple est inquiet; les récoltes sont mauvaises ; le prix du blé augmente dans les Basses-Alpes d'une façon inquiétante (1).

(1) « Le 10 mai 1793, Barras et Fréron écrivent au Comité de salut public : « Au nom de la patrie et de l'humanité, venez au : secours des départements des Hautes et Basses-Alpes... Plusieurs communes ». ne se nourrissent que de pommes de terre et d'herbes...; il y a quatre ans qu'ils n'ont eu de récolte. » Aulard : Recueil des actes, du Comité de salut public, iv, page 92.

L'impôt ne rentre pas. Les fonctionnaires ne sont pas payés depuis janvier; les routes sont en mauvais état. La levée des volontaires se fait avec lenteur, avec beaucoup de difficultés. Les volontaires sont insubordonnés ; des rixes ont lieu avec la population. A Entrevaux, ils sont journellement insultés; le maire, M.de Prats veut à toute force les renvoyer. A Riez, Sisteron, la Municipalité, le commandant d'armes réclament leur départ. Des discussions ont éclaté, à Sisteron, entre grenadiers et volontaires; le département a du les éloigner, avril 1792.
Enfin l'agitation religieuse prend des proportions inquiétantes. Les rétractations de serment se multiplient ; les prêtres constitutionnels sont bafoués, assaillis dans l'église, chez eux, à Volonne, Sault, Castellane, Senez. De véritables émeutes éclatent à Manosque, Sisteron, Saint-Paul, Riez, Oraison, Annot, Valensole. Le départementa beau multiplier les arrêtés, recourir à la sévérité, revenir à l'indulgence, il est impuissant.
Les forces ennemies croissent aux frontières ; les armées se massent, prêtes pour l'invasion; déjà plusieurs paniques ont secoué le département; les places de la frontière appellent l'ennemi; Entrevaux refuse de recevoir les volontaires ; la population s'arme contre eux ; les officiers municipaux sont à leur tête ; à Barcelonnette, l'état est aussi alarmant.
Les administrateurs sont débordés ; ils ne peuvent compter ni sur les volontaires, travaillés par le parti aristocratique, mal équipés, mal armés, portés à la désertion, ni sur la gendarmerie, dont les chefs sont hostiles, refusent d'obéir aux ordres du département, l'attaquent ouvertement. C'est pourquoi, au moment même où va se produire la deuxième tentative, le procureur général syndic, alarmé par les dangers que court le département, fait appel aux procureurs syndics,des districts, les mande auprès de lui. pour aviser aux mesures à prendre. Tout est à craindre : si le roi de Sardaigne réussit à mettre la main sur Entrevaux, sur Sisteron, le département est perdu. Mais la ville de Marseille s'est décidément mise à la tête du mouvement, démocratique. La société populaire est puissante ; elle surveille ce qui sepasse en Provence ; elle offre, d'intervenir, site besoin se fait sentir. Sous son impulsion, en avril et en mai 1792, partout les sociétés populaires se multiplient, à Moustiers, Seyne, Céreste, Vâlernes, Vaumeilh, Volonne,Villeneuve, Oraison, Malijai, etc..., malgré les efforts des.municipalités ou avec leur agrément. Les affiliations vont unir les sociétés naissantes; leurs commissaires parcourront le département; la lecture des journaux, des « papiers nouvelles », permettra au peuple de se rendre compte de ce qui se passe. Les manoeuvres du parti hostile, à Sisteron, vont hâter ce développement.
Mais l'agitation est grande ; la surexcitation des esprits est effrayante. Les administrateurs, accablés de besogne, laissés sans instructions précises, ne peuvent que multiplier les exhortations, au calme. En présence des menaces de coalition qui s'accentuent entre les ennemis de tout ordre, qui s'agitent à l'intérieur, et les ennemis de la France, qui guettent le moment favorable d'intervenir, que peuvent-ils faire? Recourir aux sociétés populaires, qui commencent à être une force avec laquelle il faut compter ? C'est ce qu'ils font (1).

(1) Lettre des administrateurs du département du 18 mars 1792 aux amis de la Constitution, à Castellane: « Des citoyens égarés inspirent des craintes : ils cherchent à séduire le peuple sur son véritable intérêt et à allumer dans le sein de l'empire une guerre civile... Si les citoyens s'oubliaient un moment sur les vrais principes, nous verrions les sociétés des amis de la Constitution, ce foyer de lumière et des principes, prendre tous les moyens possibles pour ramener les citoyens égarés. » Archives départementales, L 1, 188.

