DIGNOIS ET BAS-ALPINS au moyen âge
Annales des Basses-Alpes :
bulletin de la Société
scientifique et littéraire des
Basses-Alpes
Tome XI
1903 - 1904
Nous sommes généralement peu curieux de notre histoire
locale ; nous enseignons aux enfants, par le détail,
l'histoire grecque, l'histoire romaine ; nous laissons
ignorer aux Provençaux l'histoire de leur petite patrie, la
Provence. A plus forte raison, n'ont-ils trop souvent aucune
idée de l'histoire de leur ville, de leur village. N'y a-t-il pas
pourtant dans les archives de la plus petite commune des
faits à glaner, des usages à retenir plus intéressants pour
nous que les grands faits de l'histoire générale, puisque
nos pères y ont pris part. Sur le sol que nous foulons aux
pieds, dans ces rues étroites, tortueuses de nos vieilles
cités bas-alpines, n'y a-t-il pas des gens qui ont peiné,
lutté, souffert pour assurer à leurs descendants une
somme plus grande de bien-être. Dans les parchemins,
dans les registres jaunis et rongés qui ont survécu à tant
de bouleversements, quelque chose de leur âme palpite
encore. N'est-ce pas un pieux devoir de rappeler les
péripéties émouvantes de leur lutte contre la féodalité
oppressive qui les enserrait de toutes parts, d'esquisser à
grands traits leur manière de vivre ?
Vers 1245, au moment où quelques documents commencent
à nous renseigner sur la vie de nos pères, nous
trouvons à Digne deux groupes de populations : entre le
Mardaric et la Bléone, le Bourg, la vieille ville accrochée
au flanc de la montagne de Saint-Vincent, étroitement
enserrée dans ses murailles avec ses trois portes : Notre-
Dame la Belle en face de la grande fontaine, la porte
Savine, près du cimetière, et la porte Laurence qui donne sur le chemin de Saint-Martin. De cette ville nous connaissons
fort peu de choses. Mais en face du Bourg, sur
le plateau Saint-Charles, qui, comme un éperon, s'avance
dans la vallée entre le Mardaric et les Eaux-Chaudes,
là où est aujourd'hui la prison, se dresse, depuis le
Xe siècle, un château féodal (1).
(1) GASSENDI : Notitia eeclesiae Diniensi, ch. II. — FÉRAUD : Géographie des
Basses-Alpes.
Il est fort probable qu'au moment où le château fut bâti, de nombreux
vilains, désireux d'échapper aux charges qui pesaient sur eux dans leur
premier domicile ou de se soustraire au péril des invasions Sarrazinos, vinrent
se grouper à l'abri des murailles du château. Le seigneur laïque ou ecclésiastique,
pour les attirer, dut leur octroyer certainement des privilèges. C'est ce
qui paraît nettement ressortir de cet écrit de libertatibus castri Dignensis
présenté vers 1260 au comte de Provence par Salvaire de Burgundie, notable du
château, où il établissait les anciennes libertés dont il jouissait. Le château de
Digne n'aurait été qu'une de ces nombreuses villes nouvelles, de ces sauvetées
(salvitates) que nous trouvons dans toute la France. Il n'y a pas là le souvenir
des libertés anciennes remontant à l'époque romaine, comme on l'a dit bien
souvent. Le régime municipal romain a complètement disparu; on n'en trouve
plus de traces depuis quatre siècles. Il y a simplement limitation de taxes
consentie par le seigneur pour attirer les paysans sur ses terres. A l'origine,
le château ne dut pas renfermer d'artisans, de bourgeois comme plus tard.
(Voir sur ces questions : LUCHAIRE : Les Communes françaises à l'époque des
Capétiens directs. — LAVISSE et RAMBAUD : Histoire générale.
Au pied de cette position forte, se sont bâties les demeures des paysans attirés par l'appât des terres que le seigneur leur permet de cultiver moyennant une redevance. Plusieurs habitants du Bourg ont abandonné la vieille ville, le Bourg où, d'après Guichard (Le Cominalat) subsistaient encore quelques traces de l'ancienne organisation de la cité romaine. Mais bientôt le centre le plus important devient le château. Le seigneur ecclésiastique, l'évêque, ne cesse de recevoir de nouvelles terres ; la population augmente; des ouvriers, des commerçants se fixent dans la nouvelle ville. Peu à peu, enhardis par leur nombre, l'accroissement de leurs richesses, les habitants réclament de nouvelles libertés ou le respect des anciennes libertés que le seigneur, abusant de sa force, enfreint trop souvent. Alors se produit un mouvement d'émigration qui est achevé à la fin du XVe siècle (1).
(1) GUICHARD, Cominalat. Voir requête présentée en 1437 au roi René. Presque tous les habitants du Bourg se sont transportés au château. Il est arrivé à Digne ce qui s'est passé à Montauban, Montpellier, Blois, Saint- Orner, Saint-Valéry, etc...., qui ont grandi autour d'un château, d'une abbaye. « Il fait bon vivre sous la crosse », en ce temps là.
Le Bourg a bien
obtenu certaines libertés, car cette élection de consuls de
1297, dont parle Gassendi, dut être le résultat d'un mouvement
général des habitants contre l'autorité de leur
seigneur féodal, le prévôt.
Les privilèges concédés à la suite de ce mouvement
parurent sans doute insuffisants et inférieurs à ceux dont
jouissaient les habitants du château, puisque la plupart
des Dignois abandonnèrent la vieille ville pour la nouvelle. Quelle est donc l'organisation politique du château au
XIIIe et au XIVe siècle, au moment où les parchemins
découverts et classés par Guichard nous permettent
d'avoir une idée assez nette de ce qui se passe à Digne ?
En tête de la hiérarchie, viennent d'abord les comtes de
Provence. Ce sont de nobles et puissants personnages,
si l'on en juge par les titres qu'ils prennent ; voyez plutôt
Charles V d'Anjou ; il s'intitule, en 1272, Karolus, Dei
gracia, rex Jerusalem et Sicilie, ducatus Apulie et principatus
Capue, alme urbis senator, Andegavie, Provincie
et Forcalquierii Comes, Romani imperii in Tuscia
per sanctam romanam ecclesiam vicarius genrealis. Il ne faut pas que cet étalage de titres vous fasse
illusion. Le comte de Provence n'est que le premier des
seigneurs, le plus grand des propriétaires de la Provence.
S'il est fort, il est respecté ; sinon, il voit se dresser devant
lui de nombreux compétiteurs; il a toujours à craindre la
révolte de ses puissants vassaux désireux d'accroître
leurs domaines à ses dépens. Ses prédécesseurs, d'ailleurs,
n'ont-ils pas donné exemple de la révolte ? Ce Bozon, le
premier des comtes de Provence, était-il autre chose qu'un
gouverneur au service du roi ? En 879, à la mort de Louis le
Bègue, il a profité de la faiblesse des deux héritiers du
trône pour se faire proclamer roi par une assemblée
d'évêques et de seigneurs, réunis à Mantailles, le 15 octobre.
Pourquoi ne l'imiterait-on pas ? Faut-il s'étonner de
voir aussi le roi de France intervenir le plus souvent
possible pour remettre la main sur ce beau joyau de sa
couronne. Si le morcellement féodal a ruiné pour longtemps
son autorité, d'autres voisins, entre autres l'empereur
d'Allemagne, essayeront bien souvent de s'immiscer
dans les affaires du comte, de réclamer son héritage au
nom de quelque ascendant lointain.
De là, la vie agitée que mènent ces princes toujours
occupés à défendre leurs possessions ou à en ajouter de
nouvelles. En 1246, Charles 1er d'Anjou, à peine installé, cherche
à se rendre compte de l'étendue de son domaine et de
ses droits, un de ses commissaires vient à Digne interroger
les habitants notables et vérifier les empiétements
commis au détriment du comte par l'évêque.
Mais à peine Charles Ier a-t-il mis quelque ordre dans
ses affaires, qu'il lui faut partir pour la croisade, aller
combattre en Egypte avec saint Louis ; il n'y reste, d'ailleurs,
que le moins possible et laisse son frère courir les
aventures loin de ses Etats. Pour lui, il a trop à faire
dans les siens. En son absence, l'évêque de Digne, Boniface,
a accentué ses empiètements. Il faut l'amener à composition,
lui faire signer la fameuse transaction du 30 septembre
1257, et l'obliger à reconnaître la souveraineté du
comte. Mais d'autres préoccupations assaillent bientôt
Charles d'Anjou. En 1265, le pape Clément lui octroie le
royaume des Deux-Siciles et désormais commencent les
chevauchées dans cette Italie au mirage trompeur. Nos
braves Provençaux sont abandonnés aux soins de son fils
Robert, duc de Calabre, et Charles s'en va guerroyer au
fond de l'Italie. Il y meurt, en 1309, et Robert hérite de
tous ses Etats. Ce fut réellement un prince bon pour les
Dignois ; Pétrarque en a fait un très grand éloge, mais
l'Italie l'attirait et plus d'une fois ses sujets durent fournir
les subsides nécessaires à la guerre. Son fils Charles, duc
de Calabre, étant mort laissant deux filles, Jeanne et Marie, Robert, pour leur conserver l'héritage de leur
père, n'eut d'autre moyen à employer que de fiancer l'aînée
Jeanne au plus puissant des compétiteurs au trône, à
André de Hongrie. Et voici que s'évoque à nous le
souvenir de cette fine et aimable princesse, à laquelle
la tradition attribue la construction du château dont
les ruines se dressent encore près des Bains. Les
Dignois lui avaient voué une affection respectueuse
et conservent encore d'elle un souvenir attendri. Cette
admiration se conçoit ; c'est à 18 ans qu'ils la virent
passer se rendant en Italie dans tout l'éclat de sa fraîcheur,
de sa grâce souriante, au milieu de ses dames
d'atour, fleur au milieu de fleurs. « Elle est, dit Boccace,
de fort belle apparence et d'une physionomie douce et
piquante à la fois, sa parole est gracieuse et facile et elle
joint à cet air de grandeur, qui rappelle sa majesté royale,
ce tact exquis qui distingue quelques femmes privilégiées,
femme bonne, douce, aimable, elle ne traite jamais ceux
qui l'entourent en reine, mais en amie. ? Pauvre femme !
Les Italiens ne l'appréciaient pas comme leur illustre
compatriote; que de mal n'en ont-ils pas dit ? Elle aimait
le plaisir ; elle fut quelque peu légère ; aussi l'accusa-t-on
d'avoir fait périr son mari, un peu sympathique personnage,
grossier, grognon, envieux, un vrai trouble fête.
Les circonstances la condamnent ; mais il ne m'appartient
pas de lui jeter la pierre ; le pape Clément VI l'innocenta
solennellement, en 1352 (il lui avait acheté à bas prix, en
1348, la ville d'Avignon), et je ne saurais être plus difficile
que lui. D'ailleurs elle aimait tant ses Dignois, ses bons
et dévoués sujets! Peut-être eût elle pu mieux sauvegarder
les apparences et ne pas épouser, moins d'un an après
son veuvage le prince Louis de Tarente, aimable compagnon,
qu'elle perdit bientôt, regretta beaucoup et remplaça
le plus tôt possible, dix mois après, par Jacques d'Aragon,
un prince brutal, qui périt en combattant pour recouvrer
son royaume d'Aragon et ses comtés de Roussillon et de Cerdagne. Ces trois expériences eussent dû lui suffire, il me le semble du moins, et cependant, peu après, en 1370,
elle épousait Othon de Brunswick. Sa fin fut bien triste,
Charles de Duras, son neveu, furieux de voir qu'elle ne
lui avait pas assuré sa succession, la fit étouffer entre
deux matelas (22 mai 1382). Elle avait laissé ses biens à
Louis d'Anjou; il mourut en Italie et sa veuve, Marie de
Blois, eut la tutelle de son jeune fils Louis III. Ce fut
cette princesse qui assura à nos ancêtres l'autonomie
municipale en leur accordant le syndicat.
Tels furent les princes qui se succédèrent dans cette
période (1245-1385). J'ai tenu à les faire connaître, car,
malgré leurs défauts, ils firent toujours preuve d'un grand
esprit de justice dans leurs rapports avec les Dignois et
bien des fois les favorisèrent même ouvertement. Il est
vrai que ces derniers avaient pour eux tant d'attentions
pécuniaires ! Les grands vassaux au contraire avaient
parfois à l'égard de leurs souverains des procédés qui ne
manquent pas de brusquerie, pour ne pas dire plus. En
1348, Jeanne, de retour de l'Italie, était à peine arrivée à
Aix, que plusieurs grands seigneurs se réunirent, s'assurèrent
de sa personne, et ne lui rendirent la liberté que
lorsqu'elle eut pris l'engagement solennel de ne jamais
nommer aux emplois, tant civils que militaires, que des
Provençaux et de ne jamais aliéner le comté de Provence.
C'était la carte forcée ! Les grands vassaux, les évêques
eux-mêmes se faisaient souvent tirer la manche pour
venir rendre aux comtes l'hommage qui leur était dû à
leur avénement. Ainsi les souverains n'étaient pas fâchés
de voir grandir cette nouvelle puissance des communes
destinée surtout à servir de frein aux ambitions féodales.
Comment d'ailleurs les peuples auraient-ils résisté à la
séduction qui se dégage de cette bonhomie avec laquelle
les souverains se présentent devant leurs sujets. Comme
nous sommes loin de l'étiquette savante de la Cour de
Byzance ! Une aimable simplicité préside aux rapports des princes avec leurs féaux Provençaux. En 1157, noble
comte Raymond Bérenger V, rendant la justice à Digne,
s'était tout simplement assis dans un pré, au bord de la
Bléone, entouré de ses assesseurs, des plaideurs et des
témoins. En février 1277, un descendant de ce bon souverain
provençal, confirmant quelques privilèges à Forcalquier,
s'était installé bourgeoisement sur l'escalier qui
menait au clocher « et comes stabat in scalariis quo
ascenditur ad cloquerium », et là, au bon cagnard,
jouissant de la vue et du soleil, il expédiait ses petites
affaires (1).
(1) ARNAUD, Hist. de la vig. de Forcalquier, I, 142.
Nous lisons aussi dans un acte notarié, passé par Raymond Bérenger, près de
Sisteron, le 8 des ides de novembre 1233, portant création des consuls ces
mots : actum in prato castelli dicti domini comitis.
Je ne crois pas qu'on puisse trouver maintenant
un souverain d'un abord si facile.
Charles II, n'hésite pas à qualifier d'énormité la prétention de ses officiers qui voulaient empêcher
les Dignois de transiger quand ils avaient engagé un
procès et frustraient ainsi les dits officiers des frais considérables
qu'ils exigeaient pour leur rendre la justice.
