La Prière du Chevrier:

Promasse fut subitement inquiet. Il ne put empêcher son cœur de battre en voyant descendre de la fourgonnette municipale deux hommes munis d'une lunette de géomètre.

Son bonheur était là : au croisement du chemin encaillouté. Ou plutôt son bonheur était dans une absence. Une absence rare, il le savait. Il n'y avait aucun panneau indicateur. Les traces de peinture rouge et blanche, vers les Mourres, il les avait effacées depuis longtemps et les brousses aidant, le passage n'était plus marqué.

Bien sur, la nature était là, tout autour de St. Michel. Les champs couverts de ses badasses préférées, la sarriette et l'hysope, il en connaissait. Leurs parfums donnaient au lait de ses chèvres toutes les odeurs des collines. Mais ce pré autour de la petite chapelle, au bout du chemin, c'était comme à lui depuis toujours.

Et puis, en haut de la petite colonnette, en plein dans l'arrondi, il l'avait bien reconnu, caché par le lierre : c'était une tête de chèvre qu'un moine ou un ermite avait sculptée, il y a longtemps, comme du coté de Carluc. Tout ça, c'était un signe : il était l'héritier des vieux, vieux gardiens de chèvre.

- C'est juste là.

- Oui, deux mètres de plus pour les engins d'Iter.

- Et ça, tout du long.

- Eh oui, il faut une deuxième route, de secours, pour qu'ils puissent passer en cas de …

En cinq minutes, le tracé fut marqué de piquets rouges. D'ailleurs la fourgonnette partait déjà vers le prochain carrefour.

Promasse n'en croyait pas ses oreilles. Iter, il en avait entendu parler : des hectares d'arbres coupés, des routes qui deviennent des autoroutes. Mais, c'était loin de chez lui, là-bas, vers Cadarache. Mais, ici, ici…

Le cerveau de Promasse accéléra. Que faire ? C'est sa vie qui basculait. Sa vie, c'était ça : être chevrier. Aimer Blandine, Négrette, Tartonne et toutes les autres.

Les mener aux champs, les traire et puis voir naître les chevreaux aux yeux rêveurs au milieu de ses Basses Alpes de toujours.

Que faire ? Prendre son fusil de chasse et empêcher le passage ? Courir à Porchères : il savait encore cachés, dans un coin, des explosifs datant de la guerre…Ou alors monter plus haut : à Banon, à Lure… Mais le cœur n'y était pas. D'avance, il se voyait perdu.

L'été fut tellement exacerbé qu'on voyait des choses bizarres : même le romarin était devenu sec. Ses branchettes nues pointaient vers le ciel. Les hirondelles venues bien plutôt étaient déjà reparties en Juillet. Les abeilles désertaient les ruches. Promasse, lui, avait résisté avec ses chèvres : les moines avaient eu l'idée de mettre les lauzes en forme de rigole et même très peu, ça suffisait pour récolter la rosée de la nuit dans la cuve de pierre taillée.

C'est fin août que le ciel noirci se déchira. Immédiatement, il cracha des déluges d'eau. Et ça dura jusqu'au 15 du mois suivant. Les cailloux, puis les terres, furent arrachés déboulant en longs ravinements.

A part les vestiges de la Via Domitia , demeurés préservés, toutes les voies de communication furent chamboulées. On se rendit compte que la Provence était une terre violente : violences de l'été torride, violences des averses dévastatrices. Tout n'était pas permis.

- Quelles sont les nouvelles, Toinette ?

Après avoir énergiquement remonté son tablier et secoué ses boucles rousses, elle répondit sans se faire prier :

- Une belle, en tout cas, ils sont venus ce matin tous ceux de la mairie et en plus des gens de la ville endimanchés avec une tête de premier de la classe.

- Quoi ? Et alors ?

- Alors, ils abandonnent tout. Ils ont trouvé que la mélasse, la molasse …enfin le sable du tertiaire…du quarté…enfin le plancher des brebis quoi ! Eh bé, il ne pouvait pas supporter tous ces engins avec la pluie. Ils iront…Dieu sait où.

Promasse était venu au café du Commerce comme tous les mardis, jour de marché. Assis devant un ballon de Pierrevert, il roulait une cigarette de gris à priser. Elle tomba directement dans ce qui restait du breuvage.

Son bonheur fut celui d'un cri étouffé que l'on garde pour soi.

Le chevrier sortit lentement.

Il savoura la marche qui lui permettait de se concentrer sur une part d'éternité.

Au carrefour caillouteux, il grimpa les quatre kilomètres montant à la petite chapelle. Il poussa la porte en bois, alla dans la pénombre jusqu'à l'autel cassé. Il sortit alors une petite bougie cachée derrière le tabernacle et une nouvelle fois, il implora sa belle vierge au manteau bleu : « Notre Dame de Lure, donnez nous la pluie. Amen. »

Robert Sausse

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