Quant au procureur général syndic Verdollin, ancien constituant, dont on ne saurait trop admirer l'activité, l'énergie, il est tout dévoué au peuple ; sa correspondance en fait foi. Voici ce qu'il écrit à Bouche, ancien constituant, en février 1792 : « Le peuple ne se départira jamais de la suppression de la dîme, de la gabelle, des droits féodaux personnels, de l'encens, de l'eau bénite, de la pêche, de lâchasse, des corvées et de tant de servitudes accablantes et avilissantes. C'est à Versailles qu'il fallait étouffer le germe de la Constitution. Si nos ennemis avaient été alors plus osés, peut-être que le peuple, tremblant encore sous le despotisme, incapable d'apprécier la grandeur et l'importance de notre mission, aurait dissimulé les outrages qu'on nous aurait faits ; avec des déclarations bien touchantes et bien paternelles et quelques adoucissements momentanés sur l'impôt, on l'aurait endormi pour mieux river ses chaînes. Nous aurions été représentés comme des factieux qui avaient outrepassé leurs pouvoirs et qui voulaient attenter aux droits les plus sacrés. C'en était fait de notre liberté » Il est tout acquis à la cause des sociétés populaires. Dès les premières nouvelles du mouvement, il se hâtera de prendre les mesures nécessaires pour empêcher toute intervention étrangère, toute trahison. La présence d'un tel homme était nécessaire dans un pareil moment, où les partis organisés étaient prêts à se jeter les uns sur les autres.
D'après le mémoire Hodoul, le mouvement démocratique qui se produisit en mai 1792 à Sisteron et qui eut pour résultat l'établissement définitif de la société populaire, aurait été déterminé par l'appel des habitants de Valernes aux Marseillais. Furieux de voir qu'une instruction était dirigée contre eux à la suite du pillage du château de Nibles, ils se seraient adressés à Marseille pour établir un club à Valernes. Isoard et Tourneau, commissaires de la société de Marseille, accompagnés de plusieurs députés des sociétés voisines de Manosque, Pertuis, remontèrent la Durance, organisant partout des clubs. Le parti avancé, ayant alors à sa tête Mevolhon (1), qui depuis devait être un fougeux fédéraliste, fit appel aux commissaires marseillais.

(1) Archives de Sisteron, registre 123, 10 mai 1793: « Le conseil, considérant que Jean-Antoine Mevolhon, après avoir recouru lui-même, dans le mois de mai 1792,. au secours des Marseillais pour abattre l'aristocratie, qui étouffait alors les patriotes dans notre cité.... »