De ces officiers, les grands sénéchaux, sorte de ministres
du comte, les maîtres rationaux, qui règlent les
comptes des agents financiers, me paraissent toujours
avoir fait preuve d'un grand esprit de justice. Mais il
n'en est plus de même des juges qui m'ont l'air d'avoir
été toujours très sensibles à l'attrait qu'exerce l'argent.
Témoin, ce noble Gabriel des Marquis et ce Guillaume de
Sparron qui trouvaient le moyen de faire monter à
2,000 livres les frais d'un procès non terminé que soutenaient
les Dignois.
A Digne même, le comte, en sa qualité de souverain,
possède le droit de haute et moyenne justice, il partage la
basse justice avec l'évêque ; les cas d'homicide, d'adultère, tous les faits entraînant l'effusion du sang ressortent
de sa curie, de sa cour.
La justice, à ce moment-là, c'est le droit de lever des
amendes sur ceux qui commettent un délit, de confisquer
les biens de ceux qui se rendent coupables d'un crime.
C'est une rente que s'attribuent les seigneurs, sous prétexte
qu'ils maintiennent la paix entre leurs vilains.
Aussi, la justice figure dans l'énumération des biens du
seigneur ; il la vend, la donne en fief, la partage, et comme
armes parlantes il fait dresser un gibet (potence, puissance),
où il exhibe les voleurs qu'il fait pendre.
Le comte, à Digne, a donc un officier de justice, c'est le
Bailli. C'est un grand personnage; tout entre dans ses
attributions ; il veille à la justice, à la perception des
revenus, autorise les assemblées. C'est l'alter ego du
prince ; à ce titre, il touche la forte somme de 100 livres ;
c'est beaucoup pour l'époque. Au-dessous, vient le Juge :
70 livres de traitement ; il exerce au nom du comte les
droits de justice, supplée le bailli. Enfin, le troisième
représentant du souverain est le Clavaire ; c'est un agent
financier, une sorte de percepteur : 24 livres de traitement.
C'est bien peu, car, en somme, il a fort à faire si nous en
jugeons par une lettre du sénéchal à maître Raymond
Niel, clavaire en 1332. On lui donne des détails très précis
sur la manière de faire valoir les biens du maître, sur la
façon dont il doit tenir les registres ou pendants (il en
existe encore de cette époque), où sont consignées les
sommes reçues, les quantités de vin, de blé, d'huile en
magasin. Comme le crédit dudit clavaire augmente avec
les revenus des biens du comte, vous pensez qu'il doit
s'arranger pour tondre d'aussi près que possible les
Dignois, ses subordonnés. Aussi voyons-nous croître
d'une manière alarmante les revenus du comte (je dis
alarmante pour nos pères). Certains impôts, qui, en 1246,
ne produisaient que 90 à 100 livres, rendent, 50 ans après,
216 livres. Au-dessous de ces agents supérieurs viennent quelques
agents inférieurs : notaires, attachés à la curie, employés
chargés de percevoir les droits de péage, crieurs publics
et autres.
Tous ces gens, représentant un maître dont le pouvoir
est à peu près sans contrôle, ne sont que trop disposés à
user, à abuser même de leur autorité et nos pères sont
plus d'une fois obligés de protester énergiquement. Ces
protestations se conçoivent très bien quand ils ont affaire
à un bailli comme le sieur Guillaume Imbert. En 1315, au
moment où la famine régnait presque à Digne, où plusieurs
incendies avaient désolé le château, ce singulier
personnage ne s'était-il pas avisé d'une vexation bizarre.
Il voulait tout simplement obliger les voyageurs se rendant
à Seyne à abandonner l'ancien chemin de Marcoux
pour leur imposer une nouvelle route plus longue et plus
dangereuse. Exaspéré par les résistances, il ne s'était pas
borné à punir ceux qui ne s'étaient pas conformés à ses
exigences, il avait encore employé un moyen radical ; il
avait fait défoncer l'ancienne voie, l'avait fait barrer par
des haies. Les habitants en appelèrent au sénéchal ;
après une enquête souvent entravée, le bailli autoritaire
fut destitué (chose rare !) et l'ancien chemin fut rétabli.
Je dois ajouter, pour expliquer le succès de leurs démarches,
que les Dignois, qui ne manquaient pas de bon sens,
s'étaient avisés d'un petit stratagème ; ils avaient laissé
entendre au sénéchal,que les vexations du bailli n'avaient
pas été étrangères au refus d'un subside volontaire que
leur demandait le comte. C'était un bon argument, il avait
porté !
Mais, il y a mille manières de vexer les subordonnés qui
ne savent pas ou ne peuvent pas employer des arguments
sonnants. En 1344, un autre bailli, Geoffroy des Crottes,
au mépris de tout droit, sans aucun ménagement pour les
besoins du commerce, avait fait annoncer par le crieur
qu'il défendait aux habitants du château d'exposer en vente les dimanches et jours de fête des marchandises
quelconques, sous peine d'amende et de confiscation. Les
protestations ne se firent pas attendre !
Les baillis ne sont pas seuls coupables d'excès de zèle.
En 1323, deux inspecteurs avaient été envoyés par Robert
pour faire une enquête sur les fortifications du château. Or
ces inspecteurs trouvèrent que les Dignois avaient pris des
licences particulières. Comme depuis quelque temps déjà le
pays n'avait plus été troublé, ils s'étaient avisés de bâtir
des maisons sur les remparts, ils avaient aussi élevé de nombreuses
constructions dans les fossés (in vallatis seu fossatis). Il
est évident que ces bâtiments devaient gêner la défense ;
il leur fut donc enjoint de démolir leurs maisons. Nos
Dignois se seraient peut-être résignés si les agents du roi
ne s'étaient pas avisés d'ordonner encore l'enlèvement des
tables et bancs en pierre intallés devant les maisons
(tabulas, bancas, seu porticilia seu murata in carrieris
seu viis publicis), sous prétexte qu'ils pouvaient gêner
la circulation des rues et cela dans le délai de trois jours.
Vite les habitants se hâtèrent de faire opposition et de recourir à la justice de ce bon roi Robert, qui, heureusement
pour eux, se trouvait à Avignon. Pour reconnaître le
zèle de ses fidèles Dignois, Robert écrivit à ses délégués
de ne plus s'en occuper et l'affaire fut classée, comme
nous dirions aujourd'hui.
Après le bailli, après les inspecteurs, vient le juge royal.
En 1290, il était, paraît-il, d'une sévérité outrée. Si
quelques malheureux, et ils étaient nombreux alors, ne
pouvaient payer les impôts, vite il les envoyait en prison
réfléchir sur les inconvénients de la pauvreté. Il fallut se
plaindre et se plaindre aussi du Clavaire qui ne cessait
d'augmenter les revenus du comte en écorchant nos pères. Ces vexations, d'ailleurs, les Dignois n'étaient pas seuls
à les éprouver. A Sisteron, par exemple, les officiers subalternes
de la Cour employaient pour se procurer de l'argent
un curieux procédé. Le soir, la cloche du palais sonnait
la fin du travail ; il fallait se hâter de tout abandonner
pour arriver à l'heure fixée aux portes, sinon elles étaient fermées et il fallait ou coucher dehors ou payer une
amende. Or les agents, voyant que les Sisteronais étaient
toujours très exacts, avançaient ou retardaient l'heure de
la retraite et ne tiraient de leur cloche que des sons
incertains. Au lieu de laisser aux gens, pour se rendre à
la ville, le temps nécessaire, ils fermaient la porte sous
prétexte qu'ils sonnaient depuis fort longtemps et qu'on
ne les avait pas entendus. A Digne, les vexations prennent
parfois une tournure comique. Il était défendu aux habitants,
avec juste raison d'ailleurs, de jeter le jour ou la nuit,
dans les rues des balayures, des ordures, de l'eau corrompue
(aquam fetentem). Cela se comprend : dans les rues
étroites, obscures le jet de toutes ces matières ne pouvait
avoir sur les passants que des effets désastreux. Mais
pourquoi infliger une amende aux malheureux citoyens
qui, poussés par le désir légitime de rafraîchir la température,
répandaient devant leurs portes de l'eau propre ?
Le bon roi Robert dut encore intervenir en 1319 et prier
les agents trop zélés de laisser ses fidèles Dignois arroser
leurs rues tranquillement.
Les geôliers eux-mêmes se mêlaient de tracasser nos
pères. Le gardien des prisons royales n'avait rien trouvé
de mieux, pour augmenter ses petits bénéfices, que d'exiger
des malheureux que l'on confiait à ses bons soins 12 deniers
par jour, qu'ils fussent coupables ou innocents. Il
fallut encore réclamer. Ces geôliers étaient d'ailleurs des
gens peu sensibles aux misères humaines et ils avaient à
leur disposition des instruments de torture qui font rêver.
Jugez-en plutôt. Parmi les nombreux fers employés, se
trouvaient les ceps. Ils étaient composés de trois planches
reliées entre elles par des vis en fer qui permettaient de
les rapprocher à volonté. On faisait passer la planche du
milieu entre les deux jambes du patient, les deux autres
serrant les jambes extérieurement. On tournait fortement
et on laissait le prisonnier réfléchir et crier à son aise. Je
dois avouer pour l'honneur des geôliers dignois que ces instruments étaient particulièrement réservés aux ennemis
politiques du comte, aux gibelins ; mais pour être gibelin
on n'en est pas moins homme !
Les agents du prince n'étaient donc pas toujours aimables
avec les habitants de Digne ; à leur exemple, les
femmes et les enfants ne se gênaient pas pour traiter un
peu cavalièrement, non les Dignois, mais leurs propriétés.
On allait dans les jardins, dans les prés, on cueillait en
passant quelques fruits par ci par la, et l'on se procurait
ainsi un dessert varié et peu coûteux. Les dégâts devenaient
si importants, en 1341, que nos pères se mirent
encore à crier, se plaignirent au sénéchal qui fit droit
à leur requête et enjoignit au bailli de punir ces amateurs
de fruits à bon marché.
Toutes ces vexations étaient bien faites pour enlever au
prince l'affection de ses sujets. Craignit-il que ses agents
tondant de trop près leurs administrés, il ne restât plus rien
pour lui, ou, eût-il peur de voir ses fidèles sujets faire la
sourde oreille lorsqu'il leur demanderait quelque subvention
extraordinaire? Toujours est-il qu'il se décida, le 5 janvier
1335, à envoyer à ses agents un beau règlement renfermant
de nombreux articles pour mettre un frein à leur zèle
intempestif. Ajoutons que ces lettres datées de janvier 1321
n'arrivèrent à Digne qu'en 1323. Le service des postes
était-il mal fait en ce temps là, ou bieu les agents jugèrent-ils
bon de retarder le plus possible l'arrivée de ces lettres,
qui devaient mettre, en partie, fin à leurs petits bénéfices ?
Je vous laisse le soin de conclure !
Quand nos ancêtres avaient contenté le comte et ses
agents il leur fallait encore s'entendre avec l'évêque et
son clergé, chose d'autant plus difficile que l'évêque
résidait généralement à Digne, et que le clergé était pourvu de privilèges qui ne pouvaient que rendre envieux
des malheureux pour qui la vie était fort dure. Cet évêque
n'est pas seulement un haut dignitaire ecclésiastique, c'est
encore un grand seigneur laïque et bien souvent, le
caractère de ce dernier l'emporte sur celui du premier.
Trop souvent il oublie qu'il représente dans son évêché
un Dieu de paix et d'union, il perd de vue sa mission
spirituelle pour ne se souvenir que de ses droits seigneuriaux
(1).
(1) En 1038, l'évêque n'est pas encore seigneur féodal de Digne, c'est un Guigo qui possède alors les droits seigneuriaux. Son fils Hugo, devenu évêque de Digne, dut hériter du fief de son père et transmettre ses biens à ses successeurs, les évêques de Digne, qui devinrent ainsi seigneurs temporels. — Guichard. Essai historique sur le Cominalat. Ce Guigo doit être le descendant de quelqu'un de ces leudes que Charles Martel ou Pépin le Bref avait gratifiés des biens d'Église à titre de précaire.
Logé dans ce fier donjon qui domine les misérables masures groupées à ses pieds, il n'est que trop porté à considérer les vilains qui s'agitent dans la vallée, qui peinent tout le jour pour retourner cette terre nourricière qui ne leur appartient pas, comme des êtres inférieurs dont on peut tout exiger. Leurs misères, il ne les connaît guère, il ne se mêle pas à eux ; il évite de traverser ces rues étroites, malsaines, où croupit le fumier ; pour aller de son château épiscopal au magnifique jardin qui occupe une partie du Pré-de-Foire actuel, il préfère suivre un passage voûté sur l'emplacement duquel on établira plus tard un jeu de paume. Ces Dignois lui doivent l'hommage : il le prétend du moins et l'exige avec la dernière rigueur, malgré les protestations des habitants (2).
(2) L'évêque est tenu de prêter serment d'hommage et de fidélité homagium et fidelitatem au comte d'après la transaction de 1257, mais cette sentence arbitrale lui reconnaît aussi le droit de recevoir l'hommage des habitants nobles ou non nobles pour leurs possessions et leurs personnes.
En sa qualité de seigneur féodal, il jouit de certains privilèges pécuniaires qu'il tient de sa directe qui s'étend sur presque tout le territoire de Digne. Il a le droit de basse justice (1)
(1) Depuis l'enquête de 1246, le comte a la souveraineté, le majus dominium, mais le droit de basse justice se partage entre le comte et l'évêque, les plaignants peuvent s'adresser à la curie du comte ou à celle de l'évêque.
et l'exerce par l'intermédiaire de son
officiai de qui relèvent d'ailleurs tous les cas qui concernent
les clercs ; il lui revient des censés (fermages), des
taxes (tailles), sur le blé, l'avoine, le vin, etc., il s'attribue
le droit de s'adjuger les terres de ceux qui sont condamnés,
c'est le droit de commisse ou de confiscation.
Il a le droit de lods (sur les ventes), un droit sur les
foins, les moulins, les criées, etc. Je ne parle pas de ce
qui lui revient comme membre du clergé, des dîmes et
accessoires. Ces droits, il entend, quand il est doué d'un
caractère altier, d'une humeur batailleuse, les faire valoir
strictement, sans égard pour la misère des Dignois. Avec
le comte naturellement il transigera. C'est ce qui se
passa en 1257. L'évêque Boniface dut alors signer un
compromis, établissant nettement les droits de chacun,
compromis dont on a volontairement écarté les habitants.
Et il faut trois ans de réclamations incessantes, l'intervention
du comte, achetée sans doute bien cher, pour
obtenir de l'évêque qu'il se dessaisisse de certains droits
usurpés : droit de disposer des places et rues de la ville,
droit de s'adjuger les graviers des rivières, droit de
commisse, etc....
La paix ne régnera d'ailleurs pas longtemps. En 1267,
le même évêque Boniface veut soumettre les Dignois
à des peines arbitraires qu'il lui plaît d'imaginer. Ces
derniers en appellent au comte qui leur donne raison. Furieux, l'évêque recourt, en 1271, à une mesure extrême.
Il lance l'excommunication contre tous les habitants. Il
est difficile actuellement de se faire une idée du trouble
que causait dans une ville une pareille mesure. C'était la
mort religieuse, la cessation de toutes les cérémonies de
l'Eglise ; plus de baptême, de mariages, d'extrême-onction.
Quel désespoir, quelle consternation dans ce milieu si
croyant ! Et cependant, malgré les pleurs des femmes,
malgré leurs supplications, malgré leurs propres souffrances, malgré l'angoisse qui les étreignait, nos pères
tinrent bon. Céder c'était abandonner le résultat de nombreuses
années de lutte ! Forts de leur bon droit, ils
résistèrent. Ils eurent recours au comte. Il était en
Sicile : des députés s'embarquèrent donc pour Naples. Le
roi Charles fut touché, il écrivit au sénéchal pour qu'il
engageât l'évêque à ne plus tracasser et molester les
habitants. L'évêque resta inflexible. Deux nouvelles
lettres du comte ne produisirent pas plus d'effet. Et
cependant un silence de mort pesait sur la ville : les
portes des églises étaient fermées, les autels étaient
dépouillés de tout ornement ; plus de son de cloches, plus
de sacrements ; les malheureux mouraient sans recevoir
les dernières consolations de la religion. Devaient-ils
céder ? Puisque le pouvoir temporel ne pouvait rien pour
eux, les dignois résolurent de recourir au supérieur de
l'évêque, à l'archevêque d'Embrun, Jacques Sérène. Ce
fut en vain ; ce dernier, ému par la détresse de nos ancêtres,
eut beau engager Boniface à faire quelques concessions
pour ramener la paix au milieu de son troupeau.
Boniface ne répondit pas. Sommé de comparaître devant
l'archevêque, il envoya seulement deux représentants qui
ne purent défendre une sentence lancée sans raison suffisante
et justifier leur supérieur de la grave accusation
d'avoir obéi en cela à des sentiments de colère. Jacques
Sérène cassa donc la sentence. Boniface en appela au
pape ; mais l'archevêque d'Embrun plaida avec une telle émotion la cause des Dignois devant le saint Père qu'il
obtint gain de cause.
Ce n'est pas là le seul exemple de l'intolérance des
seigneurs ecclésiastiques du château. En 1373, Bertrand
de Seguret était évêque de Digne ; la ville était dans la
misère, la peste venait à peine de disparaître, les ponts,
les digues étaient emportés ; il fallait trouver des fonds.
On résolut de contraindre les clercs à contribuer aux
dépenses. Ils résistèrent et l'évêque lança encore l'excommunication
contre les habitants. Tout le château fut mis
en interdit. Il fallut en passer par le compromis imposé
par l'évêque. Il faut bien le dire, on fait, en ce moment,
un étrange abus de cette arme terrible de l'excommunication.
Prenez le Ve statut de l'Eglise de Digne du 22 mars 1315; sur cinquante-un article, vingt-six sont consacrés
à prononcer cette peine extrême contre autant de fautes.
On excommunie pêle-mêle les usuriers, les augures, les
devins ou faux prophètes, les adultères, les faux témoins,
les prêtres qui garderaient chez eux des concubines, les
incendiaires, les voleurs de grand chemin et surtout les
ennemis de l'Eglise, ceux qui donnent le conseil de ne pas
payer les dîmes. Cela se conçoit encore : mais pourquoi
cette peine terrible contre ceux qui mangent gras le
lundi et le mardi en carême. Faut-il s'étonner si, en 1326,
on est obligé de prendre des mesures contre les excommuniés
qui ne font aucune démarche pour se décharger
de cette peine, qui poussent même le cynisme jusqu'à
parader sur les places publiques et à contrefaire les
excommunicateurs ?
L'évêque est entouré de nombreux serviteurs attachés à
sa personne, non seulement comme seigneur spirituel,
mais encore comme seigneur temporel. Tous doivent se
considérer comme bien au-dessus des habitants du château
! Non contents de refuser de contribuer aux charges
de la cité, ils se livrent encore, paraît-il, à la fraude ! Mais
nos ancêtres, bien que courbés sous le joug, avaient parfois la tête près du bonnet et ne craignaient pas de
se faire prompte justice eux-mêmes.
Il était défendu, par exemple, d'introduire du vin étranger
dans la ville. Or, quelques prud'hommes (notables) soupçonnant
les domestiques, les gens de l'évêque, de faire de
la fraude s'étaient, le 22 mai 1347, postés sur le pont des
Eaux-Chaudes pour prendre en flagrant délit les fraudeurs.
Ils voient venir un des familiers de l'évêque, Jean Alberger,
muni d'une grande corbeille. Ils demandent à vérifier le
contenu, Alberger refuse ; aussitôt, ils se précipitent
sur lui, le traînent jusqu'au milieu du pont comme s'ils
voulaient le jeter à l'eau et lui enlèvent la corbeille. Elle
était pleine d'herbes destinées à l'usage de la maison
épiscopale ! Jean Alberger se hâte de courir chez l'official
de l'évêque, se plaignant de l'outrage, des blessures
reçues et se déclarant déjà à moitié mort, « et dominus
Johanes in lecto jacet infirmus et plus speratur de
morte quant de vita », le pauvre homme ! Heureusement,
il y avait eu effusion de sang, l'affaire était de la compétance
du bailli. Devant ce magistrat tout fut remis au
point : on n'avait pas voulu offenser l'official ; Alberger
n'avait reçu que quelques horions et la salade n'était pas
perdue ! On transigea; l'affaire n'eut pas de suite. Mais ce
fait a une portée sérieuse. Il est un exemple frappant de
l'énergie de nos ancêtres quand il s'agissait de défendre
leurs droits.
A Manosque, les habitants se débattaient contre la
fiscalité oppressive des Hospitaliers de Saint-Jean de
Jérusalem, mais leur opiniâtreté venait à bout de toutes
les tentatives de leurs maîtres. Ils devaient réserver au
commandeur de l'Hôpital les pieds des porcs qu'ils
abattaient dans la ville. Petit à petit, le commandeur en
arrivait à exiger la moitié de la bête : les Manosquins
crièrent et firent inscrire sur le livre de leurs privilèges
que les filets ne devaient pas excéder la valeur de 6 sols.
Les Manosquins étaient gourmands ; les jours de fête,
leurs femmes leur confectionnaient, parait-il, des pâtés de
viande, de poisson, de pâtisseries au fromage, aux herbes
et même aux oignons ! L'Hôpital ne voulut-il pas prélever
un droit sur ces panadas ou tortels ! Cette fois-ci, encore,
les Manosquins se récrièrent et l'Hôpital dût leur laisser
savourer en paix leurs petits pâtés aux oignons.
Digne ayant un évêché, possédait un Chapitre. A la tête,
siégeait le prévôt, personnage presque aussi puissant que
l'évêque, il était seigneur du Bourg et possédait une
grasse prébende et de curieux priviléges. Il s'était, par
exemple, réservé le droit de prendre toutes les semaines,
dans la saison de la maturité, des figues et des raisins,
pour sa table, dans le domaine des Plantats ; il avait le quart du jardinage produit dans le quartier des Eaux-Chaudes ; il avait la dîme du vin (environ 400 coupes) ; il
percevait à Gaubert, à Courbons, à Marcoux, etc..
Les membres du chapitre, les chanoines, quoique moins
bien pourvus, avaient aussi de bonnes prébendes Au-dessous
d'eux, des chapelains, vicaires bénéficiers, participaient
aux distributions générales qui se faisaient après
les offices, mais c'était là une cause de querelles. La paix
ne régnait pas toujours parmi les clercs. Les membres
du clergé, à cette époque, avaient perdu la pureté primitive
et avaient adopté, quelques fois, des moeurs grossières,
des habitudes guerrières qui ne s'accommodaient
guère avec leur mission. Le quatrième canon du concile
provincial assemblé à Seyne en 1267 (on appelle canons
les règles établies par les conciles) fut obligé de revenir
sur une défense déjà faite plusieurs fois aux clercs, de
porter sur eux des couteaux-poignards. Voilà qui ne dénote
pas des habitudes bien pacifiques ! Les chanoines, d'ailleurs,
ne paraissent pas avoir mené une vie exemplaire.
Les statuts doivent sans cesse leur rappeler leurs devoirs :
défense de s'absenter, obligation d'attendre que les bougies
soient allumées pour commencer l'office. Il fallait même,
paraît-il, avoir un registre pour noter les absents. Les
clercs n'observaient pas toujours le silence à l'église.
Quelques-uns ne se gênaient pas pour blasphémer, pour
jouer aux dés, faire l'usure et même, Dieu me pardonne,
entretenir des concubines! Aussi, les statuts reviennent-ils
sans cesse, sur les amendes à infliger aux coupables, qui
paraissent, d'ailleurs, avoir été surtout sensibles à ces
arguments.
Vous le voyez. C'est tout un monde curieux qui s'agite dans cette étroite petite ville, tout un monde indiscipliné,
préoccupé surtout d'intérêts matériels. Et de quelle importance jouit le clergé du moyen âge.
Non seulement il possède d'énormes privilèges, exemptions
de tailles, de taxes communales, mais il a encore
un droit de contrôle sur la vie de tous les habitants. A
cette époque, un testament ne peut être valable, s'il n'est
fait en présence d'un prêtre. Les fidèles doivent se confesser au moins une fois l'an, sous peine d'être privés de la
sépulture ecclésiastique, à moins que les héritiers ne
veuillent composer et payer une amende. Les prêtres sont
chargés de noter ceux qui se confessent, ceux qui sont
en retard. Comment échapper à la main-mise de l'Eglise
qui dispose au besoin du bras séculier pour faire exécuter
ses sentences.
Mais ne croyez pas que nos ancêtres aient perdu tout
sentiment d'indépendance. Leur vie est dure, il leur faut
disputer sans cesse à leurs oppresseurs les maigres
profits obtenus par un labeur acharné; leurs revendications
échouent bien souvent ; mais ils reviennent toujours
à la charge, et leurs efforts sont quelquefois récompensés
par le succès.
Avec les seigneurs des châteaux voisins, avec les nobles
fixés à Digne, avec les juifs, c'est-à-dire avec tous ceux
qui voudraient être des privilégiés, les contestations sont
fréquentes et quelque mal armés qu'ils soient pour la
lutte, bien que des chefs autorisés à les défendre leur
fassent défaut, les Dignois souvent tiennent tête victorieusement
à leurs adversaires.
Trop resserrés de ce côté-ci de la Bléone et des Eaux-Chaudes, les Dignois débordent, acquièrent des terres à
Courbons, aux Sièyes, au Chaffaut, à Gaubert. Or, ces
acquisitions sont vues d'un mauvais oeil par les seigneurs
voisins, jaloux de se voir ainsi frustrés des redevances dues par ces biens quand ils étaient cultivés par leurs
vilains. La tentation est trop forte d'imposer les forains
qui cultivent les meilleures terres et enlèvent leurs récoltes
sans rien en laisser au seigneur. Tous les jours, ce
sont des vexations continuelles, des troupeaux qui
abîment les vignes, malgré les gardes établis. En 1281,
1282,1297 les contestations avec les seigneurs de Courbon
et des Sièyes deviennent plus graves. Voici maintenant
que le seigneur de Gaubert, qui perçoit un droit de péage
(passage) sur les marchandises traversant son territoire
pour gagner Digne, s'avise de vexer les Dignois. Il veut
les empêcher, quand ils reviennent de faire leurs achats
en Provence, de passer par le Chaffaut. Le chemin est
plus court, plus facile. N'importe ! Il faut qu'ils passent
par Gaubert, afin de payer la taxe. A Courbons, les seigneurs
ont été déboutés de leurs prétentions. Furieux,
ils excitent la population, l'ameutent contre les Dignois.
Un jour, les habitants de Courbons, se précipitent en
armes sur les gardes des vignes, les mettent en fuite en
saisissent un qu'ils incarcèrent après l'avoir dépouillé et
lui avoir distribué maints horions.
A Digne même, résident quelques seigneurs, noble
Rostang, seigneur d'Entrages, les deux frères Malsan,
Ferréol de Barles, la famille Aperioculos (1).
(1) II y a beaucoup de nobles en Provence. Les bourgeois de certaines villes ont le privilège d'être faits chevaliers. P. Viollet, § 1. Voir Laplane, Histoire de Sisteron et Arnaud, Viguerie de Forcalquier. Cette existence des seigneurs à Digne nous est attestée par l'enquête de 1240. Nous y voyons que les bans et les leydes leur appartiennent. D'ailleurs, la convention de 1260 stipule que les nobles prendront part à la répartition des charges : Tres probi homines et unus miles.
Tous ces
nobles personnages refusent d'acquitter les charges dues
par les terres qu'ils ont acquises des roturiers. Il faut pour les y contraindre de longues, longues démarches,
des procès interminables, mais là encore la ténacité de
nos pères triomphe des obstacles. En 1337, les dernières
résistances sont vaincues.
Restent les juifs. Favorisés par Charles II, ils sont
assez nombreux à Digne. Ils se livrent au commerce, à
l'industrie: ils refusent de payer les taxes royales et
communales, sous prétexte qu'ils ont traité avec le comte,
pour le paiement d'une taxe annuelle qui les dispenserait
de toute autre contribution. D'un autre côté, les habitants
sont furieux contre eux parce qu'ils ont établi dans le
marché des tables pour la vente de leurs viandes. Ne se
permettent-ils pas aussi de se baigner avec les chrétiens
aux Eaux-Chaudes. Quelle étrange prétention ? Ne vous
étonnez pas trop de cette indignation, le régime dans
lequel vivent les Dignois n'est pas fait pour leur inculquer
des idées de large tolérance. Les deux partis, disons-le à
leur louange, se montrèrent fort sages. Ils nommèrent des
arbitres et signèrent un compromis. En 1337, les juifs
s'engagèrent à payer les impôts du comte, comme les
autres habitants, à participer aux taxes établies pour
l'entretien des ponts, des voies publiques, des canaux. En
revanche, ils gardèrent leurs tables et purent aller se
baigner librement. De nouvelles contestations qui s'élevèrent,
en 1374 et 1377, se terminèrent par l'injonction du
bailli aux juifs d'avoir à contribuer aux taxes de la communauté.