En même temps, ils demandaient au maire Laplane la permission de former un club. Les « modérés », inquiets de voir les paysans leur échapper, agirent sur Laplane et les officiers municipaux favorables à leur cause, s'organisèrent sous le titre de « Confrairie du Deus providebit » et obtinrent du maire qu'il refuserait aux amis de la Constitution le droit de s'assembler et un local, l'église des Capucins. Mais le procureur général syndic intervint alors ; il écrivit à Laplane, le 10 mai 1792 : « Les amis de la Constitution sont aussi ceux de la loi; elle leur permet de s'assembler. » Le maire cède ; la réunion a lieu, aux portes de la ville ; peu de paysans y assistent. Alors, accourt.le chef du parti avancé de Manosque, Baset, accompagné de plusieurs fidèles ; ils parcourent la ville, travaillent les paysans, qui arrivent peu.à peu et se rendent au club. Mais, « les bons citoyens. » se sont émus; ils envahissent la salle des,séances ; « les ennemis de l'ordre, moins nombreux,, furent hués.. Ce fut une fort mauvaise politique. Les commissaires marseillais étaient, encore dans le département ; il aurait fallu se conduire avec plus d'adresse et ne, pas pousser au désespoir des. êtres immoraux. » C'est alors que les « prétendus patriotes » appellent à leurs secours Isoard et Tourneau, en ce moment à Malijai. On convient que les commissaires se porteront sur Sisteron, avec trois cents gardes nationaux. Ils se rendent à Manosque, tandis que leurs émissaires se répandent dans les communes voisines de Sisteron, On mouvement général a lieu; partout, les membres des sociétés populaires prennent les armes.
L'administration, du département, avertie, aurait donné dans le piège, d'après Hodoul, et envoyé Breissand à Manosque pour donner l'ordre à la garnison de Forcalquier de se rendre à Sisteron, afin de favoriser l'incursion, des Marseillais. La vérité est que Verdollin est fort inquiet, il craint que le parti aristocratique ne s'empare de la. citadelle et ne la livre au roi de. Sardaigne. Heureusement, le 3e bataillon des volontaires des Basses Alpes est complètement organisé. Cinq compagnies sont à Manosque, quatre à Forcalquier ; ces dernières, sont placées sous le commandement de M. Mourut lieutenant-colonel. C'est aux quatre compagnies de Forcalquier que Verdollin s'adresse : il craint de dégarnir Manosque, où l'agitation est grande. On attend cette troupe à Sisteron, le 27 mai. Elle forcera la marche et arrivera le 16 mai, à 9 heures du soir, de façon à s'établir immédiatement dans la citadelle. Les prévisions du procureur général syndic sont
justes ; ses craintes sont fondées. La confrérie du Deus providebit s'agite ; les membres se rassemblent dans une grotte près de la forteresse ; des prêtres réfractaires prêchent. Ils décident de provoquer une réunion de tous .les adhérents, le 17, jour de l'Ascension. « Le prospectus d'un rassemblement est présenté à la municipalité, sous le titre d'un banquet. On emploie le crieur public et le son de la trompette pour avoir des souscripteurs. » Quels sont les projets de cette association au nom bizarre? D'après le procès-verbal des événements dressé par les autorités du district, cette société voulait « arborer la cocarde blanche, porter les travailleurs à l'insurrection, se livrer à d'exécrables exécutions, fabriquer de faux assignats, diminuer le salaire des ouvriers » Ils disaient que « les impositions des patentes n'étaient que pour alimenter quelques sangsues ». On s'y livrait, la nuit, à « des libations copieuses ». « C'était une association avec symbole, mot de gué. »
Mais le parti démocratique a sous la main les habitants des villages voisins: ils sont prêts à se porter en foule à Sisteron; «ils se méfient des chefs, des auteurs de cette institution bizarre ». Les deux partis vont se trouver en présence. Les membres du directoire du district, les administrateurs, les officiers municipaux sont en permanence, dès le 16 mai, à l'hôtel de ville. Quel parti prendre ? Sisteron a pour se défendre cent-vingt gardes nationaux et ne peut compter sur leur concours. Le lieutenant de gendarmerie, d'ailleurs suspect, a déserté son poste, et l'on annonce l'arrivée de quatre mille hommes armés. Aussi, le procureur syndic s'est-il hâté de courir à Manosque, pour chercher des troupes. Mais, déjà épouvantés, quelques habitants se sauvent. Heureusement, vers les 9 heures, les quatre compagnies du 3e bataillon des volontaires, forçant la marche, font leur entrée dans la ville, occupent la citadelle. La troupe est peu nombreuse ; mais, si les volontaires sont impuissants à repousserla foule armée qui va se jeter dans la ville, au moins toute crainte d'intervention étrangère disparaît.
Le commandant, M. Mouret, s'est mis à la disposition des autorités ; ses volontaires nationaux sont actifs, zélés, disciplinés ; ils contiendront le rassemblement, s'ils ne peuvent le dissiper..
A peine les dernières dispositions sont-elles prises, le 17 mai, qu'on annonce l'arrivée d'un corps nombreux de gardes nationaux de Manosque. Un officier, député par le détachement de Marseille, se présente. Trois cents hommes vont arriver ; ils sont chargés d'établir un véritable club patriotique, « parce que celui qui a été formé en dernier lieu n'est que l'effet de la cabale et un vrai rassemblement aristocratique » ; ils veulent une réparation authentique de l'insulte faite aux commissaires marseillais et l'abandon du repas annoncé. Les autorités assemblées leur envoient des députés ; « on recevra la troupe comme frères et amis ». Mevolhon, Maïsse, Imbert, Briançon vont « se concilier avec eux ». Le repas n'aura pas lieu : on établira un véritable club affilié à celui de Marseille.
Tandis que les chefs se concertent, que les autorités lancent une proclamation aux citoyens, envoient Vincent, administrateur du directoire du district, comme député à la société de Marseille, des détachements de gardes nationaux des municipalités voisines ne cessent d'arriver. Des commissaires les attendent, veillent au bon ordre. Hodoul, . dans son mémoire, évalue leur nombre à 1,500 à midi, à 2,000 le soir. La ville en est remplie ; il faut les loger, les nourrir, veiller à ce que des disputes ne s'élèvent pas entre les habitants et ces hommes armés surexcités, « exigeant, si l'on en croit Hodoul, du gibier, des liqueurs, du café ». Il est vrai que les membres de « la /confrérie du Deus providebit » se tiennent cois. Le maire, fortement suspect, a donné sa démission ; les juges se sont dispersés ; mais les officiers municipaux qui restent, les administrateurs du district se multiplient, veillent à tout.
La nuit est bientôt là. Qu'arriverait-il si, dans cette foule pressée, remuante, surexcitée par le bruit, le mouvement, les libations, quelque attentat se commettait à la faveur de l'obscurité? Ce serait le signal d'un bouleversement général. Les autorités l'ont prévu ; le mot d'ordre est donné sans bruit; tous les citoyens illuminent ; des patrouilles parcourent les rues. La nuit est tranquille. Le 18 mai, à 10 heures du matin, doit avoir lieu la première réunion du club ; elle est renvoyée à 5 heures du soir. Mais, déjà, les rues sont pleines de bruit, de mouvement ; à 8 heures, les gardes nationaux des différentes municipalités sont disposés en bataille sur le Cours, hors des portes de la ville : ils veulent « rendre leurs devoirs » aux autorités, qui envoient une députation. Les tambours battent aux champs ; les cris de : Vive la nation I Vive la loi! éclatent; les chapeaux s'agitent au bout des baïonnettes, en signe .d'allégresse ; on se jure mutuellement assistance, amitié, union. Puis l'ordre du départ est donné, et, tambour battant, les divers détachements s'éloignent de Sisteron. A midi, il ne reste plus que trois cents hommes . Les administrateurs commencent à respirer.
A ce moment, d'ailleurs, arrivent Guigou et Chaudon, commissaires du département. Ils mandent devant eux les particuliers désignés comme les instigateurs et les admonestent « fraternellement ». Mais soudain l'alarme est donnée. On annonce l'arrivée de cinq à six mille Marseillais armés. La frayeur s'empare de tous. Comment résister? Le fort est en mauvais état; la citadelle est presque démantelée d'un côté. D'ailleurs, des disputes ont éclaté ; les détachements des Mées demandent la punition de ceux qui les ont insultés. Heureusement, les alarmes cessent, les discussions s'apaisent. Au bruit des fanfares, un peuplier, orné du bonnet de la liberté, est porté et planté par les gardes nationaux sur la place publique ; puis une immense farandole, où tous, étrangers et habitants, sont confondus, se déroule sur la place, au milieu des chants et des cris.
Cependant, la première réunion de la société a lieu vers les 5 heures, à la chapelle Saint-Martin ; tout se passe « avec ordre et décence ». On apprend que le juge de paix a donné sa démission ; les juges du tribunal ont quitté la ville. Seul, Hodoul, président du tribunal du district, vient rejoindre les corps constitués qui siègent à l'hôtel de ville. Grâce aux mesures prises, la nuit est tranquille. Le 19, la cherté du blé est sur le point de provoquer des complications, mais le calme renaît. Pour célébrer l'union et le triomphe des patriotes, « un picnic » a lieu chez Bertrand, au Bras-d'Or ; soixante personnes y assistent. « Les plats étaient ornés de petits pavillons en soye et papier portant différentes devises, notamment celles-cy,: « Guerre aux châteaux. Paix aux chaumières ! Vive les patriotes ! Point de quartier aux
aristocrates ! » Au dessert, arriva une douzaine d'artisans, avec les tambours et musique ; ils présentèrent une couronne civique à Isoard et Tourneau. » Puis le procureur syndic se met à la tête de la farandole, portant la couronne sur une pique ; on danse autour de l'arbre de la liberté; on brûle plusieurs « de ces infâmes papiers aristocratiques tirés du cercle composé de citoyens qui s'intitulent les honnêtes gens ».
Et la troupe se disperse, si l'on en croit le procès-verbal dressé par les administrateurs du district. Hodoul, au contraire, déclare « qu'Isoard et autres, le bras nu, le sabre au poing, rançonnent les habitants ». Il est difficile de penser que les corps administratifs, en permanence à l'hôtel de- ville, aient ignoré ou toléré des perquisitions à main armée, La plupart des détachements ont quitté la ville ; les volontaires occupent toujours la citadelle ; les commissaires envoyés par le département sont encore à Sisteron. D'ailleurs, les malveillants s'agitent ; le 20, au matin, ils « déclarent qu'ils seront maîtres de la ville, soit par eux-mêmes, soit par les Savoyards, qu'ils se vengeront de leur humiliation; un invalide court les rues, en proférant des blasphèmes contre les officiers municipaux ». .D'autre part, la société s'est définitivement organisée ; un Te Deum est chanté pour célébrer l'union des patriotes: vingt-cinq prêtres égarés ont prêté serment; la démission du maire, du juge de paix, des juges est acceptée., dit le procès-verbal du district, exigée, dit Hodoul. Alors, seulement, « les gardes nationales étrangères » qui restent encore à Sisteron partent, ayant à leur tête les commissaires de Marseille et de Manosque ; la foule accourt, les acclame.
Au dernier moment, ces commissaires ont-ils eu avec Mevolhon une longue discussion ? Le mémoire Hodoul l'affirme. Il semble, en effet, que quelque froissement dut se produire, puisque Mevolhon, qui avait été le premier à faire appel à leur concours, fut désormais tout à fait hostile au parti populaire et devint un des promoteurs du fédéralisme.
Quoi qu'il en soit, si la société populaire était désormais fondée définitivement, les esprits étaient aigris. Le parti aristocratique humilié ne renonçait pas à ses projets, il se promettait seulement de saisir l'occasion favorable ; il n'hésitera pas, au besoin, à donner la main à l'étranger (1).