Les Dignois apportaient la même ardeur à défendre les
quelques privilèges dont ils jouissaient et qu'ils avaient
obtenus à prix d'argent. Celui qui leur tenait le plus à
coeur était le privilège du vin. Quand ils avaient cultivé
avec un soin scrupuleux leurs vignes et enfermé dans
leurs caves le vin dérobé à la cupidité des privilégiés,
ils ne pouvaient supporter que des étrangers vinssent
leur faire concurrence. Ainsi, ces derniers n'avaient-ils
pas le droit d'introduire du vin à Digne ; cette facilité était réservée aux seuls habitants. Naturellement, ce droit
leur était contesté par les seigneurs des châteaux voisins ;
d'où des luttes, des querelles, dont ils sortaient toujours
à leur avantage, pour peu qu'ils eussent pris la précaution
de s'assurer la protection du comte ou de ses agents,
moyennant finances, bien entendu.
Ils tenaient tellement à leurs privilèges qu'ils voyaient
la fraude partout. Un jour, le nommé Paul Boère, ou
Boire, un nom prédestiné, avait introduit à Digne neuf
coupes de vin, plus 180 litres apportés des Mées, afin de
célébrer dignement les noces de sa soeur qu'il avait
mariée à un habitant des Mées. Le prétendu avait fourni
le vin ; les invités avaient bu à sa santé les 180 litres, ce
qui prouve une capacité peu ordinaire ! Que pouvait-on
leur reprocher? Il fallut cependant l'intervention du juge
pour calmer les Dignois.
Ce vin auquel ils tenaient tant, leur jouait parfois de
vilains tours. Jugez-en plutôt :
Une année, le jour de la fête de saint Jean-Baptiste,
quelques jeunes gens s'étaient rendus aux bains, et là,
s'étaient livrés à de copieuses libations. L'ivresse est,
dit-on, mauvaise conseillère. N'eurent-ils pas la fâcheuse
idée d'aller se baigner, après boire. Quelques femmes
occcupaient les baignoires ; ils eussent dû ne pas insister
et s'éloigner. Cependant, poussés, par je ne sais quelle
instigation diabolique (diabolica instigatione perversi,
dit le texte), ils enfoncèrent les portes et se fussent assez
mal conduits, si les cris éperdus des femmes (clamor
immensus) n'eussent attiré d'honnêtes citoyens qui les
mirent dehors. Il leur en coûta une forte amende. C'était
justice!
Les Dignois jouissaient encore d'autres privilèges, par
exemple, de ne pas contribuer aux tailles levées dans les
châteaux voisins où ils avaient des biens. Les gens de
Courbons, des Sièyes, naturellement étaient furieux de
voir des étrangers, qui possédaient souvent les meilleures terres, refuser de payer leur part des charges incombant
à la commune, d'où rixes, attaques. En 1320, un procès
avec Courbons dura cinq ans ; il coûta aux Dignois,
2,000 livres. Et encore le procès se termina à l'amiable,
grâce à l'intervention charitable de l'évêque Guillaume de
Sabran.
Il y avait encore de nombreuses contestations au sujet
des péages, des droits à lever sur les communes voisines
pour entretenir le pont sur la Bléone, etc., mais je
passe.
Vous le voyez, c'est la lutte, la lutte sans trêve, sans
relâche.
Pour ne pas être écrasés dans cette bataille pour la vie,
à cette période si dure de la féodalité, nos pères devaient
essayer de se glisser dans cette hiérarchie féodale, en
obtenant le plus de privilèges possible. Ces privilèges, ils
les faisaient insérer dans des chartes conservées religieusement.
Ils pouvaient ainsi limiter les exigences des
seigneurs. Quand ils ont rendu moins lourd le fardeau des
redevances féodales, alors seulement, petit à petit, d'une
manière inconsciente, ils arrivent à revendiquer d'autres
libertés.
Mais leur première préoccupation est d'alléger le faix
des impôts.
Ces impôts sont lourds et nombreux.
Voici d'abord ce que leur demande le comte : les fouages
ou tailles, impôt perçu par feu, dont sont exempts les
nobles, les tabellions, avocats, notaires, procureurs,
ecclésiastiques.
Le cens ou fermage, dû par chaque terre ; les lods, droit
de mutation des propriétés ; l'albergue, qui consiste dans l'obligation d'héberger, de loger le souverain et sa
suite, ses soldats, ses chevaux lorsqu'il passe à Digne ;
la gabelle, droit perçu sur le sel et affermé à des spéculateurs,
qui en retirent le plus d'argent possible ; les
droits de péage, levés sur les marchandises, pour l'entretien
des grands chemins. On les perçoit à Digne par
charges : il y a la grosse charge, celle du cheval; la petite
charge, celle de l'âne; le prix varie suivant la nature de la
marchandise.
Les prix n'étaient pas très élevés, malheureusement les
seigneurs, les clercs, passaient en franchise et les malheureux
payaient. A tous les pas d'ailleurs les péages se
succédaient. C'était un moyen si simple de se procurer de
l'argent! Il y a encore bien d'autres impôts: redevance
sur la chasse, droit de contalage; redevance de deux
panaux d'avoine ; leyde, droit sur les marchandises
exposées en vente; cosse, droit de mesurage, sans compter
les cavalcades ou service militaire dû pendant quarante
jours par les seigneurs de la communauté. Ce sont là
les impôts ordinaires. Mais que de fois le comte fait appel
à ses dévoués sujets pour les imposer extraordinairement!
Veut-il acheter le château de Valernes, vite il
envoie la note à payer, ci : 100 livres pour les Dignois.
A-t-il envie du château de Geniez, nouvel appel à leur
bourse, ci, 100 livres ; l'achat du château de Lambesc, leur
revient encore à 100 livres. J'arrête là cette énumération.
Il ne faut cependant pas oublier les quistes ou quêtes (le mot a une étrange éloquence !) Le comte veut-il aller
voir l'empereur, veut-il armer son fils, marier ses filles, il
prie ses sujets de l'aider de leur bourse. Aussi, devaient-ils
trembler toutes les fois que croissait la famille de leur
gracieux souverain. Et, si les hasards de la guerre faisaient
que le comte tombât entre les mains de l'ennemi,
les Dignois devaient contribuer à le racheter. C'est ainsi
que les Provençaux, pour délivrer Jacques d'Aragon,
le mari de leur reine, fournirent la forte somme de
40,000 ducats. Et les dons gracieux? Les comtes de
Provence en abusent réellement. Mais ne faut-il pas payer
la conquête des deux Siciles, du Piémont ? Parfois même
le sans gêne est évident. Ce bon roi Robert ne s'est-il pas
avisé de faire mettre sur son testament une clause qui
obligeait chacune des villes provençales pourvues d'un
évêché ou d'un archevêché à faire célébrer tous les jours
une messe pour le repos de son âme ! Depuis lors, toutes
les année,s, les Dignois sortirent pour assurer le repos de
l'âme du défunt onces d'or de leur poche ! Que de
malédictions dut valoir à Robert cette clause ruineuse.
Encore, s'il n'y avait que les impôts du comte! Mais
l'évêque est seigneur féodal. Comme tel, il perçoit en
commun avec le comte les bans (amendes perçues pour
rendre la justice), les leydes, les droits de latte (sur les
débiteurs), incant (sur les enchères publiques). Il faut
payer pour les arcs construits sur les rues, payer pour
les bancs devant les maisons, payer pour les marchandises
suspendues aux piliers, payer pour les fours, les
moulins, les graviers des rivières, pour les ouvertures
pratiquées dans les remparts. Ajoutez à ces impôts la
dîme due au clergé, les testaments, le casuel, les corvées (1), et vous verrez que de multiples obligations incombent
à ces pauvres gens (2)
(1) Voir la dessus, Arnaud, Viguerie de Forcalquier.
(2) Ces impôts sont d'autant plus lourds que le comte, l'évêque, n'assuraient pas, comme le fait l'Etat de nos jours, beaucoup de services publics.
.
Et je ne cite que pour mémoire les frais de procès nécessaires
pour se faire rendre justice, les frais de députation
auprès du souverain, les menus cadeaux aux personnages
qui daignent honorer Digne de leur présence. Aux
sénéchaux, aux juges, on offre de l'argent, du vin, des
repas, afin d'obtenir leur protection.
Et les épidémies qui désolent le pays, la peste, les inondations,
les invasions, les ravages d'Arnaud de Cervoles,
des Tard-Venus, des Tuchins, dont il faut acheter le
départ à prix d'argent ? Le Pape, pour s'en débarrasser,
n'est-il pas obligé de leur allouer une grosse somme et sa
bénédiction ?
Pauvre Jacques Bonhomme ! combien était amer le pain
que tu mangeais !
Heureusement, l'excès de misère des habitants du
château allait avoir pour résultat l'union de tous les
membres. Cette union est déjà étroite quand il s'agit de
remédier à quelque calamité, par exemple, à un incendie. Mais que de démarches, que de permissions pour
s'assembler. Ils n'ont ni constitution municipale, en 1245,
ni magistrats pour les représenter. Quand il s'agit d'une
affaire générale intéressant la commune, il faut la permission
du sénéchal pour assembler un parlement public,
réunion de tous les chefs de famille, et nommer, sous la surveillance du bailli et du juge, les syndics chargés de
poursuivre une affaire déterminée (1).
Ainsi, dans le compromis de 1257 sont-ils spoliés honteusement
par le comte et le seigneur (2). Tout ce qu'ils
peuvent faire est d'inscrire en marge leur laconique
protestation : non audita civitale.
Déconcertés un moment par le sans-gêne avec lequel on
sacrifiait leurs droits les plus évidents, les Dignois ne
tardèrent pas à se concerter. La chose leur était rendue
facile par l'existence des confréries (3).
(1) Guichard, Cominalat.
Voir aussi à ce sujet Arnaud, Histoire de la Viguerie de Forcalquier.
Parfois, le bailli détermine très exactement le nombre d'habitants
qui doivent se réunir.
(2) Le comte et l'évêque se sont tout attribué : police des foires et marchés, donation des tutelles et curatelles, perception des bans, droit de pacage, propriété des iscles et graviers, etc.
(3) Guichard, Cominalat. Le syndic et les communaux consultent les confrèries pour savoir si les habitants préfèrent la taille payable en un seul terme, grossa talha, à la taille payable en plusieurs termes talha minuta.
Ce sont des
associations par quartiers, réunissant tous les chefs de
famille. Organisées dans un but religieux, pour s'occuper
du culte, des cérémonies, des processions (leurs chefs
s'appelaient prieurs, abbés), elles n'avaient pas tardé à
dévier, à devenir des sociétés de secours mutuels ; elles
furent le germe de l'organisation municipale. Là seulement,
on pouvait se réunir, s'entendre librement. Les trois
confréries dignoises, du Saint-Esprit, de la Traverse et de
Soleilhe-Boeuf, poussées par quelques généreux et énergiques citoyens donnèrent l'impulsion, et, en août 1260, le
comte et l'évêque consentirent à une transaction avec les
habitants de Digne.
Parmi les clauses diverses restreignant l'autorité du
seigneur, nous trouvons ces quelques mots : « Item que
trois des habitants et un gentilhomme soient élus et
choisis toutes les années pour cominaux, qui ayent le
pouvoir de diviser et parquer les tailles, icelles exiger,
limiter les terres, décider les procès et difficultés des
murailles, rues, endrones et chemins publics, canaux des
eaux et arrosages. C'est tout ! C'est peu et c'est
beaucoup ! Les représentants de la communauté, à l'origine
simples répartiteurs et exacteurs de l'impôt, pourvus
d'une juridiction limitée aux voies publiques, aux canaux,
sont les ancêtres de nos maires et de nos officiers municipaux.
D'abord ils interviennent rarement et timidement au
nom des habitants ; puis ils sont assistés de conseillers,
leur assurance croît et ils commencent à se conduire
comme les représentants de la cité (1).
(1) Voir pour le mode d'élection, l'élection du 20 mars 1344. Guichard, Cominalat. Les habitants sont convoqués par le juge de la curie et le sous-viguier remplaçant le bailli, tous ne sont pas présents ; on adjoint aux quatre cominaux, douze conseillers des comptes, le 27 mars 1344 et trois auditeurs
Mais dans les circonstances importantes, il faut toujours, ne l'oublions pas, réunir tous les habitants et nommer des syndics, députés élus pour l'affaire seulement. A partir de 1344, peu à peu, les cominaux nommés par toute la communauté, le dimanche de la Passion qui précède le dimanche des Rameaux, interviennent dans tous les procès à la place des syndics (1).
(1) Avant cette date, leur rôle est bien effacé. Ils apparaissent rarement dans les actes avant 1309 et leur apathie est si grande, leur insouciance est si forte qu'ils ne se donnent même pas la peine de rendre compte de leur gestion ; des notables plus zélés firent alors décider que les cominaux seraient assistés de conseillers. Plus tard, on leur adjoignit des auditeurs des comptes chargés de vérifier les recettes et les dépenses des cominaux.
Leur intervention n'est pas toujours légale. Qu'importe !
Nos concitoyens se forment ainsi à la vie politique et, en
1385, comme récompense de leur constante fidélité à Marie
de Blois, ils obtiennent des syndics, magistrats annuels,
représentant d'une manière constante et dans toutes les
affaires, l'ensemble de leurs concitoyens (2).
(2) En somme, le château n'a pas été une véritable commune ; il est ce qu'on peut appeler une ville de bourgeoisie ; elle n'est pas une personnalité féodale mais elle jouit seulement de certaines franchises.
De 1245 à 1385, les progrès ont été sensibles, l'union a
été féconde. Les habitants du château, d'abord simples
colons établis sur les terres de leur seigneur, l'évêque
soumis à toutes ses exigences, liés par cette terre qu'ils
s'étaient engagés à cultiver, avaient dû longtemps baisser
la tête. Privés de chefs, n'ayant ni assemblées régulières,
ni magistrats, ils virent peu à peu disparaître les privilèges
du château de Digne.
Tandis que beaucoup de cités voisines, comme Sisteron,
Moustiers, jouissant déjà des privilèges du Consulat,
étaient affranchies de nombreux droits, les habitants du
château étaient livrés à l'arbitraire du comte et de
l'évêque. L'excès même de leur misère amena une réaction.
La lutte s'engagea ; dès 1200, les premières libertés
étaient conquises ; à la fin du XIVe siècle, nos ancêtres étaient arrivés à endiguer, pour ainsi dire, le flot toujours
croissant des exigences féodales. Ils avaient mis à leur
tête des protecteurs naturels pris dans leur sein, destinés à
les guider dans cette conquête pénible des parcelles lentement
acquises de cette liberté mille fois plus précieuse
que l'or, comme le dit un des vieux registres des délibérations
de la municipalité de Sisteron : "Libertas sit auro".
Ces résultats, ils les avaient obtenus malgré leur
faiblesse, malgré plusieurs siècles d'oppression, au prix
d'efforts persévérants. Dans cette marche en avant vers le
progrès, vers la liberté, rien ne les avait rebutés. Ils
avaient généreusement, sans compter, sacrifié à la poursuite
de ce noble but leur argent et leur sang.
Ces efforts, j'ai tenu à vous les faire connaître, trop
longuement peut-être. Pardonnez-moi d'avoir abusé de
votre patience. En parcourant, à votre intention, ces
pages, témoins laconiques mais éloquents de leurs angoisses,
il me semblait vivre de la vie de ces héroïques travailleurs.
Je les voyais, de l'aube au crépuscule, peiner
sur le sillon lentement tracé ; je les voyais, le soir, gravissant,
le dos courbé, les étroits sentiers menant au
château ; je les suivais, dans les rues encaissées, malsaines,
où, au son de la cloche seigneuriale, ils devaient
s'enfermer, se parquer, pour dormir d'un lourd sommeil
de bête de somme. Je me les représentais, dans les confréries,
serrés dans une salle obscure, enfumée, parlant
à voix basse de leur oppression, de leur misère, de leurs
projets. Je me les représentais aussi dans les parlements
publics, où malgré la présence des agents du comte, du
seigneur, redressés enfin, redevenus des hommes, se
serrant les coudes, ils réclamaient à grands cris un
lambeau de ces libertés à peine entrevues. Et j'admirais
leur énergie, leur opiniâtreté et j'oubliais qu'une étroite
limite m'était imposée pour vous parler d'eux !
C'est à ces aïeux, c'est à cette foule trop souvent anonyme que je tenais à envoyer le salut respectueux,
filial, attendri d'un de leurs descendants qui a pendant
quelques jours souffert de leur peines, tressailli de leurs
joies. Obscurs ouvriers de la première heure, vous avez
depuis longtemps disparu sans avoir pu jouir du résultat
de vos travaux ; vos os tapissent maintenant cette terre
que vous avez baignée de vos sueurs ; mais vos efforts ne
sont pas perdus. Vos fils ont marché sur vos traces. Ces
libertés que vous aviez si péniblement arrachées au despotisme
féodal, ils n'ont cessé de les accroître lentement
mais sûrement.
Il nous appartient maintenant de tirer une leçon de ces
exemples. Cet héritage, nous ne pouvons le transmettre
amoindri à nos descendants ; ces efforts, il nous appartient
de les continuer, il nous faut aussi semer pour les générations
futures ! Il nous faut travailler, nous instruire,
faire triompher la pensée de la force brutale, il nous faut
marcher sans trêve, sans interruption, sans lassitude vers
cet idéal où tendent tous les peuples : toujours plus de
justice, de liberté, de fraternité.
Dès le XIIIe siècle, notre pays a vu naître une foule de
petites communautés, ruches laborieuses, où l'actîvité est
prodigieuse, mais bien souvent ignorée. Au prix d'efforts
incessants, les habitants ont pu arracher à l'avidité des
seigneurs une foule de concessions qui mettent fin à
l'arbitraire. Ces concessions sont inscrites dans des chartes
pieusement conservées aux archives de la communauté.
Elles nous donnent une idée assez nette de la vie politique
dans nos Alpes au moyen âge. Je vous l'ai montré dans
une précédente conférence ; je voudrais aujourd'hui compléter
le tableau de la vie au moyen âge dans une petite
cité bas-alpine, en y joignant un aperçu de la vie privée à
cette époque.
Elle se présente sous un aspect bien sombre cette petite
cité dignoise, groupée sur les pentes du plateau Saint-
Charles, resserrée entre ces trois rivières, qui vaguent
librement dans leurs étroites vallées. Pas de digues; à
peine quelques barrières en bois renforcées de cailloux.
Derrière ces faibles remparts, les riverains s'efforcent de
mettre en culture les parties que le flot délaisse, mais
doivent lutter contre la rapacité de leur seigneur qui
voudrait se les approprier. En guise de ponts, de simples
planches jetées en travers des torrents et sans cesse
emportées par les crues. Il faudrait aux habitants du château une communication assurée avec la plaine des
Sièyes et le territoire de Courbons, où se trouvent leurs
meilleures terres. Aussi, dès que la population commence
à croître, les travaux du pont commencent, interrompus
bien souvent par le manque d'argent, les tracasseries des
châteaux et des seigneurs voisins. Et, quand les Dignois,
en consacrant à cette oeuvre toutes leurs ressources, sont
parvenus à la mener à bonne lin, il faut tout recommencer.
Dès 1356, le pont menace ruine : bêtes et gens courent le
risque de périr en le traversant. Enfin, en 1413, les deux
rives sont reliées par une étroite voie, munie de refuges
placés au-dessus des piles. Là se blotissaient les piétons
pour laisser passer les lourds chariots de l'époque. Mais
pendant longtemps la communauté devra affecter au
paiement des travaux tout l'argent disponible.
Combien ont été mieux avisés leurs voisins de Castellane
; leur pont est construit depuis 1300. Mais en 1390,
Raymond de Turenne, furieux de ne pouvoir prendre la
ville pour la piller, a détruit complètement le pont.
Impossible de le reconstruire ; la peste, les inondations,
les ravages des routiers ont ruiné les habitants. Dans
quel cerveau germa l'idée de s'adresser au pape ? Je
l'ignore. Toujours est-il que nos malins castellanais
obtinrent de Pierre de Lune (Benoît XIII) une bulle publiée
dans toute la Provence accordant d'amples indulgences à
tous ceux qui contribueraient de leurs aumônes à la
reconstruction du fameux pont. L'argent afflua, et cinq ans
après Castellane avait son pont (1).
(1) Abbé Feraud: Géographie des Basses-Alpes.
La Bléone franchie, une étroite route, non empierrée,
aux larges et profondes ornières, serpente entre les nombreux
jardins clos de murs en pierres sèches, qui s'étagent
depuis le bord des rivières jusqu'aux fossés formant la première défense de la ville. Bien que la population soit
déjà considérable, elle tient tout entière sur la motte qui
prolonge la montagne.
Les remparts, les barri, qui ont remplacé les anciennes
palissades, partant du pied de la montagne près de
l'évêché actuel, laissent de côté tous les quartiers qui
s'étendent au-delà de la rue de la Préfecture, du boulevard
des Lices, de la rue de l'Hubac : ils longent la rue de la
Glacière, pour se terminer vers la rue de l'Oratoire, enfermant
dans cette étroite ellipse les trois quartiers de la
ville : la Testo, lou Mitan, lou Pè.
Haut de 12 mètres, épais de 1m,50 à 2 mètres, les barri
sont surmontés de nombreux créneaux, les merlettes, et
longés par un chemin de ronde intérieur donnant sur ces
créneaux. De distance en distance, s'élèvent de lourdes
constructions carrées, des tours, percées d'étroites ouvertures
évasées. Elles sont couvertes de larges dalles. Des
galeries de pierre, les machicoulis (1), ouvertes par le bas,
facilitent la défense; par là tomberont sur les assaillants
les traits, l'huile bouillante, la poix enflammée. C'est de
ces tours qu'au moment du péril, balistes et trabucs,
machines formées d'une poutre terminée par une poche en
peau et munies d'un ressort, enverront d'énormes pierres
sur les ennemis ; les premiers canons ou bombardes ne
feront leur apparition dans notre pays que vers 1375 (2).
(1) Les machicoulis ont remplacé les hourds en charpente.
(2) Laplane : Histoire de Sisteron.
Mais on étouffe tellement dans cette enceinte, que les
habitants en usent familièrement dans les moments de
calme avec leurs murailles. Une infinité de lucarnes ou
posterles donnent du jour aux maisons adossées aux remparts
; des balcons de bois surplombent le fossé, des maisons
s'étagent sur les barri, se blottissent à leurs pieds ; de petites portes percent la muraille et aboutissent à des
voies de communication intérieures. Et partout, du
linge étendu, des fleurs, des oiseaux qui chantent atténuent
la sévérité de la muraille nue. L'aspect est peu
guerrier, mais le seigneur et le comte de Provence
tolèrent ces infractions aux règlements, moyennant finances.
En cas d'alarme, toutes les ouvertures sont rapidement
bouchées et la ville reprend son aspect sévère de combat.
Trois grandes portes s'ouvrent dans les ramparts. Elles
sont précédées d'un pont-levis qui enjambe le fossé, protégées par des herses en fer relevées en temps ordinaire,
mais qui glissent rapidement dans leurs rainures au
moment du danger et viennent fermer toute issue. Des
guérites couronnent les portes et leur donnent un air
imposant. Au levant, est la porte de Soleille-Boeuf, ainsi
appelée à cause des peaux que font sécher les nombreux
tanneurs du quartier ; au midi, à l'issue de la rue des
Chapeliers, la porte de Gaubert, plus tard porte de
Provence ; au nord, près de l'hôpital, la porte des Durands.
Je néglige les petites issues, ou portalets, assez nombreuses
et vite murées à l'approche de l'ennemi.
Dominant de très haut les portes, les créneaux, les
tours et l'amoncellement des toitures aiguës qui se pressent
autour de lui, se dresse, sur le plateau Saint-Charles, le
donjon du seigneur, de l'évêque.
Tout à côté, à la place du clocher actuel, s'élève une
grande tour carrée, bâtie en 1412. Cette tour c'est l'âme de
la collectivité, c'est le signe de ralliement des habitants.
Elle est dominée par une charpente de bois recouverte de
dalles. Là est la cloche : dans la galerie de bois, qui fait le
tour de l'édifice, se tiennent les guetteurs qui inspectent la
campagne ; ils sonnent pour annoncer l'ennemi, l'incendie,
pour appeler les bourgeois aux assemblées, pour indiquer aux ouvriers les heures de travail et de repos. La tour ne
tarde pas à être munie d'une horloge. La première
horloge, à Paris, date de 1370. Les Sisteronnais en ont une
dès 1402 ; une horloge entière, s'il vous plait, dont le
cadran marque les vingt-quatre heures ; elle n'en marche
pas mieux, d'ailleurs, et ils sont obligés de la remplacer
par une demi-horloge (1).
(1) Laplane : Histoire de Sisteron.
Sur les pentes raides du coteau, se pressent les rues
irrégulières qui semblent monter à l'assaut du donjon.
Partout d'étroits boyaux, des culs-de-sac, andrones, de
petits ponts qui relient les maisons par dessus la chaussée ; partout des bancs, des escaliers de bois qui permettent
de gagner les tourelles saillantes placées en encorbellement
aux angles des maisons. Ces maisons n'ont
généralement que le rez-de-chaussée en pierre ; le premier,
le second sont en bois, les étages avancent l'un
au-dessus de l'autre, semblent vouloir rejoindre les étages
d'en face. Des poutrelles munies de poulies, de petits
balcons de bois, des auvents, des corniches rétrécissent
encore la rue. Sur le tout, s'élève le toit aigu, formé de
planches épaisses, les eyssendoli.
Au-dessous des boutiques, d'énormes enseignes parlantes,
nécessaires à une époque où abondent les clients illettrés :
bottes, chapeaux, clefs, plats à barbe grincent au moindre
vent. Dès qu'il pleut les gargouilles lancent à jet continu
au milieu de la rue l'eau qui s'écoule des toits. Partout
des cloaques, des immondices, des détritus de viande, des
ordures ménagères, malgré les amendes distribuées avec
largesse par la curie. Là, s'ébattent, sans crainte d'être dérangés par les charrettes, de nombreux galopins
dignois. Là, grouillent une foule d'animaux domestiques :
chiens, poules, pigeons. Les pourceaux vaguent à leur
aise, sans souci des règlements bien sévères pour ces
pauvres bêtes : tous ceux qu'ils gênent ont le droit de les
tuer, à condition de déposer une pièce de monnaie dans
l'oreille de la victime.
L'air et le soleil pénètrent avec peine dans ces ruelles
encombrées. Faut-il s'étonner que, dans de pareilles
conditions, les épidémies soient si fréquentes et enlèvent
tant de gens ! Bien souvent les populations n'ont d'autre
ressource que d'abandonner leur ville, comme le firent les
habitants de Puimoisson en 1503 et d'aller, avant l'apparition
de la peste, camper à quelques kilomètres de là.
Il leur fallut vivre six mois, logés dans des cabanes
entourées d'une haute palissade, gardées par des sentinelles
et repousser impitoyablement parents et amis
soupçonnés d'être contaminés. A ce prix seulement, le
prévôt Gaspard Bouche préserva ses concitoyens de la
contagion. En 1629, les Dignois qui n'avaient pas voulu
abandonner leurs foyers furent réduits de 11,000 à 3,000
âmes.
Vous vous imaginez aisément quels ravages doivent
causer les incendies si fréquents alors dans une pareille
agglomération. Pour les éviter, le soir, dès que la cloche
a sonné le couvre-feu, toutes les lumières doivent s'éteindre
et le silence doit régner dans cette ruche si bourdonnante
dans la journée la circulation est interdite.
Malheur à celui qui croit pouvoir, à la faveur de
l'obscurité, se glisser dans quelque coin discret et s'y
recueillir en une méditation solitaire. Il est vite appréhendé,
condamné à une amende, légère s'il jouit d'une
réputation sans tâche, très forte si ses moeurs sont douteuses. Je dois ajouter, à l'honneur des Dignois, que
leurs archives sont muettes à ce sujet. Mais que les
Manosquins, leurs voisins, ont donc des habitudes
déplorables ! (1)
(1) Voir : Livre des Privilèges de Manosque.
Quant à nos concitoyens, peut-on leur faire un crime
d'aimer parfois trop le bruit, en vrais enfants du midi,
surtout lorsqu'il s'agit de fêter de nouveaux mariés. Quand
ils se sont attardés autour des tables chargées de victuailles
et qu'ils ont versé de nombreuses rasades de ce vin
clairet produit par leurs vignes de Courbons, objet de
leurs soins constants, n'est-il pas naturel qu'ils éprouvent
le besoin de se dégourdir les jambes et d'oublier en quelques
ébats folâtres les soucis de la veille et du lendemain?
Aussi, souvent, munis de flambeaux, précédés de fifres et
de tambourins, mariés en tête, tous les convives déroulent
dans les rues tortueuses les anneaux d'une farandole
endiablée, emplissant de bruit et de clarté la cité endormie.
Mais le guet veille pour éviter ce que les règlements
appellent des scènes scandaleuses, des querelles, des rixes.
La curie veut que le silence soit absolu et que le troupeau
repose en paix. Défense aux ouvriers étrangers qui
ont travaillé aux vignes de regagner la nuit le domicile
de leurs patrons, pour y souper et se coucher. Qu'ils
aillent dormir ailleurs ! Tout au plus, par galanterie,
permet-on aux nouvelles mariées étrangères à la localité
de pénétrer la nuit dans la ville, précédées d'un flambeau.
Bientôt tous les bruits s'apaisent, on n'entend plus que le
pas lourd des gardiens de nuit, le cri monotone des
veilleurs, le souffle haletant des chiens sous les portes,
ou la plainte aiguë de quelque marmot.