(1) Mémoire Hodoul. — A la suite de l'élection de Breissand, à la place du procureur syndic, une farandole se déroule dans les rues. Mevolhon s'écrie : « Oui, oui, chantez ; le roi de Prusse s'avauce et vous fera bientôt faire une autre danse. »

Sans doute, il faut faire la part de l'exagération méridionale; des actes aux paroles, il y a loin. Et cependant n'a-t-on pas surpris, à Entrevaux, des gens qui correspondent avec l'ennemi. « Le germe des discussions n'est pas étouffé; l'étincelle de la guerre civile couve sous la cendre. » «Les coryphées de la confrérie du Deus providebit de Sisteron ont dit que les Savoyards les vengeraient bientôt. »
Si les patriotes sont victorieux, ils comprennent que leur victoire n'est que temporaire. Pour venir à bout de la coalition formée contre eux, ils ont dû faire appel à l'intervention étrangère, employer des moyens violents. Sans doute, le but est légal. Le décret du 13 novembre 1790 reconnaît aux citoyens le droit de s'assembler paisiblement, de former des sociétés populaires. L'Assemblée nationale l'a formellement proclamé au sujet de la société de Dax. Les administrateurs du département ont toujours déclaré aux municipalités qu'elles ne pouvaient empêcher ces réunions. Que reprocher, d'ailleurs, à ces sociétés populaires? Nulle part, on ne trouve trace de motions incendiaires. Partout, on prêche le respect des propriétés, la nécessité de payer l'impôt, l'emploi des moyens de douceur. Sans cesse, les empêchent les abus à propos des biens nationaux. Ne sont-elles pas aussi absolument respectueuses des croyances religieuses ? Il faut arriver à la réaction qui suivra le fédéralisme, pour trouver la trace des mesures violentes. Mais alors le roi a trahi; les ennemis du dedans donnent la main aux émigrés, aux étrangers. La patrie est en danger.
L'exemple du recours à la violence ne leur a-t-il pas été donné par leurs adversaires ? Si le parti aristocratique a soulevé les paysans en 1791, peut-on reprocher aux clubistes d'avoir fait appel à ces mêmes paysans, en 1792? Poussés à bout par leurs adversaires ils avaient dû appeler les Marseillais. Cette intervention, il est vrai, était fort regrettable. Désormais, les incursions de ces derniers vont se multiplier dans nos Alpes, entraînant avec elles les violences, les perquisitions domiciliaires, exaspérant les animositês, poussant, à la révolte, au moment même où les ennemis envahissent la France. A Manosque, en août 1792, à Digne, en janvier 1793, les commissaires marseillais reparaîtront, tranchants, violents, s'attribuant le droit de juger les autorités et de lever des contributions. D'un autre côté, les paysans sont surexcités ; leurs convoitises ,croissent ; alarmés par les résistances des ennemis clé la Révolution, la cherté des grains, les levées de volontaires, les menaces des émigrés, l'envahissement de la France, l'exagération de l'agitation religieuse, ils sortent de leur calme habituel, écoutent les meneurs, s'insurgent ouvertement. Partout, des troubles se produisent, à Manosque, Sainte-Tulle, Voix, Volonne, Nibles, Chàteauneuf-Val-Saint-Donat. L'appel à la violence a porté ses fruits; la guerre civile va commencer.

C. CAUVIN.

Quelques épisodes de la Contre Révolution à Sisteron en 1792. ICI

Un autre article des Annales des Basses Alpes, encore ICI

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