Mais, dès que l'aube parait, quel mouvement, quelle
activité ! Toutes les maisons déversent dans les rues, les habitants parqués pour quelques heures dans leurs
étroites demeures. La rue est à eux. C'est là qu'ils vivent,
qu'ils travaillent, qu'ils se récréent, là qu'ils se concertent
pour les revendications futures. Rien de plus naturel.
A l'exception de quelques demeures de riches bourgeois,
l'intérieur des maisons est si sombre, malgré les larges
fenêtres, encadrées de boiseries, munies de toiles huilées
ou de parchemin qui remplacent le verre trop cher (1).
(1) Les demeures sont très obscures, les vitraux même à fonds de bouteille sont trop chers ; on s'éclaire avec des éclats de bois, de la graisse ; les plus riches ont la chandelle de suif, mais quelle lumière ! Quelle odeur !
Voici que s'ouvrent les boutiques enfoncées dans les
arcades, soutenues par de larges piliers, où sont suspendues
les marchandises.
Le vantail supérieur se relève comme une fenêtre à
tabatière, le vantail inférieur s'abaisse et sert d'étal et de
comptoir. Sur un banc, à côté de la boutique, protégé par
l'étage supérieur qui s'avance, l'ouvrier se met à la
besogne. Il ne choisit pas seulement cette place pour avoir
plus de jour et de distractions, mais aussi par nécessité.
Les règlements sont formels, « il convient que l'ouvrier
oeuvre sur la rue ». Pas d'atelier intérieur, pas de travail
à la lampe. Tout est prévu, tout est réglé pour éviter la
fraude : « Amende si le cordonnier fait sécher les souliers
» au feu, s'il mouille les cuirs, s'il travaille à la chandelle après l'heure du couvre-feu, s'il raccommode la
» chaussure de sorte qu'elle devienne neuve de plus d'un
» tiers ». Avec le travail en plein air, la surveillance
est plus facile ; les jurés passent, s'assurent que les réglements sont observés. Le meuble n'a-t-il pas les
dimensions voulues, est-il fait de bois non spécifié,
vite il est dépecé séance tenante et brûlé devant la
boutique à la grande joie des gamins qui s'amassent.
Aussi, quel spectacle curieux ! Serruriers, menuisiers,
cordonniers, barbiers, bouchers et autres se livrent,
en pleine rue, à la besogne journalière. Ce sont des
appels, des cris, des rires, des discussions. La rue y
gagne en animation mais que de déchets, de détritus
s'accumulent, empestent l'air. Voici le crieur de vin
qui passe, enseigne vivante : A tant de sols le vin!
Voilà les alertes revendeuses de pain, les manganelles
avec leurs tortels, les tortillons de l'époque, qui embaument.
Plus loin, c'est le clocheteur des trépassés, revêtu
d'une longue robe blanche semée de larmes noires, agitant
sa sonnette et psalmodiant d'un ton lugubre : « Priez pour
l'âme de maître ou de messire un tel, qui vient de
trépasser.
Mais c'est surtout au marché que l'encombrement est
grand. Digne en possède deux, dont un couvert, créé en
1385 avec l'autorisation de Marie de Blois. Là, tous les industriels étalent sur des bancs de pierre leurs marchandises.
C'est une nécessité pour quelques-uns d'entre eux.
Et qu'ils ne se tiennent pas devant leur banc, sinon, gare
à l'amende ; ils pourraient bien vouloir tromper les
acheteurs ! Tromper les acheteurs, ils ne s'en font cependant
pas faute à en juger par les prescriptions minutieuses
des statuts! Nous croyons souvent avoir tout inventé,
même l'art de sophistiquer les aliments. C'est une erreur :
nos pères qui ignoraient la chimie savaient fort bien
duper le client. Les bouchers ne se gênaient pas pour
vendre de la vache pour du boeuf, pour enfler les bêtes
tuées, battre la viande pour la faire paraître plus fraîche.
Les marchands de poissons rougissaient, à l'aide de sang
de porc, l'ouïe décolorée des gerles ou des bognes qu'ils
mettaient en vente, et les laitières baptisaient leur lait sans
scrupules. « Voici sept ans, disait un client à un boucher,
dans l'espoir d'obtenir un rabais, que j'achète ma viande
» chez vous ! — Sept ans, et vous vivez encore! » Ce n'est
pas là seulement une boutade; les règlements sont trop
nombreux, destinés à prévenir la fraude, pour qu'elle n'ait
pas été pratiquée (1).
(1) Arnaud : Viguerie de Forcalquier.
Notez que la fraude est facilitée par la multiplicité des
monnaies, des poids et mesures. Le mauvais exemple de
fraude vient de haut. En un an, sous Philippe VI de
Valois, la livre change quatre-vingts fois de valeur.
Désireuse de mettre fin aux difficultés occasionnées par
cette multiplicité, la communauté de Digne, en 1303,
recourut aux bons offices du bailli, alors en voyage à
Marseille; elle le pria de lui procurer une livre de bon
aloi qui put servir d'étalon. La livre en question fut
apportée à Digne dans une bourse de cuir blanc parfaitement
fermée et scellée du sceau du bailli. En présence de tous les habitants assemblés par les cominaux, la
bourse fut ouverte, la livre examinée : puis on appela le
serrurier le plus habile, Pierre Monnier, qui déclara qu'il
fabriquerait sur ce modèle tous les poids qu'on pourrait
lui demander, engageant comme garantie de sa bonne foi
tous ses biens présents et à venir, après avoir prêté le
serment d'usage sur les Evangiles.
Quand le marché était trop étroit on le tenait au cimetière
ou à l'église. On trouve cela tout naturel au moyen
âge. L'église n'est pas seulement consacrée à la prière, on
y circule librement, on y devise de ses petites affaires ; on
y étale les marchandises, quand il pleut ou quand la place
manque ailleurs. « Le choeur est réservé au culte, mais la
nef appartient au peuple ». La cloche sonne pour la messe
comme pour le marché. On y donne des fêtes qui dégénèrent
parfois en véritables mascarades, malgré les efforts
des conciles. Il faut bien que le peuple s'amuse pour
oublier sa misère. Aussi, quelle quantité et quelle variété
de fêtes à cette époque. Les moins curieuses ne sont pas
les fêtes religieuses.
Au commencement de janvier, clercs et laïques, fraternellement
unis pour la circonstance et déguisés en femmes,
en diables, envahissaient les églises, disaient à l'autel un
simulacre de messe, parodiaient les prières du rituel et
chantaient des chansons gaillardes. Ils nommaient un
pape des fous qu'ils encensaient avec de la fumée de vieux
cuirs et autres matières puantes. En mémoire de l'âne
qui avait accompagné la sainte famille en Egypte, ou
s'emparait d'un baudet, on le vêtait d'habits socerdotaux
et on lui chantait une hymne grotesque. Ces coutumes
bizares n'étaient pas usitées seulement dans le midi, où, sous l'influence du soleil, on perd facilement le sentiment
de la mesure.
Les gens du nord se livraient aussi à des facéties d'un
gôùt plus ou moins douteux. A Reims, par exemple, les
chanoines sortaient un certain jour en procession, chacun
laissant traîner sur le sol un hareng attaché par une
ficelle, uniquement préoccupé de marcher sur le hareng
du chanoine qui précédait et d'empêcher le chanoine qui
suivait de marcher sur le sien.
Le jour de l'Epiphanie, fête des mages, nos bons aïeux
mangeaient déjà le gâteau des rois en famille, ils élisaient
un roi, le roi de la fève, et l'on criait à tue tête : le roi boit ;
et l'on vidait à sa santé force coupes de vin. Le soir, des
feux étaient allumés dans toutes les rues, des joueurs
d'instruments : fifres, flageolets, cornemuses parcouraient
les rues et l'on dansait tout comme sur le pont d'Avignon.
Les oeufs de Pâques sont déjà connus. Le jour de la
fête, clercs et écoliers en groupes joyeux allaient de porte
en porte quêter les oeufs. Et les fêtes se succédaient sans
cesse. On chômait religieusement cent jours dans l'année.
Le chômage était d'ailleurs forcé ; défense de travailler
sous les peines les plus sévères ; défense d'ouvrir les
boutiques les dimanches et jours de fête ; défense d'aller
aux champs, de rapporter des fruits. Le comte de
Provence avait, le 8 février 1294 pris un bel arrêté dans
ce sens. Il fallait se croiser les bras. Le bon Dieu y
gagnait bien quelques prières, mais le diable n'y perdait
rien !
Pour occuper les fidèles, le clergé multipliait les processions
C'était tout une affaire ! Les autorités, juges, bailli,
syndics, conseillers y assistaient en costume, avaient leur
place déterminée et les moindres tentatives pour usurper un honneur qui n'était pas dû donnait lieu à des querelles
homériques. A Sisteron, par exemple, les cordonniers
avaient le privilège de porter le dais. Les officiers royaux
et les syndics voulurent le leur enlever. Il y eut du bruit
dans Landerneau! La querelle se termina par une transaction
dûment enregistrée. Le dais eut désormais six bâtons
au lieu de quatre. Deux furent réservés aux officiers
royaux, deux aux syndics et les deux autres aux cordonniers,
et tout le monde fut satisfait. A Forcalquier, le
capitaine de la ville faisait prendre les armes aux jeunes
gens du guet et accompagnait le cortège, précédé de
danseurs, de chivaux frus (sortes de mannequins figurant
un cheval et montés par un homme) (1).
(1) Arnaud : Histoire de la viguerie de Forcalquier.
C'était surtout dans les fêtes populaires que l'imagination
de nos pères se donnait libre carrière. Au premier
janvier, le peuple vaguait dans les rues, déguisé en hôtes
et les mascarades duraient plusieurs mois. L'Eglise avait
beau intervenir, défendre de faire le cerf ou le veau, on
continuait à faire le veau de plus belle. Les graves
romains n'avaient-ils pas les saturnales ? Aussi, barbouillés
de farine et vêtus d'oripeaux, les jeunes gens se répandaient
dans les rues, accompagnés de fifres et de tambourins,
pénétraient dans les maisons et avaient le droit de
faire danser dames et demoiselles, et ce, une heure durant ;
passé ce délai, ils devaient s'éclipser ou se démasquer. Et
la Saint-Jean, avec quel entrain cette fête païenne était-elle
célébrée ! Partout s'élevaient des buchers gigantesques
que les autorités venaient pompeusement allumer (encore
un prétexte à querelles de préséances ! ; puis, on jetait
dans le feu lapins et chats enfermés dans des sacs, pour
jouir des contorsions des pauvres bêtes, et la fête se
terminait par des danses effrénées. Les écoliers fêtaient
sainte Catherine et saint Nicolas aux frais des municipalités. A la Saint-Jean-Baptiste, tout Dignois, qui se
respectait, allait aux bains thermaux et se livrait à de
copieuses libations. Que ceux de leurs descendants qui
n'ont jamais péché leur jettent la première pierre !
Et les fêtes des confréries ! Chaque corporation a un
saint comme patron et le fête scrupuleusement. Et sans
cesse, dans les rues, se déroulent cortèges et processions
pour la plus grande joie des badauds.
Croyez-vous que nos pères ne connaissaient pas la
course des ânes et la course dans le sac ?
Ne retrouverez-vous pas vos jeux populaires du 14 juillet
dans les distractions suivantes. Dans le jeu de la quintaine
un mannequin habillé en turc était placé sur un pivot ; il
fallait, en passant au-dessous, sur un charriot, enfoncer
l'extrémité d'un bâton dans un trou pratiqué au centre du
mannequin, sinon la machine tournait et cinglait le
maladroit.
Les Anglais avaient introduit la mode d'un jeu plus
barbare : celui du pourcel. Des hommes, les yeux bandés,
poursuivaient un porc qu'ils essayaient de tuer à coups
de bâton, non sans recevoir maints horions. J'en saute
pour ne pas vous fatiguer, mais sachez que le mât de
cocagne était connu de nos ancêtres et qu'ils passaient
de bons moments à suivre les efforts impuissants de ceux
qui essayaient d'attraper l'oie placée au haut de la perche.
Je laisse aussi de côté les représentations de mystères, qui
occupaient plusieurs jours de suite toute la ville. Les
archives de Sisteron gardent encore le souvenir d'une
fameuse représentation, celle des 10,000 martyrs, où la
moitié de la ville jouait tandis que l'autre regardait.
Ne croyez pas qu'en temps ordinaire les rues de nos
petites cités ne fussent pleines de distractions variées.
Tout se passe dans la rue en ce temps là, et les scènes sont parfois fort curieuses. Sans parler des jongleurs et
ménestrels, montreurs d'ours savants et de petits cochons
dressés à danser tout costumés (nous n'avons pas inventé
cette distraction éminemment intelligente), il y a encore
des spectacles auxquels nos rues ne sont plus habituées.
Les habitants en faisaient les frais : ils n'en étaient pas
moins récréatifs et instructifs, par exemple : femmes de
moeurs légères menées au pilori, le front ceint d'une
couronne de paille et juchées à rebours sur un âne,
recevant, c'était permis, les injures et les pommes
cuites des curieux. Combien les Manosquins devaient
s'égayer doucement en voyant promener dans la ville
« de l'un portai à l'autre », dans le costume d'Adam et
d'Eve avant le péché « nudus vel nuda », les malheureux
Manosquins ou Manosquines qui étaient allés chercher
dans les ménages voisins des distractions coupables. Le
remède paraissait radical, il ne produisait cependant pas
tout l'effet désirable ; d'ailleurs, les gens riches se
hâtaient de se soustraire à cette exhibition au moins
antihygiénique en payant une forte amende (1)
(1) Isnard : Livre des Privilèges de Manosque.
Quand toutes ces distractions manquaient, le conseil de la ville s'ingéniait pour amuser les habitants. Sisteron, c'était une ville de progrès, entretenait des musiciens à ses frais, les faisait élever, les exemptait de l'impôt, leur achetait des instruments et donnait des charivaris, nous dirions des concerts aujourd'hui, aux administrés. La ville de Forcalquier offrit un jour aux habitants, moyennant quarante sous, le spectacle d'un danseur de corde qui traversa toute la place de la Fontaine pour la plus grande joie de la population. Les grands personnages eux-mêmes contribuent de leur personne à l'amusement des bourgeois et vilains. C'est tantôt l'entrée d'un comte, d'un page, d'un bailli, tantôt le renouvellement du conseil municipal. En 1302, toute la ville de Digne était en liesse ; le roi Robert daignait honorer de sa présence ses féaux sujets. Les autorités attendaient devant les portes ; les rues, on les avait balayées pour la ciconstance, étaient jonchées de fleurs, tendues d'étoffes riches ; sur les remparts, sur les toits, Dignois et Dignoises criaient à tue tête : Noël ! Noël ! Enfin, le cortège apparaît. En tête, clairons, hautbois, cornemuses. Derrière les premiers seigneurs de l'avant-garde, vient le prince campé sur son destrier revêtu de housses magnifiques. Le clergé, les confréries, les corps de métier encadrent les magistrats municipaux qui, sur un plat d'argent, lui offrent les clefs de la ville. Le soir, devant toutes les maisons, s'alignent des tables, où, joyeusement, les Dignois banquètent et boivent à la santé de leur comte, et toute la nuit les farandoles font rage. Ce sont là fêtes extraordinaires, mais la foire, la fête populaire par excellence, revient régulièrement. Or, on s'y préparait huit jours à l'avance et l'on en parlait encore huit jours après. Il y avait deux foires à Digne : celle de la Saint-Julien, et celle de la Toussaint (1).
(1) Ces deux foires se tinrent au bourg, jusqu'en 1437.
En 1385, fut créée la foire de la Fête-Dieu. Pour permettre aux marchands étrangers de venir rehausser par leur présence leur éclat, nos ancêtres avaient obtenu que les péages levés par les seigneurs de Gaubert et de Mezel cesseraient huit jours avant. A Sisteron, pour encourager les étrangers, le conseil municipal distribuait des présents à ceux qui déballaient les plus beaux articles. En 1392, Gilet Dupont, de Forcalquier, qui s'intitule, s'il vous plait, vice-roi des merciers de Provence, écrit au conseil de Sisteron pour lui proposer de venir, avec sa troupe et de riches marchandises, embellir la foire de Saint-Domnin. Il ne demande, en retour, « que le tribut de félicitations dû à sa qualité et les présents d'usage ». Il en coûta à la ville 200 francs; mais elle eût l'honneur de posséder pour guelques jours le vice-roi des merciers de Provence (1).
(1) Laplane : Histoire de Sisteron.
Dans ces foires, tout est réglé minutieusement ; il faut
éviter tout froissement : chaque spécialité a sa rue, sa
place. Ici les marchands de draps, là les apothicaires,
plus loin les ciriers, les cordiers. D'un côté sont les
pruneaux (les pruneaux de Digne jouissent déjà d'une
réputation bien méritée), de l'autre côté les gants (on en
fabriquait beaucoup qu'on écoulait surtout en Italie).
C'étaient des cris, des discussions et parfois des rixes ;
mais la police veillait : chaque délit était tarifé et l'amende
était partagée entre le prince et la ville. Un coup de poing
ayant provoqué un épanchement de sang, 15 sols ; si la
figure est abimée, « si os romp », 60 sols, une pierre
lancée, 5 sols. Les paroles un peu vives, elles-mêmes, sont
taxées. Je ne voudrais pas offusquer vos oreilles en vous
rapportant les épithètes fort lestes que se permettaient nos
aïeux à l'égard des dames. Sachez seulement qu'il en
coûtait 10 sous au mal appris, à moins qu'il ne put
prouver en justice que l'épithète était justifiée. Oh ! alors,
la dame en était pour sa courte honte. Mais quittons ces rues si animées, si curieuses à étudier,
et pénétrons, si vous le voulez bien, dans une de ces
maisons bourgeoises qui se dressent au centre de la cité.
Voici la boutique de noble Gabriel Durand, apothicaire.
La maison est cossue et l'on comprend que cet honorable
commerçant doit être un personnage important. Les
apothicaires sont nombreux à cette époque. Sisteron en
compte huit au XVe siècle. Je dois ajouter qu'ils ont
plusieurs cordes à leur arc. Ils sont en même temps
confiseurs et épiciers. Toutes les bonnes choses que nous
trouvons maintenant dans les épiceries étaient alors fort
chères ; il fallait être apothicaire pour vendre du sucre.
Mais entrons, il nous sera facile de tout examiner ; le pauvre
homme vient de trépasser et la justice est en train de
dresser l'inventaire de ses biens. Nous pourrons tout à
notre aise nous renseigner sur les habitudes des bourgeois
de l'époque.Vraiment la boutique ne paie pas de mine et ne ferait
pas honneur à notre boulevard Gassendi! Mais que de
médicaments curieux qui nous donneront quelque idée de
la médecine du moyen âge ! Je vous fais grâce des
onguents, sirops variés et autres remèdes. On y trouve de
tout : cire, miel, résine, papiers, éponges, soie, coton, amandes. Mais voici une drogue qui me paraît devoir être
mentionnée, c'est un antidote contre la peste; il ne
renferme que 127 ingrédients divers. Il doit être souverain,
si le malade ne meurt pas de la peste, il ne peut que
mourir du remède ! Plus loin, je rencontre d'autres ingrédients,
tout aussi étranges raclures d'ivoire, cornes de
cerf, usnée ou mousse poussée sur un crâne humain.
Quels remèdes ! Je préférerais certainement le sucre
quoiqu'il soit fort cher : 15 francs la livre le sucre de
madère, 30 francs le sucre candi. Aussi, n'a-t-il pas encore
paru sur les tables.
Cette médecine du moyen âge est vraiment curieuse et
je ne saurais dans cette esquisse de la vie privée passer sous
silence les procédés bizares employés pour guérir. C'est
d'ailleurs l'époque des maladies étranges, des épidémies
terribles qui dépeuplent une contrée pour toujours. C'est
le mal des ardents, sorte de scorbut qui fait tomber
successivement les membres des malades, la teigne, la
gale, la lèpre, alors fort répandues. Toutes nos petites
villes ont des léproseries ou ladreries, placées sous la
protection de saint Lazare (le nom est resté à certains
quartiers). On y entassait les malheureux contaminés,
retranchés définitivement du monde. La petite vérole
apparaît en Gaule au VIe siècle. La peste noire, au
XIVe siècle, enleva les trois quarts de la population de la
France. La ville atteinte par le fléau était murée, cernée
par un cordon de troupes et les malheureux se débrouillaient.
Quand la contagion avait pris fin faute d'aliments
on désinfectait la ville ; mais bien rares étaient les habitants
qui avaient pu résister à la maladie et aux maux
qu'elle entraînait à sa suite. La médecine était impuissante, et vous comprendrez
facilement pourquoi. On ne connaissait pas encore le
corps humain ; défense de disséquer : c'est faire une oeuvre
diabolique. Mais on employait de grands mots latins pour
amuser le client et cacher l'ignorance. On enseignait que
le cerveau croît et décroit selon les phases de la lune, que
le poumon sert à éventer le coeur, que le foie est le siège
de l'amour et la rate celui du rire.
Aussi quelle thérapeutique ! C'est le règne de la purge
et de la saignée, des panacées ou remèdes bons pour
guérir tous les maux. On emploie des médicaments
baroques : urine de chien, foie de crapaud, sang de
grenouille, de rat.
Les chirurgiens sont en même temps barbiers. Vous
vous demandez quel rapport peut exister entre ces deux
professions. Je l'ignore. Toujours est-il que l'examen que
passe l'apprenti chirurgien devant de doctes jurés est fort
curieux. Dans la rue, les examinateurs ont fait saisir un
pauvre diable, riche de barbe et de chevelure, et notre
chirurgien doit le débarrasser lestement de ce luxe
gênant. Vient ensuite la préparation d'onguents pour
guérir les blessures et les brûlures, la fabrication de
lancettes pour opérer, et enfin la saignée, la fameuse
saignée, aussi copieuse que possible. Je ne vois rien qui
montre quelque connaissance du corps humain chez le
candidat (1).
(1) Dans nos Alpes, les chirurgiens rasaient encore les pratiques, si j'en juge par les archives de Fontienne. Une délibération du 29 octobre 1743 porte : « Il a été convenu entre les consuls et Mathieu Janssaud, chirurgien de Forcalquier, que ledit Janssaud viendra assidûment aux heures convenables, le vendredi de chaque semaine pour raser tous les habitants du dit lieu qui se présenteront à la maison de ville, gages, 30 livres par an.
Mais, médecins et chirurgiens ne servent qu'aux nobles
et aux riches bourgeois. Le peuple a ses remèdes que la Faculté ne connaît pas, tout aussi bizarres et peut-être
aussi efficaces. Je vous les livre tels qu'ils sont : le mal
aux dents se guérit en touchant la dent cariée avec une
dent de mort, la toux en crachant dans la gueule d'une
grenouille vivante ; la graisse de pendu est souveraine
pour les rhumatismes et fait la fortune des bourreaux.
Et si ces remèdes ne produisent aucun effet, les malheureux
ont recours aux sorciers, possesseurs de formules
cabalistiques qui leur permettent d'évoquer le démon, de
philtres souverains contre tous les maux, même le mal
d'amour; car le peuple croit tout ce que racontent à voix
basse, le soir à la veillée, les anciens du village, tandis
que les assistants anxieux se pressent autour d'eux.
Il croit que les sorciers envoûtent les gens, font mourir
le bétail, jettent des sorts et se livrent à une cuisine
infernale en combinant, dans de savantes proportions, le
sang de crapaud, la fiente de chouette et le foie d'enfants
morts sans baptême. Il croit qu'à certaines nuits, sorciers
et sorcières, chevauchant à travers les airs sur des bâtons
enchantés ou des balais magiques, vont adorer le diable
en des retraites mystérieuses et se livrer à des sabbats
effrénés.
Le clergé lui-même s'occupe de guérir. Il est là pour
chasser le diable qui règne en maître au moyen âge et
dont on voit la main velue dans toutes les calamités.
C'est le diable qui rôde autour des malheureux moines
pour les inciter à la tentation ; c'est lui qui s'empare de
l'épileptique qui se tord et écume, des névrosés, des monomanes,
et le clergé l'expulse au moyen de formules
souveraines, en aspergeant le patient d'eau bénite.
Si l'intervention de l'Eglise est impuissante, on s'adresse
aux saints. Le ciel est peuplé de saints guérisseurs, dont
l'intervention est toute puissante! Saint Hubert, patron de
la chasse et des chiens, guérit la rage, sainte Pétronille,
la fièvre, saint Aignan, la teigne, sainte Claire, les maux
d'yeux, saint Genou, la goutte, saint René, les maux de reins et, naturellement, saint Crampan, les crampes. A
saint Eloi, on abandonne les chevaux, à saint Plouradou,
les enfants grognons ; saint Sequayre, plus modeste, fait
sécher le linge.
Au-dessous d'eux, les rois, de par leur origine divine, se
mêlent aussi de guérir ; le roi de France, les écrouelles, le
roi d'Angleterre, l'épilepsie ; chacun a sa spécialité.
Aussi quelle chasse aux reliques pendant tout le moyen
âge ! Le nombre de miracles qui leur sont attribués est
incalculable. Chaque ville, chaque bourgade, chaque
maison a sa relique, talisman souverain. Et l'on voit
passer dans les villages, malgré les censures ecclésiastiques,
de pieux vagabonds qui déballent, à chaque hameau,
leur pacotille bizarre : « un morceau de la voile du bateau
de saint Pierre, le béguin d'un des saints innocents : une
plume de l'archange Gabriel. Et quelque invraisemblable
que puisse paraître l'objet ainsi exposé, il trouve
toujours acquéreur, et le misérable vilain fouille en son
escarcelle pour acheter un peu d'espoir au prix de
quelques écus lentement et péniblement amassés.
Pourquoi, d'ailleurs, serait-il incrédule ? Tout le monde
ne lui donne-t-il pas l'exemple de la crédulité. Les plus
grands personnages, les rois, les nobles, les bourgeois
sont-ils plus exigeants ? Cologne conserve avec orgueil
les cendres des rois mages ; Saint-Médard, une dent du
Christ ; Vendôme, une larme du Christ, et Corbières, qui
détient le record, la barbe de Noé. Sisteron, plus
modeste, se contente des ossements des 10,000 martyrs.
Faut-il s'étonner ensuite des pratiques étranges qui
régnent en agriculture et que les générations se transmettent
pieusement. Veut-il avoir une bonne récolte, le vilain
doit promener trois fois du pain, de l'avoine et un cierge
allumé autour de la charrue. Avant de semer, il fera passer la semence par un crible fait d'une peau de loup et
munie de trente trous seulement. La vigne sera plus
féconde s'il la taille avec une serpe enduite de graisse
d'ours ; le vin ne se gâtera pas, s'il a la précaution de
répéter, en le mettant en tonneau : « saint Martin bon vin »,
et les poules ne s'égareront jamais s'il a le soin de tracer
une croix sur la cheminée. Les oiseaux pillards fuiront le
champ arrosé avec de l'eau dans laquelle ont trempé des
écrevisses. Rien n'est meilleur contre les chenilles que les
os d'une tête de jument enterrée dans le jardin.
Ces pratiques vous surprennent, mais l'histoire locale
fourmille d'exemples tout aussi bizarres à une époque
moins reculée.
En 1511, les habitants de Saint-Michel, près de Forcalquier,
intentent très sérieusement devant le tribunal
ecclésiastique de Sisteron un procès aux chenilles qui
désolent leurs récoltes. En 1620, aux Mées, les vignes
étaient infestées par des myriades d'insectes. Le conseil
de la ville s'émut et par une délibération du 11 mai, décida
de « mander dans la ville de Riez pour obtenir de
"Mgr l'évêque excommunication contre les chenilles et
barbarotes qui gâtent entièrement les vignes et les arbres. L'excommunication fut sans doute efficace, puisque les fermiers des bois voisins se prévalurent de cette délibération pour demander la diminution du prix de la ferme sous prétexte que les insectes, pour éviter l'anathème dont ils avaient été frappés, avaient déserté les champs et s'étaient réfugiés dans les bois (1) ".
(1) Abbé Féraud : Géographie des Basses-Alpes.
Plus près de nous, en 1793, la société populaire de
Puimoisson s'adresse de même au clergé de Riez pour un
motif semblable.
Mais cette diable de boutique avec ses remèdes bizarres m'a entraîné un peu loin. Continuons notre tournée et
visitons les chambres. Il y en a quatre toutes pourvues de
cheminées. On voit que ce n'est pas un mince personnage.
Son épouse est la fille de noble Louis Boys, seigneur de
Clamensane, et lui a apporté en dot 500 florins, soit
10,000 francs. C'est une forte somme pour l'époque ; le roi
Charles V a fixé à 60,000 livres la dot des princesses
royales.
Les paysans et beaucoup de bourgeois n'ont qu'une
pièce à feu (focanea); la cheminée est d'invention récente
encore, du XIIe siècle. Jusqu'alors, un trou percé dans le
toit au-dessus du foyer laissait échapper la fumée.
Ces quatre pièces renferment chacune un haut lit
garni de paillasses, de matelas, de draps, de couvertures
; l'un d'eux est même orné de magnifiques courtines
ou rideaux blancs à franges noires. Voici maintenant
des coffres en bois ciselé, munis de serrures ouvragées ;
on y renferme les vêtements précieux. Ils servent aussi
de bancs, ce sont les archimbancs ; car la chaise est
inconnue, l'escabeau seul est en usage.
Derrière la boutique, s'ouvre une spacieuse cuisine qui
sert également de salle à manger ; elle est munie d'une
fort belle table de noyer aux pieds sculptés, mais la
vaisselle me parait assez misérable. De la vaisselle
d'étain, c'est mesquin ! Il est vrai que lorsque le roi Louis
est venu résider quelques jours à Sisteron, en 1408, les
magistrats municipaux ont dû emprunter pareille vaisselle
pour sa table. Et il était certes plus mal logé que notre
apothicaire. L'appartement qui lui servait de chambre
à coucher, de salle à manger et de salle de réception avait
reçu tout simplement un lit de paille fraîche. Mais pourquoi dans la cuisine ces gobelets d'étain? Pas de
verres, maître Durand! C'est impardonnable! Depuis le
XIVe siècle les verres sont connus dans les Basses-Alpes
et tout près d'ici, Reillanne a vu s'élever au XVe siècle,
la première verrerie de la Provence Dois-je avouer
qu'un bourgeois aussi cossu se sert de ses dix doigts pour
manger et ignore l'usage de la fourchette ? Je ne puis
cependant lui en faire un crime. C'est l'habitude de n'avoir
pour les bouillis et la soupe que des cuillères de bois ou
d'étain et de prendre les viandes avec les doigts. On en
est quitte pour s'essuyer avec un morceau de pain pour
ne pas salir les serviettes. Les rois eux-mêmes sont logés
à la même enseigne que les vilains. En 1299, le roi d'Angleterre n'avait qu'une fourchette, et, cent ans plus tard,
Charles V n'en possédait que six ; encore servaient-elles
à des grillades de fromage au sucre.
Mais passons. Voici des chandeliers de laiton et quelques-
uns de ces antiques calens, lampes à huile, qu'on
suspendait sous le manteau de la cheminée et qui ont
à peu près disparu de nos ménages provençaux. Voici
encore des sabliers destinés à marquer l'heure et enfin
une horloge de chambre, avec ses poids et son timbre,
fort belle, bette pulchrum, ajoute dans son enthousiasme,
celui qui a dressé l'inventaire.
S'il n'a pas de fourchettes, maître Durand a des serviettes,
peu en vérité. Cinq seulement. Certainement, elle
devaient être réservées pour les jours de fête. Mais quel
assortiment de nappes ou « toualhes », les unes courtes,
les autres longues, d'autres avec un dessin à la venezzie.
Que servait-on sur ces belles nappes ? Les paysans
ignoraient l'usage de cet ornement et se montraient peu exigeants quant au menu, si j'en juge par ce qui se
passait à Champtercier. Le jour de la Pentecôte, par
suite d'un legs, chaque habitant recevait, pour se régaler,
du pain et un plat de fèves cuites à l'huile et au lard :
j'oubliais d'ajouter qu'elles avaient été préalablement
bénites par le curé de la paroisse. Les notables du lieu,
mieux partagés, s'installaient en public pour absorber un
festin composé de chevreau rôti, de recuites et de salades.
Les autres avaient la faculté de disserter sur l'appétit de
chaque convive.
Les gens aisés soignaient davantage leur cuisine,
croyez-le bien ! Ce qui frappe, d'abord, c'est l'énorme
consommation d'aromates et d'épices que faisaient nos
pères et les mélanges bizarres obtenus avec ces substances
: poivre, gingembre, cannelle, muscade, eau de rose,
safran, verjus, musc, sauge, menthe, giroflée, fenouil,
hysope, anis, violette, etc.
En guise de potage, on mangeait de la bouillie de millet,
de froment, de la soupe au miel, à la moutarde. Duguesclin
la préférait au vin. Au moment de combattre, il se
hâtait d'avaler trois soupes au vin en l'honneur des trois
personnes de la Sainte Trinité. Maître Taillevent, cuisinier
de Charles VII, jouissait d'une grande réputation,
grâce à sa soupe dorée. Voici la recette : tranches de pain
grillées, imbibées de vin, de sucre et d'eau de rose,
trempées dans des jaunes d'oeuf et du safran. Mais laissons là la soupe et passons au service. On
connaît deux sortes de pains : le pain doubleau et le pain
rousset. Ce dernier se sert par tranches au commencement
du repas afin que chaque convive puisse à son gré
le tremper dans le bouillon, d'où le nom de pain assiette
ou tranchoir. Comme légumes, beaucoup de purées, de
gratins de citrouille, concombre, des salades de laitue, de
mauve. Comme viande : mouton, porc, veau, boeuf.
Le gibier est fort commun, depuis le gros gibier : ours,
sangliers, cerfs, très nombreux dans la forêt de Lure,
jusqu'à la perdrix et au vulgaire lapin. Ce dernier est fort
estimé à Forcalquier et à Sisteron. Les habitants entretenaient,
pour lui faire la chasse, de nombreux furets et
leurs ménagères confectionnaient avec les dits lapins de
délicieux pâtés. Les chevaliers de Saint-Jean, seigneurs
de Manosque, auraient bien voulu prélever une large dîme
sur le menu si appétissant de leurs administrés ; mais à la
moindre tentative, tout Manosque se levait pour défendre
l'intégrité de ses patés. Nos voisins avaient aussi la
spécialité des pàtés au fromage, aux herbes, aux oignons.
Les habitants de Sisteron avaient un faible pour les
tartes de cochons de lait, les tripettes au safran, les oeufs
à l'eau de rose et les poissons au lait d'amandes. Les
nobles seigneurs qui avaient la chance d'être invités par
les Sisteronais faisaient honneur à leur cuisine, si j'en juge par le menu du dîner offert au marquis de Longiano :
« pour le souper du dit seigneur, trois pattes de perdrix, trois pattes de pigeons, trois pattes de conilh (lièvre), pour la desserte, trois tartes aux pommes, un patte de codon (coing) et trois plats de petit gibier. » Ne soyez
pas étonnés de voir figurer comme dessert le petit gibier.
Les médecins condamnaient alors les fruits comme nuisibles
à la fin du repas et nous avons conservé l'habitude de
prendre comme hors d'oeuvre des figues, du melon. Le
dessert consistait en dragées, tartes, confitures d'anis, de
fenouil, de coriandre, de violette, et en fruits astringents,
nèfles, pistaches, noix.
D'ailleurs, quand les autorités de Sisteron, bailli, juge,
conseillers, membres du chapitre, banquetaient toutes les
années le 9 octobre, elles préféraient la quantité à la
qualité, à preuve le menu de 1398 : on consomma ce jour là
1 boeuf, 8 moutons, 200 oeufs, 25 livres de fromage,
800 litres de vin rouge vieux et 125 litres de vin blanc.
Je me hâte de vous dire que le vin de Sisteron était fort
renommé. En 1455, Louis XI, encore Dauphin, reçut avec
une vraie satisfaction un présent de 16 hectolitres de vin
(rouge et blanc), du cru de Montgervi. En 1522, le chevalier
Bayard tint garnison à Sisteron ; ses gens d'armes, pour
se distraire, vidaient force coupes de ce précieux vin ;
pour s'entraîner, en ingurgiter davantage et trouver le
vin bon, « per trovar lo vin bon », ils absorbaient une
forte quantité de sel (1).
(1) Laplane : Histoire de Sisteron.
Le vin n'était pas la seule boisson ; les liqueurs étaient
nombreuses, vinaigre rosat, verjus, hypocras, ou infusion
de cannelle, de musc dans du vin sucré, pument ou nectar,
composé avec du vin, du miel et des épices, de l'eau
d'or, liqueur où l'on faisait infuser des parcelles d'or : on
lui attribuait la vertu de prolonger la vie. Peut-être êtes-vous curieux de connaître la garde-robe
de maître Durand ? Rien de plus facile ! Pas de cottes
de drap ou de peau, serrées à la taille, de sur-cottes ou
manteaux, de chausses ou culottes, c'est le costume du
vilain. Le bourgeois porte d'amples robes flottantes,
cotardies, et a des chaussures fort larges ; il serait fort
mal vu dans ce costume à la Cour des Valois où les courtisans
ont d'étroites jaquettes, des maillots collants et des
souliers à la poulaine, si pointus et si longs qu'il fallait,
pour ne pas tomber, en rattacher l'extrémité aux genoux.
En sa qualité de Provençal, Durand a des tailloles, dont
l'une de toile fine qu'il porte en voyage. Il possède aussi
de nombreuses gibecières, aumônières ou escarcelles, qui
remplacent les poches encore inconnues. Mais, détail
curieux, l'inventaire ne mentionne pas de chemises.
Notre bourgeois n'en aurait-il pas ? Cela est bien possible ;
de mauvaises langues prétendent que la reine, femme de
Charles VII, n'en possédait que deux et bien des
courtisans se demandaient à quoi cela pouvait servir.
L'usage était, d'ailleurs, d'enlever le précieux vêtement
avant de se mettre au lit ; c'est ce qui ressort très nettement
de l'examen des miniatures du temps.
Les dames ne me pardonneraient pas de ne pas leur
donner au moins un aperçu du costume féminin d'alors.
Je m'exécute ; la chose est facile, l'inventaire est fait de
main de maître. A la Cour, les dames s'astreignent à
porter de gigantesques hennins, sortes de cornets à une
ou deux pointes, d'où tombent de longs voiles. Pour passer
sous une porte, il faut se courber jusqu'à terre; mais la mode le veut ainsi ! Notre bourgeoise a tout simplement
de belles coiffes brodées. Je ne vois pas non plus dans
l'inventaire, de ces robes décolletées mises à la mode en
France par Isabeau de Bavière, femme de Charles VI, et
qu'un prédicateur appelle « des fenêtres d'enfer ». Mais,
dame Durand possède un manteau de brunette et force
robes : de drap rouge garni de velours vert, de camelot
jaune garni de passementeries noires; une robe violette
garnie de velours vert, de nombreuses collerettes et même
un foudil ou tablier de taffetas. Puis des frontiers ou
tours de tête garnis de perles, une ceinture en argent
qui atteint le prix de 1,200 francs, des bijoux et des
pendants.
Chose curieuse! Notre apothicaire, qui exerce une profession
plutôt pacifique, possède un véritable arsenal : épée
longue, épée courte, dagues, poignards, arbalètes, javelines,
rien n'y manque ; il a même une brigandine, vêtement
spécial aux gens de guerre. Sans doute, il a dû servir dans
la garde nationale de l'époque, être de faction sur les
remparts aux heures périlleuses. D'ailleurs, il devait être
obligé de voyager pour son commerce, et les voyages au
moyen âge présentent de sérieux dangers. Tout d'abord,
les routes sont très mal entretenues par les seigneurs, qui
s'en chargent moyennant l'établissement de nombreux
péages ; les ponts sont rares, et les brigands sont nombreux.
Partout des bandes de routiers, où fraternisent
toutes les nations, profitent des années de paix pour vivre
aux dépens du pays, en détroussant les voyageurs. Ils ne
respectent rien. Arnaud de Cervolles pousse l'audace jusqu'à
extorquer au pape une forte somme, et Du Guesclin
lui-même, passant par Avignon, avec les grandes compagnies,
obtient du pontife tremblant 200,000 livres et sa
bénédiction. Voyager pour faire du commerce, dans ces
conditions, devait être fort périlleux, et tout commerçant
devait être habitué au maniement des armes. Est-ce pour
cette raison qu'en Provence, tout au moins, beaucoup de nobles sont marchands ? Voici par exemple noble Féraud
de la Baume, qui ne trouve pas humiliant d'ouvrir un
cabaret. Noble Alain Léant, seigneur de Pierrevert, la
Brillanne et autres lieux, prend le titre de barbier de la
Chambre des comptes. François de Valavoire est marchand
de chausses à Forcalquier. C'est à ce titre qu'il
reçoit en apprentissage Pierre Berluquis, de la même
ville, « auquel il promet d'apprendre l'art de la chausseterie et même le commerce, selon la science que
Dieu a infusée en lui », moyennant la somme de
36 florins.
Puisque j'ai en mains le fameux inventaire, laissez-moi,
en terminant, vous dire deux mots des jeux et de la
bibliothèque de maître Gabriel Durand. Je dois avouer
qu'il ne possède guère qu'un jeu d'échecs. Il me paraît
avoir ignoré l'usage des cartes. Ne craignez rien : si elles
ne sont inventées que sous le règne de Charles VI, on
découvre, dès 1430, l'art de les imprimer et elles se
répandent si rapidement dans nos pays que les magistrats
municipaux sont sans cesse obligés de prendre des arrêtés
pour essayer d'endiguer la folie du jeu qui s'empare de
toutes les classes. Mais quelle belle bibliothèque
possède maître Durand : 40 volumes. C'est énorme pour le
temps ! Les premiers livres imprimés commencent à peine
à être connus. Les copistes sont rares, travaillent lentement,
le parchemin est cher. Aussi, les princes, les
savants n'ont pas de bibliothèque mieux pourvue que celle
de notre apothicaire. Charles V n'a pu réunir dans sa
fameuse librairie que 900 livres environ.
Ce sont d'ailleurs volumes respectables, soigneusement
reliés avec des planches recouvertes de peau, dont les
angles sont protégés par du métal et qui ont un énorme
fermoir ; pour les soustraire aux tentatives de vol, on a l'habitude de les fixer au pupitre par des chaînes de fer.
Maître Durand a une bibliothèque fort variée : livres
religieux, livres de morale, de droit, quelques livres de
médecine, un traité sur l'art d'élever les chevaux, un autre
sur l'élevage des oiseaux, un livre d'astrologie avec des
figures et une grammaire grecque.
Ce sont là de petits détails, n'est-ce pas ? Mais ils sont
précieux, ils nous permettent de reconstituer le milieu
dans lequel ont vécu nos pères. Je ne sais si j'ai pu réussir
à vous donner de ce milieu une impression assez forte.
Dans ces petites cités tout un monde s'agite, peine, souffre
et s'ébat, malgré les mille entraves qui l'enserrent de
toutes parts.
Cette civilisation semble bâillonnée, liée par des chaînes
étroites ; toute liberté en paraît bannie. Mais la vie est
cependant intense et se manifeste par de subites explosions.
Là, s'élabore en de lentes et pénibles transformations
la société moderne. Vienne une ère meilleure, qu'un
peu d'air souffle dans ce milieu si fermé et la flamme
jaillira pure et brillante. Le moule étroit se brisera, une
société nouvelle en sortira toute organisée, et les idées
nobles et généreuses, s'épancheront dans tout le monde.
La race est forte et saine, elle résiste à toutes les calamités;
les caractères sont fortement trempés. Dans ce
pays, pays de lumière où le soleil luit pour tous, ne
peuvent subsister les sombres pensées et les tristes
désespérances. Comme l'alouette, l'oiseau national, qui
retrouve une fois hors du danger « toute sa sérénité, son
indomptable joie », nos aïeux, oubliant un moment leurs
misères, laissent parfois s'épancher librement la gaîté si
française qui fermente en eux.
C. CAUVIN.